LE BATEAU IVRE

Par Christian Gérondeau

(avril 2003 extrait de la SAGA du RER)

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Plus de trente ans après les événements décrits dans cet ouvrage, le sentiment qui s'impose est double. A la satisfaction qu'apporte le constat des incontestables effets positifs des décisions prises il y a trois décennies se superposent l'incompréhension et la tristesse qu'inspire la politique actuellement suivie par l'lle-de-France dans le domaine des transports. Le contraste est en effet frappant entre l'acquis du passé et l'incohérence actuelle.

L'acquis du passé

Dans le domaine des transports, la région Ille-de-France vit aujourd'hui sur l'héritage que lui ont légué les générations écoulées. Celui-ci est considérable.

Les transports publics

Sur le plan des transports publics, les trois étapes majeures qui ont doté la région de ce qui est très certainement le meilleur réseau ferré du monde ont été rappelées. On a vu, notamment, comment le RER, au lieu d'être une juxtaposition de lignes indépendantes les unes des autres, avait été métamorphosé par les événements qui ont débouché sur les décisions de 1972. Celles-ci ont donné à la région son unité sur le plan des transports publics en procurant à la plupart des voies ferrées qui desservent la banlieue une pénétration au centre de la capitale.

La route

En matière routière, la région a bénéficié d'une longue tradition planificatrice. ( Celle-ci remonte au temps de la royauté, avec les premières grandes artères _ parisiennes et versaillaises et les premiers grands axes routiers à vocation nationale.)

On doit à Napoléon III l' œuvre gigantesque de maillage de Paris par les boulevards et les avenues qui procurent à la capitale son caractère unique parmi les métropoles historiques mondiales.

De Gaulle, enfin, a fait concevoir par Paul Delouvrier, assisté de Jean Millier et de son équipe, le schéma autoroutier et routier qui quadrille désormais le territoire régional. Celui-ci est maintenant le support de la grande majorité des déplacements des Franciliens et de la quasi-totalité des mouvements de marchandises indispensables à la vie économique et sociale de la région.

Les décisions prises en 1969 ont donné à la mise en œuvre de ce projet cohérent une accélération considérable, même s'il est vrai qu'un nouvel élan est aujourd'hui impératif du fait du quasi-arrêt des investissements routiers structurants depuis de nombreuses années face à une demande qui ne cesse de croître en de nombreux endroits.

À la fin du xxe siècle, il était donc possible de considérer que la qualité exceptionnelle de ses réseaux de transports, tant routiers que ferroviaires, constituait l'un des atouts majeurs de l'lle-de-France dans la compétition que se livrent entre elles les grandes métropoles mondiales.

Certaines de celles-ci, telles que la plupart des villes américaines, ont de bons réseaux routiers mais pas ou peu de réseaux de transports publics. D'autres, comme Londres ou Tokyo, possèdent de bons réseaux de transport ferroviaire, mais pas ou peu de réseaux autoroutiers. D'autres enfin, surtout dans le tiers monde, ne disposent ni des uns ni des autres.

Pourquoi faut-il que, depuis une période récente, ce soit désormais une démarche suicidaire qui prévale et que tout soit fait pour détruire cet atout majeur dont l'lle de France disposait? Qu'il s'agisse des transports en commun ou plus encore des routes, la politique désormais suivie est en effet aberrante, face à des perspectives de la demande de transport pourtant parfaitement prévisibles.

Une évolution inéluctable

La logique voudrait que la répartition des efforts de la collectivité soit décidée en fonction des besoins tels qu'ils découlent des comportements des habitants et des nécessités de l'économie. ll n'en est rien.

On sait quelles tendances géographiques lourdes sont à l'œuvre depuis des décennies et continuent de l'être. Alors que la population de Paris et de la proche banlieue est stable ou décroît, toute l'expansion démographique de la région prend place en grande couronne. Paris ne compte pas plus de 2,1 millions d'habitants à l'heure actuelle, contre 4 en petite couronne et près de 5 en grande couronne, soit 9 au total en banlieue sur un total de Il millions.

l'évolution est fort heureusement la même pour les emplois, qui se rapprochent de l'habitat comme l'avaient voulu les auteurs du Schéma directeur de 1965. Paris intra-muros a ainsi perdu près de 200000 emplois entre les recensements de 1990 et 1999.

Ce double mouvement de desserrement de l'habitat et de l'emploi correspond aux vœux de la majorité de la population qui recherche des espaces de vie moins denses. Une enquête conduite par la SOFRES, en mai 2001, a ainsi montré que 60 % des Franciliens, s'ils ont le choix, préfèrent habiter dans une maison individuelle située dans un quartier périphérique plutôt que dans un appartement localisé dans des centres-ville où, de toute manière, il n'y aurait pas eu de place pour tout le monde. L'évolution est donc clairement irréversible dans une région qui compte près de 1 300 communes et où toute politique trop stricte de contrôle des implantations est heureusement exclue.

