VOYAGE A LA TERRE DE FEU Mission de MM. Rousson et Willems.

En 1890 et 1891, M. Willems et moi nous étions chargés d'une mission par M. le ministre de l'instruction publique et des beaux-arts, pour explorer la « Terre de Feu ».
Le 3 mai 1890 nous quittions la France, et après 39 jours d'un excellent voyage, nous arrivions à Punta-Arenas (détroit de Magellan). Cette petite ville, autrefois colonie pénitentiaire chilienne, compte aujourd'hui environ deux mille habitants; depuis quelques années elle a pris une extension considérable, grâce à sa situation géographique et aux industries qui y prospèrent, telles que l'élevage du mouton, la pêche aux phoques à fourrure et l'extraction de l'or.
Après avoir passé un mois avec les Patagons afin de les comparer plus tard avec les Fuégiens, le 20 juillet nous traversions le détroit de Magellan sur le navire le Toro, par une mer calme et après quatre heures de traversée nous débarquions dans la baie Porvenir; quelques maisonnettes la bordent, elles servent à ravitailler les mineurs qui travaillent à l'or dans les ruisseaux voisins-, aussitôt notre mission constituée, nous montons au nord pour visiter les baies Gente Grande, Philippe, Lomas, ainsi que leurs environs. Ce fut dans ces parages que nous rencontrâmes pour la première fois les naturels de l'île les Onas. Effrayé par notre présence, nous cherchâmes à les rassurer en leur donnant des colliers, des bracelets, du tabac et des allumettes.
Les Onas qui habitent la partie nord-est de la 'l'erre de Feu, sont très grands, ils atteignent quelquefois deux mètres; leur teint est cuivré, leur peau est onctueuse au toucher; la figure ovale, le front étroit, peu découvert, les cheveux noirs et longs tombant sur les épaules et souvent mêlés de terre argileuse; ils ont de petits yeux avec des sourcils assez forts, les pommettes saillantes. le nez convexe un peu aquilin. une bouche assez grande , de grosses lèvres laissant entrevoir desdents jaunâtres; ils sont très musclés et très forts, vont complètement nus, ne portant sur leurs épaules que de mauvaises capes de guanaque ou de renard attachées ensemble à l'aide de nerfs d'animaux; les hommes portent sur le front unmorceau de cuir triangulaire, ce qui les distingue des femmes, qui ont comme ornements des bracelets et des colliers faitsde coquillages calcaires.
Tout leur travail consisteà se procurer des aliments; pendant que les hommes chassent les guanaques et les renards, les femmes vont à la plagechercher des mollusques ou harponner les poissons que la mer a abandonnés entre les rochers en se retirant.
Leurs armes et leurs ustensiles sont des plus primitifs, l'arc est en bois de hêtre avec une corde en nerfs de guanaques ; les flèches sont d'un bois plus dur avec une pointe en silex travaillé par éclats; un carquois en peau de loup de mer contenant une vingtaine de flèches et une fronde complète leur armement; les femmes se servent d'un petit harpon en os et d'un panier de jonc.Elles portent les charges, préparent les campements, entretiennent le leu, soignent le senfants. Les campements se composent de trous circulaires de1m 5o de diamètre et40 centimètres environ de profondeurcreusés au moyen d'omoplates de guanaques; autour de ces trous sont plantés verticalement de petits bâtons sur lesquels ils attachent de mauvaises peaux d'animaux. Une famille composée de trois ou quatre personnes s'y abrite, elles dorment serrées les unes contre les autres avec leurs chiens.

Les femmes attachent parfois leurs enfants sur des morceaux de bois dont l'un des montants verticaux est plus long que l'autre, ce qui leur permet en le piquant enterre de faire tenir l'enfant debout devant le feu et de le déplacer selon la nécessité.
Les Onas croient à un esprit comme leurs frères les Patagons, qu'ils nomment « Walitche », et auquel ils attribuent les maux et les biens.
Ils communiquent entre eux au moyen de grands feux qu'ils allument avec de la pyrite de fer et des champignons séchés; ils étendent ces feux sur une grande surface par l'intermédiaire de torches faites avec des racines de plantes. « C'est à cause de ces feux qui brûlent quelquefois sur une longueur
de plusieurs kilomètres par suite des vents violents et qui le soir se voient à plusieurs milles, que les premier navigateurs franchissant ces côtes, donnèrent à cette île le nom de Terre des Feux, et par extension on a fait Terre de Feu ».
