A PROPOS DU LIVRE BLANC DE LA COMMUNAUTÉ EUROPÉENNE
SUR LA POLITIQUE DES TRANSPORTS

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La Communauté Européenne vient d'adopter un "Livre Blanc" sur les Transports, en vue d'ouvrir un débat sur ce sujet avec les Etats membres et avec les professionnels concernés.

Pour l'essentiel, ce rapport propose un "rééquilibrage du transport de marchandises", c'est-à-dire leur transfert partiel de la route vers le rail et accessoirement vers le transport maritime.

Et personne ne peut être contre l'idée de "revitaliser" le rail et d'y transférer plus de marchandises, surtout pour les longs parcours, ni contre l'idée d'augmenter la part du fret transportée par les "autoroutes de la mer".

D’ailleurs, comme les automobilistes circulant sur les routes et autoroutes les plus chargées sont facilement impressionnés par les dimensions des poids lourds et par leur nombre croissant, on a vite fait de laisser croire à l’opinion qu’il suffirait de " mettre les camions sur les trains "pour résoudre tous les problèmes d’encombrement, d’accidents, et de pollution attachés au transport routier.

Mais la réalité n’est pas si simple et ne s’accommodera pas de solutions simplistes.

Elle nécessite que l’on trouve, dans chaque cas, des solutions réalistes, cohérentes, et conformes aux principes de l’économie.

Nous examinerons d'abord le cas particulier des Alpes et des Pyrénées, puis la situation générale des liaisons transeuropéennes.

 

  1. Le franchissement des Alpes ; des propositions trop timides pour les marchandises mais trop ambitieuses pour les voyageurs

 Les Alpes constituent un milieu naturel d'une très grande beauté et d'une richesse environnementale exceptionnelle, dans lequel le transport routier de marchandises entraîne également des inconvénients exceptionnels :

A l'exemple des Suisses (et des Autrichiens), il faut donc tout faire pour réduire le transport routier des marchandises à travers les Alpes, et d'abord augmenter largement les capacités du transport ferroviaire des marchandises et cela sous toutes les formes possibles ; transport de camions, transport de remorques, transport de caisses mobiles ou de conteneurs, et toutes autres techniques imaginables.

La Convention pour la protection des Alpes, (Convention Alpine),signée en 1991 par les 7 pays alpins et par la Commission Européenne, prévoit d’ailleurs le transfert sur les voies ferrées d’une part croissante du trafic routier de marchandises.

Bien entendu, le coût des infrastructures à construire est très élevé, et l'amortissement de ces dépenses par les seuls péages perçus sur le fret ferroviaire ne paraît pas possible. Un effort des contribuables sera certainement nécessaire, et cet effort paraît justifié par des raisons de sécurité générale et d’environnement, à condition que l'on se fixe comme objectif de faire passer la quasi-totalité des marchandises par le rail, et que l'on dissuade fortement l'utilisation par les poids lourds des longs tunnels routiers alpins, (et aussi de certains cols) au moyen de mesures tarifaires et réglementaires appropriées.

En ce qui concerne la France, le détail des projets ne figure pas dans le Livre Blanc, mais il a été annoncé par le Ministre de l'Equipement et des Transports lors de sa conférence de presse du 2 octobre 2001.Si nous avons bien compris, les projets de liaison ferroviaire à travers les Alpes comporteraient au moins quatre étapes successives dont les deux premières consisteraient à augmenter la capacité de la " ligne historique ", dite de la Maurienne, (Chambéry – Modane – Susa – Turin), et les deux autres à créer un nouveau tunnel sous le massif de la Chartreuse ainsi qu’ une nouvelle ligne TGV reliant Lyon à Turin.

1° étape (fin 2002)

Aux 10 millions de tonnes de fret ferroviaire qui circulent chaque année sur cette ligne (par le tunnel du Mont-Cenis), s'ajouteraient 50 000 poids lourds embarqués à Aiton, c'est-à-dire au début de la vallée de la Maurienne, sur des navettes d'un type nouveau (Modalohr). Bien que ces navettes comportent des plates-formes surbaissées, le gabarit du tunnel limiterait fortement les dimensions des camions susceptibles d'emprunter la ligne, ce qui expliquerait la faiblesse du trafic prévu.

2° étape (2006)

Le tunnel ayant été porté au gabarit "B+" (ou B1 ?), la ligne de la Maurienne devrait recevoir 300 000 poids lourds par an (20 à 30 trains par jour et par sens), soit 20 millions de tonnes de fret par an, c'est-à-dire le double du tonnage qui y passe actuellement en containers, citernes, ou wagons ordinaires.

3° étape (2010)

La construction, prévue pour l’année 2010, d’une ligne ferroviaire passant en tunnel sous le massif de la Chartreuse permettra de décharger les lignes ferroviaires situées entre Lyon et la vallée de la Maurienne, de placer un chantier de ferroutage à proximité de Lyon, et d’augmenter le transit en ferroutage jusqu’à 500 000 poids lourds par an. Il faut cependant préciser que ce nombre doit être considéré comme une prévision à caractère économico - commerciale et non comme une limite technique de la capacité des ouvrages ; celle–ci devrait être bien supérieure au nombre annoncé, à condition qu’on dispose du matériel roulant nécessaire pour assurer le nombre de navettes requis.

4° étape (après 2015)

A une date encore inconnue (2015 ?), serait mise en service une ligne nouvelle à grande vitesse Lyon Turin permettant le trafic des TGV entre Lyon et Turin, et franchissant la frontière par un tunnel de 52 km, joignant Saint de Maurienne à Bussoleno ; ce " tunnel de base " pourrait recevoir non seulement les TGV, mais aussi les trains de marchandises et des convois de ferroutage transportant chaque année 1 million de poids lourds.

La capacité de l'ensemble du dispositif atteindrait alors 40 millions de tonnes, à comparer aux
10 millions de tonnes circulant actuellement sur la ligne ferroviaire de la Maurienne et aux 24 millions de tonnes qui transitaient en 1998 par les tunnels routiers du Mont Blanc et du Fréjus.

Mais comme, dans le même temps, le trafic des marchandises à travers les Alpes aura continué d'augmenter, les aménagements ferroviaires prévus seront loin de pouvoir l'absorber en totalité, et en 2020, il devrait rester dans les tunnels routiers actuels presque autant de camions que maintenant !

Le Ministre lui-même l'a clairement indiqué dans sa conclusion : "Compte tenu de toutes ces mesures, le trafic total des poids lourds en 2020 dans les deux tunnels routiers devrait se stabiliser en dessous de son niveau actuel de 1 600 000 camions environ".

