Coiffeur pour chauves.


 
« Il est 13h et ma réunion est à 14h… j’ai encore le temps… ».
« Hum… elle est mignonne, cette minette… ».
« Qu’est-ce que je vais faire avant ma réunion ? Une heure à perdre… ».
« Y a du vent aujourd’hui, je vais être tout décoiffé… Pas sérieux devant un client ».
« Wouah… Elle est bien roulée, celle-là… La bêcheuse… elle ne me regarde même pas… ».
« Une vitrine… Je vais voir les dégâts… Pas terrible… Cheveux trop longs et tout ébouriffés, ça fait mauvais genre ».
« Où trouver un coiffeur ici ? J’ai juste le temps pour une coupe rapide, s’il veut bien me prendre sans rendez-vous… ».
« Ha ! En voilà un. Et en plus il n’a pas l’air trop occupé. Je vais voir… ».

- Bonjour, monsieur, asseyez-vous. Je peux vous prendre tout de suite, j’ai un petit creux dans mes rendez-vous.
- Bonjour. Ca tombe bien, je suis assez pressé.
- Quelle est votre coupe préférée ?
- Une coupe toute simple.
- Alors, on y va. Je vois très bien ce qu’il vous faut. Vous avez raison, une coupe standard, sans fioritures, vous conviendra à merveille. Hi, hi, hi ! Excusez mon ricanement, j’étais en train de vous imaginer avec des houppettes colorées. Ou avec une coupe iroquoise. Mais je pense qu’on va éviter les extravagances, n’est-ce pas ?
- En effet, je préfère éviter les fantaisies. J’ai une réunion avec un client sérieux.
- Ne vous inquiétez pas, je connais mon travail et je vais vous faire le summum de la coiffure ordinaire, un vrai chef-d’œuvre de coupe banale.
- Oui, merci.
- Allons-y ! Où ai-je mis mes ciseaux ? Ha ! les voilà. Et mon rasoir ? Et hop ! Je l’ai retrouvé. Je suis un peu distrait, je perds même mes instruments de travail ! Il faut dire qu’en ce moment je suis un peu fatigué, je dors assez mal. Vous avez des voisins bruyants, vous ?
- Non, pas trop.

« Aïe… Je suis tombé sur la pire espèce de coiffeur : un bavard. Enfin, tant pis. De toute façon, je ne peux pas l’arrêter et l’essentiel c’est qu’il fasse son travail correctement et rapidement. Je peux fermer les yeux et grogner de temps en temps pour faire semblant de l’écouter… ».

