ENFOUISSEMENT

précédé de

FLEURS ARTIFICIELLES AU BORD DE LA ROUTE

Michel BUTOR - Eric COISEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

FLEURS ARTIFICIELLES AU BORD DE LA ROUTE

Indépendamment des saisons
ces pétales vont témoigner
qu'ici s'est arrêtée la vie
de quelqu'un qui nous fut très cher
dans un déchirement de tôles
crissements et gémissements
quelques instants de désarroi
dans la circulation massive


Cette inaltérabilité
n'est certes qu'un leurre bientôt
le vent la pluie gel et poussière
et les rayons ultra-violets
vont flétrir et décolorer
ce qui nous faisait illusion
dans l'incessant vrombissement
qui tient ici lieu de silence


Quand nos souvenirs les plus vifs
feront naufrage avec nous-mêmes
tous ces signes à l'abandon
auront perdu leurs déchiffreurs
si l'on met des fleurs sur nos tombes
très vite elles disparaîtront
tandis que de la route même
les ronces couvriront les traces


ENFOUISSEMENT

Devises funèbres

Une liane qui introduit son ongle dans la rainure de la porte et tourne autour de la poignée puis cherche sa voie parmi les ressorts en écrivant :

"finis gloriae mundi",

et une autre liane, clématite ou lierre, qui tourne autour de la précédente et introduit sa griffe, son ongle entre la vitre et son cadre, dans la rainure de la porte, puis tourne autour du volant et de la poignée, cherche sa voie parmi les manettes et ressorts en écrivant maintes fois cet avertissement :

"attention",

et ces devises :

"vulnerant omnes, ultima necat",

et :

"nimas, nimenos".

Les archanges des voitures

Et encore une autre, ronce ou vigne, qui tourne autour des deux précédentes et introduit son scalpel, sa griffe entre le capot et le moteur, sa vrille entre la vitre et son cadre, puis tourne autour de la batterie, introduit son ongle entre la jante et le pneu, dans la rainure de la porte, puis tourne autour du volant pour chercher sa voie parmi les fils électriques, tourne autour des pédales et de la poignée pour chercher parmi les manettes, cadrans et ressorts,

en appelant les archanges des voitures avec leurs ailes émaillées aux plumes écailleuses, avec leurs auréoles de rayons chromés autour de leurs yeux lumineux aux paupières oscillantes sous les rideaux de larmes, les archanges qui apparaissent au-dessus des carrefours les plus dangereux les soirs d'orages, balayant de leurs projecteurs menaçants les files entremêlée de vacanciers exténués qui rentrent, archanges qui nous crient :

"ralentissez! Vous somnolez.",

et inscrivent sur l'émail du ciel des devises funèbres :

"in ictu oculi",

puis :

"il est plus tard que vous croyez" (en anglais: "Later than you think"),

et :

"don't rush it, young lovers. "

avec la signature d'un des plus grands cimetières de Los Angeles, Forest Lawn.


Précautions


Et deux autres lianes plumeuses qui tournent autour des trois précédentes et introduisent leurs ciseaux, scalpels entre les phares et leurs alvéoles, leurs gouges entre moteur et capot puis tournent autour des ampoules broyées, griffes entre planchers et tapis, tournent autour de la batterie pour chercher leur voie parmi les leviers et les archanges métalliques sermonnant :

"vous auriez dû prendre un peu moins de vin, un peu plus de café, un peu moins manger, un peu mieux étudier le trajet, d'autant plus que vous n'êtes pas seul et que c'est l'époque du grand retour des vacances",

clématites introduisant tenailles, vrilles, langues suceuses entre la vitre et son cadre, la jante et le pneu, leur ongle entre le toit et sa doublure, dans la rainure de la porte, puis tournant autour des enjoliveurs, du volant pour chercher leur voie parmi les fils électriques, autour des ceintures de sécurité, des pédales, pour chercher parmi les jauges, les manettes et les archanges clignotants qui inscrivent sur la vitre embuée du ciel :

"vanitas vanitatum et omnia vanitas",

et :

"un je ne sais quoi qui n 'a plus de nom dans aucune langue",

lierres tournant autour des accoudoirs et poignées pour la chercher, leur voie, parmi les engrenages, les cadrans, essuie-glaces et ressorts tandis qu'un rutilant chœur céleste célèbre la paix des cimetières de voitures :

L'enfer des voitures


"d'abord c'est l'une à côté de l'autre, et les chirurgiens dissèquent, prélèvent les roues, les moteurs, les accessoires, les rangent, les vendent. Puis c'est l'une contre l'autre et bientôt sur l'autre, l'entassement ; la forme se perd. Il arrive alors que la végétation vienne apporter son baume, tandis que les enfants de la région s'enfilent dans les brèches pour déployer leurs chimères avec cris et chuchotements. Mais dans la plupart des cas d'énormes camions viennent bientôt transporter ces vestiges pour qu'ils soient compressés, fondus, laminés afin de fabriquer de nouveaux modèles qui, dans quelques années, se retrouveront ici même",

(extrait du texte de Michel Butor)