Tombée du ciel
Christophe Molon-Noblot
I- chute
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Telras: jumeau de la Légende. Littéralement: celui qui prévient la
catastrophe. |
Un
vent triste soufflait sur la plaine dévastée. Le monoporteur se posa doucement,
un peu à l’écart de là où s’était tenu le gros des combats. Soatis savait qu’il
arrivait trop tard, et les centaines de corps qui l’entouraient ne faisaient
que confirmer le sinistre pressentiment qui ne l’avait pas quitté depuis son
départ des Colonies. Curieusement, il ne ressentait pas de tristesse à la vue
de ses compatriotes tombés, ces héros sans visages dont les noms seraient
bientôt oubliés parmi tous les autres sacrifiés à la cause indépendantiste. Il
ne les connaissait pas pour la plupart, et n’avait jamais été tenté de nouer
des liens avec la troupe: tel était son éternel comportement solitaire, qui lui
avait valu tant de critiques de ses supérieurs, mais auquel il devait
manifestement d’être encore en vie ce soir.
Son
attention fut bientôt attirée par une faible lueur révélée par la tombée de la
nuit. Vers le centre du champ de bataille, un grand nombre de soldats des deux
camps gisaient, apparemment morts, bien que sans blessures visibles, autour
d’une jeune femme. Étendue par terre, sa tunique bleue était maculée de sang,
et un halo l’entourait, elle et les deux très jeunes enfants qu’elle serrait
dans ses bras, donnant à la scène un air irréel.
“C’était
donc vrai ...”
La
voix de Soatis rompit le silence absolu et pesant, presque étouffant. Ces mots
lui avaient échappé sans même qu’il s’en aperçoive, tant ce qu’il voyait le
bouleversait profondément. Son monde s’écroulait; ses certitudes, tout ce en
quoi il avait toujours cru... L’enseignement qu’il avait reçu mais rejeté de
toutes ses forces, l’idéologie qu’il haïssait, la société qu’il avait toujours
considérée comme profondément hypocrite et manipulatrice, tout trouvait soudain
sa justification dans ces deux enfants. Et il réalisa que son cauchemar ne
faisait que commencer lorsqu’un enfant, et un seul, se mit à pleurer.
***
Elle
était entourée de bruit et de chaleur. Elle ne se souvenait pas comment elle
était arrivée là, et en fait, ça ne l’intéressait pas. Ses derniers souvenirs
semblaient incroyablement anciens et irréels, une autre époque peut-être, ou un
autre monde... pourquoi pas? Mais comment le savoir, jusqu’à son nom lui était
inconnu. Elle était. Du moins c’est l’une des seules choses qui lui semblaient
certaines sur le moment. Son attente dans les limbes ne lui avait laissé qu’une
impression de bien être infini. Elle ouvrit les yeux pour redécouvrir le monde
qu’elle avait déjà quitté de nombreuses fois.
***
Jamais
cette histoire de prophétie ne l’avait convaincu. Non pas qu’il l’ait
ouvertement contredite, bien sûr, mais prédire le futur... Depuis la fin de
l’âge de céramique, des milliers d’années auparavant, la tradition orale
annonçait la venue de l’Ange Blanc, Celui vêtu de bleu qui devait provoquer la
deuxième grande chute des civilisations industrielles. Ou leur salut à tous,
selon. Enfin c’était ce qu’on lui avait appris tout d’abord dans les
rassemblements de Culture Collective, alors qu’il n’était qu’un enfant, puis
tous les matins au réveil quand il est devenu soldat, comme tous les hommes de
sa cité.
***
Elle n’était pas
seule: des centaines d’hommes l’entouraient. Ils la regardaient d’un air
admiratif pour certains, craintif pour d’autres, en tout cas tous marquaient la
plus grande excitation. Elle regarda autour d’elle: tout n’était que
destruction, elle pouvait ressentir la douleur d’un grand nombre d’entre eux,
sûrement blessés ou mourant à quelques dizaines de mètres de là. Elle ne
s’attendait pas à ça, elle était là pour les aider. Deux enfants étaient dans
ses bras. Qui étaient-ils? Aucun souvenir. Si. Sa mission, la raison de son
retour. Une grande chaleur lui envahit la poitrine. Tout autour d’elle, des
cris.
