Analyse de Faire Eglise Autrement, sur le site de
Témoins (www. temoins.com)
par Jean Hassenforder le 02 09 05 ( johassen@club-internet.fr)
Un monde autre. Des communautés autres. Un courant
innovant en milieu catholique (1).
Il faut prendre la mesure de la transformation du monde durant ces dernières
décennies. Une véritable mutation est en cours depuis les années 60.
En France, dans les années 60 et 70, le changement a pris la tournure d'un
véritable bouleversement comme le montre le sociologue Henri Mendras dans son
livre: La Seconde Révolution Française. 1965-1984 (2). Mais une dynamique
analogue peut être observée dans les autres sociétés occidentales, par exemple
en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis.
Aujourd'hui, comme le montre un journaliste du New York
Times: Thomas L Friedman, dans un livre sur la globalisation: "The world
is flat",(3), nous assistons à une nouvelle vague de cette mutation. En
effet, sous l'effet des transformations
récentes intervenues dans les moyens de
communication, on assiste au développement de nouvelles formes de production et
de consommation à l'échelle de la planète et à leur intégration dans un
ensemble de pays de l'Amérique du Nord à l'Inde et à la Chine. Les barrières s'abaissent.
Des individus, en provenance de tous les coins du monde, deviennent les acteurs
majeurs de ce processus.
En France, comme l'ont montré les sociologues: Henri Mendras et François
Dubet(4), l'imposition de haut en bas exercée par les grandes institutions a
perdu son pouvoir d'enchantement. Aujourd'hui, c'est à l'échelle du monde que
le style de la communication est en train de changer. "Parce que, quand le
monde commence à passer d'un modèle de production d'abord vertical
(commandement et contrôle) à un mode de plus en plus horizontal, cela ne
concerne pas seulement la manière de travailler"(3a). Le changement
s'applique à l'ensemble des comportements: "Comment les communautés et les
entreprises se définissent, comment les individus équilibrent leurs différentes
identités en tant que consommateurs, employés, actionnaires et citoyens, et
quel rôle l'autorité doit exercer"(3a).
C'est dire combien les églises sont appelées à
s'interroger sur leur mode de gouvernance, particulièrement celles qui sont le
plus marquées par un style d'autorité descendant de haut en bas. Aujourd'hui,
le désir de participation s'oppose à la culture du contrôle; le désir
d'expression, de créativité, de mobilité, interpelle les formes rigides,
stéréotypées, répétitives; le développement de l'autonomie appelle en retour
initiative, personnalisation, et, en compensation de l'individualisme
grandissant, des propositions conviviales répondant à un immense désir de
relation et de sociabilité. En regard, un porte à faux s'est développé entre
les manières nouvelles de sentir, de penser et d'agir et les pratiques des
églises traditionnelles. Leur déclin, leur manque de pertinence peuvent être
attribués pour une bonne part à cet écart. Les travaux du groupe de recherche
de Témoins confirment cette hypothèse (5).
Dans plusieurs pays, une prise de conscience s'est effectuée en ce sens. Des
innovations apparaissent pour remédier au décalage. Ainsi aux Etats-Unis, des
églises nouvelles ont été créées pour répondre aux aspirations spirituelles de
la génération des "baby boomers". Dans ce même pays, un sociologue,
Donald E. Miller a récemment étudié un certain nombre d'églises en plein essor.
Ces églises, nous dit-il, n'arborent
pas de signes religieux conventionnels. Elles n'ont pas une organisation
marquée par la hiérarchie, mais elles mettent en oeuvre les principes du
sacerdoce universel. Elles ne répondent pas seulement aux besoins des gens.
Elles les mettent en mesure de s'impliquer et de servir. En mettant l'accent
sur la communication, elles développent un climat communautaire. En poursuivant
cette recherche sur un plan international, dans une vingtaine de pays en
Amérique Latine, en Afrique et en Asie, Donald E. Miller a montré que les mêmes
critères apparaissent opérationnels et efficaces dans le monde entier dans des
environnements économiques et culturels différents (6).
