En guise d'introduction, j'aimerais
commencer par une brève illustration clinique. Ceci se passe dans
l'hôpital de jour pour très jeunes enfants psychotiques dont j'ai
la responsabilité. Une petite fille, appelons-la Laure, a été admise
dans notre institution il y a cinq ans. Elle avait alors 3 ans et
pouvait être considérée comme profondément autiste. Au cours d'une
évolution exemplaire à bien des égards, elle a accédé au langage
et a pu être scolarisée à temps partiel, dans une classe d'adaptation
de son secteur de domicile. Ceci au rythme de deux fois par semaine.
Laure aime beaucoup l'école.
Récemment, à l'occasion d'une journée de travail de notre intersecteur,
l'hôpital de jour n'a pu recevoir les enfants le jeudi matin comme
à l'accoutumée. Les parents avaient bien sûr été prévenus à l'avance
et, en ce qui concerne Laure, il avait été prévu qu'elle irait en
classe dans son école tout le jeudi, au lieu du jeudi après-midi
seulement. Probablement déconcertée par cette modification de son
emploi du temps hebdomadaire, Laure se montre alors très agressive
et violente vis-à-vis de son institutrice, au point que celle-ci
décide d'instituer une punition. Pour ce faire, elle choisit de
lui interdire de venir en classe, le samedi matin suivant
. Laure se montre très sage le jeudi après-midi qui est un temps
de fréquentation scolaire normal pour elle. Le soir, l’institutrice
fait par à la mère de la punition et de son motif. A la maison,
la mère décide de soutenir l'action punitive de la maîtresse en
couchant Laure beaucoup plus tôt que normalement et cela jusqu'à
la semaine suivante, jusqu'à ce que Laure soit retournée en classe
et qu'elle s'y soit à nouveau montrée sage.
La mère nous dit que chaque soir elle réexplique les choses à sa
fille. A l'hôpital de jour, pendant toute cette période, il est
évident pour tous que Laure est envahie par l'idée de la répression
qu'elle subit, mais que le lien est très tant avec la " faute "
commise qu'avec les conditions du rachat.
Cette brève histoire me paraît intéressante
à plus d'un titre. -Tout d'abord, et ce n'est pas le moindre des
problèmes, Laure a en quelque sorte été punie à cause de nous, institution
soignante, puisque sa conduite difficile en classe le jeudi matin
paraît la conséquence directe de la modification du cadre que nous
lui avons imposée. -Ensuite, la punition choisie -exclusion scolaire
d'un jour -introduit une privation dans un domaine certes source
de plaisir pour Laure, mais domaine également extrêmement symbolique
de ses progrès, étant en lui-même une composante de l'action thérapeutique.
-Enfin, la mère comme l'institutrice ont inscrit la punition dans
la durée, ce qui n'est pas sans poser un certain nombre de questions
par rapport à la structure psychopathologique de l'enfant.
N'allons pas plus loin pour l'instant dans la réflexion à propos
de cet épisode. Ce que je voulais pointer d'emblée, c'est l'idée
que la punition d’un enfant psychotique semble avoir du mal à se
dégager du système paradoxal qui fonde lui-même en partie l’émergence
de la structure psychotique. Mais au fond, est-ce vraiment fait
pour nous étonner. Une fois de plus, nous constatons la puissance
de l'enfant autiste ou psychotique qui, si l'on n'y prend pas garde,
fait répéter aux divers intervenants thérapeutiques les ratés et
les spécificités de son système interactif précoce.
Par ailleurs, et sur un plan plus général, nous avons à nous interroger
sur la notion même de punition. Ceux qui travaillent avec des enfants
psychotiques savent qu’il est essentiel de les aider sans relâche
à repérer les limites et parmi celles-ci, les limites entre ce qui
est permis et ce qui ne l’est pas. C’est à cette condition seulement
qu’un espace psychique pourra se constituer, véritable, véritable
contenant au sein duquel pourront se différencier, s’organiser et
prendre sens un certain nombre de contenus psychiques. Mais marquer
des limites et punir : s’agit-il de la même chose, s’agit-il forcément
de la même chose ? Nous aurons à y revenir plus précisément.
Quant aux étapes que nous allons suivre ensemble, voilà comment
les choses se présentent. -Nous commençons par un point, un peu
à la lisière de notre sujet, mais qu’il est important cependant
d’avoir en tête quand on travaille avec la psychose. Il s’agit de
la question suivante : Comment punir un enfant pour qu’il devienne
psychotique ? -Ensuite nous envisagerons deux questions préliminaires
plus au cœur de notre sujet. Punir un enfant psychotique peut être,
mais le punir de quoi et le punir pourquoi ?