***
Après
la mort de son père dans l’explosion d’une mine de gaz d’altitude, Soatis avait
été enrôlé de force dans la guerre d’indépendance des colonies de haute
atmosphère.
La
principale raison d’être de ces colonies était le pompage d’un gaz rare qui
existait presque exclusivement en haute atmosphère, et son transport sur Terre
où il servait à la fabrication des cristaux utilisés par les moteurs agravitiques.
Ces mêmes moteurs qui maintenaient les villes volantes des colonies. Bien sûr,
quand les scientifiques des celles-ci découvrirent comment transformer le gaz
en cristal, elles tentèrent de déclarer leur indépendance, trop heureuses de
pouvoir se libérer du joug de l’Empire Hégémonique Terrestre. Une terrible
guerre éclata, opposant l’Empire terrestre aux Colonies, alliées aux
Républiques Indépendante de Mars et de la Lune.
Ce
conflit durait depuis bientôt vingt ans. Dans les premiers temps, de sanglants
combats avaient opposé les différentes parties, et les villes volantes
coloniales avaient payé un très lourd tribut, que ce soit en vies humaines ou
en destructions. Puis les renforts arrivèrent d’abord de la Lune, puis de Mars,
et la situation finit par s’enliser.
Lorsque
des pénuries d’hommes et de matériel finirent par se faire sentir dans chaque
camp, un cessez-le-feu implicite se mit en place, et une atmosphère d’attente
tendue s’installa, tandis qu’année après année les négociations pour un cessez-le-feu
officiel ou un traité de paix définitif échouaient. Pendant ce temps, les
citées minières avaient été fuies par leur population civile, et peu à peu
transformées en véritables forteresses volantes, autant pour contenir un assaut
massif venu d’en bas que pour préparer une éventuelle invasion.
Soatis,
lui, n’avait jamais connu l’époque paisible qui avait précédé ce conflit. La
guerre était sur le point d’éclater à sa naissance, et il avait passé toute sa
vie dans des pompes atmosphériques, jusqu’au jour où des officiers étaient
venus lui annoncer la mort de son père, et sa nouvelle affectation à un
Collectif de Défense.
***
Elle
tomba à terre. Un soldat terrifié venait de lui tirer dessus: une balle avait
traversé sa poitrine et tué l’un des enfants. Drame. Echec. Cela n’aurait
jamais dû arriver, elle était là pour eux, pour les aider. Mais seule comptait
désormais la survie du deuxième enfant, seul lui pouvait encore accomplir la
Prophétie. Elle devait le protéger, quel qu’en soit le coût.
Tout
autour d’elle, les soldats des deux camps, qui avaient arrêté subitement le
combat à l’apparition d’une jeune femme au beau milieu du champ de bataille,
ressentirent une immense tristesse, et moururent tous au même instant.
***
Tout
avait donc mal commencé, jour là, par le sermon du Prêcheur qui leur rappelait
la cause de leur lutte, terminant son oraison par une prière implorant la venue
du Messager. Cela faisait quelques mois déjà que des rumeurs circulaient parmi
les plus fanatiques de ses camarades de fortune.
“La
venue du Messager approche, la guerre sera bientôt finie, et nos familles
pourront revenir.
-
Tu disais déjà cela il y a cinq ans”, coupa Soatis, peu désireux d’entrer dans
une discussion sur un sujet qui ne l’inspirait vraiment pas. “Va divaguer chez
nos diplomates, ils seront sans doute ravis d’apprendre qu’un seul ange
réussira là où ils échouent depuis tant d’années.
-
Tu ferais mieux de prier pour ton salut au lieu de blasphémer!”
Tous
les jours, les mêmes sermons, tous les jours, les mêmes accrochages avec des
illuminés. Et la situation n’évoluait pas, les négociations restaient au même
point que dix ans auparavant, et les ordres de démobilisation tant espérés
n’arrivaient pas.