Il est clair que ce résultat n'est pas satisfaisant, puisque tous les efforts engagés et tous les investissements prévus aboutiraient seulement à pérenniser une situation que beaucoup jugent insupportable, notamment parmi la population des vallées de l'Arve et de la Maurienne, et peut-être aussi parmi les automobilistes circulant actuellement dans les tunnels routiers.

On est donc amené à se poser la question fondamentale suivante :

Pourra-t-on encore longtemps faire circuler les gros poids lourds dans les tunnels routiers du Fréjus et du Mont Blanc ?

- Si la réponse était oui, il faudrait au moins prévoir, à échéance raisonnable, le doublement de chacun de ces tunnels de manière que la circulation s'effectue dans des tubes unidirectionnels, ce qui aurait pour avantage d'éviter le risque des collisions frontales, et de permettre une meilleure maîtrise des fumées en cas d'incendie de poids lourds. Peut être faut il préciser que ce doublement ne se justifie pas pour des raisons de capacité, car le trafic dans les tunnels est très loin du seuil de saturation, mais uniquement pour des raisons de sécurité et de confort des usagers.

Dans ce cas, il faudrait s’abstenir de ponctionner les recettes de péage des sociétés concessionnaires, de manière qu'elles puissent, aussi rapidement que possible, financer le doublement des tunnels.

- Dans ce cas aussi, les investissements prévus pour augmenter le volume du transit ferroviaire des marchandises à travers les Alpes, tout en n'étant pas inutiles, ne présenteraient pas la même urgence, ni la même nécessité.

- Il s'agirait alors, en effet, non pas d'investissements de sécurité, justiciables de modalités de financement exceptionnelles et d'une contribution exceptionnelle du contribuable, mais plutôt d'investissements de capacité destinés à faire face à l'augmentation prévisible de la circulation des marchandises, et qui devraient donc être couverts normalement par les recettes de péage versées par les usagers ferroviaires. Selon les bons principes de l’économie, il ne serait alors pas justifié de faire payer les investissements du rail par les usagers de la route.

- Si la réponse était non, pour des raisons de sécurité générale des usagers et de protection de l'environnement, il faudrait revoir tout le dispositif, de manière à être capable en 2020 d'interdire les deux tunnels aux plus gros poids lourds, qui sont évidemment les plus dangereux et les plus nuisibles. Seuls seraient alors autorisés à y circuler, d'une part les véhicules légers, d'autre part des camions de moindre volume et de moindre tonnage (sous un seuil à définir), assurant principalement les transports locaux. Le tunnel routier de Fréjus ne serait alors ouvert aux gros poids lourds qu’à titre de secours, en cas d’indisponibilité de la ligne ferroviaire.

Cet impératif majeur justifierait que l’on concentre tous les efforts techniques et financiers sur l'augmentation des capacités de transit de marchandises à travers les Alpes par des voies ferroviaires, et notamment que l’on fasse payer par les contribuables une partie des ouvrages nécessaires pour accroître la capacité des lignes ferroviaires pour le transport des marchandises ; à savoir le tunnel sous le massif de la Chartreuse ainsi qu’un éventuel doublement du " tunnel historique " sous le Mont Cenis.

Dans ce cas également, les principes de la théorie économique interdisent de faire appel aux usagers du mode routier pour financer les investissements ferroviaires, mais le système ferroviaire lui- même devrait pouvoir assurer ce financement. En effet, les investissements étant effectués au fur et à mesure de la croissance du trafic marchandises, resteraient à chaque instant proportionnés aux besoins réels de celui-ci, et devraient pouvoir être normalement amortis et remboursés par les recettes de péage correspondantes, d'autant plus que le chemin de fer, ayant alors le monopole du transport des marchandises à travers les Alpes, serait en position, (sous le contrôle de l'Etat), de fixer les tarifs au niveau nécessaire pour assurer l'amortissement des investissements consentis.

Mais la voie ferroviaire n'est pas la seule à explorer. Les transports par voie maritime mériteraient également d'être développés, d'autant plus qu'ils exerceraient vis-à-vis du ferroviaire une saine émulation et une utile concurrence. Une partie du trafic actuel des tunnels routiers provient d'ailleurs de Rotterdam ou d'Anvers, et pourrait tout aussi bien être acheminée par mer jusqu'à un port italien.

Quant au TGV Lyon – Turin, il s'agit d'un projet qui ne répond pas à la même nécessité que ceux destinés au transport des marchandise. Il y a déjà plusieurs moyens de transport permettant aux voyageurs de gagner Turin ou Milan à partir de Lyon ou de Paris ; la route, le chemin de fer et la voie aérienne. Même si un TGV peut constituer une utile concurrence à l'avion, et il est clair que les conditions ne sont pas réunies pour assurer la rentabilité de celui-ci. Sans se lancer dans de longs calculs de rentabilité il suffit de remarquer que l'investissement à consentir devrait être nettement supérieur à celui du tunnel sous la Manche, et le trafic nettement inférieur.

Après l'expérience d'Eurotunnel, on ne trouverait donc pas beaucoup d'actionnaires pour se lancer dans une opération aussi lourde et aussi hasardeuse. Et il serait assez contestable de taxer tous les contribuables ou tous les usagers d'autoroutes pour financer un investissement certainement déficitaire, et réservé à une petite clientèle de privilégiés.

En conclusion, l'ensemble des projets de franchissement des Alpes nous semble à revoir complètement en séparant la question du transport des marchandises de celle du transport des voyageurs. La meilleure solution du transport des marchandises à travers les Alpes doit être étudiée séparément sans s'occuper des voyageurs. Elle passe sans doute par un aménagement beaucoup plus important que prévu de la ligne existante et peut-être, à terme, par une interdiction des plus gros poids lourds dans les tunnels routiers. Quant au TGV il ne devrait être financé que si des études sérieuses montraient qu'il est rentable par lui-même.

 

  1. Le cas des Pyrénées est bien différent

La situation dans les Pyrénées est très différente de celle qu'on trouve dans les Alpes. Les autoroutes et voies ferrées existantes franchissent la chaîne à chaque extrémité, et passent dans des reliefs de faible altitude, qui n’ont pas nécessité la construction de longs tunnels, et devraient pouvoir être élargies ou aménagées sans trop de difficultés. De même, le TGV prévu entre Montpellier et Barcelone passera évidemment à l’Est de la chaîne.

Toutes ces infrastructures ont l'avantage de desservir directement les deux régions les plus peuplées et les plus actives de l'Espagne, la Catalogne d'une part, le Pays Basque d'autre part, et l'on ne voit pas bien quel serait l'intérêt de franchir les Pyrénées dans leur partie centrale qui est aussi la plus large et la plus haute, pour aller desservir des régions moins actives et moins peuplées.

