Histoire du cinéma japonais en France (1951-2001)

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Une image de liberté stylistique.

Si l'originalité des thèmes constitue en grande partie l'originalité du cinéma japonais, c'est surtout son langage cinématographique qui fait qu'il se différencie du cinéma tel qu'il est traité en Europe. Quelles sont les caractéristiques formelles du cinéma japonais ?

a- un langage cinématographique autre.

"C'est une suite de fabliaux, d'ailleurs à la limite du symbolisme, un symbolisme qui, malheureusement, nous échappe en partie, ce qui ne nous permet pas toujours d'aller de la vision à la pensée" [1]

"Chaque image est parachevée, symbolique, "signifiante". Hélas! Le symbolisme japonais est souvent ésotérique et tout le monde n'est pas esthète" [2] .

D'après Jean d'Yvoire , l'important pour les cinéastes japonais n'est pas de bâtir une histoire vraisemblable, logique, mais d'exprimer symboliquement certains termes poétiques. C'est ainsi que les films japonais mettent parfois en scène, alors que l'action se déroule dans un contexte plutôt réaliste, des figures issues du merveilleux. Par exemple, dans Rashômon d'Akira Kurosawa , un mort parle par la bouche d'une sorcière.

La structure narrative, si elle s'approche parfois de la notre, peut prendre la forme d'un bout à bout d'épisodes alignés sans ordre préconçu, comme dans O‘Haru, Femme galante de Kenji Mizoguchi . Ce mode narratif rappelle les vieux poèmes orientaux, ou plus proches de nous, les romans antérieurs à l'époque classique.

Comme celle du film français, l'architecture du film japonais se veut soumise aux jeux de mémoire. Le présent et le passé alternent en un rythme rigoureux.." [3]

Le temps filmique est aussi particulier dans le cinéma japonais.

" Nous ne sommes pas encore habitués à ce vaste style japonais un peu compassé, cette lenteur majestueuse des grandes œuvres cinématographiques japonaises. " [4]

Le cinéaste nippon sélectionne dans la durée des moments remarquables et pratique aisément l'art de l'ellipse. Il joue sur une accentuation du contraste rythmique entre le temps mis en image et la durée totale racontée, laquelle peut aussi bien durer quelques heures qu'une dizaine d'années. Ce procédé se retrouve aussi bien dans le Dit du Genji de Yoshiwara que dans O'Haru, Femme galante de Mizoguchi . Jean d'Yvoire explique cela sur un plan culturel

" Cette opposition dialectique nous paraît assez bien illustrer la structure mentale des peuples de type oriental pour lesquels le temps possède une valeur non point abstraite, logique, mesurable, mais essentiellement concrète, en rapport à la fois avec le rythmes continus et immenses de la vie universelle, qui lui confèrent un large étalement biologique, et avec l'attention individuelle apportée au vécu en fonction de sa valeur psychologique qui varie du zéro à l'infini selon les instants ."

Sur le plan plastique, Jean d'Yvoire retrouve la liberté de composition et de coloris qui distingue la peinture japonaise traditionnelle. Cadrages rigoureusement symétriques et images tout en oblique se succèdent, traversés de mouvements violents ou d'ingénieux mouvements de caméra. C'est ainsi que dans Rashômon la vigueur de certains montages (les feuillages à contre-jour du début) s'oppose au statisme total d'autres scènes (celle du tribunal par exemple).

L'art du montage caractérise tout le cinéma japonais :

"Si la structure est solide, dit Kurosawa , on a beau rajouter des images, cela ne sera jamais diffus, disloqué. Il est impossible, avec un bon scénario, de faire du remplissage."

Pour Kurosawa , pourtant, c'est de se représenter visuellement une scène, une séquence, qui est fondamental, alors que chez Mizoguchi , c'est l'idée du film tout entier qui dictera la composition des plans et le rythme du film. Et, ce qui détermine une scène chez Kurosawa, c'est le personnage qui l'habite, et lui imprime un mouvement, une direction.

" Je commence par me représenter visuellement la première scène: il y a là un certain type de personnage, avec certaines virtualités, et qui se trouve dans une situation donnée. Si ce personnage est vraiment fort, il va commencer à évoluer de lui­-même. Avant qu'il se meuve, il faudra se livrer à un travail très dur, mais il ne faudra jamais essayer de tout prévoir jusqu'à la dernière scène. Un personnage qui part d'un certain côté peut aussi bien évoluer de l'autre. Personne ne sait jamais ce qui va arriver ." [5]

L'art du montage transparaît différemment d'un metteur en scène à l'autre. Il suffit de trois plans sur trois coups d'épée pour que le héros de Baby Cart terrasse six adversaires…soit quelques secondes à peine. * [6]

Le cinéaste japonais utilise de plus souvent la technique de contrepoint image son, qui se montre d'autant plus efficace que les Japonais utilisent, outre la musique de type occidentale, leur musique traditionnelle, dont les sons très simples, mais fort nuancés se montrent très expressifs. C'est ainsi que la scène où O'Haru aperçoit au loin son fil sans O'Haru Femme galante de Mizoguchi est particulièrement bien illustrée par le fond sonore.

