Un pendu dans la cave

 

 

 

 

 

 

 

            La faible lumière qui passait sous la porte arrivait à peine à éclairer le bas du pantalon de Maurice. Ligoté, bâillonné, il était assis par terre au fond de cette cave humide et sale. Il était inconscient, et à son réveil il se demandera ce qu’il fait ici. Et il n’aura pas de réponse. Il pensera sûrement à une vengeance d’un des gangs rivaux du sien. Après tout, il était « la murène », un nettoyeur de renom. Mais il n'en est rien.

            C’est Paul qui l’a enfermé là. Rien à voir avec la mafia, aucun profit ne le motivait, une affaire de vengeance purement personnelle : Maurice est responsable de la mort de sa fille,  Jeanne,  et de sa femme, Catherine. Elles avaient été fauchées toutes les deux voilà six ans sur le chemin du retour de l’école. Sa fille de huit ans avait été tuée sur le coup, et Cathy avait sombré dans un coma profond. Le chauffard avait été retrouvé, aurait dû être jugé pour homicide involontaire, délit de fuite et de nombreuses autres infractions au code de la route, mais avait été disculpé pour des raisons que Paul n’avaient pas comprises, et pas vraiment cherché à comprendre en fait.

            A l’époque, il avait été complètement hébété par ce coup du sort. Sa lente chute avait commencé, il a progressivement perdu goût à la vie, quitté son emploi, commencé à boire… Au bout de quelques mois il n’était que l’ombre de lui-même, à peine vivant, allant quand même parfois rendre visite à sa Cathy inanimée sur son lit d’hôpital. Il ne pensait pas encore à se venger sur le moment, car il lui restait un semblant d’espoir, une vague raison de vivre un peu plus longtemps : il attendait le réveil de sa femme pour redevenir lui-même.

Le temps s’était arrêté pour lui le jour de l’accident. Il passait de longues heures à regarder fixement une bouteille de vin bon marché posée sur la table crasseuse de sa cuisine. Son appartement était à l’image de lui-même : pas encore une ruine, mais presque. On avait du mal à distinguer sous la poussière et les taches du papier peint les vestiges de l’endroit où avaient vécu sa charmante femme et sa joyeuse fille. Une de ses voisines avait bien tenté de l’aider à maintenir un semblant d’ordre et de propreté, mais le détachement de Paul avait fini par la décourager. Au bout de quelques mois, elle avait considéré la cause comme perdue. Paul n’avait pas pris la peine de lui expliquer que cet appartement avait perdu son âme, qu’il ne retrouverait sa raison d’être que lorsque Cathy reviendrait y vivre. En attendant, tout était inutile. Vivre ne servait à rien. C’est pour ça qu’il errait sans but dans les rues désertes, sans savoir vraiment où aller, et finissant la plupart du temps dans un bar mal éclairé du centre ville. Il y restait jusqu'à la fermeture, quand le dernier poivrot était mis dehors par le patron. Parfois ce dernier poivrot, c'était lui. Alors il rentrait. Il se traînait plutôt qu'il ne marchait. Une fois à l'intérieur, il se rasseyait sur la chaise de la cuisine et reprenait la contemplation de cette bouteille vide depuis longtemps qu'il n'avait jamais pris la peine de jeter.

Quelques proches avaient bien essayé de lui faire reprendre vie, mais il les avait tous repoussés, parfois violement même. Il n’avait plus d’amis ni de famille. Tout ce qu’il voulait était que sa femme se réveille, et en attendant, il continuait à s’enfoncer dans l’alcool. A sombrer dans l’oubli.

Catherine revint à elle quatre ans plus tard. Cet événement heureux et tant attendu porta le coup de grâce à ce qu’il restait de Paul. Cathy fut incapable d’encaisser le choc de son réveil. Elle avait perdu sa fille, quatre ans de sa vie, son mari était devenu un alcoolique à peine capable de s’exprimer correctement, et son propre corps lui faisait défaut. Quand elle fut capable de quitter l’hôpital pour revenir habiter chez elle après quelques moi, ce fut trop. Elle avala une boite de calmants alors que son mari était ivre, comme tous les soirs. Quand Paul se réveilla le lendemain il ne comprit pas tout de suite pourquoi le corps de sa femme était si froid…

Puis la réalité des faits le rattrapa. Il n’avait plus rien à perdre, et forma lentement dans son esprit embrumé le souhait de se venger. Avec le temps ce souhait se mua en désir violent, qui devint une nécessité : il devait venger sa femme et sa fille, faire payer cet assassin qui était libre, alors qu’elle deux étaient mortes, et que lui vivait un enfer quotidien. Il s’était trouvé un but, une motivation qui le sorti de sa torpeur.