En Grande-Bretagne, face à des indicateurs qui traduisent
un déclin des églises traditionnelles, on recense aujourd'hui de nombreuses
innovations. Des livres ponctuent la réflexion en alliant une approche de
recherche issue des sciences sociales et une vision théologique et pastorale.
Ainsi le livre de Michael Moynagh, expert en prospective, théologien et
pasteur: "Changing world. Changing church"(7), a reçu un accueil
enthousiaste chez des responsables chrétiens très divers. Ce livre vient d'être
traduit en français sous le titre: "l'Eglise autrement"(8). Avec
d'autres auteurs comme Stuart Murray, Pete Ward et Brian McLaren (9), Michael
Moynagh décrit l'éclosion de l'Eglise émergente. Ce terme recouvre un
foisonnement d'expériences qui se développent au delà des institutions en
Grande-Bretagne, mais aussi dans le champ international.
En regard de ce bouillonnement créatif, on peut donc se
demander quelle est la situation en France. La voix de l'Eglise émergente a
commencé de s'y faire entendre au travers de récentes rencontres avec Stuart
Murray et Michael Moynagh (10). La mutation sociale et culturelle interpelle
bien évidemment toutes les dénominations. En milieu catholique, le Concile
Vatican II avait ouvert la porte au changement, mais les pesanteurs
conservatrices ont repris le dessus si bien que des dysfonctionnements profonds
engendrent une crise sévère. Comme on l'a entrevu précédemment, le
fonctionnement hiérarchique qui prédomine encore dans l'institution catholique,
est de plus en plus anachronique. Des voix s'élèvent en faveur du changement,
mais trouvent peu d'échos dans l'appareil dirigeant.
Dans cette conjoncture, les associations catholiques réformatrices: Droits et
Libertés dans les Eglises (DLE) et Femmes et Hommes en Eglise (FHE) ont apporté
une contribution originale en organisant le 15 janvier 2005, à Paris, un
séminaire sur le thème: « Faire Eglise autrement. Un monde autre. Des
communautés autres » (1). En effet, non seulement, elles s'inscrivent
ainsi dans la problématique internationale précédemment esquissée, mais elles
abordent la question à partir d'une approche de terrain: la collecte d'études
de cas en forme de monographies à partir desquelles une analyse et une
réflexion peuvent s'opérer. Cette démarche inductive est en affinité avec
l'approche des sciences sociales et nourrit une relecture sociologique
effectuée, en fin de parcours par Céline Béraud.
Le caractère novateur de cette entreprise par rapport au contexte ambiant, est
bien mis en valeur par la relecture pastorale qui en est faite par Marcel
Metzger, prêtre et historien." Les fonctionnements et procédures qui
favorisent le développement du sens communautaire, tout ce qui a été reconnu
dans les témoignages et évoqués plus haut,"L'Esprit Saint et nous-mêmes
avons décidé...", tout cela parait être ignoré ou écarté des structures
pastorales par les autorités supérieures de l'Eglise catholique romaine
actuelle, que ce soit systématiquement, secrètement ou inconsciemment...Que des
communautés chrétiennes locales comme celles présentées dans le dossier de
témoignages, parviennent à susciter, favoriser et développer leur esprit et
leur programme communautaire dans de telles conditions... cela tient du
miracle, à la façon dont le pressentait Gamaliel, dans son intervention devant
le Sanhédrin (Ac 5,34-39)" (p108).
Des communautés autres
Les actes du séminaire organisé par DLE et FHE s'ouvrent par la présentation de
17 monographies de "communautés autres". "Elles sont classées
approximativement d'après leurs liens avec l'institution, des plus distendus
aux plus étroits". Comment ces études de cas ont-elles
été rassemblées? Cette convergence témoigne de proximités déjà à l'œuvre, de
relations qui esquissent la constitution d'un réseau. A partir de ce regard, on
peut mieux comprendre la dynamique en cours.
