- Ma chère Simone, je vois que vous êtes allée vous
promener sur l’avenue de Flandre.
- En effet, ma chère Charlotte.
En rentrant de ma promenade matinale, je m’attendais à une
remarque de ce genre de la part de mon amie Charlotte et je ne fus donc
pas surprise. Cependant la méthode qu’elle employait pour
parvenir à des conclusions aussi péremptoires
m’intriguait beaucoup, d’autant plus qu’elle se trompait fort rarement.
Nous partagions le même appartement depuis deux ans au 221 bis
rue de Crimée et, quand elle n’avait rien d’autre à faire
que de rêvasser en restant vautrée sur le canapé,
elle m’accueillait à mon retour de promenade en me
décrivant mon parcours et mes rencontres comme si elle m’avait
suivie et épiée tout au long de mon déplacement.
Parfois elle savait même les noms et les professions des gens que
j’avais croisés ou à défaut elle pouvait me les
décrire. Bien sûr, je savais que Charlotte ne me suivait
pas, son tempérament casanier excluant toute sortie inutile.
Elle ne pouvait pas non plus m’avoir vue depuis les fenêtres de
l’appartement car celles-ci donnaient sur une cour intérieure.
Son analyse ne se basait que sur les indices infimes qu’elle relevait
sur moi, ce qui m’énervait au plus haut point car, même
après une période aussi longue de cohabitation, je ne
parvenais que très imparfaitement à suivre sa logique
implacable.
Pour m’exercer à la science de l’analyse si chère
à mon amie Charlotte, je me regardai attentivement afin de
repérer les traces qui lui avaient permis de déterminer
aussi sûrement mon lieu de promenade, mais je constatai à
ma grande honte que je n’avais guère progressé car je ne
vis rien de significatif. Et pourtant elle avait, comme d’habitude,
indubitablement raison. J’avais longuement arpenté les trottoirs
de l’avenue de Flandre sous un ciel gris d’hiver, secouée par le
vent glacial et trempée par une petite pluie fine et persistante.
Je ne retirai pas tout de suite mon manteau et j’attendis que la douce
chaleur de l’appartement revigore mon corps frigorifié et
tremblant. Charlotte était allongée sur le canapé,
en robe de chambre, débraillée, les pieds nus. Elle ne
s’était pas encore donné la peine de se coiffer et son
abondante chevelure gris cendre s’étalait en désordre
autour de son beau visage triste et boudeur. Elle tenait
négligemment dans sa main un petit poudrier et, avec une
houppette, elle se couvrait la figure de poudre, un peu au hasard car
elle n’avait pas de miroir pour en contrôler l’épaisseur
et la régularité. Ses lèvres étaient
déjà teintes de son rouge habituel et la belle couleur
noisette de ses yeux était rehaussée par de l’ombre
à paupières gris bleu et un élégant mascara
noir. Dans ses longues périodes d’inactivité, Charlotte
pouvait passer ainsi toutes ses journées à se maquiller
pour son propre plaisir, en se prélassant sur le canapé
comme une chatte sensuelle et désoeuvrée.
- Ma chère Charlotte, lui dis-je, vous m’étonnerez
toujours. Comment savez-vous que je suis allée sur l’avenue de
Flandre ? J’ai beau chercher par quel prodige vous en êtes
arrivée à cette conclusion, je dois vous avouer que je
n’y parviens pas. Vous me faites penser à une sorcière.
Savez-vous qu’il y a quelques siècles on vous aurait
brûlée pour moins que ça ?
- Vous avez raison. Mais, après tout, les sorcières
n’étaient peut-être que des femmes capables de voir et de
comprendre ce que les autres ne pouvaient même pas concevoir.
Heureusement les temps ont changé et, que vous le vouliez ou
non, vous ne pouvez pas me dénoncer à l’inquisition.
C’est donc vous qui êtes condamnée, non à
brûler sur un bûcher, mais à écouter mes
explications.
- Ma chère Charlotte, lui répondis-je, je brûle
d’impatience de vous entendre. C’est toujours un plaisir pour moi de
suivre vos raisonnements et je suis persuadée que quand vous
aurez achevé votre démonstration, je trouverai votre
analyse judicieuse et sans faille. Mais je dois dire que je ne
comprends toujours pas par quelle méthode infaillible vous
êtes parvenue à savoir mon lieu de promenade que je ne
connaissais même pas moi-même avant de sortir.
- Ma chère Simone, rien de plus facile. Et si vous faisiez
quelques efforts, vous le sauriez sans que j’aie besoin de vous le
dire. Mais je crains que malheureusement vous n’ayez jamais une
capacité de concentration suffisante pour faire seule cette
analyse pourtant bien élémentaire.
- Effectivement, ma chère Charlotte. J’attends donc vos
explications et j’espère que vous serez aussi brillante
qu’à l’accoutumée.
Malgré tout le respect et la tendresse que j’ai pour elle, je
dois admettre que Charlotte était un peu poseuse, et même
prétentieuse. Avant de daigner s’exprimer, elle attendait que
son auditoire soit à bout de patience et, quand elle
commençait à parler, elle employait des figures de
rhétorique compliquées qui ralentissaient et
embrouillaient ses démonstrations qui, au lieu d’être
claires et précises comme on pouvait s’y attendre de la part
d’une personne aussi intelligente et cultivée, étaient
interminables et quelques fois incompréhensibles. On avait
l’impression qu’elle se donnait en spectacle devant un public captif
qui ne pouvait qu’être en extase devant son
ingéniosité et sa maîtrise du langage.
Malgré cet aspect un peu irritant de sa personnalité,
Charlotte était effectivement très douée dans le
domaine de l’analyse et, après avoir fait l’impasse sur ses
propos inutiles et oiseux, j’étais toujours en admiration devant
son exceptionnel esprit de synthèse et son excellente
compréhension de la nature humaine, ces deux dons lui permettant
de débroussailler les affaires les plus obscures.
J’attendais depuis quelques minutes et je m’apprêtais à
retirer mon manteau quand enfin Charlotte se décida à
parler.
- Ma chère Simone, pour comprendre il faut apprendre.
L’efficacité en matière d’analyse et de synthèse
n’est possible que si l’on s’acharne quotidiennement à
étudier et à mémoriser de multiples connaissances
en apparence inutiles. Je vais vous donner un exemple et vous
comprendrez bientôt que je ne l’ai pas choisi au hasard. La merde…
- Pardon ?
