Histoire du cinéma japonais en France (1951-2001)

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Au delà de l'étude stricte du type de cinéma japonais qui nous est parvenu au fil des années se pose la question de savoir quelle frange de la population il a touchée et pourquoi celui-ci nous est parvenu.

public français et motivation envers le cinéma japonais

Ce qui apparaît en premier lieu, c'est que le public des films japonais reste essentiellement un public urbain, cultivé, qui n'est pas rebuté par les sous-titres. Cependant, cet ensemble de spectateurs demeure vaste, et une typologie dégageant les caractéristiques majeures de ces différents publics s'impose.

A: Typologie du public français du cinéma japonais .

Avant l'arrivée de Rashômon en 1951, les occidentaux

"Savaient vaguement que cet art (le cinéma) proliféraient aussi chez certains peuples de couleur, ils imaginaient que les muses du cinéma n'en avaient pas moins élu domicile parmi les blancs. Les films nés ailleurs ne pouvaient donc être que des bâtards, de pâles adaptations de nos œuvres de bonne race". [1]

Le cinéma occidental avait donc seul, le droit de cité, et la question du cinéma étranger ne se posait pas.

"Quelques témoignages isolés, de brefs (et prudents) chapitres dans les manuels d'histoire du cinéma, deux ou trois bandes secondaires, entrées on ne sait comment dans une cinémathèque à l'usage d'un public confidentiel, ne pouvaient rien contre cette opinion admise." [2]

Pourquoi le cinéma japonais ne marque-t-il pas le grand public français?

Dans les années 1955, Jean d'Yvoire [3] s'est interrogé sur le fait qu'il n'y ait pas plus de films japonais sortis en France. Il arrive à la conclusion suivante

"L'esprit même des films japonais est trop profondément différent du notre pour dépasser, à quelques exceptions près, l'exploitation dans les salles d'exclusivité. Le grand public, dérouté, n'est guère capable d'opérer la gymnastique intérieure qu'exige leur compréhension. Ceci d'ailleurs ne vaut pas que pour la production nippone, mais pour celle de tous les pays situés à l'Est du nôtre (sic)".

Après quelques considérations sur les origines culturelles des français, il embraye :

"Demandez à un spectateur moyen ce qu'il pense des films japonais qu'il a pus voir? Il aura souvent été sensible à la beauté des images, mais l'histoire lui aura paru embrouillée ou exagérément violente. Le jeu des interprètes sera taxé d'outrance. S'il s'agit en revanche des films à sujet moderne comme Okasan , notre homme jugera les réactions des protagonistes incompréhensibles, faute d'avoir saisi les innombrables nuances qui les expliquent. En outre, le récit lui a semblé fort long, ennuyeux même, bien qu'il comporte, sans transition, des sauts importants en plusieurs passages, et le dénouement a parfait son ahurissement"

Le fait est que même si Jean d'Yvoire se montre assez sévère envers le grand public (encore faut il que ce grand public ait l'occasion de voir ces films, à l'époque parfois diffusés dans une unique salle à Paris, souvent le « Vendôme »). La situation a relativement évolué depuis les années cinquante, au sens où le film japonais se fait plus accessible, où il est diffusé en province.

Il y a une grande diversité dans le cinéma japonais. Ce qui fonctionne le plus, toutes catégories confondues, ce sont les films d'auteurs grand public. Si les films d'animation réalisent plusieurs centaines de milliers d'entrées, ce n'est pas le cas de Distance ou H Story . Le public des films de Kurosawa n'est pas celui des films de Koreeda , qui lui-même diffère de celui de Miyazaki . Rares sont ceux qui voient tous les types de films. Dressons une typologie des différents publics du cinéma japonais

a- Les dits cinéphiles purs et durs.

Il y a tout d'abord les cinéphiles, qui vont voir un film d'un auteur spécifique, soit un Tim Burton au même titre qu'un Kenji Mizoguchi . Ceux -ci, dans les années cinquante à quatre vingt, s'intéressaient au cinéma japonais comme un grand cinéma exotique avec quelques clichés, c'était essentiellement les grands auteurs classiques: Mizoguchi, Kurosawa , Ozu , Naruse , etc.… Ce public existe encore, surtout dans les ciné-clubs. Quand ce public décide d'aller voir un film japonais, il préfère revoir un bon Mizoguchi ou un bel Ozu des années 1950/1960, qui correspondent à une conception universelle du cinéma plutôt qu'un film récent qui va souvent les décevoir. Le plus souvent, le public des grands classiques du cinéma japonais se tourne vers une production plus populaire (de Kurosawa à Miyazaki ), l'inverse, (d'Otomo à Ozu) est plus rare [4] . Avant, ces films ne pouvaient être vus qu'en salle, rarement avec des reprises, celles-ci demeurant aléatoires. Le public cinéphile pur et dur à Paris se chiffre à 3000 personnes, ce qui ne suffit pas.