Un premier groupe de communautés est issu du renouveau
intervenu dans la foulée du Concile Vatican II. On pourrait classer dans cet
ensemble: la chapelle Saint-Bernard de Montparnasse, la paroisse
Saint-Hippolyte, la paroisse du Christ-Roi, d'autres encore qui entrent un peu
plus tardivement dans cette dynamique, d'autres aussi qui, à partir de ce même
esprit, se révoltent contre la remontée d'un ordre conservateur (communauté
Saint-Thomas, paroisse libre de Bruxelles, église Spiritus Christi). Certes,
les histoires sont différentes. Dans l'ensemble, on perçoit la marque des
luttes engagées pour rester fidèles à l'inspiration initiale. La position vis à
vis de l'institution varie elle aussi. Certaines communautés poursuivent leur
parcours en son sein. D'autres ont pris de la distance ou ont conquis leur
indépendance.
Un deuxième groupe est constitué par des communautés qui
se sont engagées plus récemment dans un mouvement de rénovation, inspiré certes
par l'esprit du Concile Vatican II, mais aussi particulièrement motivé par les
changements actuels de la société et de la culture et leurs conséquences dans
l'institution ecclésiale comme la diminution du nombre de prêtres, la promotion
des laïcs dans les services d'église. On peut inscrire dans cet ensemble: les
communautés de barres; collégialité et responsabilité dans le diocèse d'Evry;
une paroisse du sud-est de la France; la paroisse du Nord-Clunisois; les
communautés locales dans le diocèse de Poitiers.
Ces études de cas trouvent un éclairage tout
à fait significatif dans la relecture sociologique de Céline Béraud: "Dans
l'Eglise catholique, la gestion monopolistique par les prêtres des biens et des
services religieux n'est plus aujourd'hui pertinente, ni même opératoire. Trois
facteurs peuvent expliquer ce phénomène: l'incapacité pour le corps sacerdotal
vieillissant et en réduction à faire face à toutes les demandes qui lui sont
encore adressées malgré le déclin simultané de la pratique, le Concile Vatican
II qui a mis en valeur la responsabilité de l'ensemble des baptisés,
l'extension de la culture démocratique à toutes les sphères de la vie
sociale"(p88). Les changements de la société et de la culture font
pression en faveur d'un renouvellement des structures et des pratiques. Cette
opportunité est saisie dans un certain nombre de contextes ou les acteurs se
révèlent plus ouverts aux réalités nouvelles. C'est le cas, par exemple dans le
diocèse de Poitiers ou l'évêque œuvre dans ce sens.
Les communautés formées en dehors des
structures institutionnelles constituent un troisième groupe. Elles sont le
produit d'un processus associatif au travers duquel des chrétiens s'assemblent
pour vivre ensemble leur expérience de foi. Sur ce registre, l'expérience la
plus remarquable décrite dans ce recueil nous parait être la "la
fraternité chrétienne laïque Agapé". « Cette communauté nait en 1996
sous la forme d'un groupe de parole: six personnes ayant effectué un trajet de
développement personnel sérieux et particulièrement intéressées par des
questions spirituelles, mais exclues de l'Eglise, se trouvant à leur maturité,
isolées par leur besoin de liberté et souffrant en même temps d'un manque de
communalisation du croire » (p20). A partir de là, deux communautés vont
naître: la fraternité Agapé,"lieu de ressourcement intérieur à et par la
relation mutuelle des disciples, de révélation au cœur des vies partagées à la
lumière de l'Evangile actualisé, lieu de conversion et d'appel: ensemble pour
vivre les Béatitudes dans ce
monde."(p21). Une association culturelle:"Echanges théologiques en
liberté"(ETEL) engagée dans la recherche théologique et le dialogue
interreligieux. En alliant conviction et autonomie, ce groupe est à même de
manifester une créativité qui est clairement visible dans son parcours. Il nous
parait s'inscrire ainsi dans le courant de l'Eglise émergente auquel nous avons
déja fait allusion (11).