- La merde, le caca, les excréments…
- Mais, ma chère Charlotte, vous êtes folle.
- Les déjections intestinales, les selles, les fèces…
- Mon amie, vous divaguez.
- Les matières fécales, les crottes, le crottin, les
bouses, le fumier…
- Voyons, Charlotte, taisez-vous ! C’est navrant de vous entendre
employer des mots aussi infâmes.
- Ma chère Simone, par cet exemple, vous pouvez entrevoir ce qui
nous différencie. Vous refusez de concevoir et même
d’entendre parler de cette matière qui n’est finalement que le
produit naturel de tout être vivant. Si vous voulez comprendre la
nature humaine et savoir jusqu’à quelles
extrémités elle peut mener les individus, vous devez
absolument connaître le fonctionnement de ces individus dans les
moindres détails, depuis l’introduction des matières -
physiques ou morales, aliments ou connaissances - qui les nourrissent
et les maintiennent en vie, jusqu’à l’élimination de
leurs déchets - matériels ou immatériels, merde ou
comportement social. Je vous conseillerais, si vous le permettez, de
vous plonger dans les arcanes les plus nauséabonds des
êtres vivants, même si ce n’est pas toujours très
agréable ni pour les yeux ni pour l’odorat. Voyez-vous, ma
très chère Simone, la psychologie est une science plus
noble mais elle est rarement suffisante pour saisir la nature profonde
d’un humain.
- Ma chère Charlotte, vous me répugnez en me parlant de
ces choses dégoûtantes.
- Vous ne serez jamais une bonne enquêtrice tant que vous n’aurez
pas étudié comme moi la physiologie des animaux, y
compris celle des humains. Et cette étude vous obligera, comme
j’ai dû le faire moi-même, à mettre le nez dans
cette merde qui vous fait tant frémir. Elle est, comprenez-le,
un élément majeur de compréhension de tous les
événements de la vie courante. Mais cessons de parler de
la théorie et venons-en à ce qui m’a conduite à
aborder ce sujet délicat.
- Pour ma part, je serais heureuse que vous abandonniez cette
matière et que nous parlions de choses plus nobles et plus
civilisées.
- Mais non, ma chère Simone, cette conversation est très
intéressante. Et pour votre culture je dois continuer à
vous entretenir de matières fécales. Nous discutions il y
a un instant de votre sortie et vous sembliez étonnée que
j’aie pu en déterminer le lieu sans autres indices que ceux que
vous portez sur vous. Pourtant c’est bien simple et je suis surprise
que vous ayez si peu de flair aussi bien au sens figuré qu’au
sens propre. Ne sentez-vous pas l’odeur que vous nous avez
ramenée de l’extérieur ?
- Quelle odeur ? Effectivement je sens une odeur un peu forte
mais, permettez-moi de vous parler franchement, comme vous êtes
dans votre période d’oisiveté et qu’habituellement au
cours de ces périodes vous ne prenez pas la peine de vous laver
quotidiennement, je pensais que cette odeur émanait de vous.
N’est-ce pas le cas ?
- Ma chère Simone, je ne sais pas si je dois vous remercier de
me rendre responsable de relents aussi puissants. Effectivement je n’ai
pas pris de douche depuis deux semaines, mais ce n’est pas une raison
pour m’accuser de me frictionner le corps avec cette matière qui
vous dégoûte tant.
- Excusez-moi, ma chère Charlotte. Je ne voulais pas tout
à fait dire cela. En fait je ne sens pas cette odeur de… cette
odeur dont vous me parlez.
- Et moi, je la sens. Et elle n’a rien à voir avec mon odeur
naturelle. Regardez vos chaussures.
- Qu’est-ce que mes chaussures viennent faire dans cette
histoire ? Je ne souffre pas, que je sache, d’hyperhidrose
palmoplantaire.
- Je ne vois pas le lien entre une hyper cirrhose tentaculaire et vos
chaussures mais je ne demande qu’à apprendre. En attendant,
revenons-en à nos crottes et regardez bien la semelle de votre
chaussure droite. Je vois d’ici l’origine de l’odeur. Elle est brune
et, quoique maintenant fortement aplatie, on voit nettement que la
chose avait initialement une forme oblongue et même plus
précisément fusiforme.
- Peste, de la m… Et moi qui n’ai rien vu. En plus j’en ai mis partout
sur le tapis.
- S’il vous plait, ma chère Simone, ne vous précipitez
pas sur l’éponge pour nettoyer. Cette crotte que vous
transportez avec vous est bien intéressante et je veux que vous
en compreniez l’importance. Voyez-vous cette texture
particulière, mi-solide mi-liquide ? Et cette
couleur parfaitement reconnaissable ? Sentez-vous cette
odeur si caractéristique ? Vous devriez prendre une loupe,
comme je l’ai fait si souvent, pour étudier cette substance, et
vous sauriez à l’avenir, dès le premier contact visuel ou
olfactif avec elle, en déterminer la nature et l’origine.
- Pouvez-vous, ma chère Charlotte, être plus
précise ? Je ne vois personnellement qu’une substance sale
et répugnante qui me donne envie de vomir.
- Essayons d’abord de déterminer de quelle espèce animale
provient cette crotte. Un chien ? Un humain ?
- Je pencherais plutôt pour un chien, j’ai vu peu d’humains
satisfaire de tels besoins dans les endroits où je suis
passée.
- Effectivement, c’est le plus probable mais ce n’est pas absolument
certain, alors continuons notre analyse. On voit nettement que vous
avez marché sur la crotte entière et cette crotte,
quoique très remarquable par son odeur, est assez petite
même si l’on tient compte du fait que vous en avez
cédé quelques grammes au tapis. Qu’en
déduisez-vous ?
- Que l’animal est petit ?
- Très bien, ma chère Simone, vous progressez. Donc c’est
probablement un chien et il est petit. Continuons…
A ce moment la sonnette de l’appartement retentit. Nous n’attendions
pas de visite à cette heure mais, comme je savais que Charlotte
ne ferait pas l’effort de se lever, je me précipitai pour ouvrir
la porte. Une femme bien habillée et très correcte
attendait sur le palier en s’essuyant les chaussures sur le paillasson.
- Bonjour, madame, me dit-elle.
- Bonjour, madame.
- Je suis bien chez monsieur Charles Ocolmes ?