Une
journée bien monotone en perspective, donc.
***
Une
grande agitation régnait à l’état major. Les rapports était formels: le
messager arriverait aujourd’hui. La prophétie millénaire allait enfin
s’accomplir: un ange apportera deux enfants qui décideront du destin du monde.
Mais le lieu de sa venue a été localisé en territoire ennemi, au milieu d’un
village de paysans terriens. Il était impensable qu’il puisse tomber dans
d’autres mains que celles des séparatistes.
***
Il
découvrit son ordre de mobilisation en revenant du réfectoire. Il avait fait
exprès de prendre son déjeuner plus tard pour être seul, et ne pas être
importuné par les autres soldats. Soatis ne les aimait guère, et ils le lui
rendaient bien. Son escouade était donc partie depuis une bonne demi-heure
quand il prit connaissance de sa mission: la récupération de deux enfants
quelque part à la surface.
Deux
enfants... Etait-il possible que... ? L’idée l’effleura vaguement, alors qu’il
longeait les quais d’embarquement. Il se dirigea vers le hangar de son unité
pour prendre le dernier appareil monoplace qui restait. Evidemment ils lui
avaient laissé le moins bien entretenu, une sorte d’épave qui pourrait à peine
se traîner vers la surface dans un vol peu différent de la chute libre. Les
émetteurs étaient hors service, ainsi que la plupart du matériel embarqué.
Impossible donc de savoir où en étaient les autres. Peu importe, ou même tant
mieux: il arriverait probablement après la bataille.
Une
légère poussée, une pression sur la pédale de démarrage et le monoporteur
décolla de la plate-forme, et commença à descendre dans une trouée de nuages en
direction de la surface.
***
Sa
venue n’aura servi à rien, elle avait échoué. Il n’y avait désormais plus rien
qu’elle ne puisse faire pour ce monde, et d’ailleurs elle n’avait rien fait du
tout. Elle savait que l’un des enfants était mort, mais n’avait pas la force de
se bouger pour savoir lequel. Belas ou Telras? Le garçon ou la fille? Elle ne
le saurait peut-être jamais, mais l’humanité l’apprendrait bien assez tôt.
Ensemble, ces jumeaux auraient été un don, mais séparés ils pouvaient devenir
un véritable fléau.
Une
présence, non loin d’elle. Un homme. Seul. Elle ne ressentait aucune
agressivité de sa part. En ouvrant les yeux, elle le vit penché sur elle. Elle
aurait voulu lui dire de fuir, de la laisser là elle et l’enfant, mais elle
n’en avait pas la force. Son énergie la quittait et bientôt il lui faudrait
rejoindre les limbes une fois de plus. Elle se sentit glisser dans
l’entremonde, le feu dans sa poitrine s’éteignit, il lui restait un vague remord,
mais elle ne se rappelait déjà plus pourquoi.
***
Elle
disparut d’un coup. Soatis ne réalisa pas tout de suite ce qui venait de se
produire, et seul l’enfant qui continuait de pleurer devant lui l’empêchait de
penser qu’il avait imaginé la scène. Juste avant de s’évanouir dans les airs,
la jeune fille avait tenté de lui dire quelque chose, mais n’avait pas eu la
force d’émettre le moindre son. Ses cheveux roux caressés par le vent, son
visage d’une pâleur à peine croyable, et surtout ses grands yeux sombres dans
lesquels il avait lu une tristesse infinie... Alors c’était donc cela, le
Messager? Il n’arrivait pas à associer cette apparition angélique avec le ton
rude et vengeur des Prêcheurs.
L’enfant
avait cessé de pleurer, et le regardait. Qu’allait-il faire de cet enfant? Les
ordres étaient très clairs: ramener les deux enfants vivants. Ils étaient
considérés comme une arme cruciale par l’état major: les spécialistes des
textes anciens tenaient pour acquis que quiconque détiendrait les jumeaux pourrait
mettre fin à la guerre.