- Enfin, nous en viendrons à la punition proprement dite de l’enfant
psychotique et nous verrons que certaines méthodes, dites thérapeutiques,
reconnaissent dans cette perspective un statut bien ambigu.
Un mot encore pour conclure cette introduction. Quand Michel Soulé
m’a proposé ce thème d’intervention, je me suis dit d’abord qu’il
s’agissait d’un drôle de thème et peut-être d’un guet-apens. Y allait-il
avoir dans la salle des auditeurs qui auraient pris au premier degré
le titre de mon exposé et qui allaient venir m’écouter pour se faire
une idée de mon petit sadisme thérapeutique personnel ? Mais surtout
je me suis demandé et je me demande encore, de quoi Michel Soulé
a-t-il voulu me punir ? C’est peut-être cela le propre des punitions
exquises : sans bien comprendre, j’ai fait mes 100lignes et je me
suis exécuté, en me centrant surtout sur l’enfant psychotique.
Commençons donc par notre première question: Comment punir un enfant
pour qu'il devienne psychotique?
I-Cette première interrogation, je l'ai dit, peut paraître un peu
extérieure à mon propos, mais, à vrai dire, je n'en suis pas si
sûr. Face à un sujet psychotique, une question nous hante en effet,
en filigrane: qu'est-ce qu'on lui a donc fait pour qu'il devienne
ainsi, et plus précisément, qu'est-ce que ses parents lui ont donc
fait? Nous savons bien en réalité qu'il s'agit d'une fausse question
et même d'une mauvaise question. Nous savons bien aussi à quel point
ces recherches d'événements biographiques, supposés décisifs, sur
le thème de : " A qui la faute? ", sont en fait des recherches vaines
et stériles. Pourtant, il est probable qu'elles imprègnent, plus
ou moins consciemment, les reconstructions -parfois hâtivement faites
-de l'histoire de certains psychotiques.
II -Hypothèses d'autant plus difficiles à écarter purement et simplement
de notre esprit que nous disposons d'exemples célèbres où la pathologie
psychotique adulte semble bien en rapport -même s'il ne s'agit pas
d'un rapport simple et linéaire -avec des violences subies dans
l'enfance, violences et contraintes ayant un statut fort proche
de celui des punitions. Je veux parler ici du président Schreber,
cas de psychose paranoïaque célèbre depuis les travaux de S. Freud,
en 1911 et de J. Lacan en 1955, notamment. Dans son étude sur le
président Daniel-Paul Schreber, S. Freud nous donne relativement
peu de détails sur les méthodes éducatives du père, Daniel Gottlieb
Moritz Schreber, né en 1808 et mort en 1861 à Leipzig. Mais l'étude
de S. Freud est au fond l'analyse d'un livre: Les mémoires d'un
névropathe, publié par Schreber-fils en 1903. Ce n'est en rien l'analyse
directe d'un cas clinique. C'est pourquoi, pour la biographie précise
du président Schreber et sur celle de son père, on trouve davantage
de précisions dans des ouvrages comme Schreber, père et fils de
H. Israëls (Paris, Le Seuil, 1986) ou dans le recueil paru aux Presses
Universitaires de France en 1979 et intitulé Le cas Schreber : contribution
psychanalytiques de langue anglaise. C'est dans ce volume que prennent
place plusieurs articles de W. G. Nie- derland qui le premier attira
l'attention des psychiatres sur le cas de Schreber-père. En réalité,
à son propos, on relève deux grands courants biographiques: un premier
courant dit hagiographique qui idéalise ce médecin, orthopédiste
célèbre, auteur à succès, cofondateur de la Société de Gymnastique
de Leipzig et créateur d'un mouvement associatif autour des fameux
" jardins Schreber " , et d'autre part un courant qui le présente
comme un véritable tyran domestique. Quoi qu'il en soit de ces deux
courants, on sait main- tenant qu'à sa façon, modèle ou despote,
Schreber père était un malade et je ne ferai que citer ici un passage
de W. G. Niederland :
" En dehors de l'éducation rigide de type militaire qui fut son
lot dès la plus tendre enfance, il semble. que Schreber (fils) ait
été contraint de se soumettre complètement –et de s'abandonner-
à une position passive envers un père dont le sadisme était à peine
occulté sous le couvert d'idées médicales, réformatrices, religieuses
et philanthropiques. La présence patente d'impulsions homicides
chez le père est attestée par un dossier médical découvert par Baumeyer
(1956). Non seulement, Schreber-père avait inventé une série d'instruments
de contention fort singuliers destinés à ses enfants (plus à ses
fils qu'à ses filles probablement), mais les nombreuses preuves
que j'ai découvertes dans ses propres écrits démontrent clairement
qu'il avait également installé un système " scientifique " sophistiqué
de pressions physiques et mentales, permanentes, savamment entrecoupées