- Heu… non, vous faites une erreur. A moins que vous ne vouliez parler
de mon amie, mais elle s’appelle Charlotte Colmes. Et c’est une femme.
- Ho ! Je suis désolée. Si c’est une femme, je ne
pense pas qu’elle soit compétente pour résoudre mon
problème.
- Je ne connais pas votre problème, mais je peux vous garantir
que, malgré son sexe, elle s’est toujours montrée
à la hauteur des missions qui lui ont été
confiées. Aucun problème, aussi ardu soit-il, ne lui a
résisté bien longtemps. Il n’y a que les tâches
ménagères qui la rebutent mais je ne pense pas que vous
cherchiez une aide-ménagère.
- Non. Mais voyez-vous, c’est important, c’est une question de vie ou
de mort.
- Alors entrez, je vais vous présenter à mon amie. Vous
serez dans de bonnes mains.
En la faisant entrer, j’eus tout à coup honte des traces
disgracieuses que j’avais laissées sur le tapis. Sans compter
que l’odeur, à laquelle j’étais peu sensible, devait
empuantir l’appartement. Mais il était trop tard pour nettoyer
et je ne pouvais que tenter d’expliquer l’aspect négligé
des lieux.
- Excusez le désordre, lui dis-je, il est de bonne heure et je
n’ai pas eu le temps de ranger. En plus, en me promenant dans la rue,
il m’est arrivé un accident…
- Un accident ? A vous aussi ?
- Oh ! Sans gravité. J’ai marché dans la… enfin vous
comprenez.
- Ho ! Je comprends. Ca m’arrive souvent à moi aussi.
Machinalement, elle leva le pied gauche pour me montrer le dessous de
sa chaussure et je vis que, comme moi, elle avait marché sur une
certaine matière brunâtre et malodorante. Y avait-il une
épidémie de gastro-entérite canine ? En me
faisant cette réflexion d’ordre médical, je songeai tout
à coup à la leçon que m’avait donnée
Charlotte quelques instants auparavant et je regardai la chose
collée sous la chaussure de l’inconnue. Cette substance
ressemblait à s’y méprendre à celle que j’avais
ramenée de ma promenade, c’était la même texture et
la même couleur. Alors je compris avec horreur que cette brave
personne, croyant nettoyer ses chaussures en les frottant sur le
paillasson, les avait en fait polluées avec ce que j’y avais
déposé en rentrant. Je fis semblant de ne pas remarquer
la similitude entre nos deux crottes – je n’étais après
tout qu’une novice dans ce domaine - et je m’étonnai de la
coïncidence.
- Tiens ! Vous aussi ? Comme c’est bizarre ! lui dis-je
innocemment.
- Je suis vraiment désolée. Regardez, j’en ai
déposé partout sur votre tapis. Donnez-moi une
éponge, je vais nettoyer.
A ma grande honte, Charlotte, qui savait être méchante
parfois, intervint.
- Mais non, laissez donc. Vous n’y êtes pour rien, c’est ma
colocataire qui s’est essuyé les chaussures sur le tapis.
Laissez-la nettoyer ses cochonneries et racontez-moi vite votre
problème. Asseyez-vous confortablement sur ce fauteuil et
dites-moi tout.
- Madame Holmes…
- Colmes.
- Pardon ?
- Charlotte Colmes. On me confond parfois avec un vieux junkie anglais…
- Ha oui ? Donc, madame Charles Lottecolmes. J’espère ne
pas vous déranger mais il m’arrive des choses qui
dépassent mes capacités de compréhension et mes
voisines m’ont dit que vous seule pouviez comprendre et
éclaircir les raisons des étranges
phénomènes qui surviennent autour de moi et auxquels je
ne suis pas préparée à être
confrontée malgré tous les efforts que je fais pour
m’adapter aux circonstances et malgré ma capacité
à supporter les coups les plus durs que le hasard semble avoir
toujours concoctés rien que pour moi depuis que je suis
née parce que, vous savez, à ma naissance j’avais le
cordon ombilical enroulé autour du cou et j’ai failli mourir
avant que je ne pousse mon premier cri qui a d’ailleurs
été
long à venir car j’avais le visage tout bleu et j’étais
toute étranglée, comme m’a dit ma maman et après
mon papa nous a quittées et ma maman a dû se
débrouiller toute seule avec moi et ça n’a pas
été facile comme vous pouvez le penser…
- Madame, je dois vous interrompre un peu brutalement mais non
seulement je ne suis pas sûre que votre phrase soit
syntaxiquement et grammaticalement correcte mais en plus il me semble
que vous remontez un peu trop loin dans le temps, ce qui ne peut
qu’obscurcir la description de votre problème présent. Si
vous commenciez par me dire votre nom ?
- Je suis désolée de ne pas m’être
présentée. Je m’appelle madame Mouscatte et je suis votre
voisine, trois étages plus haut. Je crains de ne pas avoir
été claire et vous avez raison de me le signaler. Vous
allez me prendre pour une écervelée mais je suis
tellement émue que j’y perds mon latin et que j’en suis
réduite à parler chinois.
- Calmez-vous, ma chère madame Moustache. Ici, vous ne risquez
rien.
Je terminai le nettoyage du tapis et j’étais prête
à m’asseoir pour entendre madame Mouscatte expliquer son souci
quand Charlotte s’adressa à moi :
- Ma chère Simone, pourriez-vous, je vous prie, nous
préparer du thé ?
- Mais bien sûr, ma chère Charlotte.
Je dus m’éclipser quelques instants dans la cuisine pour me
consacrer à mon devoir d’hospitalité mais fort
heureusement j’entendais distinctement la conversation qui se
déroulait dans le salon.
- Dites-moi tout, ma chère madame Sourichatte, dit Charlotte.
- Hé bien, voilà ! En rentrant chez moi à
l’instant il m’est arrivé quelque chose de terrible et j’en suis
encore toute retournée. Vous savez que l’escalier est mal
éclairé mais vous ignorez, je suppose, que l’ampoule du
palier du cinquième étage est grillée depuis trois
semaines. Tout ça pour vous dire qu’en arrivant à mon
étage j’étais dans la pénombre. Heureusement, je
connais bien l’emplacement de ma porte - j’habite ici depuis vingt ans
- donc je n’ai pas eu de difficulté à me diriger tout
droit vers elle.
- Excusez-moi de vous couper, mais êtes-vous sûre de vous
être dirigée vers votre porte ? Répondez-moi
franchement car c’est très important.
