Journal des Voyages , ET DES AVENTURES DE TERRE ET DE MER
Dimanche 25 Août 1878

A TRAVERS LE MONDE

LA TERRE DE DESOLATION

Au milieu de ces tristes régions, la terre de Désolation présente des aspects plus particulièrement navrants et justifie en tous points le nom qu'elle a reçu La végétation y est rare et frèle on s'y promène dans de grandes solitudes mornes, couvertes de li lichens; de loin en loin, quelques forêts d'arbres caducs ou même d'arbres morts, dont les squelettes. blanchis et tordus par le vent affectent des formes étranges; toujours un froid sombre et humide, rien de vivant d'ailleurs, et perpétuellement le même terrible silence.
Des canaux importants, mais très peu connus, partent du détroit de Magellan et s'en vont au nord, entre la côte de Patagonie et plusieurs îles encore vierges, déboucher dans le golfe de Penas
, à environ 6°, en latitude au-dessous de leur point de départ.
C'est dans ces parages que nous fùmes retenus, un mois, avec mission de les explorer.
Sur une longueur d'environ 160 lieues, nous traversâmes d'immenses pays déserts; une seule et même forê t s'étendait sur les deux rives, une forêt dans laquelle rien n'avait dû changer depuis les premiers jours du monde.
Entre la terre de Guillaume IV et l'île de la Reine-Adélaïde, les premiers canaux dans lesquels s'enfonça notre navire étaient étroits et difficiles. C'étaient des passages sinueux, encaissés entre de sévères montagnes si resserrés parfois que la mâture, frôlant les branches des vieux arbres, secouait en passant leur neige sur nos tètes.
Mais l'horizon s'élarg
it bientôt, et nous vîmes défiler chaque jour, au milieu d'un silence de mort, une nouvelle suite de lacs et de montagnes, de glaciers et de hautes cascades, de cours d'eau solitaires et sans nom.


LA TERRE DE DESOLATION. - Les gens poussaient avec leurs chiens des hurlements sinstres.

La nature perd son caractère d'âpre tristesse à mesure qu'on s'éloigne de Magellan pour se rapprocher des contrées plus tempérées du Nord; la verdure a des teintes moins foncées et moins uniformes, et les bois se remplissent de hautes bruyères dorées. Dans les vallées profondes, sous des voûtes d'arbres antiques, tout ruisselants de pluie, l'ombre est si épaisse que c'est presque la nuit, et là-dessous se déploie un grand luxe de mousses ou de fougères inconnues , d'une exquise délicatesse.
Quelques petits oiseaux transis commencent à chanter dans les branches, et sur les rivières voltige un martinpêcheur vert, huppé, d'une grande beauté.
Le gibier d'eau se montre aussi en quantité prodigieuse; nous dérangeons en passant des peuplades de guèbres, de plongeons, de canards et d'oies sauvages au plumage très somptueux, toutes bêtes au goût détestable, que nous sommes cependant fort heureux de rencontrer.
Les moules gigantesques dont se nourrissent les indigènes nous rendent aussi de grands services. Ces coquilles renferment toutes des perles, teintées de bleu ou de rose, que sans doute personne n'a songé à utiliser encore pour aucune parure.
Les débarquements et les excursions sont là-bas choses trèsdifficiles; on n'avance guère dans ce pays qu'à la manière des singes, en se suspendant aux arbres, et on se fatigue vite de ces promenades sombres, de ce silence et de ce complet isolement.
Les matelots passent leurs journées, dans ces bois, à couper des arbres pour entretenir, à défaut de charbon, les feux de la machine. Ils rentrent le soir, à la tombée des nuits d'hiver, mouillés et gelés, très-satisfaits cependant de rapporter pour leur dîner quelques pingouins ou des coquîllages.
De loin en loin, nous trouvons les ichthyophages, mauvaise rencontre en général, et de laquelle on ne peut au moins tirer aucun parti. Les matelots ont de ces hommes une sorte de frayeur superstitieuse mêlée de dégoût, et s'en amusent à bord avec méfiance, comme de bêtes originales, mais nuisibles. Il serait déplaisant en effet de tomber sans armes entre leurs mains jaunes; on y serait très-promptement houspillé et mangé, avec de grands cris et un grand tapage.
La fumée de leurs feux de branches les trahit heureusement de fort loin, et les surprises ne sont pas à redouter de leur part. Leurs campements, encombrés de monceaux de coquilles, d'os, et de plusieurs choses malpropres, répandent une odeur fétide, et tout ce qui les entoure est souillé et répugnant. On ne voit d'ailleurs chez eux aucune trace d'industrie, ni d'organisation quelconque; ils vivent le plus souvent par familles comme les orangs, se nourrissent de chasse et de pêche et passent sur l'eau la plus grande partie de leur existence.
Leurs pirogues contiennent en général quatre ou cinq individus, un nombre égal de chiens et un feu qui brûle imprudemment avec un peu de cendre sur le fond même de l'embarcation.
A la hauteur de l'île de la Reîne Adélaïde, nous fûmes mis en émoi certain jour par une pirogue ainsi montée qui se dirigeait vers nous avec des signes de détresse. Les gens poussaient avec leurs chiens des hurlements sinistres, nous montrant de grandes bouches ouvertes et des visages de l'autre monde; avec une inconscience absolue du danger, ils se jetèrent sur notre navire au risque d'être mis en pièces.
Nous les avions crus fous ou possédés; ils étaient affamés seulement, et leur pirogue fut comblée en un instant par nos matelots de biscuits et de pain qu'ils dévorèrent.
De tels personnages cadrent bien cependant avec les sites étrangement sauvages qu'ils habitent, et on peut, au milieu d'eux, se croire transporté à l'époque reculée de l'homme préhistorique. Sous leur ciel noir, dans leurs forêts primitives, d'autres hommes feraient moins bien, et l'effet en serait moins saisissant.
A mesure qu'on descend vers le nord, les canaux deviennent plus larges et plus droits; c'est comme une route immense ouverte à la navigation .entre les glaciers de la côte de Patagonie et les montagnes vertes de l'île Wellington.
Tous les oiseaux des mers du Sud, les grands albatros, les damiers et les pétrels gris, suivent en masse le navire dans sa course tranquille, et décrivent des courbes folles autour de lui. Des sites d'une grande splendeur se réfléchissent dans l'eau calme, et les premières belles journées d'octobre, l'avril du printemps austral, apportent à toute cette nature un charme moins sévère.
Notre dernière relâche dans ces contrées est au Havre-Eden, une baie ravissante qui précède le golfe de Penas, - et puis, notre mission terminée, nous prenons en pleine mer le chemin du Pérou.
M. V.


LA TERRE DE DESOLATION. - Aspect général du pays.