En particulier, une ligne ferroviaire franchissant les Pyrénées dans sa partie centrale et soumise à une forte concurrence du trafic routier passant par les autoroutes A9 et A63, ne pourrait pas capter une part notable de leur trafic ; selon les prévisions annoncées par le livre blanc lui-même, la ligne Pau – Canfranc – Saragosse ne recevrait en 2015 que 1% du trafic prévisible total !

C'est pourquoi, la solution la plus sage et la plus économique serait d'élargir A9 et A63 dès qu'elles seront saturées. Malgré quelques difficultés techniques dues à la présence de viaducs sur A 9 et de zones compressibles sur A63, cette solution restera nettement moins chère et plus utile que toutes celles qui consisteraient à creuser un tunnel dans la partie centrale de la chaîne Pyrénéenne à seule fin d'y installer un système de ferroutage voué à l'échec.

Cet exemple des Pyrénées confirme le caractère unique de la chaîne Alpine.

Il n'existe pas en Europe de barrière aussi haute, aussi large, aussi difficile à franchir que la chaîne des Alpes. Cette barrière constitue, dans le domaine des transports européens un cas tout à fait exceptionnel, qui mérite un traitement également exceptionnel.

 

  1. L'ensemble des réseaux européens de transport

En dehors des Alpes (et de la partie centrale des Pyrénées), les réseaux transeuropéens de transport routier, généralement constitués d'autoroutes, traversent des plaines ou des reliefs de hauteur moyenne dans lesquels les phénomènes de bruit et de pollution n'ont pas l'intensité qu'ils peuvent avoir dans les hautes vallées, et s'amortissent assez rapidement en fonction de la distance à l'axe routier.

Les tunnels longs et les fortes pentes y sont très rares. Il y a donc localement moins de raisons de transférer les marchandises de la route vers le fer, et l'on ne trouverait pas de moyens réglementaires et tarifaires susceptibles d'accélérer fortement un tel transfert.

Seules des considérations environnementales générales peuvent justifier la poursuite d'un tel objectif, qui ne pourra être obtenu que progressivement par le jeu de la compétitivité commerciale.

Or, sur ce point, il faut bien reconnaître que la situation actuelle n'est guère encourageante ; on doit bien constater l'incapacité du système ferroviaire à répondre aux exigences de souplesse, de ponctualité et de régularité des sites industriels et commerciaux qu'il doit desservir.

La saturation de certaines lignes n'explique pas tout.

Parmi les causes fondamentales de la non compétitivité du transport des marchandises par le rail, tout au moins en Europe, on doit citer le fait que les mêmes lignes sont utilisées pour le transport des marchandises et pour celui des voyageurs, et que la priorité est systématiquement donnée à ces derniers ; par ailleurs le transit des trains d’un pays à l’autre est fortement gêné par le fait que les réseaux des divers pays fonctionnent sur des normes techniques différentes, notamment pour ce qui concerne les caractéristiques du courant électrique et la signalisation.

En fait, c’est toute l'organisation du service ferroviaire qui souffre de graves dysfonctionnements, à tel point que de nombreux clients du transport combiné ont renoncé à y faire appel, en raison de sa non-fiabilité et de son manque de ponctualité, auxquelles s'ajoute en France l'effet de grèves trop fréquentes et trop longues.

Pour "revitaliser" le rail, le "Livre Blanc" propose (Annexe 1) de nombreuses mesures relatives à l'organisation et à l'amélioration de la qualité des services ferroviaires transeuropéens, et pour "résorber ses goulets d'étranglement" il ajoute à la liste d'Essen une demi-douzaine de grands projets d'infrastructures ferroviaires auxquels le budget européen devrait contribuer jusqu'à hauteur de 20% des coûts d'investissement.

Si les mesures destinées à revitaliser l'organisation du système ferroviaire n'appellent pas d'objection de notre part, en revanche celles qui concernent l'investissement dans de nouvelles liaisons ferroviaires nous semblent poser problème ;

Faut-il vraiment investir dans un système aussi déficitaire, et difficile à réformer ?

Peut on vraiment imposer au système ferroviaire de nouveaux investissements, alors qu’il est déjà tellement endetté ?

Doit-on vraiment (presque) tout miser sur le chemin de fer ? Que peut-on en attendre ?

Ces questions se posent d'autant plus que le Livre Blanc propose une "mutualisation des revenus provenant des redevances d'infrastructures", (à instituer), ce qui signifierait que le financement des nouvelles infrastructures ferroviaires proviendrait, pour l'essentiel, des redevances payées par les transporteurs routiers, tandis que ces derniers n'auraient, semble-t-il, droit à aucun aménagement des itinéraires routiers qu'ils utilisent. Il est bien prévu des "mesures de gestion du trafic routier" mais cela ne suffira évidemment pas à compenser la saturation qui s'annonce sur certains itinéraires.

En effet le transport combiné ne peut assurer qu'une part minoritaire du transport de marchandises, celle qui parcourt plus de 500 kilomètres, mais ne représente que 15% des véhicules x kilomètres effectués. Pour tous les transports à moins de 500 kilomètres de distance, le coût des ruptures de charges et les délais qu'elles entraînent rendent le transport combiné prohibitif.

Cela signifie que même si le système ferroviaire arrivait à capter la totalité du marché potentiel du transport combiné, soit 15% des véhicules x kilomètres effectués en Europe par les marchandises, les 85% restant continueraient à être effectués sur routes et autoroutes

Au fur et à mesure de la croissance du trafic marchandises entraînée et nécessitée par la poursuite (espérée) de la croissance économique, les réseaux routiers et autoroutiers devront donc absorber 5 fois plus de transport de marchandises x kilomètres que le fer, et cela même dans le cas d'une réussite totale du projet de revitalisation du rail.

Si l'on veut éviter que l'économie européenne soit paralysée par des goulets d'étranglement sur les routes transeuropéennes, et surtout sur les "autoroutes de liaison" qui constituent naturellement les artères privilégiées du trafic international, il faudra bien consentir des aménagements de capacité, et il faudra bien les financer.

Or le Livre Blanc ne semble nullement prévoir cette double nécessité. L'absence de tout projet d'augmentation de la capacité des autoroutes transeuropéennes nous semble être une très grave lacune de ce document.

Mais sa lecture soulève en outre d'autres objections et d'autres questions.

 

  1. La véritable répartition modale des trafics

Le Livre Blanc relève que la répartition du transport des marchandises dans l'Union Européenne serait actuellement la suivante :

Route 44%

Mer 41%

Rail 8%

Voies navigables 4%

Les pourcentages ci-dessus représentent probablement la répartition des transports exprimés en tonnes x kilomètres, et ils sont probablement exacts.