- Heu… oui. J’en suis certaine. D’ailleurs j’ai utilisé ma clef
pour ouvrir la porte et elle s’est bien ouverte.
- Je vois. Donc c’était bien votre porte. Ca, c’est vraiment
fondamental. Et après ?
- Hé bien, juste avant d’entrer, mon pied a buté sur un
obstacle, quelque chose se trouvait sur mon paillasson que je ne
pouvais pas voir dans l’obscurité. Je savais seulement que ce
quelque chose était petit, mou et immobile. Et inattendu car,
quand j’avais passé l’aspirateur une heure avant, il n’y avait
rien à cet endroit.
- C’est curieux ça. Un obstacle sur votre paillasson… Ce
détail est vraiment essentiel. Vous avez rencontré un
obstacle sur votre paillasson et, malgré sa petitesse et sa
mollesse, vous n’avez pas pu le contourner. Je vous félicite
d’avoir pensé que j’étais la seule personne à
pouvoir vous conseiller efficacement sur ce sujet délicat.
- Heu… Enfin, si, je l’ai contourné quand même cet
obstacle. Il était vraiment tout petit, très mou et
complètement immobile. Après avoir ouvert ma porte, j’ai
allumé la lumière de mon entrée et j’ai vu
très brièvement une ombre qui se faufilait dans
l’escalier. Je ne saurais dire ce que c’était, mais j’ai
été si surprise que je suis restée quelques
instants figée sur place, craignant que cette ombre ne revienne
sur ses pas pour me poignarder dans le dos. Ensuite, quand j’ai
été un peu remise de ma frayeur, j’ai regardé mon
paillasson et j’ai vu… la chose que j’avais heurtée avec mon
pied. J’ai été tellement bouleversée que j’ai
poussé un grand cri qui aurait dû alerter tous mes voisins
de palier.
A cet instant, je revenais de la cuisine avec le service à
thé. Je fus si choquée par cet émouvant
témoignage que je faillis lâcher le plateau et son contenu
sur le tapis.
- Ho ! Mon Dieu ! m’exclamai-je.
- Ma chère Simone, entendez-vous cela ? Voilà une
affaire qui me convient. Servez-nous le thé, je vous prie,
pendant que madame Mousblatte continue de nous relater ses
étranges aventures.
- Les voisins ne sont pas sortis immédiatement de chez eux,
reprit madame Mouscatte, je pense qu’ils avaient trop peur, mais j’ai
vu les œilletons des portes qui se sont éclairés
brièvement et j’ai supposé qu’ils étaient en train
de me regarder, bien à l’abri derrière leurs portes
blindées. Puis, après avoir constaté qu’il n’y
avait pas de danger, ils se sont précipités pour me
secourir.
- Madame Bousgratte, je vais vous demander d’être franche avec
moi.
- Heu… oui, bien sûr.
- Etes-vous certaine, absolument certaine, que tous vos voisins de
palier sont sortis de leurs appartements ?
- Heu… oui. Enfin… non. L’une de mes voisines n’est pas sortie mais je
sais pour quelle raison : elle n’est pas chez elle. Elle m’a
annoncé la semaine dernière qu’elle partait en voyage
pour trois semaines.
- Bizarre… Très bizarre. Votre voisine s’absente et pendant son
absence une chose effroyable est déposée sur votre
paillasson. Tout cela ressemble à de la
préméditation. Comment est-elle cette voisine ?
- Heu… Normale. Gentille même. Elle me rend des services.
- Elle vous rend des services ? Quel genre de services ?
- Quand je ne peux pas sortir de chez moi à cause de mon dos,
elle me rapporte du pain, des médicaments. Et tous les jours,
elle me monte mon courrier. Elle est vraiment charmante.
- Sachez que l’on peut être charmant tout en étant un
malfaiteur. Son crime, je le crains, se préparait de longue
date. L’ampoule grillée sur votre palier en est une preuve
flagrante. Vous m’avez bien dit que cette ampoule était hors
service depuis trois semaines ?
- Oui.
- Je soupçonne votre voisine d’avoir commis ce sabotage. Avant
de passer à l’acte, elle vous a amadouée, elle
préparait le terrain. Elle vous a fait croire qu’elle
était gentille et serviable alors qu’elle n’était qu’un
monstre assoiffé de sang. Et maintenant elle commet l’acte
horrible, irréparable dont vous avez constaté le
résultat sur votre paillasson.
- Je suis désolée mais vous ne m’avez pas encore
demandé ce que j’ai vu sur mon paillasson.
- C’est sans importance. Je sais que c’est horrible et c’est
l’essentiel. Dites-moi, l’ombre que vous avez vue s’échapper
furtivement dans l’escalier ne ressemblait-elle pas à votre
voisine ?
- Bah ! Ce n’était qu’une ombre et elle m’a simplement
effleuré le coin de l’œil, mais il me semble qu’elle
était trop petite pour être ma voisine.
- Vous savez, madame Nouillegratte, maintenant tout est possible. Je ne
serais pas étonnée que votre voisine se soit
déguisée en petite ombre pour vous surprendre et vous
faire peur. Mais ne vous inquiétez pas, je suis là et je
découvre toujours la vérité, aussi ahurissante
soit-elle.
- Vous croyez ? Tout de même ! L’abandon d’un rat mort sur
un paillasson n’est pas le genre de plaisanterie dont ma voisine est
coutumière.
- Quel rat mort ?
- Bah ! Le rat mort que j’ai trouvé sur mon paillasson.
- Vous avez trouvé un rat crevé sur votre
paillasson ? Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus
tôt ? C’est une information majeure pour notre enquête.
Madame Trouillegrave, si vous ne me dites pas tout, je ne pourrai
jamais vous aider.
- Heu… Tout à l’heure, vous ne vouliez pas que je…
- Bon, ça ne fait rien. Je propose que nous allions inspecter le
lieu du crime. Je prends ma loupe et je vous suis.
Après s’être munie de son matériel
d’enquêtrice, Charlotte sortit en robe de chambre et en
charentaises et nous la suivîmes en file indienne dans
l’escalier. Après une longue période de torpeur, je
retrouvais enfin la Charlotte que je préfère, dynamique
et autoritaire, volontaire et imaginative, prête à
renverser tous les obstacles qui se dresseraient entre elle et la
vérité.
