Journal des Voyages , ET DES AVENTURES DE TERRE ET DE MER
Dimanche 8 Décembre 1878

A TRAVERS LE MONDE

AU PAYS DES PATAGONS

Je ne crains pas de me hasarder en disant ici que l'on a bien moins écrit sur la Patagonie que sur tout autre pays inexploré du globe. Cela n'a rien d'étonnant d'ailleurs, car cette terre dénudée, le climat inhospitalier de ces parages sont peu engageants pour amener des pionniers sur ces rivages lointains. En effet, qu'iraient chercher là des Européens? Ils n'y trouveraient rien qui pût leur conseiller d'y coloniser : Le sol est peu propre à la culture, l'eau y manque les trois quarts de l'année, si bien que tout porte à croire que plusieurs siècles s'écouleront encore avant que la civilisation s'aventure vers ces plaines australes.

La Patagonie peut être divisée en deux parties distinctes : celle qui est unie, la plaine, et la partie élevée composée de montagnes. La première s'étend sur les bords du Pacifique et sur la côte ouest du détroit de Magellan. La seconde se trouve à l'ouest du pays patagonien depuis le 40° degré de latitude jusqu'au détroit. Le térritoire de cette portion de la Patagonie se compose de monticules qui s'élèvent graduellement en terrasses sur une étendue de cent milles et qui atteignent une élévation de six à sept cents mètres. De temps à autre le sol est crevassé par de vastes entonnoirs appelés cañons, où l'herbe pousse drue et où l'eau se rencontre dans des sources abritées sous des rochers.

Dans la plaine, le sol est entièrement pelé : c'est à peine si l'on rencontre de temps à autre quelques buissons du berberis et, çà et là des touffes d'un gramen aussi tranchant que la laine d'un couteau.

Les habitants de ces pays lointains qlui passaient autrefois pour des géants sont bien dégénérés de nos jours, quant à la taille du moins. La tribu des Téhuelches dans laquelle on comptait, il y a un siècle, les plus beaux hommes des terres de Magellan et de Byron, et qui se compose de nos jours de trois cents individus à peu près, s'enorgueiIlit à peine de sept à huit hommes dont la taille mesure au plus de cinq pieds dix pouces à six pieds.

Quoi qu'en aient dit certains voyageurs, leur physique n'est point disgracieux: il est même certaines femmes qui sont belles de formes et de visage, dont le sourire est gracieux, les manières affables. Les joues des individus de l'un et l'autre sexe sont proéminentes, le front est bas, la bouche grande, les lèvres lippues. Les cheveux tenus longs par ces indigènes sont rudes et retenus par un filet, de peur qu'ils ne retombent sur leur visage. La couleur de leur teint est d'un jaune de brique; et cependant rien n'est plus difficile que de se prononcer sur ce sujet, car, comme hommes et femmes se livrent rarement à des ablutions, on ne sait pas précisément quelle est la couleur de leur peau.

La nourriture des Patagons se compose de chair de jument, de nandous et. de guanaques. C'est avec la peau de ces derniers animaux qu'ils fabriquent les tentes qui leur servent de demeure et les vêtements dont ils se couvrent, c'est-à-dire un grand manteau qui est attaché autour de leur cou et pend jusques au dessous de leurs mollets.

La façon de chasser des Patagons est assez curieuse à raconter. Montés sur des chevaux à moitié dressés, sans selle ni étriers, retenus à peine par un guidon, ils se lancent à la poursuite des nandous ou des guanaques poursuivis par une espèce de chiens tenant du lévrier et du boule-dogue, et se servent des bolas, autrement dit de grandes lanières de cuir terminées par trois énormes pierres rondes. Lorsque le Patagon est à une distance suffisante de l'oiseau ou de l'animal qu'il a attaqué, il lance ses bolas après les avoir fait tourbillonner trois ou quatre fois autour de sa tête. L'instrument ainsi jeté va, rapide comme la foudre, s'entortiller autour des jambes du gibier qui fuit devant le chasseur : la bête tombe et les chiens survenant aussitôt sautent au cou et l'empêchent de se relever.

Les Tehuelches sont d'un naturel doux et d'une très grande intelligence. Quelles que soient les opinions des anciens voyageurs sur leur compte, il est prouvé qu'ils exercent l'hospitalité la plus loyale à l'endroit des voyageurs qui se rendent au milieu d'eux.

Nous ajouterons que, grâce à la poursuite la plus acharnée du différentes peuplades ennemies, le nombre des Patagons diminue. D'autre part la passion immodérée de ces malheureux pour l'eau de vie - la liqueur de feu, comme ils l'appellent - fait de fréquentes victimes. Ce poison social leur est fourni par les commerçants de la colonie de Sandy-Point, en échange des fourrures et des plumes d'autruche, résultat de leur chasse.

Le climat de la Patagonie n'est point aussi clément qu'on pourrait se l'imaginer : c'est ainsi qu'à la suite d'une journée clémente et d'une douceur printanière, quelques voyageurs s'étaient imaginé que le printemps faisait son apparition. Ils se couchèrent sur le sol, enveloppés à peine dans leurs manteaux, laissant leurs chevaux attachés au piquet. Quelle ne fut pas leur surprise, le lendemain matin, en se réveillant, de se voir couverts par une couche de neige! Aussi loin que la vue s'étendait, le linceul glacé cachait la terre, recouvrait les arbres. C'était un changement à vue tout à fait imprévu : six pouces de neige et l'hiver reprenant son cours.

Et quand le dégel s'opère, lorsque la chaleur fait fondre les neiges et les glaces des Cordillères, alors les rivières se gonflent et débordent. Si les Patagons n'osaient pas se jeter, montés sur leurs chevaux, à travers les ondes déchaînées, pour se rendre sur l'autre rive ils seraient obligés d'attendre des semaines entières en se morfondant sur la rive qu'ils désirent abandonner .

Parvenus de l'autre côté de ce torrent déchaîné, moitié transis, épuisés, il leur faut rapidement allumer du feu pour se sécher le corps, pour préparer leur nourriture et la faire cuire.

C'est ici que l'art du cuisinier est complétement inutile. Après avoir écorché le guanaque ou le nandou qui doit servir à alimenter les voyageurs ceux-ci enfilent des morceaux de chair à des branches de bois et les font tout simplement rôtir sur des charbons ardents en les tenant eux mèmes - chacun pour soi, en Patanie - de de façon à ne pas faire men le proverbe : « On n'est jamais mieux servi que quand on se sert soi-même. »

Pendant que la cuisson s'opère, les chiens, assis sur leur train de derrière, attendent le moment où la générosité de leur maître leur permettra de prendre leur repas. Déjà ils ont dévoré les entrailles des animaux dépouillés : il leur reste encore à grignoter les os dont ils sont très friands.

Le repas terminé, les Patagons allument leur pipe et se livrent au farniente le plus complet. Puis ils s'occupent de tendre des fourrures sur de petits bâtons et, ce travail achevé, on les voit s'envelopper dans leurs couvertures, s'étendre et se coucher sur le sol, quelle que soit la violence du vent ou la rigueur de l'atmosphère.

Ils dorment bientôt, ces malheureux sauvages, et ne s'éveillent qu'au moment où le crépuscule se montre à l'horizon.

Triste vie que celle-là! mais nous sommes convaincu que les Patagons ne l'échangeraient pas pour toutes les douceurs de la vie civilisée.

FRANCK FORESTER.