Cependant, on ne peut pas en conclure directement, comme le font les auteurs du Livre Blanc, qu'il y a "déséquilibre" entre les modes, ni que les phénomènes de congestion seraient la conséquence d'un tel déséquilibre.

En effet, ce qui n'apparaît pas, dans la simple comparaison des pourcentages, c'est que les divers modes ne rendent pas les mêmes services ; ils transportent des marchandises différentes sur des itinéraires différents, à des vitesses différentes, et sur des distances différentes.

Pour illustrer cette dernière différence on peut, par exemple, rappeler quelles étaient, en France en 1999, les distances moyennes de parcours des marchandises sur les divers modes de transports par voies terrestres(3).

Distances moyennes de transport (France 1999)

Route - pour compte d'autrui 132 km

- pour compte propre 42 km

Fer - par trains entiers 309 km

- par wagons isolés 433 km

- par transport combiné 630 km

Voies navigables 124 km

Oléoducs 280 km

Cette répartition confirme que la route assure un très grand nombre de parcours à courte distance pour lesquels elle ne se trouve en compétition réelle avec aucun autre mode.

De plus, comme elle est seule à pouvoir atteindre tous les points du territoire, la route assure également les trajets terminaux de presque tous les transports effectués par voie ferroviaire ou voie fluviale, et elle alors complémentaire et non concurrente des autres modes.

En fait la route assure deux fonctions de transport différentes qu'il convient de bien distinguer ; le transport à longue distance pour lequel elle se trouve en compétition avec les autres modes, et la desserte à courte distance pour laquelle elle n'a pas de concurrente, mais peut éventuellement compléter les autres modes.

La limite entre ces deux fonctions est évidemment un peu arbitraire ; si nous la fixons par exemple à 500 kilomètres de distance, nous savons que les trajets routiers supérieurs à cette limite représentent 5% environ du nombre total des trajets, et 15% environ du nombre total des kilomètres parcourus.

Le transport routier à longue distance représente donc 15/100 x 44 = 7% de tous les transports de marchandises (exprimés en tonnes x kilomètres), et une ventilation analogue pourrait être faite pour la voie navigable.

Finalement, si l'on admet que la situation française est à peu près représentative de la situation moyenne de l'Union Européenne, la véritable répartition entre modes des transports internes à l'Union devrait être à peu près la suivante :

 

Longue distance (> 500 km)

 

Courte distance (< 500 km)

Mer ……….……… 41%

Route ………….… 37%

Rail …………...…… 8%

Voies navigables .. 2%

(?)

Route ……….…….. 7%

Voies navigables .. 2%

(?)

Bien entendu les pourcentages donnés ci-dessus sont approximatifs, notamment parce qu'ils ne tiennent pas compte de certains transports effectués à courte distance par mer, à travers la Manche.

Mais ce tableau a néanmoins l'avantage de faire apparaître qu'en ce qui concerne le secteur (concurrentiel) de la "longue distance" il n’y pas de déséquilibre entre le rail et la route, qui se trouvent même pratiquement à égalité.

Il montre également le très grand rôle que joue la voie maritime pour les transports de marchandises internes à l'Union.

C'est donc par la voie maritime que nous commencerons un rapide examen des forces et des faiblesses de chaque mode.

  

3.2. Potentialités du transport maritime.

 Les auteurs du Livre Blanc se désolent (page 11) de voir que le transport des marchandises par rail ne représente en Europe que 8% du transport des marchandises, contre 40% aux Etats-Unis. On peut se demander si cette différence ne s'explique pas, pour l'essentiel, par la géographie.

Il faut d'abord rappeler qu'aux Etats-Unis comme en Europe, le transport combiné ne se justifie qu'au-delà d'une certaine distance, nécessaire pour amortir les coûts et les délais des deux ruptures de charge. Tandis que les Européens estiment que cette distance minimum est au moins de 500 kilomètres, les Américains parlent plutôt de 500 miles, soit 800 kilomètres.

Comme chacun sait, les Etats-Unis ont approximativement la forme d'un grand rectangle de 5 000 kilomètres de long sur 2 000 kilomètres de large, et la plupart des grandes agglomérations et des grands pôles d'activités se trouvent au pourtour de ce rectangle, notamment sur la côte Est et la côte Ouest. Il y a donc naturellement beaucoup de transports à faire à plus de 800 kilomètres, et ces transports se font souvent par rail, puisque le réseau des voies navigables, limité à la région des Grands Lacs et au système Mississipi – Ohio, ne dessert que la moitié Est du pays.

La compétitivité du rail y est renforcée par l'économie d'échelle apportée par les longues distances parcourues entre l'Est et l'Ouest, et par la spécialisation des lignes et des compagnies ; toutes les lignes ferroviaires à longue distance sont spécialisées dans le transport des marchandises, et gérées par des compagnies spécialisées. Ces deux facteurs expliquent que les tarifs pratiqués pour le transport des marchandises par voie ferrée soient nettement plus bas qu'en Europe.

L'Europe a des dimensions beaucoup plus réduites, et surtout l'activité et les populations y sont regroupées en son centre, notamment dans la "banane bleue" et le long de l'Arc Méditerranéen. La proportion des transports à effectuer à plus de 800 kilomètres y est donc, tout naturellement, nettement plus faible qu'aux Etats-Unis.

De plus la géographie de l'Europe est très différente de celle des Etats-Unis ; l'Europe est constituée d'un bloc central de dimensions relativement limitées (Allemagne, Autriche, et France) entouré d'un archipel d'îles ou de presqu'îles séparé du bloc central par des bras de mer ou des chaînes de montagnes (Iles Britanniques, Danemark, Suède, Finlande, Grèce, Italie, Espagne, Portugal).

De ce fait, une bonne partie des transports de marchandises à effectuer à moyenne ou longue distance se fait tout naturellement et très avantageusement par voie maritime ou dans certains cas par voies fluviales (Rhin, Escaut, Danube…).

Tout se passe donc comme si la part du transport de marchandises qui s'effectue, aux Etats-Unis par le rail, se faisait en Europe par la mer.

Il n'y a pas lieu de s'en désoler, bien au contraire, c'est une chance !

En effet, les transports par mer ou par voie fluviale ont une meilleure efficacité énergétique que les transports par voie ferrée, ils consomment moins de carburant par tonne x km et émettent moins de CO2.

Contrairement aux chemins de fer, ils ne posent aucun problème "d'interopérabilité" car ils ne sont pas fondés sur des dispositions techniques incompatibles entre pays voisins.