Depuis le début des années 1990, ces films sont presque tous disponibles en vidéo, et depuis 2000 en DVD. Ceux qui achètent ces supports sont ce public, qui ne se déplace pas forcément en salle pour voir les classiques. [5] Il y a une forme de démocratisation des grands classiques japonais, il n'est pas rare que les cinéastes Kurosawa , Oshima ou Ozu soient étudiés dans les universités françaises.


b- le public intellectuel.

Il y a ensuite le public dit "branché" qui lit Libération , Les Inrockuptibles , Télérama … Le public concerné est essentiellement intellectuel, et cela parce qu'il nécessite une certaine curiosité d'esprit. Ce public qui fréquente les salles de cinéma d'art et d'essai est assez jeune (entre 20 et 30 ans) [6] .

Max Tessier témoigne de la sélection qu'a effectué le Festival de Cannes en 2000, où une forme de folie a fait sélectionner 7 films japonais en sélection officielle, ce qui ne s'était jamais vu. Résultat, pour les 2/3, ça a été catastrophique, et ils n'ont pas été bien accueillis. En 1999, le film de Shinji Aoyama , Euréka , œuvre difficile mais avec de réelles qualités cinématographiques, a réalisé une petite carrière très honorable malgré ses 3h30. Le même cinéaste a présenté l'année dernière (2001) un autre film qui s'appelait Desert Moon . Celui-ci a été très mal reçu, et a connu un échec à la fois critique (ce qui rare pour un film japonais) et public à sa sortie un an plus tard. C'est un signe que le public change.  Et pour le reste du public qui attend un chef d'œuvre et se retrouve échaudé, c'est le rejet total. Rien n'est acquis.

c- Les fans de cinéma de genre

Ce qui semble acquis pour Max Tessier , c'est l'intérêt du public pour les films de genre, de samouraïs très violents, de Yakuzas, et bien entendu tout ce qui est mangas et films fantastiques. Contrairement aux films de Hong Kong, l'imagerie japonaise, plus aérienne concernant les combats, transparaît un peu moins; son aspect plus sombre et plus réaliste est moins vendeur. C'est dans cette tendance que va le film japonais en France par le biais des distributeurs.

Généralement, l'engouement pour les cinémas orientaux commence chez ce public par les films de genre vus en cassette vidéo, puis ce public commence à fréquenter les salles d'arts et d'essai qui diffusent parfois ce genre de films, et enfin se penche vers les cinémas de ce genre moins populaire.

Il y a aussi un phénomène générationnel : Tous ceux qui n'ont pas connu les grands classiques au moment de leur sortie [7] . Ce n'est pas parce qu'il est souvent dit que Star Wars a été fortement influencée par la Forteresse cachée d'Akira Kurosawa que les fans de la Guerre des Etoiles vont aller voir ce film. [8]

        L'exotisme dans ces cas là prend un aspect nouveau. En effet, ce public s'intéresse à des films généralement sortis après 1980, soit à une période où le Japon était très occidentalisé, et avait la volonté de gagner les marchés occidentaux. Comme reflet de ce public, les fondateurs de HK Vidéo sont un bon exemple. Si bien entendu tous les fans de cinéma asiatique n'ont pas décidé de devenir journalistes ou distributeurs de films japonais, le parcourt qu'ils ont suivi reflète les évènements majeurs qui ont attiré un certain public vers ce cinéma.

Figure 1 : Qui sont les gens de HK Vidéo ?

Ce sont d'abord des passionnés de cinéma au sens large, mais plus particulièrement de cinéma de genre. Ils ont découvert le cinéma asiatique par le biais des vidéos en location, des vidéos clubs, lors du boom de la VHS dans les années 1980, dont des artistes comme Kurosawa ou Bruce Lee ont bénéficié. Les ciné-clubs ont aussi permis une grosse percée du cinéma de HongKong. La passion des rédacteurs de HK, Orient Extrême Cinéma s'est cristallisée fin 1980, début 1990, et cela autour de plusieurs évènements : la parution de la revue Starfix , les rétrospectives dans les cinémathèques, et notamment celle axée autour de Histoire de Fantômes chinois fin 1988.