- Hé bien, moi si, j’ai des voisins bruyants. Et je peux vous dire que c’est pénible. C’est un couple de jeunes, des vrais sauvages. Si au moins ils faisaient du bruit comme les gens normaux, en mettant de la musique à fond ou en regardant la télé ou en discutant ou en se querellant, je supporterais, je m’adapterais. Mais non, même pas. Ils ne se parlent pas, ils n’écoutent jamais de musique, ils ne regardent pas la télé. Alors, vous allez me dire « Comment font-ils du bruit ? ». Mais… de la pire manière qui soit. Et c’est atroce, intolérable. Je ne peux plus les supporter. Imaginez, moi je suis dans mon lit, prêt à m’endormir gentiment, je suis déjà plus ou moins dans mes rêves. Vous me voyez là, quand je suis dans mon lit ? Mes paupières qui se ferment doucement, ma respiration qui s’approfondit, mon corps qui se relâche, mes pensées qui s’effilochent. Et puis, tout à coup, ça commence, toujours de la même manière, par des espèces de roucoulements imbéciles. Remarquez que jamais je n’entends de conversation avant, ils ne se parlent jamais. Ca démarre comme ça, par ces tout petits roucoulements, doux, presque inaudibles mais odieux car ils sont en plus accompagnés de bruits bizarres, comme des bruits de succion. Bon, ce ne sont pas vraiment ces petits bruits qui me gênent, à vrai dire je les entends à peine, mais c’est comme un avertissement, je sens que le concert diabolique vient de débuter. Et là, instantanément, je n’ai plus envie de dormir. Après ces abominables roucoulements, j’ai droit aux chuintements, aux bruissements, aux crissements, comme des bruits de draps agités, frottés. Remarquez bien que là encore je n’entends pas de paroles, même pas des chuchotements. Je vous le dis, moi, ils ne se causent jamais ces gens-là, ils ne doivent pas savoir que c’est possible, on a dû oublier de leur apprendre à parler ou ils ont oublié que l’humain avait inventé la parole. Bon, jusqu’à ce point, je supporte encore, difficilement, mais je supporte. Mais le plus pénible, c’est que je sais qu’à partir de ce moment, plus rien ne peut les interrompre, la suite est inévitable, inéluctable. Ces petits frottements, aussi doux soient-ils, sont annonciateurs de ce qui va suivre et ça me rend malade. Car, voyez-vous, après, ce sont les gémissements et les grognements qui commencent. Imaginez ces gémissements accompagnés de grincements, de secousses violentes et répétées. Pendant un temps infini, pendant des minutes qui me paraissent durer des heures, je dois supporter ces gémissements et ces grognements et ces grincements et ces chocs, et je me dis qu’il devrait la tuer ou qu’elle devrait le tuer, ils devraient s’étrangler, s’étouffer mutuellement une bonne fois pour toutes et ce serait la fin de cet infâme vacarme… Mais non, ça continue et ça s’éternise, et ça gémit et ça glapit et ça rugit et, pendant ce temps, moi je souffre, et je n’en peux plus, et je craque. Et après… imaginez ce qu’il se passe après. Vous ne devinez pas ? Et bien, c’est le bouquet final, le point de non-retour pour moi, le summum de ma douleur, l’apogée de ma souffrance. Le cri ! Le hurlement final ! Remarquez, quand ce cri retentit, je devrais être content car c’est l’indice que leurs réjouissances s’achèvent. Mais, voyez-vous, le problème c’est que ce cri se prolonge, il se prolonge pendant si longtemps que j’ai l’impression de mourir de dix mille morts, je souffre comme si les flammes de la rédemption me consumaient peu à peu le corps. Qu’ai-je fait au bon dieu pour qu’il m’inflige un tel tourment ?

« Mais que vois-je ? Mais quel abruti ce coiffeur ! Il a tout salopé ma coiffure ».

- Heu… S’il vous plait, si vous arrêtiez de couper du côté droit… Ca me semble un peu déséquilibré comme coupe…
- Ha ! Je suis désolé. Je me suis laissé emporter en racontant mes mésaventures nocturnes. Mais ce n’est pas grave, je vais arranger ça. Pour rétablir l’équilibre, je vais couper quelques mèches du côté gauche. Ne vous inquiétez pas, je maîtrise la situation.
- J’espère bien car je me vois mal me présenter comme ça chez mon client…
- Vous verrez, ce sera parfait. Faites-moi confiance…

« J’espère bien pour toi, mon bonhomme, sinon tu vas passer un sale quart d’heure… ».