Sur le plan des transports les conséquences de ce double desserrement de l'habitat et de l'emploi sont ce qu'on est en droit d'en attendre. L'accroissement ,des déplacements s'effectue dorénavant presque exclusivement à la périphérie de la région et non dans sa partie centrale. Les évolutions constatées entre les deux dernières enquêtes régionales de transport sont révélatrices à cet égard.

De 1992 à 1998, le nombre de déplacements motorisés quotidiens en Ille-de-France est passé de 21,7 à 24,4 millions (+ 2,7 millions). Pour leur part, les déplacements motorisés internes à Paris se sont accrus de 3,1 à 3,3 millions (+200000). Les déplacements entre Paris et sa banlieue Ont régressé de 4 à 3.8 millions (- 200000). Tout l'accroissement a donc porté sur les déplacements de banlieue à banlieue, passés de 14,5 à 17,2 millions (+ 2,7 millions),qui constituent dorénavant plus de 70 % du total. Une analyse plus précise entre que cette évolution s'est produite presque exclusivement en grande couronne, où la progression du nombre de déplacements a atteint 30 %.

Lorsqu'on connaît la très modeste densité moyenne (4 habitants à l'hectare) des départements de la grande couronne, qui est 50 fois plus faible que celle de Paris intra-muros, il n'y a rien d'étonnant à ce que la totalité de l'accroissement des déplacements régionaux ait eu en conséquence recours à l'automobile. Entre les deux enquêtes citées, la part de la voiture a ainsi évolué de 14,4 à 17 millions de déplacements quotidiens au sein de la région, alors que celle des transports en commun est restée stable à 6,7 millions. Le mouvement s'est poursuivi depuis lors.

Il y a donc aujourd'hui presque trois fois plus de déplacements régionaux en voiture qu'en transports en commun. Du fait de la démocratisation de l'automobile, le choix des usagers entre les modes de transport est dorénavant lié pour l'essentiel à des considérations géographiques, et non plus sociales.

La situation est donc claire: prolongeant un mouvement plus que centenaire, l'expansion de la région se produit exclusivement ou presque à sa périphérie, et c'est là qu'apparaissent les nouveaux besoins de déplacements. Il en découle inéluctablement que ceux-ci ne peuvent être satisfaits dans leur très grande majorité que par le recours à la route, seule apte à desservir efficacement des zones de faible densité.

Une politique logique des transports voudrait donc que l'on investisse d'abord à la périphérie de la région, et d'abord dans les routes. Force est de constater que c'est l'inverse qui a été fait jusqu'à présent.

Depuis de nombreuses années, la politique affichée par dogme est celle de la " priorité aux transports en commun ", comme si ceux-ci avaient par essence une " valeur " supérieure à celle des transports dits " individuels ", alors même que ceux-ci sont objectivement les transports de masse de notre époque. Serait-il absurde de cesser de parler par principe de " priorité aux transports en commun" et de remplacer cette notion par celle de " priorité aux transports majoritaires" qui peuvent être, selon les cas, des transports en commun, et dans d'autres, l'automobile, surtout lorsque celle-ci assure les neuf dixièmes des déplacements, ce qui est le cas à la périphérie des agglomérations? Les ouvriers qui résident en grande banlieue, faut-il le rappeler, ont plus besoin de leur voiture et plus recours à elle que les habitants aisés des quartiers centraux de Paris.

Mais, depuis des années, les deux tiers des crédits d'investissement de transport structurant sont affectés aux transports en commun, qui ne se développent pas, contre un tiers - officiellement - à la route, qui supporte la totalité de la demande nouvelle. Encore convient-il de voir l'usage qui est fait des sommes en cause.

La politique actuelle

Les transports en commun

Eole et Météor

Il est inutile de s'appesantir trop longuement sur le caractère erroné de la motivation qui a conduit à mettre en œuvre les deux projets d'EOLE et de METEOR. La décision a reposé entièrement sur la perspective annoncée de la saturation du tronçon central de la ligne A du RER dont le trafic futur avait été évalué à 70000 à 75000 passagers à l'heure de pointe en 2000-2005, contre 56000 environ en 1990. Or cette motivation était triplement injustifiée.

D'une part, pour des raisons clairement prévisibles et qui tenaient à l'évolution géographique quasi séculaire de l'habitat et de l'emploi décrite ci-dessus, le trafic de cette ligne n'allait nullement connaître la croissance annoncée. En 2000, il n'est pas différent de son niveau de 1990, la fréquentation ayant fait au contraire l'objet d'une remarquable constance.