de phases d'indulgence; suite méthodique de terreur soigneusement
entretenue, alternant avec des séquences compensatoires de bonté
séductrice, le tout combiné à des règles rituelles qu'il avait,
en tant que réformateur, incorporées à son projet missionnaire fondé
sur la toute puissance de la culture physique. "
Je ne reprendrai pas ici les liens psychodynamiques très instructifs
que l'on peut supposer entre ce type d'éducation et l'organisation
de la structure et de la thématique psychotiques chez le fils. Signalons
seulement que selon les propres termes de Schreber-père, ces méthodes
éducatives avaient pour but premier l'écrasement radical " de la
nature brute de l'enfant" et selon Schreber-fils, " le meurtre de
l'âme ". Quand on regarde les appareils de contention que ce père
avait inventés, leur ambition anti-masturbatoire est tout à fait
flagrante et ce thème de l'attachement fait partie intégrante du
système délirant du fils. Rappelons à ce sujet l'importance qu'avait
le système de posture pour le père, médecin orthopédiste. Ainsi,
sans oublier que ces contraintes posturales étaient associées à
de nombreux autres sévices physiques et psychiques (bains glacés,
codifications insensées de l'alimentation et des boissons...), il
est difficile de ne pas mentionner que parmi les cinq enfants de
Schreber-père, les deux fils ont succombé, le premier au suicide
et le second à cette psychose devenue, depuis lors, historique.
Les trois filles en revanche sont restées saines, ce qui ne veut
sans doute pas dire que le sexe féminin est moins sensible aux punitions,
mais qui indique la force de la thématique homosexuelle qui imprégnait
tout ce système d'éducation. Rappelons enfin que, selon A. Ritter,
le biographe de Schreber-père cité par W. G. Niederland, on peut
voir en lui " une sorte de précurseur spirituel du nazisme ".
Certes, A. Ritter admire autant Hitler que Schreber, mais cette
filiation spirituelle est tout de même impressionnante, d'autant
que le courant éducatif Schrébérien est, paraît-il, toujours vivace
de l'autre côté du Rhin dans de petites collectivités, véritables
institutions en négatif des écoles de type Montessori.
De tout ceci, nous retiendrons aujourd'hui, non pas la recette pour
fabriquer un psychotique, mais plutôt le triste écho dans le réel
des fantasmes qui nous agitent -nous professionnels -quant aux violences
relationnelles qui peuvent conduire l’enfant à la psychose. Tout
aussi intenses, elles sont cependant le plus souvent, beaucoup plus
subtiles.
Venons-en maintenant aux deux questions
préliminaires que nous avons annoncées à propos des punitions du
psychotique: Le punir de quoi et le punir pour quoi?
[ -Le punir de quoi?
-Simple à énoncer, cette question est en fait cruciale et difficile.
Bien entendu, on peut y répondre dans le réel et se faire croire
qu’on puni un psychotique en raison de ses inadaptations les plus
manifestes ou de ses troubles de surface. En réalité, il est probable
qu’ il s'agit de toute autre chose et de quelque chose de beaucoup
plus profond, qui se joue bien sûr à l'insu même du punisseur.
1/ Peut-être le punit-on d'abord d'être ou d'exister tout simplement
et cela peut aussi fonder, on le sait bien, les punitions d'enfants
non psychotiques, voire d'enfants sans problèmes particuliers. Cela
n'est pas facile à admettre, mais il est inutile de se cacher ce
genre de vérités.
2/ Peut-être le punit-on aussi non seulement d'être, mais d'être
psychotique, car ce n'est pas rien que de vivre au quotidien avec
un psychotique: " La vie Ripolin ", ce n'est pas la vie en rose
(J. Vautrin).
Par le chemin de la souffrance et des blessures narcissiques, on
voit bien comment le psychotique peut devenir insupportable. Je
voudrais cependant proposer aujourd'hui une autre voie de compréhension.
Pensons à l'autisme infantile. A propos des enfants autistes, on
lit souvent qu'il s'agit d'enfants étranges, fascinants, mystérieux,
énigmatiques.
L 'hypothèse que je formule est que ces enfants nous placent, nous
adultes -parents ou professionnels -dans une situation de séduction
originaire au sens de J. Laplanche, mais une situation de séduction
originaire inversée.
Rappelons en effet que pour J.Laplanche se situe dans le champ de
la séduction toute situation qui confronte le sujet à des " signifiants
enigmatiques " face auxquels il se trouve démuni, passif c'est-à-dire
incapable de les traduire et de les métaboliser.
J.LapIanche voit dans cette configuration le moteur du refoulement
originaire, à la base de la différenciation intra-psychique par
le biais des objets-sources de la pulsion.