La rencontre avec Christophe Gans a eu lieu début 1990. Celui-ci avait effectué un voyage au Japon, d'où il avait ramené de nombreux laser disques inédits, dont ceux de Katsuhiro Otomo . C'est là qu'il se rend compte qu'il existe un cinéma extrêmement riche en Asie et décide de s'y consacrer.

d- La génération manga.

C'est un public jeune qui n'existait pas avant le milieu des années quatre-vingt dix.

Le fait est que la génération la plus impliquée dans le succès du cinéma japonais actuel est la génération mangas. Celle-ci se divise en deux publics qui ont entre vingt et trente an, et ont été marqués par ce cinéma bien plus par les supports de la VHS et du petit écran que par les salles de cinéma en tant que telles (voir paragraphes II, 2, 2, A ; B et II, 3, A). Les premiers cherchent une alternative à la production Wald Disney , un graphisme plus recherché. Ces fans vont voir tous les Miyazaki , Takahata , et tous les films d'animation japonaise qui sortent sur nos écrans. Ceux-ci voient rarement d'autres films japonais et se limitent à l'animation japonaise.

Les seconds sont passés de ces supports qui les amènent à présent à fréquenter les films d'art et d'essais aux salles de cinéma. Si un film comme Battle Royale est sorti en France dans les grandes salles comme celles de l'UGC; c'est grâce à eux [9] . Les fans de mangas permettent un certain renouveau du public des films japonais. Ce public est aussi intéressé par les films de genre, notamment d'horreur, fantastiques, ou des films de Tsukamoto comme Tetsuo , Tokyo Fist , ou des films de Miike qui marchent bien dans des petits circuits (deux ou trois salles). [10]

Ce public nouveau est renouvelé sans cesse par le biais des clubs vidéo ou des boutiques spécialisées dans le manga comme Tonkam qui importe des bandes dessinées japonaises en version originale. Ce public est intéressé par ce qu'on appelait autrefois la subculture japonaise, la culture pop. Il paraît cependant difficilement envisageable d'imaginer ce public se prendre d'engouement pour les théâtres No ou Kabuki. Ils veulent des films directement assimilables, et se retrouvent tous dans le fantastique, notamment celui de Miyazaki . Ce n'est plus le domaine du cinéma japonais classique.

e- Le grand public.

Celui-ci est tout d'abord pénalisé par le mode de distribution des films japonais.

Les films comme ceux de Kitano restent au maximum deux semaines à l'affiche [11] . Ces films sont presque toujours proposés uniquement en version originale, ce qui rebute la majorité des spectateurs. Et ne sont diffusés que dans les grandes villes, avec environ 10 copies. Ce mode de diffusion limite le nombre de spectateurs : un si petit tirage ne s'accompagne que d'une faible promotion, peu de gens, hormis ceux qui lisent la presse spécialisée dans le cinéma, sont avertis de la sorties de ces films.

La situation était déjà la même en 1954. Prenons l'exemple des Enfants d'Hiroshima de Kaneto Shindo

" Les Enfants d'Hiroshima fut présenté au Festival de Cannes de 1953, un après midi devant un public très réduit, où les critiques faisaient défaut. Il passa inaperçu.

En France, un gros succès était escompté par les distributeurs de Hermès Film , l'ensemble des critiques étant favorables, sinon élogieux. Mais les Enfants d'Hiroshima n'a pas eu de carrière commerciale - aucune affiche publicitaire de lancement - le film fut peu ou pas présenté dans les salles de quartier- et peu en province. Le film a une exploitation spéciale dans les ciné-clubs, les réunions privées" [12]

Les Enfants d'Hiroshima a donc surtout remporté un succès d'estime, comme la plupart des films japonais, très souvent diffusés dans les mêmes conditions.

De plus, le public est constamment mis en garde par les critiques : le film sera très beau, mais très lent et très complexe. Le grand public veut des produits formatés. Si on lui parle de Japon, cela va impliquer paysage, visage, langue…différents, ce qui risque de le rebuter.