Pris
d’un mauvais pressentiment, il saisit l’enfant et courut vers son appareil. Inutile
de retourner à la base, les Colonies allaient probablement déchaîner l’enfer
sur Terre d’ici peu. N’ayant plus aucune nouvelle de son escouade, les généraux
devaient déjà avoir conclu que les ennemis étaient en possession des enfants.
Il lui fallait donc fuir au plus vite: en restant ici il risquait d’essuyer le
bombardement en plein, et s’il rentrait avec un seul des jumeaux sa sécurité
n’en serait pas moins précaire.
Après
avoir volé pendant plusieurs heures, il se posa sur une colline isolée, à
plusieurs dizaines de kilomètres de toute habitation. Il pouvait voir une
grande métropole à l’horizon. Après une longue attente, cela commença. Les
lumières de la ville s’éteignirent simultanément, plusieurs missiles furent
tirés vers la forteresse volante qui s’était sans doute placée juste au dessus
de la nappe nuageuse. Un rayon d’une formidable intensité perça les nuages et
frappa la cité de plein fouet. Soatis put voir au loin des tours entières
décoller et s'écraser contre leurs voisines. De nombreux appareils décollèrent
en même temps qu’une nouvelle salve de missiles. Des débris tombaient du ciel:
la forteresse devait être touchée. Effectivement, peu après, un éclair d’une
formidable intensité embrasa l’horizon, et l’onde de choc atteignit Soatis là
où il se tenait suffisamment fort pour le déséquilibrer. Quelques minutes plus
tard la forteresse s’écrasa sur la ville dans une vision de fin du monde.
En
regardant autour de lui, il vit que cette bataille n’était pas un cas isolé:
partout autour de lui il pouvait voir des lueurs d’explosions qui lui confirmaient
ce qu’il craignait: la guerre avait repris de plus belle.
Le
monde s’écroulait une fois de plus tout autour de lui et pourtant il n’arrivait
pas à s’en attrister. Une seul question le perturbait: la Prophétie annonçait
que les enfants provoqueraient la chute de la civilisation, mais ils n’avaient
rien fait, leur seule venue avait suffit à provoquer un cataclysme... Qui était
donc cet enfant dont la seule présence sur cette terre avait suffit à
déclencher tout cela?
Plus
personne ne pourrait le lui dire maintenant.
II- Accomplissement
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Belas: jumeau de la Légende. Littéralement: celui qui provoque la
catastrophe. |
Assis
à la terrasse d'un café, Liro sirotait un verre avec son partenaire de mission,
Pargyl, pour fêter sa récente montée en grade. Bien que beaucoup plus jeune que
son compagnon, il avait très tôt montré des capacités intellectuelles et
physiques hors du commun. Il ne lui avait fallu que très peu de temps pour
passer haut la main les différents tests de l'école militaire, puis pour gravir
un à un tous les barreaux hiérarchiques de l'Armée Parlementaire.
Plus
que de véritables opérations militaires, celles-ci ayant pris fin depuis la
réunification, une vingtaine d'années auparavant, son travail était surtout
constitué de diverses investigations criminelles. Il était à la fois craint et
respecté parmi les différents clans qui tenaient les bas-fonds de la dernière
grande citée que comptait l'humanité: Loren.
La
journée était ensoleillée, ce qui était plutôt inhabituel alors que le
continent survivant sortait tout juste d'un hiver nucléaire qui avait duré
depuis plus de trente ans, depuis la Chute... Son père lui en avait rarement
parlé, mais toujours avec effroi, évoquant des hommes se déchirant dans une
brume noire, perpétuelle et glaciale, héritée de l'écrasement des Colonies sur
Terre. Des images de cités ensevelies sous d'énormes masses de terre, de fer et
de feu lui venaient spontanément à l'esprit. Comment avait-on pu en arriver là?
Il
ne restait plus rien des empires qui avaient combattu des années durant, les
quelques survivants avaient cessé les combats et mis en place un gouvernement
provisoire dans la seule zone neutre qui leur était venue spontanément à
l'esprit: l'avant poste colonial, dernier vestige flottant des mines de jadis.