Mais surtout, ces signifiants énigmatiques font choc, car ils sont
porteurs de l'inconscient parental. Autrement dit, dans les messages
qu'elle émet notamment au travers des soins corporels, la mère fait
passer à son insu des messages sexuels qui débordent l'enfant, messages
à elle-même ignorés, messages dont il ne sait que faire et que S.
Ferenczi a tenté de saisir dans son article sur " La confusion des
langues entre l'adulte et l'enfant ".
Ce trop-plein, cet excédent joue d'abord un rôle excitant à partir
du dehors, mais va ensuite être refoulé par l'enfant sous forme
de restes intraduisibles, de fueros qui acquièrent alors un statut
de corps étranger externe-interne.
Cette théorie de la séduction généralisée, théorie très stimulante
transcende donc deux limites: la limite entre le dedans et le dehors
et la limite entre le réel et l’imaginaire, puisque ces signifiants
énigmatiques sont en quelque sorte inévitables au cours des interactions
précoces. En inversant les choses, c'est l'enfant psychotique qui
serait ici le séducteur de l'adulte. Séducteur par les signifiants
énigmatiques qu'il émet et que nous sommes Incapables de décoder,
même si nous pressentons qu'ils sont porteurs d'une sexualité archaïque
et qu'ils s'enracinent dans la question même des origines de l'être.
Ce serait donc pour vaincre notre dénuement et notre impuissance
devant ces signifiants énigmatiques émis par l'enfant que nous serions
amenés à le punir, dans une sorte de mouvement évacuateur, violence
sur l'enfant ou violence envers nous-mêmes. Punir ou refouler, tel
serait notre dilemme face au sujet psychotique qui nous place en
position de passivité traductrice intolérable.
3/ Finalement, qu'on le punisse d'être
ou qu'on le punisse d'être psychotique, dans tous les cas, la punition
que nous infligeons au sujet psychotique apparaît comme une rétorsion
à l'égard du rôle imaginaire dans lequel nous le cantonnons: rôle
de celui par qui le scandale -c'est-à-dire tout le mal -arrive.
4/ En outre, et ceci peut paraître paradoxal, peut-être le punit-on
aussi d'être presque normal. Je pense ici à certains enfants autistes
ou psychotiques, physiquement harmonieux voire particulièrement
beaux et qui donnent parfois l'impression " qu'il suffirait de presque
rien " -comme dans la chanson de S. Reggiani -pour que tout aille
bien. Rien n'est plus irritant pour les adultes que cette normalité
qui semble à portée de main et pourtant tellement inaccessible.
Dans cette perspective, la punition du psychotique diffère fondamentalement
de celle du sujet handicapé dont les difficultés sont au contraire
trop visibles et voyantes.
II -Deuxième question préliminaire:
le punir .pourquoi?
1 / Là encore, il serait vain de croire
que nous punissons l'enfant psychotique pour le corriger, c'est-à-dire
pour redresser -telle ou telle -de ses déviations. D'ailleurs, chacun
sait qu'en matière de correction il existe des leçons ou des maisons
qui n'ont -ni les unes, ni les autres -rien à voir avec la psychose
! Le seul pourquoi qui tiendrait la route dans cette optique, serait
l'aide au repérage des limites, mais j'ai déjà indiqué la différence
de fond qui existe entre punir et limiter.
2/ Alors pourquoi? Il me semble tout
d'abord que la punition du psychotique peut être en rapport avec
une certaine illusion anticipatrice. Il ne s'agirait plus ici de
le punir d'être psychotique mais de le punir pour se faire croire
qu'il ne l'est pas, qu’il est un enfant comme les autres, c'est-à-dire
un enfant qu'on peut punir en quelque sorte impunément. C'est au
fond poser le problème classique de l'attaque de l'objet en vue
de tester sa solidité et de se faire croire qu'on aura toujours
du temps pour le réparer, en tablant sur son immortalité et sur
la nôtre. Vue sous cet angle, la punition du psychotique pourrait
avoir quelque chose de constructif et même de sympathique.
Mais ce serait oublier que le psychotique est notre objet narcissique
par excellence. Narcissisme de mort certes, mais narcissisme quand
même et quand nous punissons notre enfant psychotique, nous nous
en prenons en fait à ce que nous vivons comme une mauvaise partie
de nous-même, comme notre mauvais soi Au diable alors, l'illusion
anticipatrice ! La punition s’inscrit au contraire ici dans un mouvement
de régression très désillusionnante, dont le goût et l'arrière-goût
s'avèrent fort amers.
3 / Le pourquoi de la punition du
psychotique se montre ainsi foncièrement conflictuel: hypothétiquement
constructif par le biais d'une illusion anticipatrice en fait hors
de portée, et profondément destructeur du puni comme du punisseur.