Enfin au plan économique, les transports par mer ou voie navigable constituent une alternative très compétitive par rapport au transport ferroviaire comme par rapport au transport routier, tout au moins au-delà d'une certaine distance.

Le fait que beaucoup de transports à plus de 500 ou 800 kilomètres puissent s'effectuer en Europe par la mer plutôt que par le fer, est donc un avantage considérable qu'il faut exploiter et développer, le plus possible.

On peut se demander si les propositions du Livre Blanc vont assez loin dans ce sens, le concept des "autoroutes de la mer" n'y étant traité qu'en 2 ou 3 pages, et en termes extrêmement généraux. Le développement souhaitable de ces "autoroutes de la mer" mériterait sans doute que l'on finance en priorité certains investissements portuaires, ainsi que la desserte de certains ports vers leur hinterland à la fois par route et par voie ferrée.

De tels investissements seraient sans doute vite rentabilisés puisque le transport maritime de cabotage se développe naturellement et rapidement comme le signale d'ailleurs le Livre Blanc(4), mais qu'il semble "rester en deçà de ses capacités potentielles".

 

3.3. Forces et faiblesses du transport ferroviaire

 Pour toute une série de raisons, à la fois géographiques et historiques, la situation du chemin de fer en Europe est bien différente de celle que l'on trouve aux Etats-Unis ; nous examinerons successivement les transports de voyageurs et les transports de marchandises.

 

3.3.1. Les transports de voyageurs

Contrairement à leurs homologues américaines les compagnies européennes de chemins de fer ne se sont pas spécialisées dans un type de clientèle, mais elles se sont orientées préférentiellement vers le transport des voyageurs et ont conservé une position forte sur ce marché ; les métros sont indispensables à la vie des grandes villes, et les trains de banlieue sont évidemment nécessaires au bon fonctionnement des grandes agglomérations. Même sur de plus longues distances, les chemins de fer restent un moyen très efficace pour les liaisons entre villes, pourvu qu'elles ne soient pas trop éloignées. Enfin, les compagnies de chemins de fer de certains pays se sont montrées capables, pour certains types de liaisons, (liaisons entre villes ni trop proches ni trop éloignées), de renouveler l'offre en mettant en service des Trains à Grande Vitesse rapides et confortables.

Cette politique, favorable aux voyageurs est très généralement considérée comme un succès.

On peut cependant s'interroger sur son coût budgétaire, et se demander, par exemple, si le contribuable français acceptera indéfiniment de subventionner son système ferroviaire (SNCF + RFF) à raison de 10 milliards d'euros par an, soit l'équivalent de 2 points de TVA.

Concernant plus particulièrement les TGV, dont chacun admire et apprécie les performances techniques, on pourrait aussi se poser plusieurs questions d’ordre écologique et économique .

On peut d’abord se demander si, du fait de sa vitesse, le TGV ne consommerait pas, par siège x kilomètre offert, une quantité excessive d’énergie, en comparaison des consommations homologues de l’avion et de la voiture ;et quelle est la part de cette énergie qui provient des centrales thermiques.

Par ailleurs, il serait souhaitable de savoir si les aides budgétaires que reçoit le système ferroviaire ne fausseraient pas, au moins dans certains cas, le jeu normal de la concurrence entre le train et l’avion. Pour la liaison Paris–Marseille par exemple, la mise en service du TGV aurait fait passer le pourcentage de voyageurs utilisant le train de 40% à 52% , et ce gain de 12% ne semble pas sans rapport avec le fait que le voyage coûte trois fois moins cher en TGV (2°classe), qu’en avion.

Si cette tarification avantageuse a pu être obtenue sans subvention, on ne peut que s’en réjouir, et y voir les bienfaits du jeu de la concurrence en économie de marché

Au contraire, si la construction ou l’exploitation du TGV avait bénéficié des aides apportées par l’Etat au système ferroviaire, on se trouverait devant un cas flagrant de distorsion de la concurrence ; cette question mériterait un examen plus approfondi, faisant apparaître les aides budgétaires ou les détaxations dont bénéficient l’un et l’autre mode .

D’une manière plus générale, il serait sain que le développement du TGV se fasse, comme celui d’Eurostar, dans un cadre comptable séparé, afin de pouvoir vérifier le caractère équitable de la concurrence avec l’avion.

De la même manière, l’exploitation des lignes ferroviaires d’intérêt local ou régional mériterait de faire l’objet de comptes séparés, de manière que les Régions puissent examiner, dans chaque cas, si les services en question ne pourraient pas être assurés, de manière plus avantageuse, par des lignes d’autobus.

 

3.3.2. Le transport des marchandises.

Pour le transport des marchandises, la situation est également bien différente de celle des Etats-Unis.

En raison notamment de la priorité donnée aux trains de voyageurs, et du fractionnement du réseau ferroviaire européen en espaces nationaux différents les uns des autres par leurs caractéristiques techniques, (signalisation et électrification), leurs règlements d’exploitation, et leurs régimes sociaux, les chemins de fer européens n'ont pas réussi à développer le transport des marchandises à longue distance, (au-delà de 500 à 800 km), c'est-à-dire le segment de marché sur lequel ils auraient normalement dû être les plus compétitifs.

Par ailleurs, pour les distances plus courtes, ils se sont heurtés à la concurrence des transports routiers qui se sont révélés plus compétitifs, non seulement en termes de prix, mais aussi du point de vue de leur flexibilité, de leur ponctualité et de leur capacité à desservir tous les points du territoire.

Les chemins de fer européens sont-ils en mesure de retrouver leur compétitivité dans le transport de marchandises et de regagner les parts de marché perdues ?

On peut en douter quand on considère l'ampleur et la difficulté des réformes qu'ils devraient accepter dans ce but. Ainsi que le rappelle le Livre Blanc, "les caractéristiques physiques du chemin de fer en Europe se prêtent mal à une offre de transport massifiée pour le fret", notamment parce que "les mêmes lignes doivent faire passer non seulement les trains de marchandises mais aussi les trains de voyageurs".

A notre avis, il faudrait en premier lieu, examiner s'il ne serait pas possible d'adopter, en Europe, la solution américaine de lignes à longue distance entièrement consacrées au transport de marchandises et gérées par des compagnies spécialisées. Cette séparation paraît indispensable si l’on veut donner au fret une vitesse de croisière à peu près normale, et elle devrait être facilitée par la construction des lignes TGV et l’affectation au fret des anciennes lignes parallèles.