Parvenue au cinquième étage, elle réclama un
escabeau qu’elle escalada énergiquement pour atteindre l’ampoule
grillée. Les voisins étaient sortis sur le palier pour
voir et essayer de comprendre ce qu’elle faisait.
- Qu’est-ce qu’elle fait ? demanda un voisin.
- On dirait qu’elle va changer l’ampoule, lui répondit un autre
voisin.
- Bah ! Ce n’est pas trop tôt.
- C’est vrai, ça fait bien un mois qu’on attend, n’est-ce
pas ?
- Vous exagérez, pas plus de deux semaines.
- Mais c’est bizarre, je n’avais encore jamais vu un électricien
changer une ampoule en robe de chambre et en charentaises.
- Vous devriez dire « électricienne ».
C’est effectivement curieux à voir : je n’imaginais pas
qu’une femme soit capable de changer une ampoule.
- C’est ce qu’on appelle l’égalité des sexes, je suppose.
- Après tout, moi je fais bien du tricot.
- Vous faites du tricot ?
- Oui, ça vous embête ?
- Pas du tout. Je suis un expert en point de jersey mais je voulais
justement rencontrer quelqu’un pour me donner des conseils sur le point
de riz.
- Ha ! Mais, monsieur, c’est ma grande spécialité,
le point de riz. Entrez chez moi, je vais vous l’expliquer et vous me
direz ce que vous savez sur le point de jersey auquel je n’ai rien
compris. J’espère que ma femme ne nous dérangera pas,
elle regarde le match de boxe en buvant sa bière.
Sans prêter attention à ce passionnant dialogue entre les
deux voisins, Charlotte prit l'ampoule défaillante et descendit
à l’étage du dessous
pour la scruter en s’aidant de son immense
loupe « spéciale détective ».
- Oui… Je comprends… Je comprends… murmura-t-elle.
- Que voyez-vous, ma chère Anne ? Heu… Pardon, je voulais
dire ma chère Charlotte ?
- Je vois… Je vois que l’ampoule est morte. Et je comprends pourquoi.
- Est-ce vrai, ma chère amie ?
- C’est élémentaire, ma chère Simone. Voyez-vous,
le filament étant rompu, le courant électrique ne peut
plus circuler, d’où le fait avéré que l’ampoule ne
s’allume plus, ce qui a pour conséquence qu’elle
n’éclaire plus. J’espère que mon explication a
été suffisamment claire et précise.
- Mais oui, très chère, je crois vous avoir comprise. Le
machin ne marche plus parce que le bidule à l’intérieur
est cassé et que le truc ne peut plus se balader dedans. Pour
résumer, on appelle ça une ampoule grillée.
- Permettez-moi d’être étonnée. Pour une fois, vous
m’avez comprise vite et bien. Retournons au cinquième pour
continuer cette enquête qui s’annonce décidément
difficile.
Remontée au cinquième, Charlotte voulut voir la
principale pièce à conviction : le rat mort. Elle le
prit dans ses mains sans hésitation et descendit au
quatrième pour l’examiner avec sa loupe. Bien sûr,
étant sa biographe, je ne la quittai pas d’une semelle
malgré sa vitesse de déplacement stupéfiante.
L’analyse de l’objet fut méticuleuse et j’eus le temps de voir
les diverses expressions du visage de mon amie marquant alternativement
la surprise, le doute, la colère, la consternation, toutes ces
expressions étant accompagnées de grimaces et de
grognements éloquents quoique disgracieux. Enfin, après
quelques minutes de silence que j’évitai de troubler pour ne pas
rompre la concentration de l’enquêtrice, le visage de Charlotte
redevint froid et inexpressif.
- Je vois… Je vois très bien… dit-elle.
- Puis-je savoir ce que vous voyez, ma chère ?
- Prenez ce rat dans vos mains et dites-moi ce que vous en pensez.
- Ho non, jamais je ne prendrai cette horrible créature dans mes
mains. Je ne veux pas attraper une maladie honteuse au contact de cet
animal.
- Allons, ne faites pas tant de chichis et prenez ce rat.
Malgré mon dégoût pour ce répugnant cadavre,
je fis l’effort de prendre avec le bout des doigts le rat que me
tendait mon amie et je le regardai attentivement. Il était
couvert de sang et quelques membres ainsi qu’une partie de l’abdomen
manquaient. Je fis cette remarque à Charlotte.
- Bravo, ma chère Simone, je vois que mon comportement
didactique vous fait progresser à grands pas.
- Merci de votre compliment, ma chère Charlotte, dis-je en
rougissant de plaisir.
- Vous avez effectivement raison et je me suis fait la même
remarque. Vous savez ce qu’il nous reste à faire ?
- Heu… Pas encore…
- Hé bien, comme pour assembler les pièces d’un puzzle,
nous devons trouver les morceaux qui nous manquent. Et que nous
manque-t-il ?
- Le coupable ?
- Ce sera pour plus tard. En attendant, il nous manque : une patte
avant droite et un bout de l’abdomen droit. Celui ou celle qui
détient ces vestiges est sans nul doute notre coupable.
Redescendez vite chez nous pour nous rapporter la lampe de poche, nous
allons analyser à la loupe le palier du cinquième.
A mon retour, nous remontâmes au cinquième et, avec la
lampe allumée, Charlotte se mit à quatre pattes et scruta
le sol.
- Vous savez ce que nous cherchons, très chère
Simone ? me dit-elle en relevant la tête.
- Heu… Une patte et un bout d’abdomen ?
- Ne brûlons pas les étapes, Simone ! Nous cherchons
d’abord des traces du passage de la criminelle : des empreintes de
pas qui nous renseigneraient sur sa pointure et sa marque
préférée de chaussure, des morceaux de fil
détachés de ses vêtements qui nous diraient comment
elle était habillée et parfumée, des cheveux qui
nous fourniraient des informations essentielles sur la couleur de sa
teinture, peut-être de la cendre de cigarette ou mieux un
mégot qui nous donnerait la couleur de son rouge à
lèvres.
Cette énumération sembla la stimuler et elle replongea
son nez dans la poussière pour compléter son examen.
Après quelques minutes de reptation, elle se releva lentement,
fort mécontente.
- Quelle catastrophe ! dit-elle en éternuant rageusement.
Rien, il n’y a plus rien d’exploitable. C’est du sabotage. Tout a
été piétiné. Et pourtant tout le monde sait
que la scène du crime doit rester intacte ! Mais quand on
n’est pas là pour le leur rappeler, ça gigote et
ça s’agite dans tous les sens et il devient impossible ensuite
de différencier les traces du criminel de celles des badauds.