D'autre part, ni EOLE ni METEOR ne pouvaient soulager véritablement le trafic de la ligne A, compte tenu des origines et des destinations de celui-ci, et du tracé des deux projets. Les études conduites après leur mise en service ont ainsi montré que l'impact cumulé de ces deux projets était de l'ordre de 5000 voyageurs à l'heure de pointe, c'est-à-dire inférieur à 10 % de la fréquentation de la ligne A, soit moins de 5 % en moyenne pour chacun des deux ouvrages, pour le coût que l'on connaît (revue TEC, mai-juin 2001).

Enfin, il aurait suffi de modifier le matériel roulant de la ligne A pour que les problèmes de " saturation" y disparaissent comme par enchantement. Faut-il le rappeler, la ligne A, sans cesse présentée par la RATP comme " la plus chargée au monde ", ne figurerait qu'au 18e rang des lignes de Tokyo par son trafic. Personne n'aurait parlé d'elle si la disposition des sièges y avait été ce qu'elle est partout ailleurs dans le monde pour les lignes à fort trafic, c'est-à-dire longitudinale et non transversale, ce qui aurait porté sans difficulté la capacité horaire à 80000 passagers par sens, voire plus. Le remplacement en cours des voitures à un étage par des véhicules à deux niveaux aboutit d'ailleurs à un résultat voisin.

Chacun sait aussi que s'il y eut deux projets retenus, et non pas un seul, c'est parce que, la décision de principe ayant été prise en faveur d'EOLE c'est-à-dire de la SNCF, le président de la RATP a usé de tout son poids pour que cette dernière ait aussi " son" projet. On n'ose penser à ce qui se serait passé s'il y avait eu quatre ou cinq entreprises publiques de transport public et non deux...

Il faut ajouter que, comme on l'a vu, les solutions techniques retenues par les concepteurs des travaux d'EOLE et, à moindre titre, de METEOR ne correspondent pas à ce que dictent les impératifs de la construction à grande profondeur, et que les deux projets ont donc coûté inutilement cher.

Même s'il est moins évident que celui d'EOLE, le cas de METEOR, devenu la ligne n° 14 du métro parisien, est à cet égard révélateur d'une certaine vision des choses. À l'évidence, ses concepteurs ont voulu doter la capitale d'un ouvrage exemplaire pour les générations futures. De ce point de vue, le succès est certain. L'architecture des stations est remarquable, les volumes y sont amples, la décoration réussie et l'ambiance créée digne d'éloges.

Mais il est un autre point de vue possible. Pourquoi les quais ont-ils 6 m de large, alors que 4 m auraient suffi comme c'est le cas pour les autres lignes de métro? Pourquoi les stations sont-elles longues de 120 m, alors que jamais le trafic ne justifiera des rames à 7 voitures? Pourquoi une conception plus économique des stations n' a-t-elle pas été retenue lorsqu'il fallait travailler en souterrain? Aurait-il été vraiment impossible de concilier la recherche de l'économie et la qualité des ouvrages? Les usagers auraient-ils été moins heureux dans des volumes moins amples et moins coûteux? Sans doute certains l'ont-ils pensé, et d'autres pourront partager leur point de vue en faisant valoir que les économies auraient été relativement limitées en regard des charges annuelles de fonctionnement de l'entreprise, qui constituent l'essentiel de ses dépenses.

Pourtant il aurait été possible de construire une ligne tout aussi efficace pour moins cher. L'acceptation du recours à des propositions d'origine extérieure à l'entreprise aurait certainement permis d'y parvenir.

Ayant coûté au total près de 20 milliards de francs, les deux projets EOLE et METEOR ont mobilisé pendant de nombreuses années l'essentiel des crédits d'investissement de transport public de la région, et de nombreuses voix se sont élevées - trop tard - pour le déplorer.

Les errements en cours

Face à la faible variation de la demande de transport dans Paris intra-muros et, plus généralement, dans la partie centrale de l'agglomération parisienne, chacun a pris dorénavant conscience que, sauf à la marge, de nouvelles infrastructures de transport public n'y étaient plus justifiées. De l'avis général, la ligne METEOR, désormais baptisée ligne n° 14, sera ainsi la dernière ligne de métro urbain de la capitale. Il reste à l'achever par la prolongation de ses extrémités, mais il s'agit là de travaux relativement mineurs à l'échelle de l'agglomération.