Après avoir quitté ces misérables créatures nous nous dirigeons sur le cap Spiri tu- Santo, pour longer ensuite la côte de l'Océan Atlantique. Le 25 août nous arrivions à la rivière « Cullen » à
17 kilomètres environ au nord de la baie Saint-Sébastien.
Le soir du 31 août la marée haute devait avoir lieu vers onze heures. Nous étions à peine endormis que nous
nous éveillions surpris de nous sentir mouillés.
Nous sortons aussitôt de la tente; mais au même moment une vague la remplit, une deuxième la renverse et nous eûmes à peine le temps de nous réfugier sur une petite colline., par une pluie battante et dans l'obscurité complète. Nous ne pouvions nous rendre compte de ce qui venait de survenir que le ]endemain au jour.
La mer sans aucune apparence de tempête, avait franchi les dunes, s'écoulant d'abord dans la rivière Cullen ; elle s'étendait bientôt sur une superficie d'environ deux kilomètres à l'intérieur en couvrant toute la vallée où se trouvait notre campement; notre situation fut des plus critiques pendant trois heures, car la mer n'était plus qu'à cinquante centimètres au-dessous du refuge sur lequel nous étions, et au moindre vent d'est ou du nord il aurait pu être couvert, et d'où il nous était impossible de sortir. Groupés les uns contre les autres, nous passâmes la nuit, la pluie tombant en abondance, sans abri et sans feu; ce ne fut pas sans impatience que nous attendimes le jour. Nous nous trouvions sans vivres, tout était englouti par la mer, effets, collections instruments et nos réserves quatre jours durant nous dûmes repêcher ou chercher divers objets que les flots avaient entraînés dans la vallée.

Après avoir reconstitué notre expédition bien misérable en ce moment, nous allâmes établir notre campement au fond de la baie Saint-Sébastien pour gagner ensuite la baie Inutile sur le détroit de Magellan où nous arrivons douze jours après. A cet endroit le coup d'oeil change subitement, c'est la végétation qui commence; jusque-là, la partie que nous avons parcourue est dépourvue d'arbres, mais ici se trouve une forêt de toute beauté composée de hêtres, de cane las, de linadures et de cassis sauvages ; de petites cascades tombent des rochers, le gazouillement des oiseaux se fait entendre ; cette vue à la fois pittoresque et poétique nous fait oublier nos fatigues que nous venons de supporter. Quelques jours après, nous nous embarquions sur la goélette la Chilota, qui nous transporta à Punta-Arenas, pour reconstituer notre mission et prendre les vivres nécessaires à l'expédition que nous devions faire dans le sud de la Terre de Feu.
Trois mois furent nécessaires à ces préparatifs ; pendant ce temps, nous allâmes visiter la presqu'ile du roi Guillaume IV, où nous avons reconnu de nombreux gisements de charbon, qui sont appelés à rend:re de grands services à la navigation à vapeur.
Le 16 janvier 1891, le navire de guerre chilien, la Pilcomayo, nous transporta à la Terre de Feu pour explorer le sud.
Le 3 février, nous traversions le rio Grande; cette rivière est la plus importante de la Terre de Feu ; elle sort de l'immense plaine marécageuse du centre de l'ile ; sa largeur moyenne, à quelques milles de son embouchure, est de 6o mètres , sa profondeur varie entre un à deux mètres, et sa vitesse est de 1m5o par seconde.
La végétation de cette partie de 1 île est complètement différente de celle de la partie septentrionale ; la forêt antarctique commence ; de nombreux lacs, sur lesquels se promènent des cygnes, des oies, des flamands, des canards, et où viennient s'abreuver les troupeaux de guanaques, qui contribuent, dans une large part, à notre alimentation,sillonnent notre route.