- Heureusement, j’ai mon compagnon près de moi pour me soutenir moralement quand j’endure cet odieux supplice. Ha ! si vous pouviez voir mon chéri, il est si adorable et si gentil. Il est beau et puissant comme un dieu, il est délicat et sensible comme une pétale de rose couverte de la première rosée printanière, il est exquis comme une cuillérée du meilleur nectar olympien. Je n’ai pas son portrait sur moi, sinon je vous l’aurais montré et vous auriez vu comme il est grand et majestueux. Il est toujours à mes côtés, sauf au travail car il ne connaît rien à l’art de la coiffure et les clients grincheux pourraient ne pas l’apprécier autant que moi. Et c’est triste car malgré sa force, il est intelligent et très doux. Ha ! Mon cher et tendre amour. Rien que d’en parler, j’en ai les larmes aux yeux, j’ai le corps qui se couvre de frissons, j’ai follement envie qu’il soit près de moi, je voudrais tant le serrer très fort dans mes bras. Son regard profond et compréhensif me consolerait des misères que me font subir les clients mécontents de mon travail. J’adore toucher son corps soyeux, voir sa chair frémir sous mes doigts, sentir ses muscles se bander sous mes caresses. Et je sais qu’il ressent la même tendresse pour moi et il me le fait comprendre dès que je rentre du travail. Il vient à ma rencontre et il m’enlace avec fougue. Et il m’aime tant que parfois il me fait basculer sur la moquette, il s’allonge sur moi et il se met à fourrer son nez dans tous les recoins de mon corps et à me lécher partout. Quand nous sortons ensemble, toutes les femmes se précipitent sans pudeur sur lui, pour lui dire bonjour, pour savoir son nom, pour le prendre dans leurs bras, pour le cajoler et le baiser. Mais je ne suis pas jaloux car je sais qu’il reste insensible à leurs caresses, il est bien trop attaché à moi pour se laisser distraire par la première donzelle venue. Le soir, quand je me couche, il vient me rejoindre sous les draps et il se blottit contre moi et nous nous caressons et nous nous aimons tendrement. Ha ! Que c’est beau un amour absolu et réciproque ! Vous avez un chien ?
- Heu… non. Pourquoi ?
- Bah ! parce que je vous parle de mon compagnon à quatre pattes. Vous ne pouvez pas comprendre la tendresse qui nous unit, mon chien et moi, si vous n’avez pas de chien.
- Ha ! Heu… Pardon… j’avais mal compris…
- Heu… Je crois que je me suis laissé un peu distraire par mon récit. Je ne suis pas bien en forme aujourd’hui. Il me semble, mais ce n’est peut-être qu’une impression, que j’ai un peu, mais très légèrement, trop coupé du côté gauche. Heu… Ou alors votre tête est de travers… Au lieu de fermer les yeux, vous pourriez m’aider un peu. Regardez. Qu’en pensez-vous ? Ce n’est pas un peu court de ce côté ? Tournez bien la tête. Voilà, encore un peu, ne bougez plus. Si ça vous plait comme ça, je n’y vois pas d’inconvénient, mais il me semble que ce n’est pas très… comment dirai-je… très… Enfin, disons que ça ne correspond pas tout à fait à ce que vous désiriez.

« Quelle horreur ! C’est du sabotage ! Il me veut du mal, ce coiffeur… Il veut que je perde tous mes clients, que mon patron me vire, que ma femme me mette à la porte en me prenant pour un inconnu, que mes enfants me renient… ».

- Ne prenez pas cet air désespéré. Je vais vous arranger ça en un rien de temps. Je maîtrise la situation. Quelques coups de ciseaux ici et là, une petite finition au rasoir et ce sera impeccable.
- Rrrr…