Quelques nouveaux prolongements en banlieue d'autres lignes du métro urbain peuvent être également envisagés, mais peu nombreux sont dorénavant ceux qui sont justifiés en regard de leur coût, car leur fréquentation serait très faible. Du fait de la diminution des densités, le trafic du métro chute en effet extrêmement vite dès qu'on franchit le boulevard périphérique, et la quasi totalité des prolongements en banlieue disposant d'une fréquentation potentielle à la hauteur des investissements requis ont déjà été réalisés au cours des soixante-dix dernières années.

Pour sa part, le raccordement de la ligne E du RER à la gare Montparnasse, qui serait le dernier grand projet à mener pour donner sa cohérence complète au Réseau express régional ne semble pas avoir été envisagé, alors que les quelques kilomètres correspondants paraissent dictés par la logique et que la perspective de leur utilisation par la liaison CDG- Express leur donnerait un intérêt tout particulier. Au lieu de cela, on voit périodiquement ressortir le projet de la ligne F de RER, qui relierait les voies de la gare Montparnasse à celles de la gare Saint-Lazare, opération dont le faible intérêt pratique en regard de son coût a déjà été souligné.

Mais, au-delà de ces projets ponctuels, il faut s'interroger sur l'opportunité de procéder à de nouveaux investissements lourds de transport public, en banlieue comme au sein de Paris.

La région dispose déjà du meilleur réseau du monde. Le métro urbain, avec ses 14 lignes et ses 237 stations ne quadrille-t-il pas, avec une densité sans égale, la partie centrale de l'agglomération? La banlieue n'est-elle pas irriguée par une quarantaine de lignes de chemins de fer desservant 435 gares? La grande majorité de ces dernières n'est-elle pas maintenant intégrée au Réseau express régional, permettant à leurs utilisateurs de disposer de nombreux points d'éclatement dans Paris où le métro urbain peut prendre le relais, voire de se rendre aux extrémités opposées de la région?

Nulle part ailleurs au monde, il n'est possible de trouver un tel ensemble. Comme, de surcroît, la demande de déplacements n'augmente pas ou peu dans les zones denses, là où les transports publics sont pertinents, le trafic de ces derniers est globalement stagnant. Le moment est donc venu, après plus d'un siècle et demi d'efforts de regarder la réalité en face et d'arrêter pour l'essentiel d'investir dans des projets lourds de transport public, au bénéfice de solution plus souples et moins coûteuses.

Mais cette réalité est difficile à accepter par les partisans de ces derniers et, en particulier, par ceux qui œuvrent au sein des entreprises publiques qui en ont la charge. Des centaines d'ingénieurs et de techniciens n'y ont-elles pas été recrutées pour bâtir?

Le mythe des rocades ferrées

Ayant pris conscience que la demande nouvelle de déplacements de la région allait désormais prendre place en banlieue et, plus particulièrement, sur les liaisons périphériques, les responsables concernés ont donc imaginé, puis fait accepter des projets de rocades ferrées apparemment aptes à répondre aux besoins.

Il n'y a qu'un problème. Autant les transports publics lourds ont une justification claire sur les liaisons radiales ainsi qu'au centre de l'agglomération, autant ils ne peuvent en avoir le plus souvent sur les trajets périphériques.

L'affirmation mérite d'être explicitée. Du fait de leurs coûts d'investissement, les transports en commun ferrés ont, par nature, besoin d'une clientèle importante pour être justifiés. Cette clientèle peut exister lorsque les transports en commun relient deux zones denses ou, à la rigueur, une zone de faible densité à une zone dense. Mais ce n'est pas le cas lorsqu'il s'agit de relier entre elles deux zones de densité faible ou moyenne. Comme l'a constaté la Banque mondiale dans l'un de ses rapports consacré aux transports urbains: " Il n'existe aucun réseau ferré de rocade au monde qui soit performant, les voyageurs étant trop dispersés ". Pour ce type de liaisons, la voiture est imbattable par nature, pour des raisons géographiques, et non pas du fait de la déficience réelle ou supposée des réseaux de transport en commun. Si elle rend des services éminents dans les zones denses, l'automobile est plus indispensable encore lorsqu'il s'agit de celles qui le sont peu.

Transports en commun et transports individuels sont, en effet, fondamentalement différents par nature, et le plus souvent non substituables. Lorsqu'on est à trois kilomètres de l'échangeur d'une autoroute, il suffit de quelques minutes en voiture pour rejoindre celle-ci et l'emprunter ensuite. On est donc pratiquement sur l'autoroute. Lorsqu'on est à trois kilomètres d'une gare ou d'une station de métro, on n'est nulle part. Les rejoindre pose tout un problème. Il faut plus d'une demi-heure à pied. Si l'on utilise un autobus, il en faut presque autant, compte tenu des marches à pied et des attentes. Si l'on prend une voiture, il faut garer celle-ci et attendre l'arrivée du métro ou du train. Tout ceci est à la rigueur supportable si le train ou le métro en question vous amène directement à proximité de votre destination. Mais si le même périple doit être reproduit à l'autre extrémité du déplacement, l'affaire devient tout simplement impossible.

