Charlotte Colmes et l’étrange affaire du rat mort.


 

- Ma chère Simone, je vois que vous êtes allée vous promener sur l’avenue de Flandre.
- En effet, ma chère Charlotte.

En rentrant de ma promenade matinale, je m’attendais à une remarque de ce genre de la part de mon amie Charlotte et je ne fus donc pas surprise. Cependant la méthode qu’elle employait pour parvenir à des conclusions aussi péremptoires m’intriguait beaucoup, d’autant plus qu’elle se trompait fort rarement. Nous partagions le même appartement depuis deux ans au 221 bis rue de Crimée et, quand elle n’avait rien d’autre à faire que de rêvasser en restant vautrée sur le canapé, elle m’accueillait à mon retour de promenade en me décrivant mon parcours et mes rencontres comme si elle m’avait suivie et épiée tout au long de mon déplacement. Parfois elle savait même les noms et les professions des gens que j’avais croisés ou à défaut elle pouvait me les décrire. Bien sûr, je savais que Charlotte ne me suivait pas, son tempérament casanier excluant toute sortie inutile. Elle ne pouvait pas non plus m’avoir vue depuis les fenêtres de l’appartement car celles-ci donnaient sur une cour intérieure. Son analyse ne se basait que sur les indices infimes qu’elle relevait sur moi, ce qui m’énervait au plus haut point car, même après une période aussi longue de cohabitation, je ne parvenais que très imparfaitement à suivre sa logique implacable.

Pour m’exercer à la science de l’analyse si chère à mon amie Charlotte, je me regardai attentivement afin de repérer les traces qui lui avaient permis de déterminer aussi sûrement mon lieu de promenade, mais je constatai à ma grande honte que je n’avais guère progressé car je ne vis rien de significatif. Et pourtant elle avait, comme d’habitude, indubitablement raison. J’avais longuement arpenté les trottoirs de l’avenue de Flandre sous un ciel gris d’hiver, secouée par le vent glacial et trempée par une petite pluie fine et persistante.

Je ne retirai pas tout de suite mon manteau et j’attendis que la douce chaleur de l’appartement revigore mon corps frigorifié et tremblant. Charlotte était allongée sur le canapé, en robe de chambre, débraillée, les pieds nus. Elle ne s’était pas encore donné la peine de se coiffer et son abondante chevelure gris cendre s’étalait en désordre autour de son beau visage triste et boudeur. Elle tenait négligemment dans sa main un petit poudrier et, avec une houppette, elle se couvrait la figure de poudre, un peu au hasard car elle n’avait pas de miroir pour en contrôler l’épaisseur et la régularité. Ses lèvres étaient déjà teintes de son rouge habituel et la belle couleur noisette de ses yeux était rehaussée par de l’ombre à paupières gris bleu et un élégant mascara noir. Dans ses longues périodes d’inactivité, Charlotte pouvait passer ainsi toutes ses journées à se maquiller pour son propre plaisir, en se prélassant sur le canapé comme une chatte sensuelle et désoeuvrée.

- Ma chère Charlotte, lui dis-je, vous m’étonnerez toujours. Comment savez-vous que je suis allée sur l’avenue de Flandre ? J’ai beau chercher par quel prodige vous en êtes arrivée à cette conclusion, je dois vous avouer que je n’y parviens pas. Vous me faites penser à une sorcière. Savez-vous qu’il y a quelques siècles on vous aurait brûlée pour moins que ça ?
- Vous avez raison. Mais, après tout, les sorcières n’étaient peut-être que des femmes capables de voir et de comprendre ce que les autres ne pouvaient même pas concevoir. Heureusement les temps ont changé et, que vous le vouliez ou non, vous ne pouvez pas me dénoncer à l’inquisition. C’est donc vous qui êtes condamnée, non à brûler sur un bûcher, mais à écouter mes explications.
- Ma chère Charlotte, lui répondis-je, je brûle d’impatience de vous entendre. C’est toujours un plaisir pour moi de suivre vos raisonnements et je suis persuadée que quand vous aurez achevé votre démonstration, je trouverai votre analyse judicieuse et sans faille. Mais je dois dire que je ne comprends toujours pas par quelle méthode infaillible vous êtes parvenue à savoir mon lieu de promenade que je ne connaissais même pas moi-même avant de sortir.
- Ma chère Simone, rien de plus facile. Et si vous faisiez quelques efforts, vous le sauriez sans que j’aie besoin de vous le dire. Mais je crains que malheureusement vous n’ayez jamais une capacité de concentration suffisante pour faire seule cette analyse pourtant bien élémentaire.
- Effectivement, ma chère Charlotte. J’attends donc vos explications et j’espère que vous serez aussi brillante qu’à l’accoutumée. 

Malgré tout le respect et la tendresse que j’ai pour elle, je dois admettre que Charlotte était un peu poseuse, et même prétentieuse. Avant de daigner s’exprimer, elle attendait que son auditoire soit à bout de patience et, quand elle commençait à parler, elle employait des figures de rhétorique compliquées qui ralentissaient et embrouillaient ses démonstrations qui, au lieu d’être claires et précises comme on pouvait s’y attendre de la part d’une personne aussi intelligente et cultivée, étaient interminables et quelques fois incompréhensibles. On avait l’impression qu’elle se donnait en spectacle devant un public captif qui ne pouvait qu’être en extase devant son ingéniosité et sa maîtrise du langage. Malgré cet aspect un peu irritant de sa personnalité, Charlotte était effectivement très douée dans le domaine de l’analyse et, après avoir fait l’impasse sur ses propos inutiles et oiseux, j’étais toujours en admiration devant son exceptionnel esprit de synthèse et son excellente compréhension de la nature humaine, ces deux dons lui permettant de débroussailler les affaires les plus obscures.

J’attendais depuis quelques minutes et je m’apprêtais à retirer mon manteau quand enfin Charlotte se décida à parler.