Mais les auteurs du Livre Blanc, n'osant probablement pas formuler une mesure aussi radicale, proposent seulement "d'encourager la mise en plan progressive de corridors transeuropéens à priorité fret ou à exclusivité fret", et de "séparer chaque fois que possible les voies réservées au fret et les voies réservées aux voyageurs". Ils proposent en outre, réaliser "l'interopérabilité" des réseaux, c'est-à-dire la standardisation des dispositions techniques relatives à l'alimentation électrique et à la signalisation. Ils recommandent enfin s'efforcer d'obtenir l'harmonisation des règlements d’exploitation en vigueur dans les différentes compagnies nationales, et peut-être aussi l'harmonisation de leurs dispositions sociales…

Tout cela ne sera ni facile ni rapide, et l'on peut même se demander si les objectifs annoncés pourront vraiment être atteints. Dans la négative, peut-être vaudrait-il mieux admettre que les chemins de fer doivent abandonner l'activité du transport combiné ainsi que le transit des wagons isolés, qui sont les deux techniques les plus déficitaires et les plus difficiles à organiser, et qu'ils doivent se concentrer sur le transit des trains entiers qui répond beaucoup mieux à leurs capacités techniques et commerciales.

Si cette décision était prise, la surcharge des autoroutes et celle des "autoroutes de la mer" n'en serait pas tellement augmentée, et les chemins de fer, (ainsi que les contribuables) éviteraient de se lancer dans une bataille coûteuse au résultat bien incertain(6).

 

3.4. Avantages et inconvénients du transport routier

Peu de gens mettent réellement en doute les avantages de l'automobile tout au moins si l'on en juge par le succès permanent et quasi-universel de ce moyen de transport. Si malgré les accidents, malgré les coûts d'achat et de fonctionnement, malgré les bouchons, malgré les taxes, nos concitoyens achètent et utilisent de plus en plus d'automobiles, c'est qu'ils estiment que tous ces inconvénients sont compensés par des avantages décisifs en termes de confort, de disponibilité et de gain de temps global.

Mais les mêmes automobilistes comprennent souvent mal la présence de si nombreux camions sur les routes et autoroutes ; "pourquoi ne met-on pas tous ces camions sur les trains ?" se demandent-ils. Pourtant, le transport routier des marchandises, surtout pour des distances inférieures à 500 kilomètres, se justifie à peu près de la même manière que le transport routier des personnes. Seule la route permet de transporter les marchandises en tout point du territoire, avec la ponctualité et la fiabilité qui sont désormais nécessaires au commerce comme à l'industrie, et cela dans des conditions très compétitives, tout au moins jusqu'à la distance de 500 km environ.

On pourrait même dire que l'usage de la route s'impose pour les marchandises encore plus fortement que pour les voyageurs. Ceux-ci ont souvent le choix entre plusieurs moyens de transport ou entre diverses combinaisons de moyens, tandis que les marchandises n'ont généralement pas d'autre choix que la route, tout au moins lorsqu'il s'agit des distances courtes et de tonnages modérés.

Cependant le transport routier, notamment celui des marchandises, présente aussi des inconvénients dont il convient de parler.

 

3.4.1. La cohabitation Poids Lourds/Véhicules Légers

Alors que la cohabitation entre poids lourds et véhicules légers est toujours difficile sur routes ordinaires à une seule chaussée, elle pose, en principe, moins de problèmes sur les autoroutes dont les chaussées séparées facilitent les manśuvres de dépassement et évitent les collisions frontales.

Néanmoins, les irritations mutuelles réapparaissent et les risques de conflits et d’accidents se multiplient lorsque le trafic s'accroît au-delà d'un certain seuil. Et ce sont ces irritations et conflits qui entretiennent l'idée illusoire et anti-économique qu'il serait possible de transférer massivement les marchandises de la route vers le rail.

C’est pourquoi, il serait souhaitable de séparer les deux types de véhicules chaque fois que le niveau et la croissance du trafic le justifient. Par exemple, dans le cas d'autoroutes à 2 x 3 voies très chargées, comme A1, A7 et A9, où les conflits entre poids lourds et véhicules légers commencent à devenir préoccupants, il serait possible, tout au moins sur certaines sections, de doubler l'autoroute actuelle par deux chaussées latérales affectées aux camions, et utilisant les mêmes échangeurs, c'est-à-dire de passer de 2 x 3 voies à 2 (3+2) voies. Le confort et la sécurité de tous y gagneraient.

Les études détaillées faites sur certaines sections montrent, en outre, que ce type d'aménagement constituerait souvent une bonne solution tant du point de vue économique que du point de vue de l'environnement

Du point de vue de l’économie, le fait que l'on puisse traiter séparément chaque section en commençant par les plus chargées permet d'échelonner les investissements dans le temps, ce qui n'est pas possible lorsqu'on décide de décharger l'autoroute existante en construisant une autoroute parallèle.

Du point de vue de l'environnement, cette solution permet de concentrer les nuisances et de mieux s'en protéger ; il est préférable d'ajouter 2 ou 3 décibels là où il y en a déjà 65 que de créer une nouvelle source de décibels dans un site tranquille, d'autant plus que l'on profite des travaux d'élargissement pour construire ou renforcer les murs anti-bruit.

 

3.4.2. Les goulets d'étranglement et les phénomènes de congestion

Ainsi que le reconnaît le Livre Blanc, les goulets d'étranglement concernent tous les modes de transport, et résultent bien plus de la raréfaction des financements publics consacrés aux infrastructures de transport, que d’un très discutable déséquilibre rail/route.

Mais la suite du chapitre consacré à ce sujet ne présente que des projets d'investissements ferroviaires ou de voies navigables, ce qui ne sera évidemment pas suffisant pour supprimer les goulets d'étranglement du réseau autoroutier transeuropéen.

Cet "oubli" est d'autant plus regrettable que les investissements de capacité à réaliser sur les autoroutes de liaison transeuropéennes sont relativement modestes en comparaison des investissements qui seraient à faire pour les autres modes de transport.

On peut admettre que, sur longue période, le trafic progressera désormais linéairement au rythme moyen de 2% à 3% par an ,et qu’ à " vue humaine ", c’est à dire dans une trentaine d’années, il devrait donc être supérieur de 60% à 90% au trafic actuel.

Or la plus grande partie des autoroutes françaises pourrait supporter une augmentation de trafic de cet ordre de grandeur, et il suffirait probablement d'élargir ou de doubler sur place 10% à15% de la longueur des "autoroutes de liaison", (notamment A1, A7, A9), pour supprimer la plus grande part des goulets d'étranglement prévisibles à l'horizon 2020 sur le réseau des autoroutes françaises ayant une fonction transeuropéenne.

Dans le même esprit, l'Allemagne vient de lancer un programme d'élargissement d'autoroutes portant sur 10 tronçons totalisant 500 km, et l'Italie s'apprête à lancer un vaste programme de construction d'infrastructures, comprenant 19 projets autoroutiers ou ferroviaires.