Le
18 février, nous atteignions le cap Saint-Paul, où était le campement d'une tribu de 6o à 70 Indiens composée d'Onas et de quelques Yaghans, car il n'y a pas de frontière naturelle entre ces tribus et elles sont souvent en contact ; nous formions notre campement à environ deux kilomètres du leur qui était caché dans la forêt; nous cherchâmes à obtenir leur amitié en leur donnant toutes sortes d'objets dans l'espoir de pouvoir les étudier et faire de la photographie.
Le deuxième jour toute la tribu vint à notre campement ; ils passèrent la journée à manger de la viande que nous leur donnions et nous pouvions à l'aise les étudier.
Nous avions une confiance absolue en eux, quand tout à coup, à 6 heures du soir, au cris de « Tchou! Tchou! » signal donné par une vieille femme, nous étions tous les cinq isolés, trois à quatre Indiens onas se jetaient sur chacun de nous,nous saisissaient par les poignets et par le corps, et il nous était impossible de faire aucun mouvement. Ils avaient pu s'emparer de notre hache qui était près du feu et, armés d'un couteau volé qui devait tour à tour mettre fin à nos jours, ils blessaient mon excellent et dévoué compagnon Willems qui recevait plusieurs blessures heureusement sans gravité; nous crions dans l'espoir que nos hommes se portent à notre secours,mais ils étaient,comme nous, tenus, lorsque par miracle notre cuisinier protégé par trois indiens Yaghans était mis en liberté;aussitôt il saisissait son revolver qui était dans sa botte et tira sur le premier venu ; à cette détonation les Indiens furent effrayés, ils nous abandonnèrent et s'enfuirent se cacher dans la forêt. Dans cette rixe, qui dura à peine cinq minutes, un des leurs était tué, un autre blessé.La nuit se passa sans bruit et sans alerte. Le 2o au matin, nous nous dirigions sur la baie Policarpe;à partir de cet endroit, le terrain devient très marécageux, notre caravane, qui se composait de 14 chevaux, ne peut plus avancer, quatre de nos chevaux restent enferrés, nous sommes obligés de les abandonner. La marche devient de plus en plus difficile, le sol s'enfonçant sous le poids des chevaux, et il nous est impossible de faire plus de quatre à cinq kilomètres par jour. Enfin, le 8 mars, au prix de mille fatigues, nous établissions notre campement au fond de la baie Thétis, lorsque le même jour entra un petit voilier commandé par M. le sous-préfet maritime de Bon Succès, venant à notre secours. Il avait été averti par les trois Indiens qui avaient protégé notre cuisinier le 19 février et qui s'étaient vus obligés de fuir pour ne pas être massacrés par les Indiens onas de la tribu qui nous avait attaqués.
Nos bagages sont portés à bord du petit navire le Cutter Patagones, garde-côte du gouvernement Argentin; nous nous rendons par terre avec nos chevaux à Bon-Succès où nous arrivons le 13 mars 1891 . Cette sous-préfecture maritime, établie au sud-est de la Terre de Feu, en face le détroit de Lemaire, sert à porter secours aux marins naufragés dans ces parages.
La neige commencait à tomber, la sous-préfecture n'avait plus que quelques vivres pour les trente-quatre marins qui font le service; nos vivres furent partagés, le navire ne venant toujours pas, nous étions obligés d'abattre nos pauvres chevaux afin de ne pas mourir de faim.
Le 17 mai, après deux longs mois d'attente, pendant lesquels nous avions exploré les environs et fait la chasse aux otaries, l'Allen-Gardner, mouillait au fond de la baie de Bon-Succès et acceptait de nous conduire à Ushmaïa, où nous arrivions, après avoir parcouru le canal de Beagle.
Ushmaïa est aujourd'hui la capitale de la Terre de Feu Argentine, il y a environ 100 habitants, un gouverneur représente le gouvernement Argentin, et quelques soldats assurent le service; la mission anglaise y est établie depuis dix-sept ans. Nous y restons jusqu au 6 juin, époque à laquelle nous nous embarquons sur le navire de guerre de Villarino, pour Punta-Arenas, où nous arrivions le 9 juin 1891 Notre mission était terminée; le 5 août 1891 nous arrivions en France, rapportant une collection qui est actuellement exposée au Muséum d'histoire naturelle, dans les galeries de zoologie, où étaient exposées les collections de M. Bonvalot et du duc d'Orléans.

HENRI ROUSSON .