- Maintenant, vous savez tout sur mon chien. Mais ne croyez pas que c’est mon seul plaisir dans la vie. J’avoue que parfois je lui fais des infidélités. Mais il est intelligent et il comprend que, quand je découche une nuit, je finis toujours par revenir le matin, un peu fatigué par mes réjouissances nocturnes mais tellement satisfait de toute cette débauche de sensations. Alors mon adorable chien me boude pendant quelques temps puis il me pardonne. Hé oui, il sait que je ne suis qu’un homme et que j’ai certains besoins qu’il ne peut pas satisfaire. Au cours de ces nuits de fête, nous nous réunissons entre amis, nous sommes trois, quatre ou parfois cinq. Entre parenthèses, un nombre pair est préférable mais pas obligatoire… Nous choisissons de nous retrouver dans l’appartement de l’un d’entre nous et nous faisons les fous toute la nuit. Que c’est agréable d’être avec ses copains et ses copines, de se sentir si près d’eux, si proche de leurs pensées, d’éprouver les mêmes plaisirs intenses au même moment. Bien sûr, nous ne faisons jamais ça dans mon appartement, mon chien ne le supporterait pas et il me ferait une terrible crise de jalousie. Lors de nos rencontres, mes amis et moi, nous débutons par les préliminaires, nous nous mettons doucement à l’aise et, après les premiers instants de réserve, nous pouvons enfin nous détendre et la fête commence. Nos doigts courent en tous sens, nos langues s’activent, nos bouches s’assèchent et nous devons souvent boire pour éviter de défaillir, nos corps se fatiguent en prenant des poses compliquées dans les moments de forte tension. Et je ne vous parle pas de nos cerveaux qui s’épuisent à chercher les combinaisons les plus délicieusement jouissives pour nous satisfaire mutuellement. Et comment vous décrire les odeurs fortes et tenaces, dues à l’excitation générale, qui se collent à notre peau et à nos vêtements ? Quand je rentre, mon chien me renifle et, en s’éloignant de moi, il me fait comprendre que ces odeurs étrangères lui déplaisent. Parfois, notre hôte invite un inconnu et nous sommes heureux de l’accueillir dans notre cercle d’intimes. Cet inconnu nous sert de candide mais nous faisons en sorte qu’il ne se sente pas un étranger très longtemps. Dès qu’il se joint à nous, nous lui trouvons un ou deux partenaires gentils et compréhensifs. Et, en peu de temps, il peut se comporter vis-à-vis de nous avec tout le naturel d’un vieil ami, sans fausse honte ou gêne superflue. Ce qui est intéressant avec les nouveaux, c’est qu’ils nous offrent l’occasion d’apprendre plein de nouvelles choses. Ha ! Que j’aime ces nuits de délire qui nous permettent de nous libérer de nos inhibitions, qui nous offrent l’opportunité d’oublier nos différences sociales et de mieux nous découvrir !
- Quand vous aurez fini de me parler de vos partouzes, vous vous occuperez peut-être un peu plus sérieusement de mes cheveux. Regardez ça, vous avez encore tout gâché.
- Mais… qui vous parle de partouzes ? Je ne vous permets pas de nous traiter de débauchés, mes amis et moi. Nos parties de scrabble sont tout à fait correctes, intenses mais honnêtes. Nous nous interdisons même de consommer des boissons alcoolisées, nous buvons seulement de l’eau minérale et des jus de fruits naturels.
- N’empêche que mon crâne est devenu un terrain vague…
- Mais ne vous inquiétez pas pour ça, je vais tout arranger. Je maîtrise la situation. Allez ! hop ! un petit coup de ciseaux ici, un autre là…
- Aïe !!!
- Ho ! Pardon. J’ai coupé un tout petit bout d’oreille, mais vraiment tout petit. Vous n’allez pas me faire des histoires pour une bagatelle comme ça ?
- Quand même, ça fait mal.
- Ce n’est pas grave du tout. Voilà, un bout de sparadrap et on ne voit plus rien. Vous ne seriez pas un peu douillet, vous ?
- Heu…