Mais pour financer ces travaux, il est très important que les autorités chargées de la gestion des autoroutes, (Etat, sociétés concessionnaires, …) puissent conserver une source de revenu leur permettant de financer l élargissement des autoroutes actuelles ou leur doublement sur place, lorsque la croissance du trafic l'exigera.

C'est pourquoi nous sommes très réservés sur la proposition consistant à prélever les péages autoroutiers ou à "mutualiser les redevances d'infrastructures" pour pouvoir les transférer d'un mode à l'autre. Comme les péages et redevances sont proportionnels au trafic de chaque mode ils constituent un bon indicateur du volume de trafic qui emprunte chacune des infrastructures, et doivent logiquement servir à aménager et élargir celle des infrastructures dont la capacité doit être adaptée à la croissance du trafic.

Il serait d’ailleurs tout à fait contraire à la logique économique et à la productivité des transports d’imposer aux usagers d’un mode une redevance destinée à couvrir les charges d’un autre mode moins compétitif, avec l’espoir de provoquer un report de trafic d’un mode à l’autre.

 

3.4.3. La pollution de l'air et l'effet de serre

Il convient d'abord de bien distinguer ces deux phénomènes.

Les polluants de l'air sont les éléments nuisibles à la santé de l'homme, principalement ; les gaz CO, SO2, NOx, les hydrocarbures incomplètement brûlés, les particules de gazole imbrûlé, le plomb, le soufre.

Mais les moteurs rejettent aussi dans l'air du bioxyde de carbone CO2, qui n'est pas du tout nuisible à la santé, mais dont l'accumulation dans l'atmosphère semble contribuer à l'effet de serre, et pourrait entraîner une évolution défavorable du climat.

En ce qui concerne la pollution de l'air on doit rappeler que les constructeurs d'automobiles et de camions, poussés par une réglementation européenne de plus en plus stricte, ont déjà considérablement réduit les émissions des véhicules neufs.

Pour les Véhicules Légers, les volumes unitaires d'émission ont été divisés, depuis 1988, par un facteur compris entre 4 et 20 selon les produits, et seront encore divisés en 2005 par un facteur de l'ordre de 2.

Pour les Poids lourds, les valeurs actuelles des émissions autorisées des véhicules neufs correspondent à une division par 5 des valeurs autorisées il y a dix ans. Cette évolution va se poursuivre et, par exemple, les émissions de particules vont être à nouveau divisées par 5 pendant les dix ans à venir.

Malgré l'augmentation du volume de la circulation, le taux de pollution de l'air par les gaz d'échappement est donc en diminution constante et rapide, et il tombera à une valeur négligeable lorsque tous les véhicules en circulation seront conformes aux nouvelles normes.

Le problème de la pollution de l'air est donc potentiellement réglé.

Du côté des émissions de CO2, on ne peut espérer des résultats aussi rapides ni aussi complets car les moteurs continueront d'émettre ce gaz aussi longtemps qu'ils fonctionneront aux hydrocarbures (ou au gaz de pétrole). Cependant la technique progresse également et les constructeurs européens travaillent à réduire la consommation unitaire des moteurs et les volumes d'émission de ce gaz.

Plusieurs rendez-vous, échelonnés de 2003 à 2012, ont été prévus entre l'Association des Constructeurs Européens (ACEA) et la Commission Européenne pour vérifier la tenue des objectifs fixés à ce sujet.

A plus long terme, on peut imaginer que de nouveaux carburants et de nouveaux principes de fonctionnement des moteurs permettront de nouvelles réductions des émissions de gaz à effet de serre, voire leur disparition complète.

En attendant que le progrès technique, poussé et accéléré par l'épuisement prévisible des gisements d'hydrocarbures, ait permis de régler définitivement ce problème, le transport routier restera évidemment un émetteur non négligeable de CO2, mais il ne faudrait cependant pas en exagérer le poids relatif.

C'est ainsi que : d'après les données fournies par le Livre Blanc lui-même, la consommation énergétique des transports occasionnait, en 1998, 28 % des émissions de CO2 et le transport routier émettait 84% du CO2 dus aux transports. Donc le transport routier émet 0,84x28=23,5% du CO2 d'origine anthropique. Il ne vient qu'au troisième rang des secteurs émettant du CO2 après les centrales thermiques et le chauffage des immeubles, deux domaines dans lesquels la lutte contre les émissions de CO2 pourrait s'appuyer sur des techniques existantes ou sur des mesures tarifaires immédiates, et serait donc susceptible de conduire à des résultats beaucoup plus rapides.

S'agissant enfin de la comparaison entre le rail et la route, elle mériterait d'être faite non pas seulement dans les conditions actuelles mais en tenant compte des évolutions techniques envisageables à moyen et long terme.

Par exemple, s’il est vrai qu’en France et dans l'immédiat le transport d'une tonne de marchandises émet moins de CO2 sur le rail que sur la route, cela tient évidemment au fait que la traction électrique y est alimentée, pour une grande partie, par des centrales nucléaires qui ne produisent pas de CO2.

Si, comme certains le souhaitent ou l'annoncent, les centrales nucléaires devaient être, un jour, remplacées par des centrales thermiques (par exemple, pour des raisons de sécurité vis-à-vis du terrorisme) l'avantage écologique du rail serait notablement réduit. C’est déjà le cas dans la plupart des autres pays européens.

Si l’on envisage, au contraire, le retour en grâce de l’énergie nucléaire, en vue de diminuer les énormes quantités de CO˛ émises par les centrales de nombreux pays, on peut prévoir la disparition progressive des émissions de CO˛ produite par la circulation automobile, grâce au développement de piles à combustible dont l’hydrogène serait produit par les dites centrales.

Dans ce domaine comme dans bien d’autres, le progrès technique devrait apporter la solution, et rendre compatibles la croissance de la circulation automobile et une protection toujours meilleure de l’environnement.

 

3.4.4. Le problème de l'insécurité routière

L'insécurité routière est, sans aucun doute, le principal problème posé par la circulation routière, et le Livre Blanc ne manque pas de faire quelques propositions à ce sujet.

C’est un domaine dans lequel les améliorations ne pourront être obtenues qu'à très long terme, car la sécurité routière dépend non seulement des règles inscrites au Code de la Route, mais aussi et surtout de la manière dont les automobilistes les appliquent, c'est-à-dire du civisme de la population. Et l'on peut penser, par exemple, que si la Grande-Bretagne a 2,5 fois moins de tués sur la route que la France, c'est essentiellement parce que la population britannique a reçu une éducation et développé un comportement beaucoup plus civiques que la population française.