Tous ces codes cinématographiques laissent parfois le spectateur habitué à plus de classicisme très sceptique :

" On pique des images à gauche à droite, on fait des gros plans aveugles, des accélérés, des ralentis, on truque honteusement les bruits, on colle des musiques idiotes… " [7]

b- Une force esthétique

Le Japon apparaît comme un pays impénétrable et mystérieux [8] . Celui-ci se caractérise par la culture de l'image (voir l'Empire des Signes de Roland Barthes ) et les goûts de l'abstraction et de l'ellipse, tout droit hérités du théâtre No. L'allégorie est utilisée très souvent, sans aucune volonté de réalisme. C'est ainsi que Imamura s'offre des images presque enfantines d'arc-en-ciel dans De l'Eau tiède sous un Pont rouge de Shohei Imamura. Le fait est que cette forme d'expression permet de sortir de la réalité pour mieux l'exprimer. La poésie, c'est dire plus. Il y a dans ce cinéma une dimension littéraire, moins démonstrative que dans le cinéma populaire américain.

La façon de traiter les thèmes varie-t-elle aussi, dans sa façon de filmer les corps par exemple [9] . En France, on filme principalement le visage du comédien qui parle. Cela reflète en partie une certaine forme d'intellectualisation, une culture du verbe. Le cinéma japonais va plutôt filmer les corps humains dans leur entier, notamment dans les films d'arts martiaux. Dans La Légende du grand Judo , Kurosawa va s'attarder sur le détail du pied d'une jeune fille et sa façon de bouger. C'est une vision encore différente qu'offre le cinéma américain qui va filmer la puissance et l'effort. Vision très différente de l'harmonie qui devient un rapport équilibré entre le bien et le mal. Idée de contemplation. [10]

Le cinéma japonais se distingue par une force esthétique qui peut être très importante pour les cinéphiles [11] . Celle-ci ne se définit pas tant par l'art du montage que par la maîtrise de l'espace, de la lumière, la manière de filmer, d'appréhender l'action. Il y a un véritable sens esthétique qui réside dans la tension entre les situations et la façon dont les personnages les abordent, créant un contraste entre la violence du drame et le jeu retenu des acteurs, ce qui engendre une approche très différente de la notre. Dans La Porte de l'Enfer , à Morito fou de passion s'oppose la dignité calme de Kesa. Okasan verra sans un mot de trop s'écrouler un à un les morceaux de son bonheur familial, tandis que, selon la bonne règle de la politesse nippone, son mari souriait en parlant de la mort de leur fils La pudeur, la discrétion confient souvent à l'héroïsme sous nos yeux accoutumés à des sentiments plus démonstratifs. On constate donc une plus grand intériorité, mais à l'occasion une extériorisation poussée à l'extrême, des sentiments comprimés, parfois à grand peine, et qui jaillissent douloureusement en des gestes extrêmes (O'Haru veut se suicider après l'exécution de son amoureux, Morito se mue en assassin, les personnages de Rashômon , du Démon Doré , et même le petit pâtissier d'Okasan se roulent par terre). Ou bien ce sont des élans à la fois timides et brusques, des paroles hachées qui n'osent pas aller jusqu'au bout de la pensée (Katsuhiro dans les Sept Samouraïs , les plaintes amère d'O'Haru au moine bouddhiste, la discussion d'Okasan avec son mari qui va trépasser….)

c- Une autre vision du monde

Il existe un rapport de fascination entre le Japon et la France. L'aspect exotique des films japonais présente un avantage, c'est qu'il flatte la curiosité. S'il n'est pas essentiel, il contribue à découvrir le témoignage d'un tempérament national beaucoup plus libre que nous devant l'univers comme devant les formes expressives de l'art, parce que beaucoup plus spiritualisé. Et ceci grâce à son très fort enracinement terrestre. L'analyse de ces films nous a montré combien ils sentent en eux et reflètent dans leur art les rythmes profonds et complémentaires qui gouvernent le destin de tout être terrestre : la symétrie de la vie et de la mort, de la joie et de la souffrance, l'épanouissement par le sacrifice, le dévouement nécessaire à la communauté présente et aux générations à venir.

" Au fond, la morale très orgueilleusement aristocratique de ces films, où l'opposition des fonctions et des mentalités de classe est si fortement soulignée, nous rend souvent difficile la compréhension de ces films, comme d'ailleurs des sociétés orientales. _Et même occidentale de jadis. Les oppositions s'y montrent violemment, entre la grandeur et la bassesse, l'orgueil brutal et le sacrifice, la puissance et la misère, la hauteur spirituelle et les instincts animaux, sans ce matelas intermédiaire de logique et de sentiment qui s'est développé peu à peu au cours des siècles de nos pays " [12]


[1] In Combat , 320/03/1959, Pierre Marcabru, Les contes de la Lune Vague .

[2] In l'Express , 21/03/1959, Michèle Manceaux, Au Japon aussi les Hommes sont responsables du malheur des femmes.

[3] In Libre Belgique , 03/04/1954, non spécifié, Les Enfants d'Hiroshima .

[4] In Comoedia , 10/03/1954, non précisé, Les Enfants d'Hiroshima .

[5] Extraits d'entretiens parus dans Kinema Jumpo (mars 1963), et Kurosawa par Michel Mesnil, Seghers, 1973

[6] Entretien avec Xavier Leherpeur op.cit

[7] In Le Nouvel Observateur , 04/08/1965, M. C., Les gueux du Stade .

[8] Entretien Xavier Leherpeur op.cit

[9] Entretien Xavier Leherpeur op.cit

[10] Entretien Xavier Leherpeur op.cit

[11] Entretien Hubert Niogret op.cit.

[12] In Télérama , 09/07/1964, Jean d'Yvoire, La forteresse cachée, terrible et admirable tradition japonaise .