C'est bien ce qui se passe pour l'immense majorité des liaisons de banlieue à banlieue, pour lesquelles la voiture fait, en général, gagner une demi-heure à une heure par sens, par rapport au recours aux transports en commun, ce qui explique fort logiquement le choix quasi unanime des usagers en faveur de l'automobile pour ce type de trajet, et l'absence de marché pour les transports ferrés périphériques dès qu'on s'éloigne quelque peu du centre de la région.

Il s'agit là d'une réalité physique incontournable. Faute de l'avoir admis, les décideurs ont donné la priorité au sein du Contrat de plan État-Région des années 2000-2006 à la réalisation d'infrastructures ferrées de rocade, à trois niveaux géographiques différents.

Le tramway parisien

Le projet de tramway ferré sur le boulevard extérieur qui ceinture la capitale constitue la première d'entre elles. La ligne prévue, dont la réalisation doit commencer au sud, remplacera la ligne d'autobus dite de " petite ceinture ".

Celle-ci bénéficie pourtant déjà sur une partie de son parcours d'un couloir réservé qui lui assure des conditions de circulation très satisfaisantes, de telle sorte que le gain pour l'usager, à supposer qu'il existe, sera très limité.

Il est donc difficile de croire que le but recherché soit vraiment d'améliorer le sort des usagers des transports en commun. Comme s'en cachent à peine nombre de défenseurs du projet, l'objectif qu'ils poursuivent est tout autre. Il s'agit de réduire la place de la voiture et de rendre son emploi beaucoup plus difficile sur les boulevards concernés. Il n'y a en effet rien de plus rigide qu'un tramway sur rail. Ce constat a sans doute joué un rôle déterminant pour écarter des solutions plus souples, telles que les tramways sur pneus qui commencent à voir le jour ailleurs en France. Mais ceux-ci, présentent l'inconvénient majeur d'être moins gênants pour les voitures...

Il faut ajouter que le coût de revient d'une place dans un tramway sur rail est dix fois supérieur à celui d'une place dans un autobus, sans parler des lourdes dépenses d'infrastructure nécessaires. À l'évidence celles-ci ne sont en rien justifiées. Mais la mode est au tramway...

La proche banlieue

La deuxième catégorie de rocades concerne la proche banlieue. La situation y est différente dans la mesure où il ne s'agit pas, en général, de remplacer des lignes d'autobus existantes bénéficiant de conditions correctes de circulation comme c'est le cas pour le projet parisien. La proche banlieue parisienne s'est, en effet, développée pour l'essentiel dans le plus grand désordre, et ne dispose guère d'artères routières de rocade qui ressemblent, de près ou de loin, aux boulevards de la capitale.

La création de rocades de transport public peut donc y paraître séduisante. Il reste à savoir si le coût de leur création et de leur exploitation future est justifié par leur potentiel de fréquentation. Tout dépend en fait des circonstances. Dans certains cas, il est possible de mettre en œuvre des solutions relativement économiques (autobus ou tramways sur pneus) face à des perspectives de trafic notables. Mais bien souvent, c'est l'inverse qui prévaut, et le coût d'investissement et d'exploitation par passager transporté devient alors prohibitif, car le trafic potentiel diminue très rapidement avec l'éloignement de Paris.

En tout état de cause, il est un argument qui ne tient pas. De tels projets n'ont aucun impact notable sur la circulation routière et ne peuvent en rien soulager celle-ci. Proche de Paris, la ligne de tramway Bobigny - Saint-Denis, considérée comme un grand succès, transporte 80000 voyageurs par jour - dont, selon les enquêtes de la RATP, 3000 à 4000 anciens automobilistes seulement en regard des 14 millions de déplacements quotidiens de banlieue à banlieue qui ont recours à l'automobile...

Les rocades ferrées de grande banlieue

Desservant des zones encore beaucoup moins denses, les projets de rocades ferrées en grande banlieue, pourtant inscrites au rang des priorités du Contrat de plan État-Région, sont à l'évidence peu justifiables. Au prix d'investissements se chiffrant en centaines de millions d'euros pour chacune d'entre elles, leur trafic sera très limité du fait de la faible densité des zones desservies. Les pronostics réalistes font état de quelques milliers de voyageurs quotidiens par ligne ferrée nouvelle de rocade, potentiel sans rapport avec les coûts d'investissement et d'exploitation.