La balance, on le voit, penche du mauvais côté.
III -Finalement, ces deux questions:
" Le punir de quoi et le punir pourquoi? " reconnaissent peut-être
un centre de gravité commun qui serait le concept de sacrifice,
et non pas celui de responsabilité comme voudrait nous le faire
croire l'article 64 du Code pénal, en ce qui concerne l'adulte psychotique.
A propos du sacrifice, on passe alors du thème: " Comment punir
un psychotique? " à un autre thème plus général et qui l'englobe:
" Comment punir la psychose? ", élargissement qui permet d'embrasser
les deux plans individuel et social, de l'exclusion de la folie.
Des références viennent alors immédiatement en tête: L'histoire
de la folie de M. Foucault, La violence et le sacré de R. Girard
et Le sacrifice de G. Rosolato. Quelques repères nous suffiront
pour aujourd'hui. L'acte sacrificiel s'organise en effet autour
d'une figure centrale qui est le meurtre de l'enfant, que ce soit
le sacrifice d'Isaac pour le judaïsme, ou du Christ pour le christianisme.
Il ne s'agit donc plus ici d'un enfant qu'on bat mais d'un enfant
qu'on tue. L'enfant réel ou imaginaire visé par ces souhaits meurtriers
constitue en fait un objet de projection narcissique qui sert de
relais au Moi idéal, individuel ou groupaI et sur lequel vont pouvoir
se défléchir les pulsions destructrices. Le Moi idéal étant issu
du Moi par clivage, c'est ce mécanisme de dédoublement narcissique
qui permet de préserver le Moi par dérivation du sadisme sur l'objet
de projection narcissique, à savoir l'enfant, dans un mouvement,
d'affrontement au double.
Bien entendu, ce sacrifice s'articule étroitement avec la notion
de culpabilité à laquelle il donne accès tout en en délivrant, culpabilité
dont il n'est pas possible de rappeler ici les fondements. En tout
état de cause, l'acte sacrificiel s'avère être un mode de traitement,
individuel ou social, de cette culpabilité et les notions de victime
émissaire ou de victime rituelle permettent de tracer une ligne
de partage entre le familier et l'étranger, entre le comme-Soi et
le différent-de-Soi, entre l'en-dedans et l'au-dehors du groupe.
Sur le plan communautaire, on peut décrire des mythes sacrificiels
religieux et des mythes sacrificiels profanes. C'est parmi ces derniers
que prend place l'exclusion de la folie illustrée par le concept,
désormais célèbre, d'enfermement. "Ce que le sacrifice fixe dans
le rite, c'est (...) l'espoir et la possibilité collectifs de canaliser
la violence ", la victime étant de ce fait choisie au-dehors du
groupe pour en protéger le dedans. Dans le domaine de la psychose,
cette expiation sacrificielle du psychotique se soutient donc de
l'idée qu'il n'y a pas de continuum entre la normalité et la psychose,
que le psychotique est par essence différent de nous, position extrême
qui trouve bien son renversement le plus achevé dans les conceptions
antipsychiatriques. L'exclusion de la psychose, "la punition du
psychotique ont donc valeur d'exorcisme et de déplacement sur un
individu ou sur un groupe particulier, par définition minoritaire,
de tout le potentiel agressif qui risquerait sinon de s'exprimer
aux dépens des mauvaises parties du punisseur, isolé ou collectif,
dans un mouvement narcissique de type négatif. Dans cette perspective,
la punition du psychotique renverrait aux mêmes mécanismes que ceux
qui président à certains suicides d'adolescents où ce n'est pas
tant la mort de l’individu dans sa globalité qui est visée, qu'une
attaque ou une réduction au silence des parties malades de sa personnalité,
afin d'en épargner les parties saines. Si 1'on ajoute enfin à tout
ceci que le meurtre de l'enfant peut être conçu comme un mode de
retournement du meurtre du père -ou plus secondairement de la mère
-on comprend dès lors que l'exclusion de la psychose qui passe par
la punition du psychotique renvoie finalement au meurtre des origines,
ce que notre hypothèse de séduction originaire inversée nous avait
déjà fait pressentir.
Le moment est maintenant venu d'aborder
notre dernier chapitre: " Comment punir un psychotique? "
Nous avons vu que les motivations du
punisseur sont extrêmement hétérogènes et complexes. Elles peuvent
en effet se jouer sur des plans très différents: conscients ou inconscients,
constructifs ou destructifs, individuels ou collectifs... mais toujours
étroitement imbriqués. C'est dire qu'en cas de passage à l'acte,
et notamment au sein d'une institution, l'analyse s'en révèle ardue.