- Ma chère Simone, pour comprendre il faut apprendre. L’efficacité en matière d’analyse et de synthèse n’est possible que si l’on s’acharne quotidiennement à étudier et à mémoriser de multiples connaissances en apparence inutiles. Je vais vous donner un exemple et vous comprendrez bientôt que je ne l’ai pas choisi au hasard. La merde…
- Pardon ?
- La merde, le caca, les excréments…
- Mais, ma chère Charlotte, vous êtes folle.
- Les déjections intestinales, les selles, les fèces…
- Mon amie, vous divaguez.
- Les matières fécales, les crottes, le crottin, les bouses, le fumier…
- Voyons, Charlotte, taisez-vous ! C’est navrant de vous entendre employer des mots aussi infâmes.
- Ma chère Simone, par cet exemple, vous pouvez entrevoir ce qui nous différencie. Vous refusez de concevoir et même d’entendre parler de cette matière qui n’est finalement que le produit naturel de tout être vivant. Si vous voulez comprendre la nature humaine et savoir jusqu’à quelles extrémités elle peut mener les individus, vous devez absolument connaître le fonctionnement de ces individus dans les moindres détails, depuis l’introduction des matières - physiques ou morales, aliments ou connaissances - qui les nourrissent et les maintiennent en vie, jusqu’à l’élimination de leurs déchets - matériels ou immatériels, merde ou comportement social. Je vous conseillerais, si vous le permettez, de vous plonger dans les arcanes les plus nauséabonds des êtres vivants, même si ce n’est pas toujours très agréable ni pour les yeux ni pour l’odorat. Voyez-vous, ma très chère Simone, la psychologie est une science plus noble mais elle est rarement suffisante pour saisir la nature profonde d’un humain.
- Ma chère Charlotte, vous me répugnez en me parlant de ces choses dégoûtantes.
- Vous ne serez jamais une bonne enquêtrice tant que vous n’aurez pas étudié comme moi la physiologie des animaux, y compris celle des humains. Et cette étude vous obligera, comme j’ai dû le faire moi-même, à mettre le nez dans cette merde qui vous fait tant frémir. Elle est, comprenez-le, un élément majeur de compréhension de tous les événements de la vie courante. Mais cessons de parler de la théorie et venons-en à ce qui m’a conduite à aborder ce sujet délicat.
- Pour ma part, je serais heureuse que vous abandonniez cette matière et que nous parlions de choses plus nobles et plus civilisées.
- Mais non, ma chère Simone, cette conversation est très intéressante. Et pour votre culture je dois continuer à vous entretenir de matières fécales. Nous discutions il y a un instant de votre sortie et vous sembliez étonnée que j’aie pu en déterminer le lieu sans autres indices que ceux que vous portez sur vous. Pourtant c’est bien simple et je suis surprise que vous ayez si peu de flair aussi bien au sens figuré qu’au sens propre. Ne sentez-vous pas l’odeur que vous nous avez ramenée de l’extérieur ?
- Quelle odeur ? Effectivement je sens une odeur un peu forte mais, permettez-moi de vous parler franchement, comme vous êtes dans votre période d’oisiveté et qu’habituellement au cours de ces périodes vous ne prenez pas la peine de vous laver quotidiennement, je pensais que cette odeur émanait de vous. N’est-ce pas le cas ?
- Ma chère Simone, je ne sais pas si je dois vous remercier de me rendre responsable de relents aussi puissants. Effectivement je n’ai pas pris de douche depuis deux semaines, mais ce n’est pas une raison pour m’accuser de me frictionner le corps avec cette matière qui vous dégoûte tant.
- Excusez-moi, ma chère Charlotte. Je ne voulais pas tout à fait dire cela. En fait je ne sens pas cette odeur de… cette odeur dont vous me parlez.
- Et moi, je la sens. Et elle n’a rien à voir avec mon odeur naturelle. Regardez vos chaussures.
- Qu’est-ce que mes chaussures viennent faire dans cette histoire ? Je ne souffre pas, que je sache, d’hyperhidrose palmoplantaire.
- Je ne vois pas le lien entre une hyper cirrhose tentaculaire et vos chaussures mais je ne demande qu’à apprendre. En attendant, revenons-en à nos crottes et regardez bien la semelle de votre chaussure droite. Je vois d’ici l’origine de l’odeur. Elle est brune et, quoique maintenant fortement aplatie, on voit nettement que la chose avait initialement une forme oblongue et même plus précisément fusiforme.
- Peste, de la m… Et moi qui n’ai rien vu. En plus j’en ai mis partout sur le tapis.
- S’il vous plait, ma chère Simone, ne vous précipitez pas sur l’éponge pour nettoyer. Cette crotte que vous transportez avec vous est bien intéressante et je veux que vous en compreniez l’importance. Voyez-vous cette texture particulière, mi-solide mi-liquide ? Et cette couleur parfaitement reconnaissable ? Sentez-vous cette odeur si caractéristique ? Vous devriez prendre une loupe, comme je l’ai fait si souvent, pour étudier cette substance, et vous sauriez à l’avenir, dès le premier contact visuel ou olfactif avec elle, en déterminer la nature et l’origine.
- Pouvez-vous, ma chère Charlotte, être plus précise ? Je ne vois personnellement qu’une substance sale et répugnante qui me donne envie de vomir.
- Essayons d’abord de déterminer de quelle espèce animale provient cette crotte. Un chien ? Un humain ?
- Je pencherais plutôt pour un chien, j’ai vu peu d’humains satisfaire de tels besoins dans les endroits où je suis passée.
- Effectivement, c’est le plus probable mais ce n’est pas absolument certain, alors continuons notre analyse. On voit nettement que vous avez marché sur la crotte entière et cette crotte, quoique très remarquable par son odeur, est assez petite même si l’on tient compte du fait que vous en avez cédé quelques grammes au tapis. Qu’en déduisez-vous ?
- Que l’animal est petit ?
- Très bien, ma chère Simone, vous progressez. Donc c’est probablement un chien et il est petit. Continuons…

A ce moment la sonnette de l’appartement retentit. Nous n’attendions pas de visite à cette heure mais, comme je savais que Charlotte ne ferait pas l’effort de se lever, je me précipitai pour ouvrir la porte. Une femme bien habillée et très correcte attendait sur le palier en s’essuyant les chaussures sur le paillasson.