La plupart des études de cas ainsi recueillies s'inscrivent dans le courant du
catholicisme conciliaire tel qu'il se vit en France. Mais on note une première
ouverture. La collecte rassemble plusieurs monographies en provenance d'autres
pays: église Spiritus Sanctus (USA); paroisse libre de Bruxelles (Belgique);
communauté Santo Tomas (Espagne); la paroisse du Christ Roi (Allemagne); La
paroisse Santo Stephano a Paterno (Italie); Parténia, diocèse sans frontières.
Et, par ailleurs, une ouverture oecuménique apparaît également: l'Eglise
ouverte dans la cité (Suisse) et deux grands courants internationaux: l'Eglise
émergente; les Eglises cellules en Grande-Bretagne.
Nous saluons cette dynamique. En effet, la mutation
actuelle de nos sociétés et de nos cultures engagée à l'échelle internationale
crée des lignes de force qui interpellent toutes les églises. Par rapport à
cette situation, on enregistre des positionnements différents: le déni, la
reproduction du passé ou bien, au contraire l'annonce de l'Evangile dans une
société en mouvement. Manifestement, c'est cette troisième orientation qui
inspire les artisans de cette enquête. Ainsi les
convergences pourront se poursuivre.
Aux marges de l'institution paroissiale, une multitude de groupes existent
aujourd'hui en France: aumôneries, groupes participant à des mouvements,
groupes de réflexion et de rencontre, groupes de prière, groupes bibliques,
etc. Cette réalité est bien décrite par deux géographes: Colette Muller et Jean
René Bertrand dans un livre: "Ou sont passés les catholiques?"(12).
Dans un contexte de crise, ces groupes peuvent être un point de départ pour
aller plus loin. A partir du moment où apparaît la vision d'une approche
nouvelle: faire église autrement, une mobilisation peut s'opérer. Et, de même,
l'aile ouverte du Renouveau Charismatique peut s'ouvrir sur une perspective
d'avancée. Un livre récent sur l'histoire des communautés nouvelles en France
(13) montre la variété des itinéraires et des trajectoires. Après une première
effervescence spirituelle, certaines communautés se sont inscrites dans le
giron conservateur; quelques autres, par contre, comme le mouvement Fondacio
(14) sont parvenues à allier expression de foi et ouverture à la société et à
la culture.
Dans cette nouvelle approche développant une nouvelle ecclésiologie, les
conditions sont également réunies pour susciter un courant interdénominationnel
dans lequel des églises différentes pourraient s'allier dans des pratiques
communes tout en puisant dans leurs ressources spirituelles spécifiques.
Aujourd'hui enfin, en marche et à l'échelle internationale, le courant de
l'Eglise émergente rassemble des groupes nouveaux ou des chrétiens de
différentes origines se réunissent pour inventer des expressions et des
pratiques nouvelles en alliant conviction de foi, enracinement dans la Parole
biblique, participation active à une culture en mutation. Ainsi monte une
aspiration commune: faire église autrement.
Faire église autrement
Des lignes de force se dégagent des études de cas; La dimension communautaire
est très affirmée et très présente: Deux exemples parmi d'autres:
"En 1967 est nommé un jeune curé: Heinz Manfred Schulz, inspiré par le
Concile Vatican II, par les théologiens français tels que Yves Congar et par un
ouvrage de George Michonneau, un curé de paroisse:"il n'y a pas de vie chrétienne
possible sans communauté". Il transforme la paroisse du Christ Roi selon
un modèle nouveau: désormais elle vit et grandit grâce à l'engagement de tous
les intéressés; le prêtre se contente de les accompagner sans vouloir les
diriger" (p56). La nouvelle organisation mise en oeuvre dans le diocèse de
Poitiers repose sur le développement de communautés locales: "Il ne s'agit
pas de faire une réorganisation territoriale en créant des regroupements de
paroisses, mais, à partir des personnes, de susciter des communautés. Le prêtre
n'est pas là pour diriger des personnes en vertu d'un pouvoir qu'il aurait
reçu, mais pour les accompagner en Eglise dans leur vie de chrétien"(p74).
