Je suis sorti de ma
prison blanche après des mois d’efforts hypocrites pour
convaincre mes gardes-chiourme que je n’ai plus de tendres
pensées pour mon rideau bien-aimé. Ils m’ont
relâché et je retrouve enfin la liberté mais je
n’ai qu’un désir, celui de rejoindre mon rideau, mon beau
rideau que je n’ai pas vu depuis si longtemps et qui m’a tant
manqué au cours de cette interminable captivité. Il
m’attend, c’est certain. Je suis sûr de sa
fidélité, de sa constance. Il n’a pas pu m’oublier.
Moi-même je lui suis resté fidèle, même
lorsque je l’ai renié, car ce n’était qu’une feinte
honteuse, nécessaire pour sortir de cet abominable asile.
Je vais rentrer chez moi. J’espère trouver le rideau là
où je l’ai, bien malgré moi, abandonné. Pourquoi
me l’aurait-on volé ? Mon internement prouve qu’il n’y a
que moi qui puisse en apprécier toutes les qualités,
toute la beauté. Pour des individus standard, ce n’est qu’un
rideau commun, sans intérêt, sans charme.
Arrivé devant ma porte, je mets la clé dans la serrure et
je constate qu’elle ne fonctionne pas. Je réessaie avec d’autres
clés car j’ai peut-être oublié, pendant ma longue
absence, celle qui s’adapte à cette serrure. Mais non, aucune
clé ne fonctionne. Je pense que le propriétaire a
résilié, sans mon consentement, le contrat de location et
qu’il a changé la serrure pour m’empêcher de revenir sur
les lieux où on a prétendu que je faisais du scandale.
Mais ce n’est pas grave, je me fiche de l’appartement, tout ce qui
compte pour moi c’est le rideau et uniquement le rideau. J’appuie sur
le bouton de la sonnette et la sonnerie retentit à
l’intérieur. Un homme vient ouvrir la porte. Je ne suis
guère étonné de trouver quelqu’un dans mon
logement puisque la serrure a été changée mais je
reste silencieux pendant quelques instants, pour
réfléchir à ce que je vais dire. Il faut que je
ruse encore, sinon je crains qu’il ne me laisse pas entrer. Or il faut
impérativement que j’entre pour reprendre mon rideau de
gré ou de force. Je suis prêt à tout pour
ça, me battre, voler, tuer peut-être.
- Si c’est pour m’vendre qué’que chose, c’est non…, me dit-il
brutalement.
- Bonjour, monsieur. Non, non, je n’ai absolument rien à vendre.
Je m’appelle X.
- Heu… B’jour, m’sieur.
- Vous ne me connaissez pas mais j’ai habité cet appartement
avant vous, pendant quelques années. Je m’étais beaucoup
attaché à ce logement. Il y a tellement de choses qui s’y
sont produites. Vous savez, quand on habite un endroit pendant
longtemps, il reste des souvenirs, les bons moments, les mauvais
moments…
- Heu… ouais…
- Je souhaiterais, si cela ne vous dérange pas bien sûr, y
jeter un petit coup d’œil, juste un instant…
- Heu… bah !...
- Ne vous inquiétez pas, je ne suis ni un voleur ni un vagabond
et encore moins un tueur. Je ne vous dérangerai pas longtemps.
- Heu… mais…
- C’est une partie de ma vie qui est restée ici quand j’ai
déménagé. Si vous m’autorisiez à entrer
pour retrouver tous ces bons souvenirs, vous me feriez tellement
plaisir, vous ne pouvez pas savoir à quel point… J’espère
que vous n’avez pas peur de moi. Je peux vous assurer que je suis tout
à fait inoffensif.
- Ouais, bon, j’sais ce que c’est. Moi aussi, j’ai créché
dans plein d’endroits et j’m’en souviens encore. Des fois j’pense y
r’tourner mais j’ose pas, pour pas déranger les nouveaux. Allez,
restez pas là, entrez. J’allais m’servir un verre. Vous voulez
un petit pastis ? On causera du quartier et des voisins que
j’connais pas encore.
- Je vous remercie de votre gentillesse.
- Entrez, entrez... Faites le tour de l’appart’ pendant que j’vais
chercher le pastis.
Il va dans la cuisine et pendant ce temps je visite l’appartement dont
je me souviens très bien. Bien sûr les meubles ont
été changés. Dans le salon il y a une table basse
en verre sur laquelle traînent Paris Turf et une paire de ciseaux
dont le nouveau locataire se sert pour découper des articles. Il
y a quelques meubles contre les murs, la télévision est
branchée sur TF1. Mais ce qui m’intéresse, c’est le
rideau. Etant donné les changements que je constate, je doute
qu’il soit encore là. Je vais dans la chambre et… je le vois.
Le rideau
Il
n’a pas changé de place ni d’aspect. C’est toujours le
même rideau bleu avec des jolies taches rouges. Cependant il y a
quelque chose d’indéfinissable qui me surprend et m’attriste
beaucoup. Je ne sais pas encore ce qui me donne cette impression, mais
il ne me semble plus tout à fait semblable, ce n’est plus
vraiment le rideau que j’ai connu et aimé. D’ailleurs il ne
produit plus sur moi le même effet qu’auparavant, il me laisse
même complètement indifférent. Il ne me charme plus.