- Bonjour, madame, me dit-elle.
- Bonjour, madame.
- Je suis bien chez monsieur Charles Ocolmes ?
- Heu… non, vous faites une erreur. A moins que vous ne vouliez parler de mon amie, mais elle s’appelle Charlotte Colmes. Et c’est une femme.
- Ho ! Je suis désolée. Si c’est une femme, je ne pense pas qu’elle soit compétente pour résoudre mon problème.
- Je ne connais pas votre problème, mais je peux vous garantir que, malgré son sexe, elle s’est toujours montrée à la hauteur des missions qui lui ont été confiées. Aucun problème, aussi ardu soit-il, ne lui a résisté bien longtemps. Il n’y a que les tâches ménagères qui la rebutent mais je ne pense pas que vous cherchiez une aide-ménagère.
- Non. Mais voyez-vous, c’est important, c’est une question de vie ou de mort.
- Alors entrez, je vais vous présenter à mon amie. Vous serez dans de bonnes mains.

En la faisant entrer, j’eus tout à coup honte des traces disgracieuses que j’avais laissées sur le tapis. Sans compter que l’odeur, à laquelle j’étais peu sensible, devait empuantir l’appartement. Mais il était trop tard pour nettoyer et je ne pouvais que tenter d’expliquer l’aspect négligé des lieux.

- Excusez le désordre, lui dis-je, il est de bonne heure et je n’ai pas eu le temps de ranger. En plus, en me promenant dans la rue, il m’est arrivé un accident…
- Un accident ? A vous aussi ?
- Oh ! Sans gravité. J’ai marché dans la… enfin vous comprenez.
- Ho ! Je comprends. Ca m’arrive souvent à moi aussi.

Machinalement, elle leva le pied gauche pour me montrer le dessous de sa chaussure et je vis que, comme moi, elle avait marché sur une certaine matière brunâtre et malodorante. Y avait-il une épidémie de gastro-entérite canine ? En me faisant cette réflexion d’ordre médical, je songeai tout à coup à la leçon que m’avait donnée Charlotte quelques instants auparavant et je regardai la chose collée sous la chaussure de l’inconnue. Cette substance ressemblait à s’y méprendre à celle que j’avais ramenée de ma promenade, c’était la même texture et la même couleur. Alors je compris avec horreur que cette brave personne, croyant nettoyer ses chaussures en les frottant sur le paillasson, les avait en fait polluées avec ce que j’y avais déposé en rentrant. Je fis semblant de ne pas remarquer la similitude entre nos deux crottes – je n’étais après tout qu’une novice dans ce domaine - et je m’étonnai de la coïncidence.

- Tiens ! Vous aussi ? Comme c’est bizarre ! lui dis-je innocemment.
- Je suis vraiment désolée. Regardez, j’en ai déposé partout sur votre tapis. Donnez-moi une éponge, je vais nettoyer.

A ma grande honte, Charlotte, qui savait être méchante parfois, intervint.

- Mais non, laissez donc. Vous n’y êtes pour rien, c’est ma colocataire qui s’est essuyé les chaussures sur le tapis. Laissez-la nettoyer ses cochonneries et racontez-moi vite votre problème. Asseyez-vous confortablement sur ce fauteuil et dites-moi tout.
- Madame Holmes…
- Colmes.
- Pardon ?
- Charlotte Colmes. On me confond parfois avec un vieux junkie anglais…
- Ha oui ? Donc, madame Charles Lottecolmes. J’espère ne pas vous déranger mais il m’arrive des choses qui dépassent mes capacités de compréhension et mes voisines m’ont dit que vous seule pouviez comprendre et éclaircir les raisons des étranges phénomènes qui surviennent autour de moi et auxquels je ne suis pas préparée à être confrontée malgré tous les efforts que je fais pour m’adapter aux circonstances et malgré ma capacité à supporter les coups les plus durs que le hasard semble avoir toujours concoctés rien que pour moi depuis que je suis née parce que, vous savez, à ma naissance j’avais le cordon ombilical enroulé autour du cou et j’ai failli mourir avant que je ne pousse mon premier cri qui a d’ailleurs été long à venir car j’avais le visage tout bleu et j’étais toute étranglée, comme m’a dit ma maman et après mon papa nous a quittées et ma maman a dû se débrouiller toute seule avec moi et ça n’a pas été facile comme vous pouvez le penser…
- Madame, je dois vous interrompre un peu brutalement mais non seulement je ne suis pas sûre que votre phrase soit syntaxiquement et grammaticalement correcte mais en plus il me semble que vous remontez un peu trop loin dans le temps, ce qui ne peut qu’obscurcir la description de votre problème présent. Si vous commenciez par me dire votre nom ?
- Je suis désolée de ne pas m’être présentée. Je m’appelle madame Mouscatte et je suis votre voisine, trois étages plus haut. Je crains de ne pas avoir été claire et vous avez raison de me le signaler. Vous allez me prendre pour une écervelée mais je suis tellement émue que j’y perds mon latin et que j’en suis réduite à parler chinois.
- Calmez-vous, ma chère madame Moustache. Ici, vous ne risquez rien.

Je terminai le nettoyage du tapis et j’étais prête à m’asseoir pour entendre madame Mouscatte expliquer son souci quand Charlotte s’adressa à moi :

- Ma chère Simone, pourriez-vous, je vous prie, nous préparer du thé ?
- Mais bien sûr, ma chère Charlotte.

Je dus m’éclipser quelques instants dans la cuisine pour me consacrer à mon devoir d’hospitalité mais fort heureusement j’entendais distinctement la conversation qui se déroulait dans le salon.