Aujourd'hui
était un grand jour: le gouvernement officiel allait prendre ses fonctions dans
cet objet gigantesque suspendu entre Terre et ciel... Il suffisait à Liro de
lever les yeux pour l'apercevoir au loin, magnifique au dessus des tours
élancées de la ville.
Un
flash intense, suivi d'un fracas assourdissant et d'une onde de choc qui fit
voler en éclat le cristoplast de toutes les fenêtres aux alentour. La panique tout autour. Des
blessés dans les rues, des accidents d'autoporteurs, des chaises renversées.
Les rares personnes qui n'avaient pas cédé à la panique pouvaient voir comme
lui le nuage de fumée et de débris tombants au sol, là où quelque instants plus
tôt il pouvait admirer le bâtiment volant qui avait abrité tant d'espoir. Tous
les espoirs de l'humanité décadente, en fait.
Les
premiers instants de stupeur passés, la gravité du moment s'imposa à Liro. D'un
signe à son ami, il enclencha les premiers rouages du plan de grande urgence.
Quelques folles minutes plus tard, pendant lesquelles il avait pu entrevoir les
prémices du chaos qui commençait à s'abattre sur la cité, il se trouvait dans
le mess des officier du dernier élément représentant l'autorité du Parlement
qui n'était plus. La salle habituellement bondée était vide quand il y entra,
il s'aperçu soudain que Pargyl ne l'avait pas suivi. Rien d'étonnant à cela, se
dit-il, ce dernier commençant à accuser le poids des ans, et à payer pour avoir
servi dans l'armée au plus fort des combats.
Le
rassemblement général avait été donné depuis déjà plusieurs minutes, et
toujours personne ne le rejoignait. Il alla dans les quartiers de ses sous
officiers, au réfectoire, à l'armurerie... Le bâtiment semblait complètement
désert. Prenant le premier terminal com à portée de main, il tenta de repérer
son équipe. Elle était introuvable en ville. C'était impossible, cet appareil
aurait pu localiser et identifier le moindre de ses hommes en une fraction de
seconde où qu'il soit sur le continent. Pargyl, qui pourtant le suivait à peine
quelques minutes plus tôt était tout aussi introuvable.
Seul, dans ce
bâtiment désert, Liro se sentait de plus en plus angoissé. Depuis sa plus
tendre enfance, il n'avait jamais supporté de rester seul plus de quelques
instants. Il n'avait jamais connu sa mère, aussi son père avait dû rester à son
côté en permanence pendant les années d'errance de son enfance. Son père... Il essaya de le joindre depuis le
terminal: pas plus de résultat que pour les autres. Ca ne pouvait pas être une
coïncidence. Il se rua vers la porte pour se rendre l'appartement qu'il
partageait avec lui.
La situation dans
la rue ne cessait d'empirer alors qu'il se dépêchait vers le sud de la ville.
Les portes massives de sa tour étaient à moitié bloquées par les éclats de
cristoplast qui jonchaient les voies d'accès. Il se fraya difficilement un
passage et pénétra dans l'immense bâtiment. Des milliers de personnes auraient
dû se trouver ici en temps normal, mais il lui sembla, alors qu'il traversait
les salles communes, que tout le monde avait fuit dans la plus grande
précipitation, probablement pour quitter au plus vite la ville. Il était
généralement admis que si les Républiques Indépendantes de Mars et de la Lune
devaient attaquer, il leur suffirait d'une agression sur Loren pour anéantir
tout espoir de riposte. Mais ayant accès aux meilleures sources de
renseignement, Liro savait, lui, que les Séparatistes n'avaient même plus les
moyens de se rendre sur Terre ou d'y envoyer quoique ce soit.
Il entra enfin
dans son appartement. La porte avait été défoncée, l'intérieur ravagé. Des
traces de combats au brûleur étaient trop clairement visibles sur les murs.
Liro réalisa alors qu'il n'avait aucun espoir de revoir son père... Le cœur
fendu, il n'en gardait pas moins la tête froide. Sa grande capacité d'analyse
lui avait sauvé la vie à plusieurs reprises, ainsi que sa maîtrise de soi.