Mon hôte m’appelle au salon et je le rejoins. Il me sert un
pastis et nous buvons ensemble. Pendant qu’il me parle de diverses
choses, que je ne qualifierais même pas d’inintéressantes,
car je n’écoute rien, je pense à mon rideau et j’essaie
de comprendre ce qui l’a transformé au point qu’il provoque en
moi un tel profond désintérêt. Peut-être
est-ce moi qui ai changé ? Peut-être est-ce moi qui
ne suis plus capable de l’aimer ?
Et, tout à coup, en regardant et en écoutant mon
hôte, je comprends. Comment mon rideau aurait-il pu rester tel
qu’il était auparavant avec moi, en compagnie de cet individu
que je vois boire bruyamment son exécrable pastis ? J’ai
devant moi l’exemple type, le sommet de l’individu ordinaire. Il fait
partie de ces individus tellement banals que tout contact avec eux
m’incommode, me déprime, me fait frémir, me donne envie
de vomir et de hurler de rage. Des gens tellement triviaux qu’ils me
font presque peur. Les rapports avec cet insignifiant personnage ne
peuvent qu’avoir été perturbants pour le rideau, à
tel point qu’il en est devenu lui-même banal, peut-être
pour éviter la folie ou pour ne pas mourir d’ennui. Ce n’est pas
moi qui ai changé, c’est le rideau. Et c’est ce vil individu qui
a banalisé mon rideau, qui l’a standardisé à son
image.
Les ciseaux
Je suis soudain pris d’une haine immense, bestiale pour ce monsieur qui
a osé détruire la belle âme de mon rideau, qui en a
fait une chose que je ne pourrais plus jamais aimer. Cet individu si
odieux, si abominable, ce véritable monstre de banalité,
je le déteste. Je me lève brusquement, presque sans
réfléchir, je prends les ciseaux posés sur la
table basse et je les lui enfonce profondément dans la carotide.
Le sang gicle violemment partout et je suis aspergé de la
tête aux pieds. Il s’effondre lourdement sur le tapis en hurlant
et en entraînant dans sa chute la table basse dont le dessus en
verre se brise. Le monsieur tombe sur un gros morceau de verre dont
l’extrémité pointue lui perfore l’abdomen puis ressort
par le dos, après avoir traversé lentement tout le corps.
Fort heureusement tout ceci a pour effet d’atténuer ses cris
désagréables qui se transforment en inaudibles glouglous,
sinon les voisins vont encore prétendre que je fais du scandale.
Le sang s’écoule abondamment de son cou et de son ventre, et il
forme une mare noire et gluante sur le tapis. Je suis tout
dégoulinant de son sang, j’en ai sur le visage, sur les
vêtements, sur les mains.
Et voilà, j’ai éliminé l’horrible banaliseur de
rideau, mais ce n’est pas encore fini. Le rideau, lui aussi, doit
être détruit. Il m’a trompé avec ce vil personnage
et il l’a même pris pour modèle. Il est tombé si
bas qu’il doit être éliminé. Je vais l’abattre, le
consumer.
J’arrache le rideau et je le jette au milieu du salon sur le corps
sanguinolent de mon hôte. Je le piétine ainsi que le
monsieur qu’il recouvre, je crache dessus, je perce et je
déchire le tout avec les ciseaux. Il y a tellement de sang
répandu sur le tapis que j’ai beaucoup de peine à me
maintenir en équilibre, je glisse, je me relève, je
glisse.
Mais ce n’est pas encore suffisant : tout, absolument tout doit
disparaître, complètement disparaître. Je vais
chercher une bouteille d’alcool à brûler, des allumettes.
J’inonde le rideau d’alcool et je l’enflamme avec une allumette. Le
rideau se met à brûler doucement et de petites flammes
s’en échappent, ainsi qu’une fumée noire et suffocante.
Il me semble entendre, dans ma tête, les hurlements de douleur du
rideau qui se consume mais ce ne sont, peut-être, que les cris du
bonhomme qui se trouve en dessous et qui continue à s’agiter
frénétiquement. Maintenant il y a de grandes et belles
flammes qui s’élèvent jusqu’au plafond. Le canapé
et les rideaux du salon prennent feu et les flammes envahissent peu
à peu tout l’appartement. Dans ce sublime embrasement
général, il fait très chaud et je suis en sueur.
Tout brûle autour de moi, tout se consume et je suis heureux.
Le rideau n’est plus qu’un tas de cendres. C’est fini. Je sors.
Dans la rue, il y a un attroupement. Les badauds font peu attention
à moi malgré mon aspect un peu singulier. Ils
préfèrent regarder les flammes et la fumée qui
s’échappent de l’appartement. Ils semblent très
intéressés par ce beau spectacle mais ils ne peuvent pas
comprendre le drame qui vient de se jouer sous leurs yeux.
Bientôt tous les appartements vont s’embraser. La sirène
des pompiers retentit. Ils sont encore loin et je pense que, quand ils
arriveront, l’immeuble sera devenu un immense brasier prêt
à s’écrouler. Un monstrueux tas de cendres pour couvrir
le petit tas de cendres du défunt rideau.
Je m’en vais, je suis libre. Je suis redevenu normal. Presque comme
tout le monde…