- Dites-moi tout, ma chère madame Sourichatte, dit Charlotte.
- Hé bien, voilà ! En rentrant chez moi à l’instant il m’est arrivé quelque chose de terrible et j’en suis encore toute retournée. Vous savez que l’escalier est mal éclairé mais vous ignorez, je suppose, que l’ampoule du palier du cinquième étage est grillée depuis trois semaines. Tout ça pour vous dire qu’en arrivant à mon étage j’étais dans la pénombre. Heureusement, je connais bien l’emplacement de ma porte - j’habite ici depuis vingt ans - donc je n’ai pas eu de difficulté à me diriger tout droit vers elle.
- Excusez-moi de vous couper, mais êtes-vous sûre de vous être dirigée vers votre porte ? Répondez-moi franchement car c’est très important.
- Heu… oui. J’en suis certaine. D’ailleurs j’ai utilisé ma clef pour ouvrir la porte et elle s’est bien ouverte.
- Je vois. Donc c’était bien votre porte. Ca, c’est vraiment fondamental. Et après ?
- Hé bien, juste avant d’entrer, mon pied a buté sur un obstacle, quelque chose se trouvait sur mon paillasson que je ne pouvais pas voir dans l’obscurité. Je savais seulement que ce quelque chose était petit, mou et immobile. Et inattendu car, quand j’avais passé l’aspirateur une heure avant, il n’y avait rien à cet endroit.
- C’est curieux ça. Un obstacle sur votre paillasson… Ce détail est vraiment essentiel. Vous avez rencontré un obstacle sur votre paillasson et, malgré sa petitesse et sa mollesse, vous n’avez pas pu le contourner. Je vous félicite d’avoir pensé que j’étais la seule personne à pouvoir vous conseiller efficacement sur ce sujet délicat.
- Heu… Enfin, si, je l’ai contourné quand même cet obstacle. Il était vraiment tout petit, très mou et complètement immobile. Après avoir ouvert ma porte, j’ai allumé la lumière de mon entrée et j’ai vu très brièvement une ombre qui se faufilait dans l’escalier. Je ne saurais dire ce que c’était, mais j’ai été si surprise que je suis restée quelques instants figée sur place, craignant que cette ombre ne revienne sur ses pas pour me poignarder dans le dos. Ensuite, quand j’ai été un peu remise de ma frayeur, j’ai regardé mon paillasson et j’ai vu… la chose que j’avais heurtée avec mon pied. J’ai été tellement bouleversée que j’ai poussé un grand cri qui aurait dû alerter tous mes voisins de palier.

A cet instant, je revenais de la cuisine avec le service à thé. Je fus si choquée par cet émouvant témoignage que je faillis lâcher le plateau et son contenu sur le tapis.

- Ho ! Mon Dieu ! m’exclamai-je.
- Ma chère Simone, entendez-vous cela ? Voilà une affaire qui me convient. Servez-nous le thé, je vous prie, pendant que madame Mousblatte continue de nous relater ses étranges aventures.
- Les voisins ne sont pas sortis immédiatement de chez eux, reprit madame Mouscatte, je pense qu’ils avaient trop peur, mais j’ai vu les œilletons des portes qui se sont éclairés brièvement et j’ai supposé qu’ils étaient en train de me regarder, bien à l’abri derrière leurs portes blindées. Puis, après avoir constaté qu’il n’y avait pas de danger, ils se sont précipités pour me secourir.
- Madame Bousgratte, je vais vous demander d’être franche avec moi.
- Heu… oui, bien sûr.
- Etes-vous certaine, absolument certaine, que tous vos voisins de palier sont sortis de leurs appartements ?
- Heu… oui. Enfin… non. L’une de mes voisines n’est pas sortie mais je sais pour quelle raison : elle n’est pas chez elle. Elle m’a annoncé la semaine dernière qu’elle partait en voyage pour trois semaines.
- Bizarre… Très bizarre. Votre voisine s’absente et pendant son absence une chose effroyable est déposée sur votre paillasson. Tout cela ressemble à de la préméditation. Comment est-elle cette voisine ?
- Heu… Normale. Gentille même. Elle me rend des services.
- Elle vous rend des services ? Quel genre de services ?
- Quand je ne peux pas sortir de chez moi à cause de mon dos, elle me rapporte du pain, des médicaments. Et tous les jours, elle me monte mon courrier. Elle est vraiment charmante.
- Sachez que l’on peut être charmant tout en étant un malfaiteur. Son crime, je le crains, se préparait de longue date. L’ampoule grillée sur votre palier en est une preuve flagrante. Vous m’avez bien dit que cette ampoule était hors service depuis trois semaines ?
- Oui.
- Je soupçonne votre voisine d’avoir commis ce sabotage. Avant de passer à l’acte, elle vous a amadouée, elle préparait le terrain. Elle vous a fait croire qu’elle était gentille et serviable alors qu’elle n’était qu’un monstre assoiffé de sang. Et maintenant elle commet l’acte horrible, irréparable dont vous avez constaté le résultat sur votre paillasson.
- Je suis désolée mais vous ne m’avez pas encore demandé ce que j’ai vu sur mon paillasson.
- C’est sans importance. Je sais que c’est horrible et c’est l’essentiel. Dites-moi, l’ombre que vous avez vue s’échapper furtivement dans l’escalier ne ressemblait-elle pas à votre voisine ?
- Bah ! Ce n’était qu’une ombre et elle m’a simplement effleuré le coin de l’œil, mais il me semble qu’elle était trop petite pour être ma voisine.
- Vous savez, madame Nouillegratte, maintenant tout est possible. Je ne serais pas étonnée que votre voisine se soit déguisée en petite ombre pour vous surprendre et vous faire peur. Mais ne vous inquiétez pas, je suis là et je découvre toujours la vérité, aussi ahurissante soit-elle.
- Vous croyez ? Tout de même ! L’abandon d’un rat mort sur un paillasson n’est pas le genre de plaisanterie dont ma voisine est coutumière.
- Quel rat mort ?
- Bah ! Le rat mort que j’ai trouvé sur mon paillasson.
- Vous avez trouvé un rat crevé sur votre paillasson ? Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus tôt ? C’est une information majeure pour notre enquête. Madame Trouillegrave, si vous ne me dites pas tout, je ne pourrai jamais vous aider.
- Heu… Tout à l’heure, vous ne vouliez pas que je…
- Bon, ça ne fait rien. Je propose que nous allions inspecter le lieu du crime. Je prends ma loupe et je vous suis.

Après s’être munie de son matériel d’enquêtrice, Charlotte sortit en robe de chambre et en charentaises et nous la suivîmes en file indienne dans l’escalier. Après une longue période de torpeur, je retrouvais enfin la Charlotte que je préfère, dynamique et autoritaire, volontaire et imaginative, prête à renverser tous les obstacles qui se dresseraient entre elle et la vérité.

Parvenue au cinquième étage, elle réclama un escabeau qu’elle escalada énergiquement pour atteindre l’ampoule grillée. Les voisins étaient sortis sur le palier pour voir et essayer de comprendre ce qu’elle faisait.