Les déficits d'exploitation

Il faut bien voir que la plupart des projets nouveaux, non seulement ne couvrent pas leurs coûts d'investissement, mais contribuent à accroître le déficit d'exploitation des transports publics, car ils engendrent des dépenses bien supérieures aux faibles recettes supplémentaires qu'ils procurent.

Les transports publics coûtent en effet aux finances publiques non seulement en investissement, mais aussi en exploitation. C'est ainsi que, d'après le Compte national du transport de voyageurs, les dépenses d'exploitation des transports publics en Ile-de- France se sont élevées en 1998 à 32 milliards de francs TTC pour des recettes directes qui n'ont pas excédé 12,8 milliards TTC, soit un taux de couverture de 40 %. Si l'on tient compte, en outre, des investissements qui ont atteint la même année Il,7 milliards de francs TTc, il apparaît que le taux de couverture global n'a pas excédé 30 %. Pour sa part, le " versement transport" prélevé sur les feuilles de salaire au profit des transports publics a atteint la même année 12,7 milliards de francs, l'État et les collectivités comblant la différence.

Certes, les tarifs en vigueur en Ile-de-France sont modestes par comparaison avec ce qui se pratique dans beaucoup de métropoles étrangères. Mais, même s'ils étaient relevés substantiellement, l'écart resterait élevé entre les dépenses et les recettes directes. Le fait que les transports publics ne puissent couvrir leurs coûts, contrairement à ce qui se passe pour l'automobile, ne doit pas surprendre. Sauf sur certaines liaisons centrales, les durées de trajet " porte à porte" par les transports en commun sont élevées, et il serait difficile de demander, en plus, à l'usager d'acquitter un tarif important pour un service qu'il perçoit comme étant pénalisant de ce point de vue, qui est pour lui le plus important. Deux chiffres suffisent à cet égard à illustrer la différence profonde qui existe avec l'automobile et la route: la durée moyenne des déplacements entre le domicile et le lieu de travail s'établit en Ile-de-France à 26 minutes en voiture contre 52 en transport en commun, soit très exactement moitié moins (Enquête globale de transport, DREIF et INSEE). Bien entendu, ceci n'est pas valable pour les liaisons entre banlieues et Paris. Mais, contrairement à l'opinion répandue, celles-ci sont très minoritaires. La proportion des personnes actives résidant en grande banlieue qui occupent un emploi à Paris n'excèdent ainsi pas 17 %. Fort heureusement, 83 % d'entre elles travaillent donc en banlieue, bien souvent au voisinage de leur domicile.

Dans la plupart des cas, le recours à l'automobile fait donc gagner un temps considérable, et est un facteur majeur de qualité de vie. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'il soit beaucoup plus facile de prélever de l'argent sur la route - notamment par le canal des taxes sur le carburant - que sur les transports publics.

Il ne serait toutefois pas impossible que l'écart entre recettes et dépenses du transport public soit moindre puisque, de l'autre côté de la Manche, l'Underground londonien couvre non seulement ses frais d'exploitation, mais une partie de ses dépenses d'investissement. Mais les tarifs sont beaucoup plus élevés dans la capitale britannique qu'à Paris et en Ile-de-France. Il y a là un choix politique qui n'est évidemment pas simple.

De même que pour les transports en commun, les perspectives d'évolution de la circulation routière sont claires. Mais elles sont très différentes. Alors que l'activité globale des transports en commun est appelée à ne guère varier dans le temps, la progression de la circulation routière se poursuit sous nos yeux et se poursuivra, sous la triple influence du desserrement géographique, de l'accroissement du parc automobile à la périphérie de la région, et de l'évolution des modes de vie qui entraîne une croissance très rapide des déplacements à caractère non obligatoire (loisirs, visites familiales, etc.).

La route

Il n'existe donc aucune raison pour que survienne une rupture dans l'évolution de la circulation routière qui croît au rythme considérable de 400000 déplacements quotidiens supplémentaires chaque année, localisés en quasi-totalité en grande banlieue.

Face à ce constat, on pourrait s'attendre à ce que la route bénéficie des investissements nécessaires pour faire face à la demande et répondre ainsi aux besoins de l'économie comme à la demande de qualité de vie de la population. Il n'en est rien. À l'exception notable du projet privé d'autoroute souterraine destinée à boucler l'autoroute de rocade A86 au droit de Versailles, les investissements routiers sont pratiquement au point mort.