Ceci rend compte aussi des innombrables modalités punitives du psychotique
et nous avons toujours à nous demander non seulement à quel niveau
renvoie la punition, mais aussi qui punit véritablement. Qui punit
et y a-t-il lieu de distinguer le bras législatif du bras exécutif?
Mon ambition n'est certes pas de donner,
si j'ose dire, un mode d'emploi aux " utilisateurs " du psychotique.
Et cela d'autant moins que selon moi, la punition n'a guère de sens
pour un sujet dont les instances intrapsychiques sont si peu différenciées.
1 / On sent bien en effet comment le
principe même de punition ne tire son efficace que d'une certaine
ébauche de névrotisation ce qui, il est vrai, n'est pas impossible
chez le psychotique que ce soit en cours d'évolution, ou en cas
de formes intermédiaires.
2 / En outre, les punitions classiques
impliquent généralement la notion de temps: " tu seras puni demain
", ou " tu seras puni jusqu'à ce que... ", ce qui suppose une intégration
du temps et de la durée bien problématique dans le champ de l'autisme
ou de la psychose par exemple.
3 / Par aiIleurs, comment punir impunément
un psychotique, c'est-à-dire sans que la violence de l'adulte ne
vienne le désorganiser profondément en réactivant chez lui des angoisses
d'engloutissement, d'intrusion ou de morcellement? Quand on sait
que les interprétations peuvent être violentes, que penser des punitions
qui peuvent apparaître au psychotique comme dépourvues de toute
signification possible, qu'il s'agisse de punitions corporelles
ou non. Sans compter que la douleur physique pose elle-même problème
chez le psychotique qui oscille entre l'hyperesthésie et l'insensibilité
et qui risque d'intégrer les agressions physiques dans le cadre
d'une autosensorialité sans aucune valeur d'identification à l'agresseur.
4 / Enfin, en ce qui concerne les
soignants, leur ambition thérapeutique exige un minimum d'élaboration
de leur contre-transfert et il est plus que douteux que les punitions
en représentent la voie royale.
II -Est-ce à dire alors que le laxisme
doit régner en maître et qu'on puisse parler pour ces sujets d'une
impunité psychotique comme on parle d'une immunité diplomatique?
Certes non et nous avons déjà suffisamment insisté sur l’importance
essentielle du repérage des limites. Celui-ci serait au psychotique
ce que la punition est au névrotique, pour garder une opposition
shématique. L 'aide au repérage a des limites a en effet une fonction
essentiellement thérapeutique. Il se fait au coup par coup, si l’on
peut dire, sans impliquer de délai ou de durée. C'est le contraire
même d’un passage à l'acte est empreint de neutralité et de bienveillance.
Il traduit un souci de clarification des frontières, sans confusion
due à l'impulsivité ou à la violence.
Il se fait le plus souvent sur un mode verbal, parfois assorti d'un
discret accompagnement gestuel, mais jamais d'un corps à corps massif,
violent ou angoissant. Enfin, sur un plan métapsychogique, l’aide
au repérage des limites contribue à la constitution du Moi-peau
et des enveloppes psychiques alors que la punition, par le biais
de la culpabilité, s'adresse peut-être davantage à l'instance surmoïque.
Bien entendu, les choses sont plus faciles à dire qu'à faire et
on sait les problématiques de violence et de fusion que suscitent
souvent les projections psychotique dont la puissance malmène aisément
les meilleures intentions.
III -C'est pourquoi, de fait, les
psychotiques sont effectivement punis, mais ils le sont souvent
de manière indirecte et parfois rationalisée, écho subtil qui vient
confirmer les hypothèses que nous avons faites quant aux motivations
profondes de l'adulte à punir un sujet psychotique.
1 / Certains dispositifs thérapeutiques
ont indéniablement valeur de punition. On hésite d'ailleurs, à leur
sujet, à parler de stratégie ou d'idéologie. Sans même parler du
conditionnement opérant dont les renforcements négatifs reconnaissent
nommément le terme de punition, il faut signaler ici la méthode
de Doman et Delacato. Il s'agit d'une méthode de rééducation des
enfants handicapés qui a été explicitement condamnée par I’Académie
de Médecine le 30 octobre 1984. Il est intéressant de noter que
Glenn Doman, kinésithérapeute, et Karl Delacato, docteur en sciences
de l'éducation, qui en sont les fondateurs, regroupent à eux deux
les mêmes types de formation que ceux de Schreber-père. Quoi qu'il
en soit, méthode initialement vouée au traitement des handicapés,
elle a été par la suite préconisée pour le traitement des enfants
autistes. Cette méthode a été exposée par les auteurs dans un livre
dont Je titre en anglais: What to do With your brain-injuried child,
est plus modeste et moins culpabilisant que la traduction française:
Les guérir est un devoir.