Peu importait la
destruction du Parlement, il devait songer à sa propre sécurité. Il essaya de
se remémorer les faits marquants de ces derniers jours... en vain. Il y avait
comme une zone d'ombre à la place de ses souvenirs. Aurait-il trop arrosé sa
promotion? Improbable. Et où pouvait bien être Pargyl? Il l'avait quitté sans
rien lui dire. Ca ne lui ressemblait pourtant pas.
Un seul point
était clair: c'est lui qui était visé dans la destruction de
l'appartement. Son père ne pouvait pas
avoir d'ennemi, c'est à peine s'il était sorti de chez lui depuis qu'ils
avaient emménagé, et même avant il ne l'avait jamais vu prendre contact avec
quelqu'un suffisamment longtemps pour s'attirer l'amitié ou la haine de
quiconque. De plus, il était resté attaché aux vielles croyance d'avant la
Chute et avait passé la plus grande partie de ces dernières années à effectuer
des recherches sur les anciennes légendes. Il se souvint alors des
microdossiers de son père. Il y avait toujours consigné le moindre de ses
actes, en disant d'un air lointain qu'un jour il pourrait publier ses mémoires,
et qu'il y avait bien plus à dire que son fils pouvait bien le penser.
Mettre la main
dessus fut une chose aisée: son père n'avait jamais fait un secret de l'endroit
où il cachait ces documents, ayant une confiance totale en Liro qui lui avait
promis de ne jamais les lire sans permission. Il avait fait cette promesse
alors qu'il n'était qu'un enfant, et l'avait tenue jusque là. Mais il était
manifestement trop tard pour demander l'autorisation. Alors qu'il s'apprêtait à
soulever le couvercle de métal du boîtier qu'il venait de sortir de sa cache,
il entendit des pas dans l'entrée. Il eu tout juste le temps d'empocher le
terminal intégré et de tendre le bras vers son fuseur de fonction, posé juste à
ses coté quand une douleur aiguë lui vrilla les côtes.
Quand il reprit
conscience, il était allongé sur le sol de son salon. Les hommes qui l'avaient
attaqué avaient dû le traîner là. Ils ne l'avaient pas fouillé: il pouvait
toujours sentir le terminal de son père dans sa poche. Il n'ouvrit pas les yeux
tout de suite, voulant gagner un maximum de temps pour tenter d'en apprendre
plus sur ses agresseurs. Trois hommes au moins étaient dans la pièce, mais
aucun n'avait prononcé le moindre mot depuis qu'il s'était réveillé. Des
souvenirs lui revenaient… Il avait déjà été dans cette situation, au sol,
battu, retenu prisonnier, torturé… Mais quand était-ce? Des bribes de
souvenirs… Une enquête qui avait mal tournée peut-être? A moins que… La voix de
Pargyl. Dans son souvenir, il était parmi ses précédents ravisseurs.
Impossible! Et pourtant. Ce matin encore, il était persuadé du dévouement de
son vieux compagnon, sans se poser de question. Mais en y repensant, il ne
pouvait se souvenir de lui. Pour autant qu'il sache, c'était un parfait inconnu
qui était entré dans sa vie quelques jours plus tôt seulement.
Sa surprise le
trahit, et il ouvrit involontairement les yeux. Pargyl était effectivement
debout devant lui, et il son air n'avait rien d'amical. Liro tenta de se lever,
mais fut vite projeté à terre par l'un des deux autres hommes présents. Tous
deux étaient des officiers qui avaient été sous ses ordres, et qui auraient
toujours dû s'y trouver, bien que manifestement ça n'était pas le cas.
"Liro
O'Hide, vous êtes recherché pour haute trahison, assassinats prémédités,
notamment, et pour de nombreuses autres raisons, mais on peut dire plus
simplement que vous allez être emprisonné et jugé devant la cour martiale pour
la destruction du Parlement et le meurtre de ses occupants."
C'était Pargyl
qui venait de parler d'une voix tout à fait détendue qui ne cadrait pas
exactement avec la déclaration qu'il venait de faire. Liro faillit éclater de
rire devant l'énormité de l'accusation. De toute sa vie il n'avait fait que
respecter et faire respecter la loi afin d'empêcher l'anarchie de conquérir le
brin d'humanité qui s'efforçait de survivre sur Terre.