Ca, c'était il y a quelques mois. Ou quelques années peut être, Paul n'aurait su le dire: cela faisait longtemps qu'il avait perdu la notion du temps. Maintenant le meurtrier était enfermé dans la cave d'un pavillon en banlieue dont il avait hérité d'une tante bien avant que tout cela n'arrive. Personne n'irait le chercher là-bas, il en était certain.

Il avait donc fini par le capturer. Mais que faire? Cela faisait tellement longtemps qu'il rêvait de ce moment, qu'il imaginait mille et unes façons pour faire payer sa dette à ce misérable… Il avait bien dû penser à une ou deux solutions qui l'auraient satisfait, mais la mauvaise bière du troquet où il avait échoué aidant, il n'arrivait pas à s'en souvenir. Paul resta ainsi au bar, pas tout à fait ivre mais plus complètement conscient non plus, à penser. Du moins c'est ce qu'il croyait. Il faisait de son mieux pour trouver la bonne idée, la clef de voûte, l'accomplissement de sa vengeance attendue depuis si longtemps. Les derniers clients commençaient à partir, la fumée se dissipait, s'enfuyant par la fenêtre que le patron avait ouverte quelques instants plus tôt. Il rangea les chaises, passa un coup sur le comptoir. Bientôt il lui demanderait de partir, prenant Paul par le bras et l'accompagnant vers la porte: il avait renoncé à essayer de lui parler directement, sachant cela inutile.

Lorsque la lumière du bar s'éteignit, il réalisa une chose tragique: non seulement il ne savait pas ce qu'il ferait de Maurice, mais il ne savait pas quoi faire de lui non plus. Quand il se serait vengé, sa vie n'aurait plus de sens. Sa femme ne se réveillerait plus jamais. Il ne pourrait plus accompagner sa fille au square comme il l'avait fait il y a si longtemps. Quoi qu'il fasse au chauffard, rien ne changerait. Ou plutôt si: il perdrait sa raison d'être, sa dernière étincelle de vie.

A la grande surprise du barman, Paul se leva de lui-même et se dirigea vers la sortie du bar. La rue était sombre, et le pavement disparaissait par endroits sous de larges flaques laissées par une averse récente. Pour la première fois depuis longtemps il regarda ce qui l'entourait: les arbres au bord de la chaussée, les néons des bistros encore ouverts, les grilles des magasins fermés depuis longtemps, l'air insouciant des rares couples qui s'aventuraient par ici à cette heure avancée. Il se demanda ce qu'il faisait ici. Non pas là, devant le bar, car il avait vaguement conscience d'y être entré quelques heures auparavant, mais dans ce monde lumineux malgré la nuit, vivant malgré la mort qui frappait à l'aveuglette, joyeux malgré les ténèbres qui l'entouraient. Il était définitivement un étranger en ce monde, une aberration. Il prit conscience que son humanité s'en était allée en même temps que sa femme, ou étais-ce à la mort de sa fille? Peu lui importait, il n'avait plus rien à faire ici.

 

Maurice ouvrit difficilement les yeux. Il avait repris conscience depuis quelques minutes, et s'était vite rendu compte qu'il était attaché et qu'il reposait sur un sol terreux humide. Il faisait très sombre. Malgré tout, un fin pinceau de lumière venait lécher son pantalon. Il provenait de sous la porte, à sa droite. Il ne savait pas qui l'avait amené là, mais il le lui ferait payer. Du moins dès que son mal de tête se calmerait: celui qui lui avait fait ça n'avait pas voulu l'assommer à moitié. Il chercha à libérer ses mains, en vain: elles étaient solidement liées dans son dos. Quelque chose attira son regard et il leva les yeux. Il n'était pas seul. Il y avait un pendu dans la cave.