- Qu’est-ce qu’elle fait ? demanda un voisin.
- On dirait qu’elle va changer l’ampoule, lui répondit un autre voisin.
- Bah ! Ce n’est pas trop tôt.
- C’est vrai, ça fait bien un mois qu’on attend, n’est-ce pas ?
- Vous exagérez, pas plus de deux semaines.
- Mais c’est bizarre, je n’avais encore jamais vu un électricien changer une ampoule en robe de chambre et en charentaises.
- Vous devriez dire « électricienne ». C’est effectivement curieux à voir : je n’imaginais pas qu’une femme soit capable de changer une ampoule.
- C’est ce qu’on appelle l’égalité des sexes, je suppose.
- Après tout, moi je fais bien du tricot.
- Vous faites du tricot ?
- Oui, ça vous embête ?
- Pas du tout. Je suis un expert en point de jersey mais je voulais justement rencontrer quelqu’un pour me donner des conseils sur le point de riz.
- Ha ! Mais, monsieur, c’est ma grande spécialité, le point de riz. Entrez chez moi, je vais vous l’expliquer et vous me direz ce que vous savez sur le point de jersey auquel je n’ai rien compris. J’espère que ma femme ne nous dérangera pas, elle regarde le match de boxe en buvant sa bière.

Sans prêter attention à ce passionnant dialogue entre les deux voisins, Charlotte prit l'ampoule défaillante et descendit à l’étage du dessous pour la scruter en s’aidant de son immense loupe « spéciale détective ».

- Oui… Je comprends… Je comprends… murmura-t-elle.
- Que voyez-vous, ma chère Anne ? Heu… Pardon, je voulais dire ma chère Charlotte ?
- Je vois… Je vois que l’ampoule est morte. Et je comprends pourquoi.
- Est-ce vrai, ma chère amie ?
- C’est élémentaire, ma chère Simone. Voyez-vous, le filament étant rompu, le courant électrique ne peut plus circuler, d’où le fait avéré que l’ampoule ne s’allume plus, ce qui a pour conséquence qu’elle n’éclaire plus. J’espère que mon explication a été suffisamment claire et précise.
- Mais oui, très chère, je crois vous avoir comprise. Le machin ne marche plus parce que le bidule à l’intérieur est cassé et que le truc ne peut plus se balader dedans. Pour résumer, on appelle ça une ampoule grillée.
- Permettez-moi d’être étonnée. Pour une fois, vous m’avez comprise vite et bien. Retournons au cinquième pour continuer cette enquête qui s’annonce décidément difficile.

Remontée au cinquième, Charlotte voulut voir la principale pièce à conviction : le rat mort. Elle le prit dans ses mains sans hésitation et descendit au quatrième pour l’examiner avec sa loupe. Bien sûr, étant sa biographe, je ne la quittai pas d’une semelle malgré sa vitesse de déplacement stupéfiante. L’analyse de l’objet fut méticuleuse et j’eus le temps de voir les diverses expressions du visage de mon amie marquant alternativement la surprise, le doute, la colère, la consternation, toutes ces expressions étant accompagnées de grimaces et de grognements éloquents quoique disgracieux. Enfin, après quelques minutes de silence que j’évitai de troubler pour ne pas rompre la concentration de l’enquêtrice, le visage de Charlotte redevint froid et inexpressif.

- Je vois… Je vois très bien… dit-elle.
- Puis-je savoir ce que vous voyez, ma chère ?
- Prenez ce rat dans vos mains et dites-moi ce que vous en pensez.
- Ho non, jamais je ne prendrai cette horrible créature dans mes mains. Je ne veux pas attraper une maladie honteuse au contact de cet animal.
- Allons, ne faites pas tant de chichis et prenez ce rat.

Malgré mon dégoût pour ce répugnant cadavre, je fis l’effort de prendre avec le bout des doigts le rat que me tendait mon amie et je le regardai attentivement. Il était couvert de sang et quelques membres ainsi qu’une partie de l’abdomen manquaient. Je fis cette remarque à Charlotte.

- Bravo, ma chère Simone, je vois que mon comportement didactique vous fait progresser à grands pas.
- Merci de votre compliment, ma chère Charlotte, dis-je en rougissant de plaisir.
- Vous avez effectivement raison et je me suis fait la même remarque. Vous savez ce qu’il nous reste à faire ?
- Heu… Pas encore…
- Hé bien, comme pour assembler les pièces d’un puzzle, nous devons trouver les morceaux qui nous manquent. Et que nous manque-t-il ?
- Le coupable ?
- Ce sera pour plus tard. En attendant, il nous manque : une patte avant droite et un bout de l’abdomen droit. Celui ou celle qui détient ces vestiges est sans nul doute notre coupable. Redescendez vite chez nous pour nous rapporter la lampe de poche, nous allons analyser à la loupe le palier du cinquième.

A mon retour, nous remontâmes au cinquième et, avec la lampe allumée, Charlotte se mit à quatre pattes et scruta le sol.

- Vous savez ce que nous cherchons, très chère Simone ? me dit-elle en relevant la tête.
- Heu… Une patte et un bout d’abdomen ?
- Ne brûlons pas les étapes, Simone ! Nous cherchons d’abord des traces du passage de la criminelle : des empreintes de pas qui nous renseigneraient sur sa pointure et sa marque préférée de chaussure, des morceaux de fil détachés de ses vêtements qui nous diraient comment elle était habillée et parfumée, des cheveux qui nous fourniraient des informations essentielles sur la couleur de sa teinture, peut-être de la cendre de cigarette ou mieux un mégot qui nous donnerait la couleur de son rouge à lèvres.

Cette énumération sembla la stimuler et elle replongea son nez dans la poussière pour compléter son examen. Après quelques minutes de reptation, elle se releva lentement, fort mécontente.

- Quelle catastrophe ! dit-elle en éternuant rageusement. Rien, il n’y a plus rien d’exploitable. C’est du sabotage. Tout a été piétiné. Et pourtant tout le monde sait que la scène du crime doit rester intacte ! Mais quand on n’est pas là pour le leur rappeler, ça gigote et ça s’agite dans tous les sens et il devient impossible ensuite de différencier les traces du criminel de celles des badauds. Allons voir sur le paillasson, en espérant que personne n’ait eu l’idée d’y danser une bourrée.