Il y a pire. On voit se multiplier les opérations dont le résultat est de réduire la capacité des voiries existantes en restreignant la place disponible pour les voitures et les véhicules commerciaux, et en créant des encombrements là où ils n'existaient pas, détruisant ainsi le fruit du travail des générations passées. Certaines parties de la région deviennent très difficilement accessibles. Il est presque impossible, la plupart du temps, de rejoindre Maisons-Laffitte à partir de la Défense. Le grand boulevard qui les reliait est réduit à une voie dans chaque sens. Bien d'autres exemples pourraient être cités.

Paris intra-muros, chacun le sait, n'est pas épargné. L'équipe municipale arrivée au pouvoir en 2001 a mis au premier rang de ses priorités une réduction massive de la place de la voiture à Paris. À cette fin, des couloirs réservés aux autobus et aux cyclistes sont mis en œuvre sur des dizaines, puis bientôt des centaines de kilomètres de boulevards, bien que les usagers de l'autobus soient sept fois moins nombreux que ceux de l'automobile à Paris, et que les cyclistes y soient pratiquement inexistants, ce que chacun peut constater. Comme il fallait s'y attendre, le trafic automobile diminue, ce qui est le véritable but poursuivi par les promoteurs de cette politique, qui ne cachent pas qu'ils cherchent entre autres choses à dissuader les habitants de banlieue de venir " envahir" les artères parisiennes, alors que ceux-ci représentent aujourd'hui la majorité de la circulation dans Paris intra-muros, et jouent un rôle essentiel dans l'activité économique et sociale de la capitale. En résumé, la politique officielle qui prévaut en ce début de XXIe siècle est ouvertement anti-voiture.

Elle a une apparence: la lutte contre les contreparties négatives de l'usage de la voiture et notamment contre la pollution de l'air, alors que les encombrements créés ne peuvent que la favoriser. Elle a une réalité: l'aversion d'une minorité militante pour l'automobile et le camion, qui sont des instruments irremplaçables de liberté. En Ile-de-France, cette minorité a pris, de facto, le pouvoir dans le domaine des transports aux trois niveaux de l'État, de la Région, et de la Ville de Paris.

Pour s'en convaincre, il suffit de lire le Plan de déplacement urbains (PDU) officiel de la région, qui classe les moyens de déplacements en deux catégories: les modes qualifiés de " doux" et qui regroupent tout ce qui n'est pas la voiture, et les modes qui sont donc durs, sinon mauvais, c'est-à-dire exclusivement la voiture dont il faut restreindre l'usage par principe.

Peu importe l'intérêt des habitants de l'Ile-de- France tel que l'exprime sans ambiguïté leur comportement, puisqu'ils continuent à utiliser massivement leur voiture. Peu importent également leurs souhaits, puisqu'une majorité d'entre eux (63 %, sondage Sofres 2000) pense que le rôle des pouvoirs publics devrait être d'élargir les chaussées et non de les rétrécir. Peu importe surtout que les objectifs officiels - réduire la circulation - soient totalement irréalistes tant que l'on laisse, fort heureusement, le parc automobile se développer et qu'on accroît pas dans des proportions considérables le prix des carburants. Par principe, la voiture, symbole de notre société, doit être récusée.

Autrement dit, le but ouvertement poursuivi par les responsables est de dégrader les conditions de transport et donc de qualité de vie de la majorité des habitants de la région, puisque ceux-ci sont trois fois plus nombreux à utiliser la voiture que les transports en commun.

Après des siècles consacrés à améliorer les choses, c'est à leur dégradation que se vouent aujourd'hui les énergies. Comme l'a déclaré en son temps à la presse la directrice de l'équipement et des transports au sein de la préfecture de Région: " Il faudra réduire l'espace disponible pour l'automobile et, avec les couloirs pour autobus, les pistes pour vélos et l'élargissement des trottoirs, allonger les temps de trajet en voiture pour que les autres modes de transport deviennent plus intéressants. " (journal du dimanche, 5 septembre 1999).

Les progrès des moteurs et des carburants sont tels qu'une voiture moderne émet, selon les produits, de 20 à 100 fois de gaz potentiellement nocifs pour la santé qu'un véhicule ancien. Il en découle fort logiquement que la pollution de l'air parisien est en chute libre. En cinq ans, de 1995 à 2000, les concentrations des principaux produits y ont été divisées par deux. Cette politique repose sur une désinformation quasi permanente, dont l'exemple le plus éclatant concerne la qualité de l'air.

Mais tout est fait pour que ce résultat, dont chacun devrait se réjouir, reste caché aux yeux du grand public. Selon les sondages les plus récents, seuls 1 % des Franciliens savent que la qualité de l'air est en voie d'amélioration rapide (sondage IPSOS, mai 2002). Victime d'une désinformation aux multiples sources, la grande majorité d'entre eux est convaincue, contre toute logique, qu'elle ne cesse de se dégrader. On comprend mieux les efforts déployés pour cacher la vérité quand on sait que la lutte contre la pollution de l'air constitue l'argument premier de ceux qui, par principe, s'opposent à la voiture.

