Le talisman de l’unité, par
Laurent FABIUS,
tribune parue dans Le
Monde
23 avril 2005
1905
- 2005 : le Parti socialiste célèbre son centenaire. Cette longévité dit
la force de notre idéal et l’actualité de notre engagement : la
mobilisation pour le progrès social et le combat pour l’égalité en acte.
Mais si l’on se souvient encore de 1905, c’est parce que, longtemps
divisés, les socialistes ont alors choisi de s’unir dans une maison
commune. Pas de fondation solide sans unification durable : c’est la
leçon de 1905.
Quand les socialistes se retrouvent en congrès à Paris salle du Globe,
le 23 avril 1905, l’unité est loin d’être acquise. Depuis les années
1890, plusieurs familles socialistes coexistent. Sans même évoquer les
querelles de personnes, des divergences doctrinales et stratégiques
traversent le socialisme. Les plus radicaux refusent tout compromis. Les
« blanquistes » du Parti socialiste révolutionnaire, les « allemanistes
» du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire et les « guesdistes » du
Parti ouvrier français s’inscrivent en rupture avec l’Etat bourgeois et
se réclament pour certains du marxisme. En revanche, les modérés sont
prêts à certaines concessions pour assurer des réformes graduelles. On
les nomme « possibilistes », puisqu’ils souhaitent rendre le socialisme
« immédiatement possible ». Des « socialistes indépendants » sont leurs
compagnons de route. Parmi eux, se trouvent des personnalités qui
accèdent au Parlement, comme Jaurès, élu député du Tarn à 26 ans, ou qui
participent à des gouvernements, comme Millerand.
Le 25
avril 1905, l’unité est réalisée. Pour la première fois, les familles
socialistes d’horizon différent - on dirait aujourd’hui les sensibilités
- se fondent en une seule formation politique. La Section française de
l’internationale ouvrière (SFIO) est née. Dans l’instant, les guesdistes,
mieux organisés, en sortent grands vainqueurs. Mais, face à l’histoire,
l’union des socialistes est avant tout le fruit du travail de Jaurès.
Comme il le dit dès 1900, « quels que soient les dissentiments, quelles
que soient les difficultés, quelles que soient les polémiques d’un jour,
entre socialistes on se retrouve. »
Encore fallait-il bâtir la méthode qui permette de les rassembler
durablement. Pour Jaurès, l’unité est vide de sens si elle n’est qu’un
assemblage de façade ou une démarche tactique. Pour vivre vraiment,
l’unité doit se bâtir sur un projet commun. Elle doit aussi tirer sa
force de la diversité préservée. « Il ne s’agit point d’une unité
despotique et morte : les diverses organisations socialistes peuvent et
doivent subsister. » Unité ne veut pas dire uniformité, et encore moins
reniement de ses propres opinions. Chacun doit rester libre de ses
convictions car toutes servent l’idéal socialiste. C’est la fameuse «
synthèse jaurésienne ».
Dans
le discours de Toulouse, qu’il prononce en 1908, Jaurès s’en explique. «
Nous n’acceptons pas qu’on oppose l’action d’aujourd’hui à l’action
d’après-demain, nous n’acceptons pas qu’on oppose l’esprit
révolutionnaire et l’action réformatrice du Parti. Nous disons que dans
un Parti vraiment et profondément socialiste, l’esprit révolutionnaire
réel est en proportion de l’action réformatrice efficace et que l’action
réformatrice efficace est en proportion de la vigueur même de la pensée
et de l’esprit révolutionnaires. » En conciliant réformisme et
révolution, Jaurès ancre le socialisme dans la République. Ce n’est pas
un hasard si 1905 connaît, après le printemps socialiste, un décembre de
laïcité à travers le vote par l’Assemblée nationale de la loi de
séparation des églises et de l’Etat. Jaurès a pris une part décisive à
ces deux acquis. Il est l’homme qui permet aux forces de progrès de
conjuguer l’idéal et le réel.
En ce
début de 21ème siècle, cette synthèse, qui est d’abord une exigence,
reste vivante. Un parti uniquement gestionnaire risque de se perdre dans
une certaine routine, qui lui ferait perdre de vue « les étoiles dans le
ciel », pour reprendre la magnifique formule de Jaurès. Mais un parti
exclusivement - et d’une certaine façon seulement - révolutionnaire se
perd toujours dans le maximalisme avant de sombrer dans l’impuissance.
Réformiste dans l’action, révolutionnaire dans l’ambition : c’est la clé
du rassemblement de la Gauche et, au-delà, de tous les Français.
De
cette première synthèse, naissent toutes les autres, qui restent, elles
aussi, d’actualité. Synthèse entre socialisme et pacte républicain.
Jaurès affirme que « c’est le socialisme seul qui donnera à la
Déclaration des droits de l’homme tout son sens et qui réalisera le
droit humain » en prolongeant la « République politique » par la «
République sociale ». Synthèse entre socialisme et respect de la liberté
individuelle : « le socialisme est l’affirmation suprême du droit
individuel. Rien n’est au-dessus de l’individu. » L’épanouissement de
l’individu et l’action en faveur de toutes les libertés réelles est au
cœur de l’engagement socialiste. Synthèse enfin entre patriotisme et
internationalisme. Chacun connaît la fameuse et prophétique formule : «
Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup
d’internationalisme y ramène ». Pas d’internationalisme et d’ambition
européenne authentiques sans une défense des idéaux et valeurs dont
notre pays est porteur.
L’histoire du socialisme depuis un siècle a montré la justesse de la
pensée jaurésienne. Les socialistes ne sont forts que quand ils sont
rassemblés. Et ils ne se rassemblent vraiment que lorsqu’ils sont
porteurs d’un idéal commun et d’un projet partagé. « La paix, le pain,
la liberté » avec Léon Blum et le Front populaire en 1936. « Changer la
vie », avec François Mitterrand en 1981. Entre temps, l’unité des
socialistes a dû être prolongée par l’union de la gauche tout entière :
communistes, radicaux et aujourd’hui écologistes.
1905,
1936, 1981. Jaurès, Blum, Mitterrand. A chaque fois, l’union par
l’audace et la clarté des choix. Volontarisme politique et progrès
social permettent de transcender les différentes familles du socialisme
et de la gauche française. Alors, l’ambition commune prend le pas et
s’incarne. « L’essentiel, comme le disait Jaurès, c’est que chacun soit
résolu à tirer parti de toutes les forces, politiques et économiques,
qui peuvent préparer l’ordre nouveau. » Alors, les forces de gauche, «
combattants du même combat, frères de la même espérance » se portent à
la hauteur de leur idéal commun. Le nôtre, celui d’un socialisme pour
aujourd’hui et pour demain.
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