Elle se remit à plat ventre au-dessus du paillasson poussiéreux et elle l’examina soigneusement.

- Bien, bien. C’est parfait.

Elle semblait satisfaite de ce qu’elle avait vu. Elle se releva vivement, en faisant une grimace de douleur, et elle se frictionna le bas du dos avec ses deux mains.

- Mon Dieu ! Ce n’est plus de mon âge ces enquêtes au ras du sol. Enfin tant pis, il faut bien que quelqu’un le fasse. Ma chère Simone, savez-vous ce que j’ai trouvé sur cet éloquent paillasson ?
- Heu… Des crottes de chiens ?
- Mais que vous êtes bête, ma chère ! Vous ne pensez donc qu’aux crottes ?
- Désolée, ça m’a échappé. De la poussière ?
- Oui, mais c’eut été étonnant qu’il n’y en eût point. Ce qui est remarquable, ce n’est pas la poussière mais le sang, ma chère, le sang. Voilà ce que j’ai trouvé. Et ça ne m’étonnerait pas que ce soit du sang provenant de notre rat crevé. Il faudrait faire une analyse de l’ADN du rat pour en être sûr mais en attendant, nous allons prendre cette hypothèse comme point de départ.
- Et si c’était du sang humain ?
- Nous devrions revoir toute notre stratégie de recherche, faire une analyse d’ADN de tous les occupants de cet immeuble en commençant par ceux de l’étage. Et puis il faudrait étendre la recherche à tous les visiteurs d’aujourd’hui et même d’hier. Et nous devrions rappeler en urgence la voisine dont l’absence me semble révéler a priori sa culpabilité.

Charlotte prit un ton songeur avant d’ajouter pour elle-même :

- Mais pourquoi le criminel aurait-il déposé son sang sur ce paillasson qui ne pouvait que devenir une pièce à conviction après son forfait ? A moins qu’il n’ait dû se battre avec le rat et qu’il ait été cruellement mordu au cours de la lutte. Après tout, le rat se battait pour sa survie et il a dû vendre très cher sa peau.

Ensuite elle reprit son attitude autoritaire pour nous dire :

- Nous allons interroger tous les voisins et nous verrons bien s’ils portent des traces de morsures.

Nous sonnâmes à toutes les portes mais au bout d’une heure, nous dûmes nous rendre à l’évidence, nous n’apprendrions rien des voisins : ils prétendaient n’avoir rien vu, rien entendu. Pire, ils ne voulaient rien savoir, comme s’ils appréhendaient de révéler des choses à leur insu. On sentait peser sur l’immeuble un climat de crainte irraisonnée. « L’immeuble a peur ! » me dit Charlotte avec un tremblement dans la voix.

Appartement 1 au cinquième étage :

- Moi ? Je n’ai rien vu mais je suis un peu myope et mes lunettes sont en réparation.
- Elles sont sur votre nez, monsieur.
- Ha bon ? Ha ! C’est vrai, je ne les voyais pas.

Appartement 1 au deuxième étage :

- Je n’ai rien entendu mais ma femme me dit tout le temps que je suis sourd, alors elle doit avoir raison.
- Vous m’entendez pourtant quand je vous parle.
- Heu… Heu… Pardon, je vous entends mal. Qu’avez-vous dit ?

Appartement 1 au premier étage :

- Je ne connais pas la victime. J’habite au premier étage et je rencontre rarement les gens du cinquième.
- Ils passent pourtant devant votre porte tous les jours pour monter au cinquième et on raconte que vous avez toujours l’œil collé à l’œilleton.
- Heu… Ce n’est pas vrai. Qui raconte ça ? Je parie que c’est le connard du quatrième qui me fait toujours un bras d’honneur quand je suis chez moi et que je le vois passer devant ma porte.

Appartement 1 au troisième étage :

- Je n’ai jamais vu de vermine dans cet immeuble alors que voulez-vous que je vous dise au sujet d’un rat mutilé ?
- Je ne vous ai pas encore dit que le rat était mutilé. Comment le savez-vous ?
- Heu…

Appartement 2 au deuxième étage :

- Partez, je n’ouvre pas ma porte aux inconnus. Partez tout de suite ou j’appelle la police.
- Je ne suis pas une inconnue, je suis votre voisine d’en face.
- Je ne sais pas, je ne connais plus personne. Allez-vous-en !

Appartement 1 au quatrième étage :

- Je ne sais rien de cette affaire et je ne veux rien savoir. J’ai assez d’ennuis comme ça sans être obligé de m’embarrasser de ceux des autres.
- Quel genre d’ennuis avez-vous ?
- Rien, ça ne vous regarde pas. Je garde mes ennuis pour moi alors gardez les vôtres pour vous.

Appartement 2 au quatrième étage :

- Vous savez où vous pouvez vous le mettre votre rat ?
- Heu… Non. Pourriez-vous être plus précis, monsieur ?
- Foutez-moi le camp. Vous m’emmerdez.

Appartement 2 au cinquième étage :

- Vous pouvez me le prêter ?
- Non, c’est une pièce à conviction essentielle pour la suite de l’enquête.
- Dommage, je connais une excellente recette de rat au gingembre et au piment. Je vous aurais fait goûter ce merveilleux plat digne d’une princesse.

Appartement 1 au sixième étage :

- Ca ne m’étonne pas, l’horoscope d’aujourd’hui était défavorable pour tous les signes.
- Ha ? Vous lisez quel journal ?
- Peu importe le journal. Quand Saturne est dans le quadrant de Jupiter, c’est toujours mauvais signe, tout le monde le sait.

Appartement 2 au premier étage :

- Ha ! Je savais bien que ça arriverait.
- Vous m’intéressez fortement. Vous avez remarqué des signes annonciateurs ?
- Ho, oui ! Depuis un an la catastrophe se préparait et quand j’en parlais à mon mari il me disait que je n’étais qu’une folle mais moi je savais qu’il se produirait un malheur.

Les voisins ne l’ayant guère aidée à faire progresser l’enquête, Charlotte était à bout de nerfs. Heureusement son intelligence et sa ténacité la poussaient à ne pas abandonner. Nous retournâmes voir madame Mouscatte qui nous attendait patiemment devant sa porte.