Allons voir sur le paillasson, en espérant que personne n’ait eu
l’idée d’y danser une bourrée.
Elle se remit à plat ventre au-dessus du paillasson
poussiéreux et elle l’examina soigneusement.
- Bien, bien. C’est parfait.
Elle semblait satisfaite de ce qu’elle avait vu. Elle se releva
vivement, en faisant une grimace de douleur, et elle se frictionna le
bas du dos avec ses deux mains.
- Mon Dieu ! Ce n’est plus de mon âge ces enquêtes au
ras du sol. Enfin tant pis, il faut bien que quelqu’un le fasse. Ma
chère Simone, savez-vous ce que j’ai trouvé sur cet
éloquent paillasson ?
- Heu… Des crottes de chiens ?
- Mais que vous êtes bête, ma chère ! Vous ne
pensez donc qu’aux crottes ?
- Désolée, ça m’a échappé. De la
poussière ?
- Oui, mais c’eut été étonnant qu’il n’y en
eût point. Ce qui est remarquable, ce n’est pas la
poussière mais le sang, ma chère, le sang. Voilà
ce que j’ai trouvé. Et ça ne m’étonnerait pas que
ce soit du sang provenant de notre rat crevé. Il faudrait faire
une analyse de l’ADN du rat pour en être sûr mais en
attendant, nous allons prendre cette hypothèse comme point de
départ.
- Et si c’était du sang humain ?
- Nous devrions revoir toute notre stratégie de recherche, faire
une analyse d’ADN de tous les occupants de cet immeuble en
commençant par ceux de l’étage. Et puis il faudrait
étendre la recherche à tous les visiteurs d’aujourd’hui
et même d’hier. Et nous devrions rappeler en urgence la voisine
dont l’absence me semble révéler a priori sa
culpabilité.
Charlotte prit un ton songeur avant d’ajouter pour elle-même :
- Mais pourquoi le criminel aurait-il déposé son sang sur
ce paillasson qui ne pouvait que devenir une pièce à
conviction après son forfait ? A moins qu’il n’ait dû se
battre avec le rat et qu’il ait été cruellement mordu au
cours de la lutte. Après tout, le rat se battait pour sa survie
et il a dû vendre très cher sa peau.
Ensuite elle reprit son attitude autoritaire pour nous dire :
- Nous allons interroger tous les voisins et nous verrons bien s’ils
portent des traces de morsures.
Nous sonnâmes à toutes les portes mais au bout d’une
heure, nous dûmes nous rendre à l’évidence, nous
n’apprendrions rien des voisins : ils prétendaient n’avoir
rien vu, rien entendu. Pire, ils ne voulaient rien savoir, comme s’ils
appréhendaient de révéler des choses à leur
insu. On sentait peser sur l’immeuble un climat de crainte
irraisonnée. « L’immeuble a peur ! »
me dit Charlotte avec un tremblement dans la voix.
Appartement 1 au cinquième étage :
- Moi ? Je n’ai rien vu mais je suis un peu myope et mes lunettes
sont en réparation.
- Elles sont sur votre nez, monsieur.
- Ha bon ? Ha ! C’est vrai, je ne les voyais pas.
Appartement 1 au deuxième étage :
- Je n’ai rien entendu mais ma femme me dit tout le temps que je suis
sourd, alors elle doit avoir raison.
- Vous m’entendez pourtant quand je vous parle.
- Heu… Heu… Pardon, je vous entends mal. Qu’avez-vous dit ?
Appartement 1 au premier étage :
- Je ne connais pas la victime. J’habite au premier étage et je
rencontre rarement les gens du cinquième.
- Ils passent pourtant devant votre porte tous les jours pour monter au
cinquième et on raconte que vous avez toujours l’œil
collé à l’œilleton.
- Heu… Ce n’est pas vrai. Qui raconte ça ? Je parie que
c’est le connard du quatrième qui me fait toujours un bras
d’honneur quand je suis chez moi et que je le vois passer devant ma
porte.
Appartement 1 au troisième étage :
- Je n’ai jamais vu de vermine dans cet immeuble alors que voulez-vous
que je vous dise au sujet d’un rat mutilé ?
- Je ne vous ai pas encore dit que le rat était mutilé.
Comment le savez-vous ?
- Heu…
Appartement 2 au deuxième étage :
- Partez, je n’ouvre pas ma porte aux inconnus. Partez tout de suite ou
j’appelle la police.
- Je ne suis pas une inconnue, je suis votre voisine d’en face.
- Je ne sais pas, je ne connais plus personne. Allez-vous-en !
Appartement 1 au quatrième étage :
- Je ne sais rien de cette affaire et je ne veux rien savoir. J’ai
assez d’ennuis comme ça sans être obligé de
m’embarrasser de ceux des autres.
- Quel genre d’ennuis avez-vous ?
- Rien, ça ne vous regarde pas. Je garde mes ennuis pour moi
alors gardez les vôtres pour vous.
Appartement 2 au quatrième étage :
- Vous savez où vous pouvez vous le mettre votre rat ?
- Heu… Non. Pourriez-vous être plus précis, monsieur ?
- Foutez-moi le camp. Vous m’emmerdez.
Appartement 2 au cinquième étage :
- Vous pouvez me le prêter ?
- Non, c’est une pièce à conviction essentielle pour la
suite de l’enquête.
- Dommage, je connais une excellente recette de rat au gingembre et au
piment. Je vous aurais fait goûter ce merveilleux plat digne
d’une princesse.
Appartement 1 au sixième étage :
- Ca ne m’étonne pas, l’horoscope d’aujourd’hui était
défavorable pour tous les signes.
- Ha ? Vous lisez quel journal ?
- Peu importe le journal. Quand Saturne est dans le quadrant de
Jupiter, c’est toujours mauvais signe, tout le monde le sait.
Appartement 2 au premier étage :
- Ha ! Je savais bien que ça arriverait.
- Vous m’intéressez fortement. Vous avez remarqué des
signes annonciateurs ?
- Ho, oui ! Depuis un an la catastrophe se préparait et
quand j’en parlais à mon mari il me disait que je n’étais
qu’une folle mais moi je savais qu’il se produirait un malheur.