Cela dit, il est possible, sans même attendre que la population des autres pays respectent les lois aussi bien que les Britanniques (et les Suédois), d'améliorer la sécurité par l'aménagement d'infrastructures plus sûres, et en particulier :

Ce sont des types d'aménagement que le Livre Blanc omet de mentionner, sans doute par souci de ne rien proposer qui puisse favoriser ou même faciliter la circulation automobile…

Mais il ne faudrait tout de même pas que le Livre Blanc soit interprété comme interdisant tout aménagement routier ! Cela serait tout à fait contre-productif non seulement pour l'économie et la vie sociale, ainsi que pour la sécurité des usagers.

 

3.4.5. Conclusions pour le mode routier.

S'il est vrai que le transport routier des marchandises et des voyageurs entraîne des inconvénients de divers ordres, il faut aussi tenir compte du fait que ces inconvénients peuvent être notablement réduits, soit à court terme par les techniques existantes, soit à plus long terme grâce à l'évolution programmée ou prévisible de la technologie.

Il ne faudrait donc pas prendre prétexte des inconvénients actuels pour essayer de brider inconsidérément ce mode de transport, qui s'améliore continuellement sur tous les points, et qui sera encore longtemps indispensable à la vie de nos contemporains.

 

En résumé, 

Chaque mode de transport présente des avantages et des inconvénients, et doit être utilisé en fonction de ses possibilités spécifiques et de son aptitude à assurer une certaine part du marché des transports.

Compte tenu des pertes économiques qu'entraînerait pour l'Europe une possible multiplication des goulets d'étranglement, il paraît clair qu'il faudra continuer à faire appel à toutes les capacités de transport disponibles ou mobilisables, et à donner à chaque mode une utilisation conforme à ses aptitudes propres.

Une analyse attentive de la situation montre d’ailleurs que les divers modes sont beaucoup plus complémentaires que concurrents, et notamment que le transport routier de marchandises, qui est essentiellement utilisé pour les transports à courte distance, constitue très souvent le prolongement des autres modes, dont il assure la desserte locale.

On observe que 85% des kilomètres parcourus par les camions correspondent à des transports effectués à moins de 500 kilomètres de distance, et que même s’il était possible de transférer sur le rail ou sur la voie maritime les 15% restant, c’est à dire les véhicules x kilomètres effectués à plus de 500 km de distance, le nombre des poids lourds circulant sur les autoroutes européennes n’en serait guère modifié.

Par ailleurs, si une petite fraction des kilomètres effectués par les poids lourds correspond à des transports à longue distance, cela tient, non pas à des avantages indus dont bénéficieraient les transporteurs routiers, mais plus simplement à l’incapacité du système ferroviaire à assurer un service de qualité, rapide, et ponctuel. Aucun des acteurs du secteur des transports ne serait fondamentalement opposé au transfert de ces transports routiers à longue distance sur un autre mode, mais il faudrait trouver un mode qui soit réellement capable d’assurer ce service…

Or, dans l’état actuel des choses le système ferroviaire en est rarement capable, et l’on peut même douter qu’il soit en mesure de relever le défi et de se réorganiser en profondeur.

La revitalisation du rail est tout à fait souhaitable, mais elle prendra du temps, et en attendant, il paraîtrait plus réaliste, pour le transport des marchandises, de miser sur les élargissements et doublements d’autoroutes, plutôt que sur les chemins de fer.

On pourrait également recourir plus largement aux transports maritimes, qui sont bien adaptés à la géographie de l’Europe, et semblent faire preuve d’un bon dynamisme et d’une bonne capacité propre de développement, puisqu’ils assureraient déjà 40% des transports de marchandises internes à l’Union ; il est dommage que le Livre Blanc n’y porte pas plus d’attention et ne cherche pas vraiment à développer le concept des " autoroutes de la mer ".

En revanche, les chemins de fer sont bien adaptés au transport des passagers, tout au moins sur les itinéraires où le trafic est suffisant, et la construction de TGV entre les villes les plus importantes offre aux voyageurs une alternative intéressante à l'avion et utile à l’économie, à condition qu’elle se fasse dans des conditions équitables de concurrence. A cet égard, il serait souhaitable que la construction et l’exploitation des TGV fasse l’objet de comptes séparés, permettant d’analyser les conditions réelles de cette concurrence.

Enfin, qu’il s’agisse du transport des marchandises ou de celui des voyageurs, on peut prévoir que les flux continueront de croître dans les décennies à venir, tout au moins tant que la croissance économique se poursuivra, puisque la croissance des trafics est à la fois l’un des facteurs de la croissance économique et l’une de ses conséquences.

Il sera donc nécessaire de prévoir des investissements de capacité, non seulement sur le réseau ferroviaire, mais aussi sur les autoroutes européennes les plus chargées, dont certaines sections devront être élargies ou doublées sur place.

Il est important que ces investissements soient financés dans le respect des principes de l’économie de marché, en faisant payer aux utilisateurs de chaque mode l’intégralité de ce qu’ils coûtent à la collectivité, c’est à dire non seulement les coûts internes à l’infrastructure utilisée, mais aussi les coûts externes que sont les atteintes à l’environnement.

Il serait contraire aux principes de l’économie de leur faire payer plus, et par exemple, d’imposer aux usagers de la route une redevance destinée à couvrir les charges d’un autre mode moins compétitif avec l’espoir de provoquer un report de trafic de l’un à l’autre ; une telle " mutualisation " du produit des redevances ou péages d’infrastructure conduirait vite à des affectations de ressources arbitraires et opportunistes, qui n’inciteraient pas le deuxième mode à faire le moindre effort pour devenir compétitif. Elle serait donc contraire à la productivité des transports.

Rappelons que la Directive 1999/62/CE, relative à la taxation des poids lourds pour l’utilisation de certaines infrastructures, n’autorise pas les Etats membres à percevoir des péages excédant le niveau des coûts d’infrastructure ; il faut maintenir ce principe, conforme à la logique économique et à celle de l’utilisateur–payeur.

Quant aux nuisances externes générées par la circulation, plutôt que de les taxer plus ou moins arbitrairement, il serait bien préférable de travailler à les réduire, soit à la source par l’amélioration des véhicules, soit en bordure des axes routiers par l’aménagement de dispositifs protecteurs.

Il est vrai que l’Arc Alpin pose un problème particulier qui pourrait éventuellement nécessiter une solution spécifique, tout au moins dans certains cas de figure. Mais il s’agit là d’un cas unique qui n’a pas d’autre équivalent en Europe, et si ce cas devait être traité de manière exceptionnelle, cette exception ne devrait modifier la règle générale, mais plutôt la " confirmer ".

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