Ces communautés ne se veulent pas refermées sur elles mêmes, mais au contraire
ouvertes vers l'extérieur. Cette ouverture se traduit par des activités de
solidarité et une attention à l'accueil. Cette dimension est tout
particulièrement évoquée dans la relecture ecclésiologique
effectuée par Patrick Jacquemont."Les églises sont des églises de
proximité, qui se font proches. Proximité interne. Solidarité et partage:
service de la charité, de la fraternité (Eglise de Poitiers); convivialité et
solidarité (La Duchère); foisonnement des groupuscules (Saint Hippolyte)...
Proximité externe: insertion dans le quartier; collaboration avec les églises
locales; collaboration hors hexagone. Cette solidarité est vécue de manière
réciproque"(p111). La dynamique communautaire est le fruit d'une forte
participation qui porte la motivation et l'engagement de chacun. Cette
participation requiert une conscience partagée de la responsabilité commune et
corrélativement une autogouvernance. Dès lors, on passe d'une autorité exercée
d'en haut, voire solitairement par le clergé, à des modes de gestion démocratique
dans lesquels les laïcs exercent des responsabilités à partir de différentes
formes de désignation, incluant le principe électif.
La sociologue Cécile Béraud commente en ces termes le phénomène: "Dans le
modèle catholique traditionnel, l'autorité est censée s'exercer de manière
verticale et descendante. Elle se trouve concentrée entre les mains de clercs
qui jouissent du charisme de fonction que leur procure le sacrement de
l'ordination. Aujourd'hui, la dérégulation institutionnelle fait surgir de
nouvelles formes de légitimité venant d'"en bas", notamment en ce qui
concerne les permanents laïcs dont le statut canonique est encore
embryonnaire"(p95).
Au total, les études de cas montrent une situation en mouvement. Dans les
contextes les plus institutionnels, elles indiquent bien souvent des
tiraillements, des limitations. Dans les espaces ayant gagné en indépendance,
des interrogations s'élèvent sur des problèmes de légitimité. Cette légitimité
ne serait-elle pas affermie à travers une reconnaissance mutuelle des
communautés? Comment célébrer le repas du Seigneur dans des conditions ou la
conviction se fonde sur une théologie biblique et se manifeste dans la paix et
le respect de tous? Ces questions ont été évoquées avec authenticité et
intensité.
Tout ce mouvement témoigne de la montée d'une nouvelle
conception de la vie en église. Les propos de Patrick Jacquemont nous ouvrent
la porte d'une nouvelle ecclésiologie. "Qu'il soit bien clair que nous
parlons des Eglises qui font l'Eglise. C'est le pluriel des premières
communautés chrétiennes, l'Eglise qui siège à la maison de..., l'Eglise qui est
à Corinthe, l'Eglise qui est à Rome...Qu'il soit bien clair que nous parlons de
"faire Eglise", car l'Eglise ne tombe pas du Ciel. Ce sont des femmes
et des hommes qui font l'Eglise "pierres vivantes" (1 P 2/5) d'un
édifice spirituel dont la pierre angulaire est le Christ..."(p80-81); Le
visage de l'Eglise trouve ici son inspiration dans le Nouveau Testament. C'est
la même théologie qui éclaire la dynamique de l'Eglise émergente (15).