Les voisins ne l’ayant guère aidée à faire
progresser l’enquête, Charlotte était à bout de
nerfs. Heureusement son intelligence et sa ténacité la
poussaient à ne pas abandonner. Nous retournâmes voir
madame Mouscatte qui nous attendait patiemment devant sa porte.
- Madame Mouillecrade, lui dit Charlotte, si vous le permettez, nous
allons entrer dans votre appartement pour rechercher d’autres indices.
- Mais bien sûr, entrez.
L’appartement était très propre et bien ordonné.
Il y avait de jolis rideaux aux fenêtres et un beau tapis
oriental dans le salon. Dans la cuisine, nous trouvâmes une
gamelle sur le sol que Charlotte s’empressa d’étudier avec sa
loupe.
- Bizarre, dit-elle, très bizarre.
- Que voyez-vous de bizarre, ma chère Charlotte ? lui
dis-je.
- Vous avez remarqué cette gamelle ?
- Effectivement. Il semblerait que ce soit une gamelle de chat ou de
chien.
- Du fait de la dimension restreinte de la dite gamelle, je pencherais
pour un chat. Et la litière qui se trouve dans le coin semble
confirmer mon hypothèse.
- C’est fou ce que vous pouvez voir de choses dans un si petit espace.
Vous m’étonnerez toujours, ma chère.
- Mais non, c’est si évident. Ne voyez-vous rien d’autre ?
- Heu… Non. La cuisine est bien propre. Ha oui, je vois aussi une
touffe de poils très fins. Il s’agit donc bien d’un chat.
- Nous savons qu’il s’agit d’un chat, alors la découverte de
cette touffe ne me surprend guère.
- Je ne vois rien d’autre…
- La gamelle…
- Oui, la gamelle… Qu’est-ce qu’elle a cette gamelle ? Elle est
bleue avec des fleurs rouges, c’est inhabituel.
- Je me fiche des fleurs de la gamelle. Regardez bien. Cette gamelle
est pleine…
- Ho oui, bien sûr ! Maintenant que vous me le dites, je
vois effectivement qu’elle est pleine, ce qui est extraordinaire quand
on connaît la voracité coutumière de ces
félins. Vous êtes décidément
irremplaçable, ma chère Charlotte. Mais que ferait-on
sans vous ?
- Je devine sans peine que vous seriez aussi perdue que notre
hôtesse. Madame Bouilleplate, permettez-moi de vous poser une
question indiscrète.
- Je vous en prie, répondit madame Mouscatte après une
brève hésitation.
Elle semblait un peu inquiète à l’idée que
Charlotte lui pose une question importune. Avait-elle quelque secret
qu’elle souhaitait nous cacher ?
- Vous avez bien un chat ? lui demanda Charlotte.
- Ho oui !
- Où est-il ?
- Je ne sais pas, je ne l’ai pas vu. Il doit s’être caché
sous un meuble. Il est très sauvage et il n’aime pas les
visites, surtout quand il s’agit d’inconnus.
- Cherchons-le. Je souhaiterais vérifier une hypothèse.
Nous nous mîmes toutes les trois à plat ventre et
rampâmes sur le sol pour trouver ce chat dont l’absence
inexpliquée nous intriguait.
- Miaou, miaou, miaula Charlotte.
- Miaou, miaou, miaula madame Mouscatte.
- Miaou, miaou, miaulai-je.
- Mais où est donc passé ce satané chat,
tempêta Charlotte.
- Ne vous énervez pas, dit madame Mouscatte. Vous allez
l’effrayer.
- Miaou, miaou, lui répondit Charlotte.
- Mon minou, viens ici que je te fasse des mamours, roucoula Mouscatte.
- Miaou, miaou, continuai-je à miauler.
Le chat n’était nulle part dans l’appartement et nous nous
relevâmes dépitées et le dos en compote.
- Bizarre, très bizarre, dit Charlotte en se parlant à
elle-même.
- Avez-vous remarqué quelque chose qui nous aurait
échappé à nous autres, pauvres profanes ? lui
demandai-je.
- Rien de précis pour l’instant. Continuons l’enquête.
Madame Fouillemarde, ne vous serait-il rien arrivée, ces
derniers jours. Un évènement, même sans importance
pour vous, pourrait être la clé de cette épineuse
enquête.
- Non. Quoique… Vous parlez de clé et ça me fait penser
à quelque chose.
- Ha ! Je savais bien que vous me cachiez quelque chose. Dites-moi
tout, il n’est peut-être pas trop tard pour éviter un
drame.
- Hé bien… L’autre jour, c’était vendredi soir dernier,
j’étais en train de regarder la télévision dans le
salon quand tout à coup j’ai entendu du bruit qui semblait
provenir de ma porte d’entrée. Un peu surprise, et même
effrayée par ce bruit persistant, je me suis levée et je
me suis approchée doucement de la porte. Le bruit venait bien de
là : quelqu’un ou quelque chose était dehors et
poussait brutalement ma porte. Heureusement, j’avais fermé la
serrure principale et les deux verrous à double tour. Mais,
malgré cette précaution, je n’étais quand
même pas très rassurée. Puis j’entendis comme le
bruit d’introduction d’une clé dans la serrure, et je vis le
tirage se déplacer. Au bord de l’apoplexie, je voyais le
pêne qui bougeait lentement et qui peu à peu sortait de la
gâche. Vous comprendrez qu’à ce moment je n’étais
qu’une boule de nerfs prête à rompre. Il était
évident qu’une personne, peut-être mal
intentionnée, se trouvait de l’autre côté de ma
porte et cette personne avait la clé de mon appartement et
pouvait entrer chez moi quand elle le voulait pour m’assassiner ou me
faire des choses pires encore. Une fois le pêne
complètement sorti de la gâche, l’individu poussa
violemment ma porte comme pour forcer les verrous à
céder. Mon Dieu, quelle bonne idée j’avais eue de fermer
à double tour les deux verrous ! Ce sont eux qui m’ont
sauvée. Le forceur de porte a fini par abandonner et le silence
est revenu mais je suis restée tremblante toute la soirée
et je n’ai pas pu fermer l’œil de la nuit.
Après avoir entendu cet angoissant témoignage, Charlotte
était furieuse et je savais pourquoi : elle
était toujours très courroucée contre les
témoins-clés qui tentaient de lui dissimuler des faits ou
des preuves.
- Pourquoi ne m’avez-vous pas raconté cela plus tôt,
madame Douilleplate ? dit-elle sévèrement à
madame Mouscatte. Nous aurions gagné du temps.