Et
pourtant… Des images confuses lui revenaient… Il se revoyait dans le Parlement,
manipulant des objets étranges… Un détonateur?
Encore une fois
son expression dut refléter ses pensées:
"On dirait
que notre ami commence à se remémorer son emploi du temps de la semaine
dernière! Un peu tard cependant pour avoir des remords, le mal est bel et bien
fait."
Il était en pleine
enquête, tout allait plutôt bien, mais ceux qu'il traquait avaient mis la main
sur lui avant qu'il ne puisse faire quoique ce soit. Les mêmes hommes
qu'aujourd'hui étaient présents autour de lui. Il fit un effort considérable
pour se remémorer quelle était la clef de cette enquête. Un homme d'affaire
influent assassiné par son homme de confiance. Un chef de gang abattu par son
bras droit. Il y était: des manipulateurs de conscience. Des êtres
particulièrement redoutables qui réussissaient à imposer leur volonté à
n'importe qui à l'aide d'implants nanotechs dans le cerveau… Une sorte de
piratage cérébral en quelque sorte.
Sous leur
emprise, il avait pu faire n'importe quoi. Et manifestement, il avait commis le
plus grand crime qu'il n'aurait jamais osé imaginer: assassiner les quelques
personnes en lesquelles l'humanité pouvait encore avoir foi.
C'était plus
qu'un pressentiment: il savait désormais que les hommes étaient voués à leur
perte. Dans quelques années, il ne resterait rien de la civilisation technologique
telle qu'il l'avait connue.
"Tu crois
sans doute que nous t'avons forcé à commettre ces actes", commença Pargyl.
"J'ai suffisamment appris à suivre tes schémas de pensées pour suivre
n'importe lequel de tes raisonnements. Tu n'as aucun secret pour moi, j'en
connais probablement plus sur ton compte que toi même. En ce moment tu pleures
par avance cette humanité que tu étais voué à anéantir. Quel hypocrite. Tu ne
vaux pas plus que ce misérable que tu appelles ton père, qui avait une seule
occasion de servir le Monde et qui a lamentablement échoué. Je -
- Comment
ose-tu?"
La tirade de Liro
mourut dans un étranglement sourd alors qu'un des ses ange gardiens se
rappelait à son bon souvenir.
"Tu te crois
juste et brave? Saches que j'ai travaillé depuis ton arrivée dans cette ville à
essayer de te détourner de ton sinistre destin. Tout a été tenté, nous avons
même réussi à faire de toi un policier modèle, qui a le crime en horreur, mais
rien n'y faisait. Tu as toujours rechuté, et nous avons dû effacer ta mémoire
et la reconstruire de nombreuses fois dans l'espoir que tu renoncerais à
essayer de nous détruire tous. Il semble que nous ayons échoué.
- Tu n'espères
pas me faire croire ça…"
Mais sa voix
n'était qu'un gémissement, car non seulement le pouvoir de persuasion de son
interlocuteur était immense, mais aussi parce que cela ne faisait que trop
parfaitement écho aux souvenirs qui lui revenaient peu à peu… Il ne se serait
jamais cru aussi faible, aussi dépourvu face à des accusations si grotesques…
Et pourtant…
"Et bien, tu
commences à te résigner à accepter les faits? Il ne nous sert plus à rien de te
cacher qui tu es maintenant que le mal est fait. Si ton père adoptif n'avait
pas été si lâche nous n'en serions sûrement pas arrivés là.
- adoptif?",
parvint-il tout juste à soupirer. Sa réalité avait volé en éclat, il n'avait
même plus la force d'être en colère. Il acceptait tout ce qu'on lui disait. Il
se répugnait.
"Il serait
peut être enfin temps que tu lises les documents que tu crois avoir si bien
cachés dans ta poche."
Liro sortit
lentement la boite métallique de sa poche. Il l'ouvrit, alluma l'écran holo, et
put lire simplement:
"Je suis
désolé, Belas."