Vers des potentialités nouvelles
A l'échelle internationale, le courant de l'Eglise émergente présente une
variété d'initiatives et de parcours. Ces innovations peuvent germer dans des
milieux ou des subcultures spécifiques (églises de jeunes, communautés insérées
dans le milieu de travail ou correspondant à des activités de loisir). Elles
peuvent se développer dans des espaces nouveaux (cafés, centres commerciaux,
internet). Elles peuvent mettre en œuvre des initiatives communautaires, de
nouvelles formes de culte. On assiste à un véritable bouillonnement. Deux des
pionniers de ce mouvement n'hésitent pas à écrire dans une formule
choc:"Les expérimentations sont l'atelier du Saint Esprit"(p15).
Les acteurs du courant qui se manifeste dans ce recueil, font également preuve d'initiative et de courage. Si les réalisations nous paraissent plus classiques, c'est, nous semble-t-il, parce que nous sommes encore à mi-chemin du parcours. En effet, les communautés présentées dans ce recueil sont très diverses. Quelques unes, comme la fraternité Agapé ou bien les communautés de base, et aussi Témoins, sont des créations qui se sont développées en dehors des formes institutionnelles. Mais la majorité des études de cas correspondent à des paroisses en voie de renouvellement ou de mutation. Le changement est donc confronté à l'héritage du passé. Il requiert en conséquence une transformation des mentalités. A travers un processus de "conscientisation" qui s'opère dans la participation, le dialogue, l'accès aux responsabilités, cette transformation est à l'œuvre, mais le cheminement est aussi plus lent. Dans certaines études de cas, on perçoit le coût des conflits engagés pour parvenir à une autogouvernance. Et, d'autres part, les limitations induites par le contexte institutionnel sont généralement encore là, plus ou moins prégnantes.
Dans cet environnement, les formes initiales évoluent, mais la dynamique
portant une invention de formes d'expression nouvelle est nécessairement plus
limitée. L'eucharistie, par exemple, parait garder, le plus souvent, une place
centrale, quasi exclusive. Et, pourtant, comme l'exprime une religieuse,
d'autres formes d'expression collective sont souhaitables: "Je crois
qu'une difficulté dans l'église, c'est que, dans la formation et l'expérience
qu'on a eues, on n'a que deux formes de prière communautaire: l'eucharistie,
sous la forme que l'on connaît, et "l'office"... l'Eucharistie reste
l'eucharistie, mais, de toute évidence, les communautés souhaitent aussi prier ensemble
autrement que dans l'eucharistie. Donc inventons des formes de prière
communautaires, en sachant bien que ce n'est pas l'Eucharistie, mais que c'est
un partage de notre prière qui nourrit, qui consolide et qui exprime notre
foi"(p128). De ce point de vue d'ailleurs, une innovation du courant
charismatique: les assemblées de prière, qui n'est pas mentionnée ici,
constitue un apport très original.
D'autres notations très intéressantes apparaissent dans le débat. "Je
constate de plus en plus de réflexions de gens qui n'ont pas de qualifications
particulières pour le faire, mais qui essaient de travailler sur la question de
l'eucharistie et qui mettent en place des célébrations, tranquillement,
sereinement, et non dans la contestation, mais dans la nécessité pour
vivre"(p129).
Dans leur majorité, les études de cas paraissent plus
centrées sur des problèmes d'organisation que sur une réflexion concernant la
manière d'exprimer et de communiquer la foi. De fait, la mise en route d'une
réflexion commune a pour pré-requis un processus permettant cette réflexion.
Mais d'où partons-nous dans le domaine de la vie spirituelle elle même? Dans
quelle mesure les paroissiens d'autrefois avaient-ils une bonne connaissance de
la Parole biblique? Dans quelle mesure étaient-ils impliqués dans une prière
personnelle? Bref le passage de l'appellation de "fidèle" à celle
assumée de"chrétien" ne doit-elle pas s'accompagner également d'un
cheminement vers un vécu plus personnel et plus autonome de la vie spirituelle?