- Je suis désolée, je n’y pensais plus.
- Vous n’allez pas me faire croire cela. Vous êtes sauvagement
agressée et deux jours plus tard vous ne vous souvenez plus de
rien. Avouez, madame, que vous essayez de protéger quelqu’un.
Dites-moi qui vous voulez sauver d’une façon aussi
maladroite ?
- Mais non, je vous assure, je n’essaie de protéger personne.
D’ailleurs je n’ai pas été agressée, j’ai eu peur
simplement. C’est peut-être un voisin qui a la même
clé que moi et qui s’est trompé de porte.
- Non, madame Couilleflasque, je sais que vous me cachez quelque chose.
Les victimes cachent toujours quelque chose et c’est ce qui rend les
enquêtes aussi difficiles. Mais je suis patiente et je ne vous
quitterai que quand vous m’aurez dit tout ce que vous savez et
même plus.
- Miaou, miaou, miaou…
- S’il vous plait, Simone, cessez de faire l’imbécile, me dit
Charlotte. Nous savons que le chat n’est pas là. En plus, je le
retire de la liste des suspects dans cette affaire car je ne l’imagine
pas en train de crocheter une serrure pour agresser sa maîtresse.
- Mais… ma chère Charlotte, je n’ai rien dit, lui
répondis-je.
- Miaou, miaou, miaou…
- Arrêtez de miauler, je vous prie, s’impatienta Charlotte, vous
me déconcentrez à un moment où je dois avoir toute
ma tête.
- Mais… je ne miaule pas, lui répondis-je, vexée. Il me
semble que c’est un vrai chat qui miaule. Il n’est ni très
proche ni très éloigné. En quelque sorte il est
à côté mais de l’autre côté. Je dirais
que le miaulement provient de l’extérieur rapproché ou de
l’intérieur lointain.
- Le palier, dit Charlotte, le miaulement vient du palier et plus
précisément du paillasson.
Nous nous jetâmes toutes les trois sur la porte d’entrée
et nous l’ouvrîmes brutalement pour voir ce bruyant félin
: un chat, pas du tout intimidé par notre présence, entra
majestueusement dans l’appartement, la queue haute et
frémissante, et il alla se frotter sur les jambes de madame
Mouscatte. Cette dernière, des larmes dans les yeux et des
sanglots dans la voix, le prit dans ses bras et le caressa tendrement
en lui parlant.
- Mon minou, minauda-t-elle, mon minou est revenu. Que je suis
heureuse. Mais où es-tu allé traîner, petit
voyou ? Ta maman était inquiète, tu le sais
ça ?
- Bizarre, dit Charlotte en scrutant le chat avec sa loupe, très
bizarre.
- Ma chère, lui dis-je, vous faites des prouesses aujourd’hui.
Je suis sûre que vous avez encore une idée
intéressante à nous proposer, alors que moi, je me sens
la tête complètement vide.
- Je crois que nous tenons le coupable.
- Vous êtes sûre ? lui répondis-je. Ne me dites
pas qu’il est dans cette pièce, je suis déjà
tremblante d’inquiétude.
- Et pourtant… si. Il est dans cette pièce. Il est même
face à nous.
- Ho non ! Ne me dites pas que vous soupçonnez madame
Mouscatte d’avoir dévoré la moitié du rat puis de
l’avoir jeté délibérément sur son propre
paillasson.
- Ma chère Simone, vous oubliez la première règle
du détective : quand vous avez éliminé tout
ce qui est impossible, il ne reste que la vérité, aussi
improbable soit-elle.
- Heu… Je suis désolée, je n’ai peut-être pas assez
éliminé car je ne l’ai pas encore vue apparaître,
cette vérité…
- Regardez bien ce chat. Ne voyez-vous rien de particulier ?
- Bah, il a l’air gentil.
- Regardez ses babines et ses dents et ses moustaches. Ne voyez-vous
pas que ce chat est tout badigeonné de rouge. A quoi vous
fait-elle penser, cette couleur ?
- Du sang ! Mais oui, mais c’est bien sûr ! Ce chat est
couvert de sang. Pensez-vous que ce soit du sang de rat ?
- Bien évidemment. Ce chat est le coupable. Non content d’avoir
sauvagement assassiné un innocent rat, il le dévore en
partie (notez que sa gamelle est pleine et qu’il n’avait donc pas
besoin de ce rat pour se nourrir : c’est une circonstance aggravante),
puis il abandonne sa dépouille sur le paillasson de sa
maîtresse. Quelle cruauté inouïe, quelle
félonie envers sa maîtresse !
Pendant ce temps, madame Mouscatte, indifférente aux conclusions
de l’enquête qu’elle avait pourtant commanditée,
continuait à discuter tendrement avec son chat :
- Mon petit bout de chou adoré, mon trésor, tu as failli
te perdre, n’est-ce pas ? Tu es tout couvert de sang, je vais te
soigner. On a voulu te faire du mal, n’est-ce pas ? Il faut faire
attention aux humains, ils sont méchants et cruels, et j’en
connais quelques-uns qui seraient capables de te tuer pour te manger.
Pour Charlotte et moi, l’enquête était terminée.
Mon amie, comme à l’accoutumée, avait brillamment
résolu l’affaire du rat mort grâce à son
obstination et à son talent, et malgré les nombreuses
difficultés rencontrées : les témoignages
entachés d’erreurs et contradictoires, destinés à
nous égarer sur de fausses pistes, les dissimulations et les
destructions malveillantes de preuves, le refus de certains voisins de
répondre à nos légitimes questions, rien de tout
cela n’avait empêché ma brillante amie de réussir
à démêler le formidable écheveau pour
parvenir finalement à découvrir l’effarante
vérité et le coupable. Malheureusement, ce
misérable cachait sa duplicité et son ignoble
férocité sous une fausse apparence d’innocence et de
fidélité. Nous avons décidé, mon amie et
moi, de le laisser courir en semi-liberté dans ce petit
appartement du cinquième étage. Mais nous le
surveillerons et, à la moindre incartade, nous
révélerons les méfaits dont il s’est rendu
coupable.
Fière de mon amie, je la raccompagnai solennellement dans notre
appartement. Puis, tandis que je commençai à faire le
ménage, Charlotte retira ses pantoufles et sa robe de chambre,
elle s’allongea sur le canapé et elle entama une sieste bien
méritée, en tenant dans ses bras sa trousse de maquillage.