- Madame Mouillecrade, lui dit Charlotte, si vous le permettez, nous allons entrer dans votre appartement pour rechercher d’autres indices.
- Mais bien sûr, entrez.

L’appartement était très propre et bien ordonné. Il y avait de jolis rideaux aux fenêtres et un beau tapis oriental dans le salon. Dans la cuisine, nous trouvâmes une gamelle sur le sol que Charlotte s’empressa d’étudier avec sa loupe.

- Bizarre, dit-elle, très bizarre.
- Que voyez-vous de bizarre, ma chère Charlotte ? lui dis-je.
- Vous avez remarqué cette gamelle ?
- Effectivement. Il semblerait que ce soit une gamelle de chat ou de chien.
- Du fait de la dimension restreinte de la dite gamelle, je pencherais pour un chat. Et la litière qui se trouve dans le coin semble confirmer mon hypothèse.
- C’est fou ce que vous pouvez voir de choses dans un si petit espace. Vous m’étonnerez toujours, ma chère.
- Mais non, c’est si évident. Ne voyez-vous rien d’autre ?
- Heu… Non. La cuisine est bien propre. Ha oui, je vois aussi une touffe de poils très fins. Il s’agit donc bien d’un chat.
- Nous savons qu’il s’agit d’un chat, alors la découverte de cette touffe ne me surprend guère.
- Je ne vois rien d’autre…
- La gamelle…
- Oui, la gamelle… Qu’est-ce qu’elle a cette gamelle ? Elle est bleue avec des fleurs rouges, c’est inhabituel.
- Je me fiche des fleurs de la gamelle. Regardez bien. Cette gamelle est pleine…
- Ho oui, bien sûr ! Maintenant que vous me le dites, je vois effectivement qu’elle est pleine, ce qui est extraordinaire quand on connaît la voracité coutumière de ces félins. Vous êtes décidément irremplaçable, ma chère Charlotte. Mais que ferait-on sans vous ?
- Je devine sans peine que vous seriez aussi perdue que notre hôtesse. Madame Bouilleplate, permettez-moi de vous poser une question indiscrète.
- Je vous en prie, répondit madame Mouscatte après une brève hésitation.

Elle semblait un peu inquiète à l’idée que Charlotte lui pose une question importune. Avait-elle quelque secret qu’elle souhaitait nous cacher ?

- Vous avez bien un chat ? lui demanda Charlotte.
- Ho oui !
- Où est-il ?
- Je ne sais pas, je ne l’ai pas vu. Il doit s’être caché sous un meuble. Il est très sauvage et il n’aime pas les visites, surtout quand il s’agit d’inconnus.
- Cherchons-le. Je souhaiterais vérifier une hypothèse.

Nous nous mîmes toutes les trois à plat ventre et rampâmes sur le sol pour trouver ce chat dont l’absence inexpliquée nous intriguait.

- Miaou, miaou, miaula Charlotte.
- Miaou, miaou, miaula madame Mouscatte.
- Miaou, miaou, miaulai-je.
- Mais où est donc passé ce satané chat, tempêta Charlotte.
- Ne vous énervez pas, dit madame Mouscatte. Vous allez l’effrayer.
- Miaou, miaou, lui répondit Charlotte.
- Mon minou, viens ici que je te fasse des mamours, roucoula Mouscatte.
- Miaou, miaou, continuai-je à miauler.

Le chat n’était nulle part dans l’appartement et nous nous relevâmes dépitées et le dos en compote.
 
- Bizarre, très bizarre, dit Charlotte en se parlant à elle-même.
- Avez-vous remarqué quelque chose qui nous aurait échappé à nous autres, pauvres profanes ? lui demandai-je.
- Rien de précis pour l’instant. Continuons l’enquête. Madame Fouillemarde, ne vous serait-il rien arrivée, ces derniers jours. Un évènement, même sans importance pour vous, pourrait être la clé de cette épineuse enquête.
- Non. Quoique… Vous parlez de clé et ça me fait penser à quelque chose.
- Ha ! Je savais bien que vous me cachiez quelque chose. Dites-moi tout, il n’est peut-être pas trop tard pour éviter un drame.
- Hé bien… L’autre jour, c’était vendredi soir dernier, j’étais en train de regarder la télévision dans le salon quand tout à coup j’ai entendu du bruit qui semblait provenir de ma porte d’entrée. Un peu surprise, et même effrayée par ce bruit persistant, je me suis levée et je me suis approchée doucement de la porte. Le bruit venait bien de là : quelqu’un ou quelque chose était dehors et poussait brutalement ma porte. Heureusement, j’avais fermé la serrure principale et les deux verrous à double tour. Mais, malgré cette précaution, je n’étais quand même pas très rassurée. Puis j’entendis comme le bruit d’introduction d’une clé dans la serrure, et je vis le tirage se déplacer. Au bord de l’apoplexie, je voyais le pêne qui bougeait lentement et qui peu à peu sortait de la gâche. Vous comprendrez qu’à ce moment je n’étais qu’une boule de nerfs prête à rompre. Il était évident qu’une personne, peut-être mal intentionnée, se trouvait de l’autre côté de ma porte et cette personne avait la clé de mon appartement et pouvait entrer chez moi quand elle le voulait pour m’assassiner ou me faire des choses pires encore. Une fois le pêne complètement sorti de la gâche, l’individu poussa violemment ma porte comme pour forcer les verrous à céder. Mon Dieu, quelle bonne idée j’avais eue de fermer à double tour les deux verrous ! Ce sont eux qui m’ont sauvée. Le forceur de porte a fini par abandonner et le silence est revenu mais je suis restée tremblante toute la soirée et je n’ai pas pu fermer l’œil de la nuit.

Après avoir entendu cet angoissant témoignage, Charlotte était furieuse et je savais pourquoi : elle était toujours très courroucée contre les témoins-clés qui tentaient de lui dissimuler des faits ou des preuves.