Comme l'exprime l'article sur "le mouvement des églises cellules en
Grande-Bretagne", les chrétiens sont appelés à devenir des disciples du
Christ. "On apprend en faisant et non simplement en étudiant. Le
"disciple" est "quelqu'un qui apprend. En faisant de la vie du
petit groupe, l'expression première de la vie de l'église, on crée une
alternative à l'approche: "salle de classe/bancs d'école" (et on pourrait ajouter: les offices religieux
diffusant un message à sens unique) qui produit de bons spectateurs ou des
amateurs de liturgie plutôt que des disciples prêts pour la mission. En
pratique, les gens deviennent des chrétiennes et des chrétiens majeurs. Ils se
forment au ministère et à la responsabilité dans la relation aux
autres"(37).
Ou est le cœur de l'Eglise? Dans sa relecture ecclésiologique, Patrick
Jacquement nous donne une réponse: "Parole et prière, deux priorités qui
font l'Eglise. Celle des groupes d'Evangile partagé. Celle des groupes de
prière"(p110). Cette double réalité apparaît comme le fondement de la
communication d'une "Eglise d'invités". Cette Eglise d'invités,
c'est aussi une Eglise en mission. Lorsqu'Alice Gombault se voit interrogée sur
ce thème, elle se trouve, en elle même, confrontée à des représentations
triomphalistes. Mais, au cours du débat, elle explique son évolution: "Je
me suis dit: qu'est ce que la mission? Quand Jean Baptiste demande à Jésus:
es-tu celui qui doit venir ou doit-on en attendre un autre, Jésus ne répond pas
par un discours mais seulement par ce qui se passe, les faits: les boiteux
marchent, les aveugles voient, les lépreux guérissent, les morts ressuscitent.
Alors dans notre monde d'aujourd'hui, ou sont nos lèpres, nos aveuglements, les
morts dont nous avons à ressusciter?...
Ainsi les différentes associations de Parvis luttent pour
plus de justice, plus de fraternité, de meilleures relations"(p124). Et
d'autres chrétiens et chrétiennes pourraient ajouter bien d'autres réalités de
l'action de l'Esprit aujourd'hui. Lorsque Michael Moynagh évoque l'Eglise émergente,
c'est bien aussi dans les termes d'une Eglise en mission: "Dieu s'est
engagé dans un acte missionnaire lorsqu'il a créé l'univers... L'objectif de
Dieu aujourd'hui est de restaurer et de rendre parfaite la création. En
conséquence, lorsqu'elle s'engage dans la mission, l'Eglise devient pareille à
Dieu. Elle s'en sépare lorsqu'elle néglige l mission"(p15-16)
Ce recueil: "Faire Eglise autrement" ne dresse pas seulement
un bilan. Il ne présente pas seulement une réflexion. Il nous introduit
également dans un cheminement, une maturation. Si nous avons conscience
de l'ampleur de la mutation en cours dans le monde, alors nous penserons que la
réponse des communautés chrétiennes doit être à la hauteur des attentes
correspondantes. "En présence de nouveaux publics qui sont maintenant
"à des années-lumière" des églises classiques, il est nécessaire de
construire avec eux, des propositions nouvelles, des communautés
nouvelles", nous dit Michael Moynagh, pionnier de l'Eglise émergente
(p15). Et quelle chance de pouvoir constater en regard un foisonnement
d'initiatives! Ce courant nous semble reposer sur une double condition:
conviction de foi et ouverture institutionnelle.
Le séminaire réalisé par "Droits
et Libertés dans les Eglises" et "Femmes et Hommes en Eglise"
nous apparaît comme une étape majeure en France. C'est un jalon sur une route
qui s'inscrit dans un mouvement à l'échelle internationale. Le courant présenté
dans ce recueil associe, en effet, lui aussi, une marche en faveur de
l'ouverture institutionnelle et une maturation spirituelle qui débouche
sur la manifestation d'une conviction de foi. C'est aussi un lieu de
convergence et de synergie à travers la constitution d'un réseau. Nous voici
devant un nouvel horizon. La vision d'Esaie nous revient à l'esprit:
"Elargis l'espace de ta tente... Ne retiens pas... Allonge tes
cordages et affermis tes
pieux..."(Esaie 54/2).