« Il devait y avoir plein de coiffeurs dans ce quartier et il a fallu que je tombe sur celui-là. Ce n’est vraiment pas mon jour de chance. Et en plus, coiffé comme ça, je suis obligé d’attendre qu’il veuille bien faire preuve d’une toute petite compétence professionnelle. Mais je crains le pire pour la suite… ».

- Maintenant que l’incident est réparé, je peux continuer. Vous savez que vous m’avez donné beaucoup de mal, je ne sais pas si c’est dû à vos cheveux. Oui, je pense que vous avez des cheveux spéciaux. Peut-être des cheveux qui portent malheur… Ou des cheveux mal adaptés aux coiffeurs.
- Il me reste trente minutes avant mon rendez-vous alors vous avez intérêt à terminer vite et bien.
- Ne me bousculez pas. Quand je suis perturbé, je travaille mal.
- Pourquoi ? C’est possible de faire pire ?
- Je vous en prie… pas de moqueries. Je coiffe depuis vingt ans, moi, monsieur. Je n’ai pas attendu votre visite pour savoir couper les cheveux. J’ai fait des milliers, des dizaines de milliers de coupes depuis que j’ai commencé ma carrière. Je vous laisse calculer le nombre de cheveux qui ont été tranchés par ces mains expertes… C’est tout un art, la coiffure, et je suis un artiste, pas un gratte-papier de rien du tout. Ha ! Si vous saviez les problèmes que j’ai avec les clients qui ne comprennent rien à ma vision artistique. Ils me disent que c’est trop court ici, trop long là. C’est malheureux mais ces gens ne connaissent rien à l’art et ils sont incapables de saisir la beauté et l’intelligence de mes créations. Ils considèrent que les défauts sont inadmissibles alors que l’art, contrairement à ce qu’ils pensent, n’est qu’un assemblage d’imperfections. Et quand ils ne sont pas satisfaits, ils refusent parfois de payer. Ils s’imaginent qu’un artiste comme moi n’a pas besoin de manger et de se loger. C’est comme si François 1er, mécontent de la Joconde, s’était réapproprié le manoir du Cloux et avait jeté Léonard de Vinci à la rue ! En plus, si mes clients se contentaient d’être incultes ou radins, j’admettrais. Mais quand ils sont bavards et qu’ils ne savent pas se taire cinq minutes, je parviens très difficilement à conserver mon calme. Je ne peux pas supporter ces gens qui n’arrêtent pas de parler pour ne rien dire. Ils me déconcentrent et j’ai du mal à exercer mon talent sur ces vilaines têtes de linotte. Quand je ne leur réponds pas, exténué par leurs propos inutiles et leurs bêtises, ils prennent leurs téléphones portables et ils parlent, ils parlent. Au lieu d’apprécier la beauté de mes gestes, ils préfèrent se vider la cervelle des quelques idées stupides qu’ils ont lentement réussi à y faire rentrer. C’est bien difficile d’exercer son talent sur des clients qui ne méritent pas qu’un artiste leur consacre du temps.
- Vous êtes sûr d’avoir arrangé quelque chose à ma coiffure ? Il me semble que ça s’est dégradé depuis tout à l’heure…
- Vous avez raison, je ne suis pas encore très satisfait du résultat. Mais je vais… Oui, c’est cela, je vais couper un peu ici… et là… Et vous m’en direz des nouvelles. Je maîtrise la situation.

