Les positions de l'amour jusque dans les toiles, lues seulement par vous

 

Georges Badin

Peintre, écrivain

 

Parcours et repères bio-bibliographiques

Georges Badin :
Le jardin était grand, d'arbres nombreux, et les fleurs blanches de magnolia parvenaient jusqu'à la fenêtre. Le 13 mars 1927 à Céret, sa naissance. Ni recevoir, ni surface inerte, ni lieu conventionnel, la page comme la toile libre plus tard servira nécessairement. Il publie dans les Cahiers du Sud, le Mercure de France, entre autres revues, et deux livres au Mercure en 1966 et 1968. A partir de là, il n'y aura plus que trois livres, avec Jean Capdeville, Hervé Fischer, Christian Jaccard, Claude Viallat. "Une peinture lettrée", écrira Jean-Noël Vuarnet : et ce besoin, chez le peintre, de confronter la couleur et les lignes d'écriture sur la toile en une lutte, finalement sexuelle. C'est textruction, de 1970 à 1974. C'est ensuite, jusqu'en 1984, une période "abstraite" dans laquelle se lira déjà le principe d'intermittence : la couleur pure par taches opposée à ce qui est son envers. Des expositions en France et en Europe. Puis "défier la limite, voilà l’œuvre du peintre". Ni figuration, ni refus du signe, mais l'illimité des sujets.

Quelques remarques sur son travail

Lieux d’eau

Si j’ai le désir de revenir sur un lieu, pour le moment je n’ai aucun repère, aucune image, je ne souhaite rien et ce que je veux, c’est que l’hésitation soit ma seule directive. Ce serait tourner autour d’une seule image, le plus souvent possible, ce qui revient à dire ne pas s’y arrêter, afin que le temps de la peinture, comme celui de l’écriture si je prenais le parti de la narration, soit le plus présent possible. Je souhaite le plus possible être dans la fable, c’est-à-dire dans le sens qui peut paraître unique si on regarde la page mais qui ne l’est plus si l’on feuillette le livre ou le carnet. Avec certitude les éléments qui constitueront le dessin ou la peinture seront dans une grande mesure le plus près de ce qu’ils sont : les couleurs et les choses. Voilà un premier désir.

L’auteur, à son corps défendant, sera si peu dans la ressemblance que la pierre sera rouge ou jaune, c’est dire qu’elle prendra les couleurs de la lumière, que le corps n’aura été que deux courbes qui se joignent, que l’eau ne sera connue que par ses passages inégaux sur la page, bleus à coup sûr, que le feuillage ne dira qu’entrelacements et apparition succincte. L’embellir ? La restituer telle qu’elle fut ? Vouloir ne pas s’en séparer ? Indéfiniment en butte à ce qui est, destiné à naître, prendre forme, passer de l’inertie à une vie. L’interrogation, du moins le signe qui la traduit un peu comme une oreille, influence, fait dériver, attendre, prolonge l’image même si elle met l’auteur en position de l’emporter, lui donnera la possibilité de faire des variations nombreuses pour ne pas avoir à choisir.

Deux lieux : l’un dans la nature, l’autre sur la page ou la toile. Que serait l’auteur sans le désir dont la navigation au long cours est retenue dans les filets (mailles) du peintre et de son modèle ?

Dans le face à face avec ce qui a vie (et refuse une immobilité sans effusion), dans le survol que fait l’oiseau sur toute matière, toute vue, tout état, il semble que le peintre ou l’écrivain ne fasse aucun choix, qu’il soit confronté à tous ces errements et en fin de compte à son corps ici et maintenant, de telle manière que le paysage sera le corps de celui qui écrit ou peint.

Espace à découvert, tous les éléments qui le composent sont à leur place d’habitude, éclairés, offerts sans pudeur. Dans une attente qui n’est pas voulue mais se révèle nécessaire lorsque la blancheur du papier ou de la toile sera à sa disposition. D’où pour l’auteur la nécessité désormais souveraine de prendre une distance vis-à-vis des corps naturels, feuilles, eau, pierres, des couleurs qui s’y rapportent et du corps mobile pour les mettre le plus à distance possible de lui-même et ainsi les rendre autonomes sur chaque toile, sur chaque feuille toujours dans le temps présent. Chaque fois serait la première.

Deux lieux, dans une expectative, accueillant les sensations sans distinction. Des toiles aux textes : des profondeurs, des envols, des va et vient.

Texte de Georges Badin, février 2007

 

La clapère

Les positions de l'amour jusque dans les toiles, lues seulement par vous.

La peau pour le moment sans qualités, ici comme elle pourrait être dans un autre lieu, et cela n'est pas écrit dans un temps. Du rose, là, sans raison, acceptation de sa part, au brun pour n'avoir pas à résister. Le bleu et le vert, feuillage et ciel, voûte protectrice que la peau reconnaît. Peu à peu s'il y a des regards, ils sont d'un côté comme de l'autre, c'est-à-dire du lieu au corps, doux, éphémère et peut-être cherchant à prendre une assise. Le feuillage dans ses entrelacements a le pouvoir d'étendue sur la peau elle-même, peut-être par un frôlement imaginé et le désir serait dans ce cas le protagoniste, écartant toute autre caresse. La pensée serait dans toute la surface lisse ou ondulante de la nudité brune et l'échange se fait ainsi sans mots, sans qu'il y ait de volonté, uniquement dans le désordre de la prolifération. Si l'eau couvre par hasard le dos jusqu'aux jambes, elle vainc toutes les sensations en myriades pour ne laisser qu'une chaleur unique comme un aplat en peinture après la vivacité d'un trait.

Lieu toujours en usage, au début de l'après-midi, avec le feuillage, la pierre, l'eau de jour et s'il s'en sépare, il n'osera pas prononcer ce mot, de peur que celui-ci n'envahisse cet éloignement et qu'il ne finisse par s'en accommoder (léger reflet qui ne donne aucune image malgré les couleurs présentes, changeantes) : disparition. Une image entrouverte : la vague, peu importe sa hauteur, lui fera face, écume et eau confondues, avant de s'étaler sur le sable, de s'y mêler, et là disparaître fait partie de la succession chaque fois nouvelle. Il ne s'arrêtera pas, précisément là où il a tendance à être en attente pour observer, les coudes sur la balustrade, ce qui a lieu maintenant dans ce nouveau paysage. La toile à force de passages, eau et colorant blanc, est presque devenue peau, c'est-à-dire souplesse pour que tout ce qu'elle va recevoir comme images soit ciel, feuillages, pierres, eau, visible et lisible dans le domaine de la peinture : la mémoire a agi comme détachée du peintre qui est intervenu sans effort.

Dans un état tel qu'il pourrait paraître en perdition, lorsque le moment n'a qu'une seule ornière, il semble que le désir, dans son incertitude, le mène à une espérance.

Ne pas délaisser les mots-éclats, les mots-sons, les mots sans vie, épars dans la séparation, afin que le bois, que les feuilles sur les branches, que l'eau, que les pierres soient sur la toile, elle-même prête à toutes les lectures, à tous les retours en arrière des regards.

S'il passe du côté de la résistance, il emploiera l'offense contre de tels mots qui viennent à l'improviste : « L'insensé est dans la vérité atteinte, comme possédée, aussitôt perdue, défaite et béante, et l'égarement, l'affolement qui s'ensuit. » (Jean-Luc Nancy, Le sens du monde).

Texte de Georges Badin, février 2007

Livres manuscrits aux éditions Collection Mémoires avec
Joël Bastard, Hubert Lucot, Henri Meschonnic,