Dacia, le sacre du printemps syndical social.
Les ouvriers du constructeur roumain ont obtenu 40 % de salaire en plus.
LUCA NICULESCU
Libération : samedi 12 avril 2008
Nicu Oprea pousse un ouf de soulagement. Cet homme d’une quarantaine d’années, en survêtement imitation Nike, est content que la grève soit finie. «Chaque soir, je me demandais comment j’allais boucler le mois et payer les traites…, reconnaît-il, avant de reprendre fièrement : En plus, vous avez vu, on a gagné ! C’est la plus forte hausse salariale jamais obtenue en Roumanie ces quinze dernières années !» Vendredi, les syndicats de Dacia (Renault) ont accepté la dernière offre de la direction, équivalente à 40 % de hausse de salaire, même s’ils réclamaient 65 % au début de leur mouvement, le 24 mars.
«Raisonnable», dit Renault
L’accord, qui met fin à trois semaines de grève, permet la reprise de la production de la Logan. Pour Nicu Oprea, qui gagnait 950 lei (280 euros) par mois après seize ans de travail dans l’entreprise, le nouveau salaire sera de 1300 lei (380 euros). Il ne comprend pas pourquoi la direction a tant traîné : «On dit que les pertes générées par la grève s’élèvent à 150 millions d’euros [Renault parle de 13 millions, ndlr ] alors que les augmentations demandées coûtaient 6 millions par an…»
Repas chaud. L’augmentation obtenue, la vie de Nicu Oprea ne changera pas pour autant. «On dit que la Logan est la voiture du pauvre, mais je ne peux même pas me l’offrir.» Il n’a qu’une R12, l’ancêtre de la Logan, achetée il y a huit ans. Sa femme, enseignante, gagne encore moins que lui. Comment font-ils pour survivre, alors que les seules charges de leur petit appartement à Pitesti s’élèvent à plus de 200 euros en février ? «Il y a la belle-famille, à la campagne, qui nous aide.» Propriétaire d’une petite ferme dans les environs de Pitesti, celle-ci envoie chaque semaine de la viande, du fromage et des légumes.
La direction de Dacia, elle, met en avant les efforts des dernières années pour améliorer le niveau de vie des employés. Depuis 2002, dit-elle, les salaires ont plus que doublé et les conditions de travail ont changé : chaque employé a droit à un repas chaud par jour, aux tickets restaurant, à des facilités pour le transport en commun… Maria, qui travaille dans l’usine depuis vingt-cinq ans, ne voit pas les choses de la sorte : «Ça ne sert à rien de nous donner un repas chaud à midi, alors que nous ne pouvons pas offrir le dîner à nos enfants», s’insurge-t-elle. Son fils de 23 ans n’est resté que quelques mois chez Dacia. Il ne pouvait pas se débrouiller avec les 650 lei (moins de 200 euros) de salaire. Il est parti travailler à l’étranger. Nicu Oprea avait aussi songé à quitter le pays, comme l’ont fait plus de 1,5 million de Roumains (7 % de la population) ces dix dernières années. « J’ai appris qu’en Italie ou en Espagne, un ouvrier peut gagner plus de 1 000 euros par mois», soupire-t-il. Pourquoi rester alors ? «Parce que mon fils a 7 ans, et je ne veux pas qu’il grandisse avec un père absent.»
Après l’accord conclu avec la direction, une partie des grévistes est retournée au travail dès vendredi après-midi, mais l’usine ne tournera à pleine capacité que lundi.
«Cette grève restera comme un exemple de mobilisation pour la direction», lance Matei Bratianu, responsable du Bloc national syndical roumain.
Selon lui, la direction de Dacia a commis plusieurs erreurs : «Les directeurs n’auraient pas dû faire une action en justice en réclamant que la grève soit déclarée illégale. Cela n’a fait qu’irriter les grévistes. Et les menaces de délocalisation vers le Maroc ou la Russie ont été malvenues.»
Grogne. Combien de temps cette paix sociale peut-elle durer ? «Au moins jusqu’à l’année prochaine, estime un employé, c’est à ce moment que les syndicats discutent avec la direction des exigences salariales.» Il y a un an déjà, le conflit social avait été évité de justesse, après une augmentation de 25 %.
«Le succès des salariés de Dacia, peut inspirer d’autres syndicats, estime Constantin Rudnitchi, analyste économique, car dans d’autres entreprises, les salaires ne sont guère plus satisfaisants.» La grogne monte déjà chez les ouvriers de l’usine Arcelor Mittal de Galati, qui réclament une hausse de 25 %, ainsi que dans la fabrique de roulements d’Alexandria, racheté par le japonais Koyo. «Avec l’entrée dans l’Europe, les Roumains peuvent faire des comparatifs, affirme Constantin Rudnitchi. Alors que le niveau de vie est devenu sensiblement le même que dans les pays occidentaux, le fossé salarial reste immense.» Après dix années de libéralisme pur et dur, durant lesquelles la voix des syndicats était presque inaudible, le printemps social s’annonce agité en Roumanie.