« C’est la catastrophe. Il ne s’en sortira jamais… Je suis foutu et je n’ai plus qu’à le laisser faire ».

- Vous n’avez pas idée des clients bizarres que je peux voir. Tenez, l’autre jour, un monsieur entre dans ma boutique. Il avait l’air correct et très propre mais il était mal coiffé. C’était un client idéal pour moi. Je n’avais pas d’autre client, donc je me suis dit « chouette, voilà une belle tignasse à ratisser ». J’étais prêt à lui proposer un fauteuil et c’est tout juste si je n’aiguisais pas déjà mes ciseaux et mon rasoir. Mais cet individu s’est élancé vers moi, sans même daigner me dire bonjour. Moi, j’ai pensé que c’était très impoli de sa part et je m’apprêtais à le lui dire quand ce malotru m’a mis une photo sous le nez et m’a demandé si je reconnaissais la personne photographiée. Indigné par son attitude, je n’étais pas enclin à lui rendre service, alors je lui ai répondu que moi j’étais coiffeur, pas physionomiste, et que l’individu sur la photo, je ne le connaissais pas et que d’ailleurs la photo n’était pas très nette et que même la maman de la personne concernée ne la reconnaîtrait pas tant la photo était floue et mal faite. L’intrus a insisté, en rapprochant la photo de mes yeux au point de presque m’éborgner. Alors je lui ai dit que je n’étais pas aveugle et que la photo, je la voyais très bien mais que c’était la personne sur la photo que je ne voyais pas parce qu’elle était floue et que, vue comme ça, elle était plutôt moche. « Comment ? Elle est moche ? », il m’a répondu. « Vous vous permettez de me dire qu’elle est moche ? ». « Bah, oui ! », je lui ai dit, « elle est très moche ». Et il m’a balancé une claque en pleine figure. Bon, moi, j’étais mieux armé que lui, j’avais mes armes de coiffeur bien aiguisées sous la main et j’aurais pu me défendre. Mais je ne suis pas violent et je n’avais pas très envie ce jour-là de lui trancher la gorge avec mon rasoir ou de lui transpercer le cœur à coup de ciseaux. Donc je suis resté calme et je lui ai fait remarquer qu’il venait de m’offenser et que si nous avions été des gentilshommes il me devrait réparation. Pour toute réponse, il m’a donné une autre baffe et un méchant coup de pied dans le tibia et il a ajouté : «  Si vous êtes un homme, redites-moi qu’elle est moche et vous vous retrouverez au cimetière ». J’en suis resté tout abasourdi. Je n’avais encore jamais vexé un photographe en lui disant qu’une de ses photos était ratée. Mais celui-là devait être comme moi, un professionnel sérieux et persuadé d’avoir du talent. Alors, je lui ai dit, pour le calmer : « Bon, d’accord, elle n’est pas vraiment moche, je suppose que le flou est volontaire, c’est du flou artistique en quelque sorte, ça a un genre particulier mais je n’ai rien contre cet forme d’art, et en regardant bien, on peut même dire que c’est assez beau et que c’est plutôt intelligent et profond, et en analysant plus en détail c’est peut-être aussi génial ». Ca n’a pas été facile, mais j’ai finalement réussi à amadouer ce rustre par la flatterie. Mais je n’ai pas pu m’empêcher d’ajouter : « Il faut comprendre ma surprise, je n’ai pas l’habitude qu’on vienne me demander ce genre de chose. Reconnaissez qu’elle n’est pas fidèle et qu’elle ne mérite certainement pas un tel attachement de votre part. En plus, elle est vieille et toute ratatinée, on voit qu’elle a trop servi et qu’elle est bonne pour la poubelle. Si j’étais vous, je la laisserais tomber et j’en prendrais une autre ». Tout à coup, je ne sais pas pourquoi, la colère l’a repris et il m’a donné deux gifles cinglantes. « Mais c’est qu’il ose insister, ce goujat, il se permet d’accuser ma petite Suzanne chérie d’infidélité ». Et il m’envoie encore une dernière claque avant de sortir en grommelant des trucs que je n’ai pas bien compris du genre « Me dire à moi que ma mimi Suzette chérie est moche et bonne à jeter… ». J’étais bien content qu’il s’en aille ce sale type. C’était un timbré, je crois. Heureusement j’avais réussi, grâce à mon intelligence et à mon sens de l’à-propos, à le faire fuir sans subir trop de dégâts.
- Votre diplôme de coiffeur, si vous en avez un, vous ne l’auriez pas trouvé dans une pochette-surprise ? Parce que franchement je ne vois pas d’amélioration.
- Ne soyez pas impatient comme ça, on y arrive. N’oubliez pas qu’avant la pose de la dernière pierre, la pyramide de Kheops n’était qu’un infâme amas de cailloux. Pour une coupe, c’est pareil. Il faut attendre le dernier coup de ciseaux, la dernière caresse du rasoir, pour que la coiffure acquière toute sa cohérence. Ne soyez pas inquiet, je maîtrise la situation.