- Pourquoi ne m’avez-vous pas raconté cela plus tôt, madame Douilleplate ? dit-elle sévèrement à madame Mouscatte. Nous aurions gagné du temps.
- Je suis désolée, je n’y pensais plus.
- Vous n’allez pas me faire croire cela. Vous êtes sauvagement agressée et deux jours plus tard vous ne vous souvenez plus de rien. Avouez, madame, que vous essayez de protéger quelqu’un. Dites-moi qui vous voulez sauver d’une façon aussi maladroite ?
- Mais non, je vous assure, je n’essaie de protéger personne. D’ailleurs je n’ai pas été agressée, j’ai eu peur simplement. C’est peut-être un voisin qui a la même clé que moi et qui s’est trompé de porte.
- Non, madame Couilleflasque, je sais que vous me cachez quelque chose. Les victimes cachent toujours quelque chose et c’est ce qui rend les enquêtes aussi difficiles. Mais je suis patiente et je ne vous quitterai que quand vous m’aurez dit tout ce que vous savez et même plus.
- Miaou, miaou, miaou…
- S’il vous plait, Simone, cessez de faire l’imbécile, me dit Charlotte. Nous savons que le chat n’est pas là. En plus, je le retire de la liste des suspects dans cette affaire car je ne l’imagine pas en train de crocheter une serrure pour agresser sa maîtresse.
- Mais… ma chère Charlotte, je n’ai rien dit, lui répondis-je.
- Miaou, miaou, miaou…
- Arrêtez de miauler, je vous prie, s’impatienta Charlotte, vous me déconcentrez à un moment où je dois avoir toute ma tête.
- Mais… je ne miaule pas, lui répondis-je, vexée. Il me semble que c’est un vrai chat qui miaule. Il n’est ni très proche ni très éloigné. En quelque sorte il est à côté mais de l’autre côté. Je dirais que le miaulement provient de l’extérieur rapproché ou de l’intérieur lointain.
- Le palier, dit Charlotte, le miaulement vient du palier et plus précisément du paillasson.

Nous nous jetâmes toutes les trois sur la porte d’entrée et nous l’ouvrîmes brutalement pour voir ce bruyant félin : un chat, pas du tout intimidé par notre présence, entra majestueusement dans l’appartement, la queue haute et frémissante, et il alla se frotter sur les jambes de madame Mouscatte. Cette dernière, des larmes dans les yeux et des sanglots dans la voix, le prit dans ses bras et le caressa tendrement en lui parlant.

- Mon minou, minauda-t-elle, mon minou est revenu. Que je suis heureuse. Mais où es-tu allé traîner, petit voyou ? Ta maman était inquiète, tu le sais ça ?
- Bizarre, dit Charlotte en scrutant le chat avec sa loupe, très bizarre.
- Ma chère, lui dis-je, vous faites des prouesses aujourd’hui. Je suis sûre que vous avez encore une idée intéressante à nous proposer, alors que moi, je me sens la tête complètement vide.
- Je crois que nous tenons le coupable.
- Vous êtes sûre ? lui répondis-je. Ne me dites pas qu’il est dans cette pièce, je suis déjà tremblante d’inquiétude.
- Et pourtant… si. Il est dans cette pièce. Il est même face à nous.
- Ho non ! Ne me dites pas que vous soupçonnez madame Mouscatte d’avoir dévoré la moitié du rat puis de l’avoir jeté délibérément sur son propre paillasson.
- Ma chère Simone, vous oubliez la première règle du détective : quand vous avez éliminé tout ce qui est impossible, il ne reste que la vérité, aussi improbable soit-elle.
- Heu… Je suis désolée, je n’ai peut-être pas assez éliminé car je ne l’ai pas encore vue apparaître, cette vérité…
- Regardez bien ce chat. Ne voyez-vous rien de particulier ?
- Bah, il a l’air gentil.
- Regardez ses babines et ses dents et ses moustaches. Ne voyez-vous pas que ce chat est tout badigeonné de rouge. A quoi vous fait-elle penser, cette couleur ?
- Du sang ! Mais oui, mais c’est bien sûr ! Ce chat est couvert de sang. Pensez-vous que ce soit du sang de rat ?
- Bien évidemment. Ce chat est le coupable. Non content d’avoir sauvagement assassiné un innocent rat, il le dévore en partie (notez que sa gamelle est pleine et qu’il n’avait donc pas besoin de ce rat pour se nourrir : c’est une circonstance aggravante), puis il abandonne sa dépouille sur le paillasson de sa maîtresse. Quelle cruauté inouïe, quelle félonie envers sa maîtresse !

Pendant ce temps, madame Mouscatte, indifférente aux conclusions de l’enquête qu’elle avait pourtant commanditée, continuait à discuter tendrement avec son chat :

- Mon petit bout de chou adoré, mon trésor, tu as failli te perdre, n’est-ce pas ? Tu es tout couvert de sang, je vais te soigner. On a voulu te faire du mal, n’est-ce pas ? Il faut faire attention aux humains, ils sont méchants et cruels, et j’en connais quelques-uns qui seraient capables de te tuer pour te manger.

Pour Charlotte et moi, l’enquête était terminée. Mon amie, comme à l’accoutumée, avait brillamment résolu l’affaire du rat mort grâce à son obstination et à son talent, et malgré les nombreuses difficultés rencontrées : les témoignages entachés d’erreurs et contradictoires, destinés à nous égarer sur de fausses pistes, les dissimulations et les destructions malveillantes de preuves, le refus de certains voisins de répondre à nos légitimes questions, rien de tout cela n’avait empêché ma brillante amie de réussir à démêler le formidable écheveau pour parvenir finalement à découvrir l’effarante vérité et le coupable. Malheureusement, ce misérable cachait sa duplicité et son ignoble férocité sous une fausse apparence d’innocence et de fidélité. Nous avons décidé, mon amie et moi, de le laisser courir en semi-liberté dans ce petit appartement du cinquième étage. Mais nous le surveillerons et, à la moindre incartade, nous révélerons les méfaits dont il s’est rendu coupable.

Fière de mon amie, je la raccompagnai solennellement dans notre appartement. Puis, tandis que je commençai à faire le ménage, Charlotte retira ses pantoufles et sa robe de chambre, elle s’allongea sur le canapé et elle entama une sieste bien méritée, en tenant dans ses bras sa trousse de maquillage.
 


Le 6 mars 2005.

Fabrice Guyot.