ECRIVONS-LE tout de suite : il ne s'agit pas de mettre
en cause des personnes en tant que telles, mais plutôt une attitude
historique dite « académique ». Celle qui ponctue la pente
d'évolution du concept d'académie du sens grec originel au
mot contemporain. Aujourd'hui, académique signifie au mieux classique,
en général conservateur et, au pire, un peu ringard. Il est
question ici de l'attitude qui consiste à regarder passer le train
des événements puis à édicter que non, décidément,
ce train, donc la réalité, la pratique, les faits mêmes,
disons l'usage, n'est pas correct, pas juste, pas orthodoxe. Et que, de plus,
il faut y voir, d'évidence, une détérioration par rapport
à ce qui existait.
Les déclarations de principe de l'Académie
française à propos de la féminisation des fonctions
témoignent de cette attitude académique qui relève en
vérité d'une idéologie conservatrice, voire intégriste,
en ce qu'elle refuse toute évolution au nom du respect intransigeant
de la tradition. Ne devrait-on pas, en effet, tout autant féminiser
les fonctions nouvellement occupées par les femmes que masculiniser
celles jusqu'alors réservées aux femmes, lorsque des hommes
désormais les exercent ?
Cette attitude trouve aussi son illustration dans le
discours des académiciens français à propos de la langue.
Ainsi le secrétaire perpétuel de cette institution a-t-il l'habitude
d'affirmer qu'on parlait bien le français au XVIIe siècle.
Ce qui paraît signifier que nous ne le parlons plus bien et qu'au fond,
malgré toutes nos connaissances contemporaines et nos avancées
technologiques, nous sommes de pauvres « cloches » devenues
incapables de parler cette langue parfaite du XVIIe. On en viendrait à
regretter d'être nés trop tard, on en reste un peu culpabilisés.
Cependant, on doit se rappeler que l'Académie a justement été
créée au XVIIe siècle avec pour mission de surveiller
le langage, donc la langue française du XVIIe siècle...
D'évidence, un français contemporain
se développe, tant bien que mal, différent certes, mais pas
plus pauvre que le français du XVIIe. Pas plus pauvre, certes, mais
généralement perçu comme moins pur, et même considéré
comme bâtard, puisque issu de formes antérieures jugées
supérieures. Il est vrai que toute l'histoire de la langue est celle
d'une déformation des mots ou d'un glissement des significations.
Mais elle est aussi celle d'une complexification des concepts attachés
aux mots qui part le plus souvent d'un sens premier, très pratique
et très concret, pour aboutir à un sens figuré ou abstrait.
Il existe surtout un français d'aujourd'hui,
en puissance, qui pourrait écrire et dire encore mieux, si on le laissait
se développer, en sorte qu'il parvienne au plus proche des significations
à transmettre, des concepts à formuler, des données
de vie à exprimer et à intégrer. Il existe, en somme,
un français qui serait le plus souvent bridé, un français
au potentiel extraordinaire qui ne demanderait qu'à pousser notre
langue vers la qualification de vivante et non plus d'idiome du passé
en danger. Il faudrait pour cela accepter que les transformations de la
langue ne sont pas forcément des maladies mais qu'au contraire elles
peuvent constituer de nouvelles richesses. Le plus souvent, la déformation
d'une forme correspond à l'émergence d'une autre signification.
Il faudrait aussi que les académiciens, en particulier,
se réjouissent tout autant d'inventer des mots nouveaux que de redécouvrir
de vieux mots disparus. Si l'un d'eux pouvait se féliciter, lors
d'une émission télévisée, d'avoir réintroduit
le mot « sébile », proposer un néologisme continue
de relever du péché. « On me pardonnera cet horrible
néologisme », s'excuse par exemple tel chercheur qui pourtant
en a besoin pour exprimer un concept qu'il vient de créer et qui est
dans cette nécessité s'il veut poursuivre (en français)
son travail de recherche, parfois dans une discipline qui n'existait pas il
y a trente ans.
Il faudrait encore que le débat sur la langue
soit possible. Oser proposer de changer la moindre règle de grammaire,
c'est être pris aussitôt pour un ignorant ou un traître.
Il y a pourtant sur ce plan une tradition du débat qui aurait dû
perdurer. Les ancêtres grammairiens de nos académiciens l'avaient
beaucoup pratiqué à propos du participé passé
en relation avec le verbe avoir. Devait-il rester invariable, se comporter
comme avec le verbe être, s'accorder avec le sujet ou bien avec le
complément d'objet ? « Depuis quand les ministres s'occupent-ils
de la néologie ? », s'exclamait Maurice Druon, se référant
au pouvoir donné par Richelieu, écartant du même coup
les Français(es) qui parlent et écrivent le français
et qui pourraient avoir leur opinion, tout comme les ministres qui représentent
ces Français plutôt démocratiquement.
Comment expliquer ces réactions autoritaires,
sinon par le fait qu'au XVIIe la démocratie n'existait pas, ni l'éducation
généralisée d'ailleurs ? Et comment s'en étonner
si l'on considère que les structures d'organisation de l'Académie
(secrétaire perpétuel, élection à vie, cooptation
par les pairs) ont toutes disparu de nos institutions politiques, ou encore
que l'image d'apparat de l'épée est la trace d'une époque
où l'on pouvait se provoquer en duel aussi facilement qu'on téléphone
aujourd'hui ? L'attitude académique, en renforçant l'idée
selon laquelle une langue s'appauvrit lorsqu'elle vit et se transforme, conduit
finalement à ne pas « défendre » la langue, contrairement
à l'intention affichée, mais à la plomber de formes
archaïques, souvent illogiques et contradictoires.
On pourrait alors lui reprocher de maintenir les Français
- particulièrement les enfants - dans une sorte de schizophrénie,
en les forçant à pratiquer d'un côté un écrit
désaccordé de l'époque et, de l'autre, une langue parlée
plus ou moins en prise avec le temps mais considérée comme
du mauvais français. Et aussi, du même coup, d'amener des générations
d'étudiants du monde entier à délaisser petit à
petit, et sûrement, notre langue.
On pourrait encore accuser l'attitude académique
d'obliger les plus rétifs d'entre nous, et même les plus francophiles
des francophones, à recourir de plus en plus souvent à l'anglais
pour nommer des concepts contemporains : cette langue crée librement
et facilement des mots en fonction des besoins de la vie, contrairement à
la nôtre, qui doit attendre que des commissions ad hoc, généralement
des années après l'introduction du mot anglais, décident
si tel nouveau mot ou expression peut se « dire » en français.
Je reprocherais surtout à ceux qui bloquent
l'invention de nouvelles formes d'être généralement les
mêmes qui répètent sans lassitude que le monde contemporain
est vide de sens. C'est pourquoi le temps est venu de poser la question de
l'Académie.