« Qu’est-ce que je peux faire ? Prier, peut-être ? ».

- Mais je dois avouer que les commerçants du quartier ne valent guère mieux. L’autre jour, j’étais en train de couper les cheveux d’un client quand le dentiste qui se trouve dans la rue, au 21, est venu me voir. Bien sûr, ce n’était pas la première fois que je le voyais et nous nous connaissions même assez bien. Les coiffeurs ont besoin des dentistes comme les dentistes ont besoin des coiffeurs. Nous avions des relations pas franchement amicales, mais de bon voisinage. Vous savez, entre commerçants on discute de nos problèmes professionnels : la TVA, les impôts, les charges sociales, les jours d’ouverture, etc. Il m’avait toujours paru normal, aimable et sensé. Mais ce jour-là, quand il est entré dans ma boutique, il était un peu effrayant à voir. Contrairement à son habitude, il n’avait pas quitté sa blouse blanche. Enfin, quand je dis que la blouse était blanche, je veux parler de la teinte d’origine, car à ce moment, elle était plus proche du rouge cramoisi que du blanc immaculé. Ses yeux étaient hagards, son visage, ses lunettes et ses mains étaient tachés de sang comme la blouse. Visiblement il lui était arrivé quelque chose de grave, une voiture l’avait renversé, un client mécontent l’avait tabassé, il avait eu une scène de ménage un peu violente, il était tombé sur les rails du métro, un malfaiteur l’avait agressé, un de ses accessoires compliqués lui avait explosé à la figure, un chien enragé l’avait attaqué, il avait glissé du toit en voulant réparer son antenne de télévision. Sur le moment, j’ai pensé à tous ces accidents, il se passe tant de choses dans les villes de nos jours. Sans attendre une explication, je me suis approché de lui pour le secourir et, tout à coup, il s’est jeté sur moi comme un forcené, il m’a arraché violemment le rasoir que je tenais dans ma main, il s’est retourné vers la porte et il est parti en courant sans rien dire. Je suis resté figé devant la porte qu’il n’avait même pas pris la peine de refermer derrière lui. Il était parti avec mon rasoir, mon irremplaçable outil de travail. S’il commettait un crime avec ce rasoir, on pourrait m’accuser de complicité. Et avec mes empreintes sur l’arme du crime, je serais peut-être inculpé pour l’assassinat. Avait-il déjà commis ce meurtre ou était-il prêt à le commettre ? Etait-il la victime d’un accident ? Etait-il devenu fou ? Je ne savais pas si je devais appeler la police ou les pompiers ou le SAMU. Je suis sorti prudemment dans la rue pour regarder, il n’y avait plus personne, à part quelques passants qui paraissaient n’avoir rien vu. Je me suis retourné vers mon client qui attendait patiemment que j’aie terminé sa coupe et je lui ai parlé de cet individu qui venait de me voler mon rasoir. Et il a prétendu n’avoir rien vu, rien entendu. J’ai insisté un peu car il me semblait impossible qu’il n’ait rien remarqué même si la scène avait été très brève. Mais non, il m’a répété qu’il n’avait rien vu et il s’impatientait parce qu’il avait un rendez-vous et qu’il voulait que j’achève au plus vite mon travail. J’ai terminé sa coupe, il a payé et il est parti. Bien sûr, je n’ai pas pu lui faire payer une coupe au rasoir puisque, de rasoir, je n’en avais plus. Et voilà comment, nous les honnêtes commerçants, perdons de notre pouvoir d’achat.
- …
- …
- … ?
- … ! (il chantonne).
- Heu… Et après ?
- Quoi, après ?
- Mais… la suite de l’histoire ?
- Quelle suite ? Quelle histoire ?
- Qu’est-ce qui était arrivé au dentiste ? Qu’est-ce qu’il avait fait ? Avez-vous retrouvé votre rasoir ? Avez-vous été accusé d’un meurtre ?
- Ho ! Doucement. Un seule question à la fois, s’il vous plaît.
- Avez-vous revu le dentiste ?
- Oui.
- Et comment va-t-il ?
- Il va très bien.
- Qu’est-ce qui lui était arrivé ?
- Rien. Je ne sais pas ce qui lui était arrivé. Pourquoi cette question ?
- Il était tout ensanglanté et vous vous fichez de ce qui lui était arrivé ?
- Oui. Ce sont ses problèmes et je n’ai pas à m’en mêler.
- Et votre rasoir ?
- Ha ! Le rasoir ? Hé bien, il me l’a rendu le lendemain.
- Et vous ne savez pas pourquoi il vous l’avait emprunté ?
- Non. Il ne m’a rien dit. Il me l’a rendu en très bon état. Il en avait peut-être besoin pour découper quelque chose ou quelqu’un.
- Et pourquoi il avait du sang sur lui ?
- Heu… Je ne sais pas. Je ne me suis pas vraiment posé la question. Il s’était peut-être coupé en se rasant. Ou il avait renversé une bouteille d’encre rouge. Ou il avait arraché une dent récalcitrante à un de ses patients et le sang lui avait giclé dessus. Si vous voulez l’interroger, son cabinet est dans cette rue, au numéro 21.

«  Ils sont quand même bizarres les gens du quartier. Et pendant ce temps, ma coiffure ne s’est pas améliorée. C’est encore pire que tout à l’heure… Ce n’est même plus la peine que je lui dise quelque chose. C’est désespéré… ».

- Bon… bah… Je crois que j’ai tout raté. Ca me paraît même franchement irrécupérable. Avouez que je suis honnête, moi, quand c’est raté, je l’avoue sans ambages. C’est vrai que ce n’est pas mon honneur d’artiste qui est touché. Votre coiffure n’est pas vraiment laide, elle est, disons… spéciale, inhabituelle, originale. Donc je trouve qu’artistiquement, c’est plutôt réussi. Mais on ne peut pas dire que ce soit une coiffure standard. J’ai comme excuse que vos cheveux sont bizarres. Habituellement, je n’ai aucun problème. Mais là c’est fichu, vraiment fichu, totalement et irrémédiablement fichu. Si je vous laisse sortir comme ça, vous risquez de faire peur aux passants. Il faut donc que je trouve un moyen pour que vous redeveniez présentable. Heu… Comment vais-je m’en sortir... Ne vous inquiétez pas, je maîtrise la situation. Ha oui… Je vois… J’ai une solution simple et qui devrait convenir. Je ne crois pas que le résultat vous plaise mais quand on a des cheveux aussi moches que les vôtres, il faut accepter quelques sacrifices.
- Qu’est-ce que vous allez encore me faire ?
- Je vais prendre la tondeuse et je vais vous raser complètement le crâne. Vous verrez, ce sera bien plus pratique à entretenir…
 


Le 9 février 2005.

Fabrice Guyot.