Quel que soit le titre, cette méthode présentée comme miraculeuse
s'appuie sur plusieurs idées-forces:
-les handicaps visés, dont l'autisme, sont dus à des lésions ou
à des dysfonctionnements cérébraux;
-c'est le cerveau qu'il faut traiter et non la périphérie;
-il faut reproduire le normal par des stimuli externes pour pouvoir
guérir les enfants;
-tout être humain enfin doit passer par une série d'étapes invariables
pour obtenir un développement psychomoteur normal.
Parmi celles-ci, quatre étapes sont
d'abord primordiales:
-le mouvement au sol,
-le ramper,
-le quatre pattes -
la marche,
et chacune d'entre elles répond à
une région hiérarchisée du système nerveux central, en fonction
de l'évolution phylogénétique:
-le bulbe gouverne les mouvements au sol comme chez les poissons;
-le pont intègre la reptation comme chez les amphibiens;
-le mésencéphale correspond au quatre pattes comme chez les reptiles
et les mammifères;
-le cortex permet à l'homme de marcher debout.
Dès lors, le déficit psychomoteur
permet de localiser à coup sûr la lésion cérébrale et il suffit
d’ " enjamber " cette lésion pour retrouver la voie de la normalité.
L'enjambement en question repose sur une mobilisation passive forcenée
susceptible de contourner l'obstacle lésionnel et de remettre en
fonction les étages fonctionnels sus-jacents. Ceci correspond à
la notion de " patterning " dont la traduction est difficile mais
qui recouvre simultanément les notions de structuration, de modélisation
et de mise en forme. Autrement dit, c'est la mise en fonction qui
créé ou qui recrée la structure défaillante.
A partir de là, le découpage devient quasi obsessionnel, puisqu'aux
quatre stades décrits précédemment G. Doman en ajoute trois, concluant
qu'il existe sept stades dans le développement du cerveau comme
il existe sept couleurs dans le spectre de la lumière visible. N'insistons
pas sur la dimension magique du chiffre 7 ! Chacun de ces sept stades
est alors analysé en six compétences distinctes : visuelle, auditive,
tactile, motrice, langagière et manuelle: En affirmant que " l'exercice
développe le cerveau comme il développe les biceps ", les auteurs
insistent alors sur l'aspect intensif de la stimulation qui monopolise
parents et bénévoles, c'est-à-dire la présence permanente de trois
ou quatre personnes autour de l'enfant, et ceci dans le cadre d'un
emploi du temps quotidien incroyablement minuté. Le pouvoir de séduction
et de conviction de cette méthode est indéniable dans la mesure
où il déculpabilise les parents de manière démagogique tout en leur
restituant un rôle actif de soignant.
Les auteurs distinguent trois catégories
d 'arriération mentale:
-l'enfant déficient,
-l'enfant psychotique,
-l'enfant cérébralement lésé.
mais l'extrapolation de la méthode est massive ayant même amené
les auteurs à créer une section spéciale destinée aux bébés " normaux
" dont ils espèrent faire des surdoués, si ce n'est des génies !
Arrêtons là la description de cette méthode dite thérapeutique dont
le caractère réifiant, objectivant et passivisant n'échappe probablement
à personne. Bien implantée aux Etats-Unis, on en constate actuellement
une certaine diffusion en France et en ce qui me concerne, plusieurs
familles d'enfants autistes ont déjà sollicité mon avis à son sujet,
au cours des derniers mois. Dans son rapport de 1987 à l'intention
du ministère, S. Tomckiewicz se montre à la fois cri- tique et mesuré:
mesuré dans l'appréciation des effets pervers de la méthode et critique
dans l'évaluation de ses résultats. A mon sens, cette approche réduit
en fait l'enfant psychotique à un statut d'objet en évacuant toute
la subjectivité qui fait la richesse de l'être humain, en même temps
que la source de ses difficultés d'être. Profondément trompeuse
et séductrice, elle fait office de punition en chosifiant l'enfant
psychotique au sein d'une entreprise de déshumanisation pure et
simple. Du patterning au maternage symbolique, comment mieux dire
le gouffre qui se dessine?
2/ En dehors de ces approches dites
thérapeutiques qui visent à l'annulation du concept même de folie
à travers une punition de fait du psychotique, il faut dire aussi
que certaines violences institutionnelles ont une valeur punitive
certaine quand elles servent d'écran à l'écoute et à la compréhension
du psychotique. Au maximum, c'est le sabordage de l'institution
par elle-même qui fait violence, en laissant le psychotique à vif,
à nu, comme on a pu Ie voir en Italie avec la suppression brutale
des hôpitaux psychiatriques.