Jean Hassenforder
Aout 2005
(1) Droits et Libertés dans les Eglises. Femmes et Hommes en Eglise.
Faire Eglise autrement. Un monde autre. Des communautés autres.
Parvis. Hors-série N° 13 (1er Semestre 2005)
(Parvis 68, rue de Babylone 75007 Paris Tél: 01 45 51 57 13
Courriel:Temps.Present.1@ wanadoo.fr)
- 17 monographies de communautés "autres" rassemblées par Hubert
Tournes.
- Trois relectures sociologique, pastorale et écclésiologique (Céline
Béraud, Marcel Metzger, Patrick
Jacquemont). Compte-rendu des débats et
- table ronde.
En partant de situations, en posant de bonnes questions et en présentant des
pistes d'action, ce recueil, bien conçu et bien présenté, est susceptible
d'introduire l'aile ouverte du catholicisme français dans un nouvel horizon. Il
témoigne aussi des synergies interconfessionnelles en train de se développer.
Les citations extraites de ce document sont accompagnées de la pagination
correspondante.
(2) Mendras (Henri) La Seconde
Révolution Française 1965-1984. Nelle Ed
mise à jour. Gallimard,
1994 (folio. essais)
(3) Friedman (Thomas L). The world is flat. A brief history of the twenty-first
century. Farrar, Straus, Giroux. Allen Lane (Penguin books),
2005 3a p201
un livre clef pour comprendre le monde
d'aujourd'hui.
(4) Dubet (François). Le déclin de
l'institution. Seuil, 2002
(5) Créé en 1998, un groupe de
recherche fonctionne dans le cadre de
Témoins, association chrétienne
interconfessionnelle. La rubrique: groupe de recherche dans le site internet: www.temoins.com. présente près
de 90 textes. Certains de ces textes sont diffusés sous forme de dépliants..
(6) Outrageous vision. A conversation with Donald Miller about global
Pentecotalism. Interview by Timothy Sato. Books and
Culture November-December 2002, p 31-35
(cf un courant d'innovation à l'échelle de la globalisation: site Témoins.
groupe de recherche. innovation.
(7) Moynagh (Michael) Changing World. Changing Church. Monarch Books,
2001
(8) Moynagh (Michael); L'Eglise autrement. Les voies du changement. Préfaces
par Guy Aurenche et Stéphane Lauzet. Empreinte, Temps Présent, 2003
(9) Murray (Michael). Post-Christendom.
Church and Mission in a strange new world. Paternoster,2004
- Ward (Pete) Liquid Church. A bold vision to be God's people in worship and
mission. A flexible, fluid way of being church. Paternoster Press, 2002
- McLaren (Brian D). Generous orthodoxy. Zondervan, 2004
Cf. Faire Eglise en Post-Chrétienté. Faire Eglise. Une théologie pour l'Eglise
émergente. Site Témoins. groupe de recherche. perspective.
(10) Compte-rendus par Françoise Rontard. Site Témoins. Groupe de recherche.
(11) Le courant de l'Eglise émergente. Un état d'esprit. Un processus.Site de
Témoins. groupe de recherche. perspective
(12) Muller (Colette). Bertrand (Jean René) Ou sont passés les catholiques? Une
géographie des catholiques en France. Desclée de Brouwer, 2002
(13) Landron (Olivier). Les communautés nouvelles. Nouveaux visages du
catholicisme français. Cerf, 2004
(14) Testard (Gérard) dir. Aimer
l'Eglise. Aimer le Monde. Cerf, 2005 L'histoire et la dynamique du mouvement
Fondacio.
(15) Une théologie pour l'Eglise
émergente. Site Témoins. groupe de recherche. perspective.