Pour leur part, les services en charge du réseau autoroutier, hors Paris, ne mettent pas à profit les enseignements les plus récents de l'expérience internationale, pourtant particulièrement intéressants. Il serait, en effet, possible dans un nombre important de cas d'accroître très fortement et à peu de frais la capacité des autoroutes existantes en leur ajoutant une voie de circulation supplémentaire au sein des emprises existantes. Ce résultat peut être obtenu en adoptant pour les voies de circulation des normes différentes de l'usage actuel. La norme en vigueur le plus souvent - 3,50 m de largeur par voie - est celle qui a été adoptée pour les autoroutes de rase campagne, à une époque où les limitations de vitesse y étaient inconnues. En milieu urbain ou périurbain, un tel dimensionnement n'a pas de raison d'être, et de multiples expériences étrangères et françaises ont montré que l'on pouvait, sans aucun inconvénient pour la fluidité et la sécurité, adopter des largeurs de voies de 3 m, voire un peu moins. C'est déjà le cas de certaines sections du boulevard périphérique, sans que les usagers en soient conscients et sans qu'ils en éprouvent la moindre gêne. Bien au contraire, le niveau des accidents y a diminué.

De nombreuses sections du réseau autoroutier de l'Ile-de-France pourraient ainsi être portées de 2 fois 3 à 2 fois 4 voies, ou de 2 fois 4 à 2 fois 5. Ceci a d'ailleurs déjà été fait localement, par exemple sur le tronc commun A 3-A 86 près de Bondy, avant d'être maintenant prévu après dix ans d'atermoiements sur le tronc commun A 4-A 86 à Joinville. Mais c'est un programme d'ensemble qui serait justifié, afin de changer profondément et à relativement peu de frais les conditions de circulation et donc de transport d'une bonne partie des habitants de la région. C'est ainsi que procèdent aujourd'hui les Néerlandais pour leur Randstat qui comprend Amsterdam, La Haye, Rotterdam et Delft.

L'aspect financier mérite enfin d'être souligné. Les usagers de la route d'Ile-de-France, tous véhicules routiers confondus, payent pour l'acquisition et le fonctionnement de ceux-ci environ 200 milliards de francs par an dont 40 milliards de francs de taxes, avec la ventilation suivante: taxes spécifiques: 27 milliards; taxes non spécifiques: 13 milliards de francs.

Pour leur part, les différentes collectivités publiques - nationale et locales dépensent annuellement en faveur de la route environ 13 milliards de francs. L'ampleur des sommes qu'acceptent de payer les usagers de la route ne fait que confirmer les avantages considérables que présente pour eux le recours à l'automobile, en termes notamment de gains de temps.

Le contraste est à cet égard frappant avec les transports en commun. Comme on l'a vu, les dépenses de ces derniers s'élèvent à 44 milliards de francs dont 32 en dépenses d'exploitation. Les recettes directes du trafic n'excèdent pas 13 milliards de francs, laissant aux collectivités publiques un solde négatif de 29 milliards, couvert par la fiscalité et le " versement transport ", qui s'apparente également largement à une forme de fiscalité.

CONCLUSION

Au moment où ces lignes sont écrites, au début de 2003, il reste à souhaiter que les décisions futures soient prises en fonction des besoins des habitants de la région et de son économie et non de présupposés idéologiques. Il n'y a pas de bons et de mauvais moyen de transport, des modes " durs" et des modes " doux ". Il y a ceux qui, selon les cas, répondent le mieux aux besoins et les autres.

Il faut cesser d'opposer transport individuel et transport collectif. La région a besoin des deux. Mais ce sont les premiers qui, comme c'est le cas depuis des décennies, vont continuer à croître. Il faudra donc investir en conséquence pour que la région ne dérive pas vers une paralysie progressive. À cet égard, il faut répéter que le niveau présent d'investissement de la région dans ses investissements de transport, notamment routier, est dramatiquement insuffisant, et souhaiter qu'un sursaut se manifeste enfin.

Que serait aujourd'hui la région si, il y a une trentaine d'années, les décideurs de l'époque n'avaient investi dans ses réseaux de transport à une toute autre échelle que celle que nous connaissons aujourd'hui? La région ne pourrait elle retrouver un nouveau souffle, et se fixer comme objectif de développer pleinement l'un de ses atouts majeurs dans la compétition internationale, qui réside dans la qualité de ses réseaux de transport, au lieu de le compromettre? Serions-nous devenus impuissants?

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