3 / Dans le domaine individuel enfin,
H. Searles a décrit dans son livre L' effort pour rendre /'autre
fou la diversité des moyens qui peuvent être utilisés par les parents,
et principalement par la mère, pour provoquer plus ou moins consciemment
l'aggravation de l'état psychotique. On peut citer ici l'augmentation
des conflits émotionnels, les incitations sexuelles, l'alternance
imprévisible entre stimulations et frustrations, l'anarchie des
affects, la communication paradoxale et le double lien à quoi il
faut rajouter l'utilisation d'un langage figuré irrecevable comme
tel, étant donné l'hyperinvestissement des représentations de mots
et leur démétaphorisation par le sujet psychotique.
4/ On pourrait indéfiniment allonger
la liste de ces modalités punitives qui demeurent indirectes en
ce sens qu’elles ne sont pas consciemment vécues comme punitives
par l'adulte mais qui s'avèrent cependant telles en entravant l'évolution
du psychotique et en s'inscrivant dans le cadre de l'action collective
de désignation et d'exclusion de la folie.
Et maintenant comment conclure ?
J'ai insisté, me semble-t-il, sur le
fait que la punition du psychotique s'intègre dans un mouvement
plus vaste de ségrégation de la psychose, et cela dans une optique
sacrificielle visant à protéger la collectivité. Cette dimension
communautaire sert de toile de fond aux réactions individuelles
des parents ou professionnels qui sont confrontés quotidiennement
à l'enfant psychotique et, sur ce plan, nous avons vu les diverses
motivations qui peuvent être en jeu dans l'émergence même de l'acte
punitif. Celui-ci doit être distingué à la fois du passage à l'acte
irraisonné et de l'aide au repérage des limites. On aura compris
qu'il n'y a donc guère moyen de " bien " punir un psychotique, mais
dans certains cas cependant la punition peut traduire un acte d'appropriation,
une recherche de contact et peut-être même, parfois, un geste d'amour.
J'en veux pour preuve cette phrase qu'une mère d'un petit garçon
psychotique m'a dite il y a quelques jours. C'était un beau " cadeau
" qu'elle me faisait en vue de la journée d'aujourd'hui dont elle
ignorait tout, et jusqu'à l'existence. Elle me disait donc: " Je
ne le confie jamais à personne car j'ai peur qu'on le batte. Moi
je le bats, et après je lui fais un câlin. Ça, ça va, mais les autres,
j'aime pas. "
Quand il n'y a plus que ce moyen-là pour faire passer les affects,
aussi ambivalents soient-ils, alors peut-être la punition vaut-elle
mieux que rien. Je me souviens ainsi d'une éducatrice qui me confiait
en parlant d'un enfant: " Je ne l'ai pas frappé, mais j'aurais mieux
fait car je n'ai pas su quoi lui dire. "
Punition-recours, punition-impuissance, c'est aussi l'échec de notre
mise en mots qui se profile sans conteste dans cet essai -ou plutôt
-dans cet ersatz symbolique de la mise à mort du sujet psychotique.
Post-scriptum.
-A la lecture de ce texte, un ami me fit remarquer que je ne faisais
pas nominément référence à la loi, tandis qu'un collègue constatait,
en le taxant d'exploit, mon silence Sur le concept de forclusion
du Nom-du-Père. Tout écrit a toujours une dimension projective,
et de ce fait tout commentaire, d'un collègue ou d'un ami, a toujours
une fonction d'interprétation. J'ai donc préféré laisser les choses
en l'état en me disant qu'implicitement ces axes de réflexion n'étaient
pas totalement absents, mais qu'en ne les nommant pas je nommai
du même coup mon propre rapport à la loi et à l'autorité.
S'il est un thème qui n'appelle pas
de conclusion définitive, c'est bien, me semble-t-il, celui qui
fait l'objet de ce travail.
Devenir une personne correspond en effet -nous espérons l'avoir
fait suffisamment sentir -à un travail de conquête à préserver la
vie durant. En termes de gestion économique, on pourrait presque
parler d'un budget de création et d'un budget de fonctionnement.
Les deux types d'investissement ne vont pas l'un sans l'autre et
les deux sont certes coûteux mais l'autisme infantile et les psychoses
précoces nous montrent ce qu'il en coûte aussi de ne pas créer (non-instauration
du sentiment d'exister en tant que personne), les psychoses plus
tardives, ce qu'il en coûte de ne pas maintenir (non-préservation
du statut de sujet). Quoi qu'il en soit, la réflexion se doit sans
doute de refléter son objet, l'objet de la réflexion, et au titre
de ce fait épistémologique si couramment relevé, il est donc naturel
qu’une réflexion sur la mise en place de la personne demeure aussi
ouverte que le processus en question lui-même.
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