" Ce film japonais, illustre entre tous, risque de dérouter le spectateur inattentif " [13]

" Le film appelle des réserves et ne s'adresse qu'au spectateur cultivé " [14]

"Il reste au public de se montrer digne de tels films" [15]

"Par l'attention qu'ils exigent et par leur durée, pareils films posent aujourd'hui une des questions les plus importantes du cinéma moderne : celle de nouveaux rapports avec le public." [16]

Le cinéma japonais "souffre" aussi d'une certaine idée que s'en font les gens : celle du film lent, historique, ennuyeux, hérité de ce qui était uniquement disponible dans les années 70 et 80. [17]

D'après Jean d'Yvoire , qui témoigne de la situation dans les années 1950 en France, le jeu des acteurs atteint parfois une telle finesse que le public distrait ne les aperçoit pas, ce qui rend les liaisons dramatiques ou les motivations psychologiques des acteurs incompréhensibles. Cela pose un problème autour d'un film comme Mes Voisins les Yamada , tiré d'un comic strip typiquement japonais. Si celui-ci paraît d'un niveau de réalisation peu élevé, il est en fait le résultat d'un tour de force technique extraordinaire, que le studio Gibli , extrêmement rentable, peut se permettre de faire en mécénat et en pure perte, se rattrapant sur le merchandising. Or, en France, un tel film n'excède pas les 40 0000 entrées en 2001, ce qui est un score médiocre. La civilisation nippone reste très éloignée de la notre : Les Yamada sont un miroir déformant qui stigmatisent les petits travers et les attendrissements d'une famille japonaise traditionnelle. Mais si certains traits nous sont familiers, il demeure une certaine part d'étrangeté [18] .

Les gens qui vont voir un film japonais par hasard, parce que la presse en parle sont souvent extrêmement déroutés. Max Tessier , qui a animé de nombreux débats, en témoigne. Les mêmes questions reviennent toujours, dont l'une est très significative : celle de savoir pourquoi les Japonais utilisent de la musique occidentale dans leurs films japonais et non de la musique traditionnelle nippone. Ils n'arrivent pas à comprendre qu'un pays aussi moderne que le japon, dont on parle depuis 100 ans comme d'un pays occidentalisé peut produire un cinéma comme les autres. Les gens mélangent tout : le cinéma et les arts traditionnels tels l'Ikebana ou le théâtre No.

Le fait est que le cinéma japonais est multiple, et que ses publics le sont également.

Aujourd'hui, c'est au public d'aller vers les films. Beaucoup de critiques de cinéma refusent de s'intéresser à un cinéma qui n'est pas distribué en France. C'est au public de chercher les films, de se cultiver sur le sujet, de faire la démarche [19] . Le cinéma japonais est ouvert. C'est rarement de l'intellectualisme pour de l'intellectualisme. Des gens comme Imamura ou Kitano s'exportent facilement car ils proposent des univers intelligents, exigeants mais ouverts au plus grand nombre par les thèmes qu'ils proposent et ce, d'une manière divertissante, ce que ne sait pas faire le cinéma d'auteur européen.


[1] Jean d'Yvoire , in " Le Cinéma Japonais de 1896 à 1955 " de Marcel Giuglaris , Editions du cerf, Paris 1956

[2] Idem.

[3] idem

[4] Entretien avec Xavier Leherpeur op.cit

[5] Entretien avec Max Tessier op.cit.

[6] Entretien avec Monsieur Zawadzki op.cit.

[7] Entretien avec David Martinez op.cit

[8] Entretien avec Xavier Leherpeur op.cit

[9] Entretien avec Xavier Leherpeur op.cit

[10] Entretien avec Max Tessier op.cit.

[11] Entretien avec David Martinez op.cit.

[12] In Fiche filmographique IDHEC , 01/01/1954, Hélène Sebillote, Les Enfants d'Hiroshima

[13] In Radio Cinéma Télévision , 27/07/1958, G.S., Rashomon

[14] In Libre Belgique , 24/03/1961, non précisé, Les Contes de la Lune Vague après la Pluie .

[15] In Lettres Françaises , 29/10/1969, Marcel Martin , "Eros plus massacre", de Yoshishige Yoshida .

[16] In Le Nouvel Observateur , 29/09/1969, Jean Louis Bory, "Eros+Massacres"(sic) de Yoshishiga (sic) Yoshida .

[17] Interview Christian Rakotomamonjy op.cit.

[18] Entretien avec David Martinez opcit

[19] idem