Dans la ruelle.


 
Un claquement de pas sur les pavés. Il est derrière moi. Je marche vite mais c'est peut-être trop tard pour le semer. La ruelle est sombre, les rares réverbères allumés projettent de grandes ombres de poubelles. Le vent fait voltiger des détritus qui se collent sur mes jambes, sur mes pieds. En zigzaguant, j'essaie de les éviter, je les détache maladroitement de mes vêtements, mais je perds trop de temps et je sens que mon poursuivant va bientôt me rattraper.

Derrière moi, j'entends les pas qui se rapprochent. Je m'arrête un instant pour jeter un coup d’œil rapide derrière moi, je veux le voir, je veux savoir qui il est, je veux qu'il me dise pourquoi il me suit. Je regarde. Rien, le vide, le silence. Le bruit de ses pas a cessé brusquement comme s'il s'était caché dans un recoin sombre de la ruelle en attendant que j'aie de nouveau le dos tourné.

Je me dirige vers le bout de la ruelle, je n'ai plus beaucoup de chemin à faire, je vais peut-être réussir à lui échapper. Malheureusement, comme je l'avais prévu, le bruit de pas reprend dans mon dos. Il me semble proche, beaucoup trop proche. Des bruits divers se superposent au clac-clac effrayant de mon ennemi, le chuintement des pages de journaux écrasés sous mes semelles, les boîtes de conserve vides bousculées qui roulent et cognent contre les parois, le craquement des débris de verre écrasés sous mes chaussures. Et puis j'entends le frottement inquiétant d'un objet contre les murs, peut-être une barre de fer ou une chaîne.

Du coin de l'œil, j'entrevois brièvement une ombre qui se déplace au milieu des poubelles. J'ai un moment de surprise, mon cœur s'emballe et frappe fort dans ma poitrine, ma tête va éclater, la sueur dégouline dans mes yeux et brouille ma vue. Il est là, il va se jeter sur moi, il va me torturer, m'estropier, me dévorer. Mais non, ce n'est rien, en tout cas ce n'est pas lui ; il s'agit peut-être d'une hallucination, ou d'un rat en quête de déchets, ou d'un chat prêt à se jeter sur une proie.

A cet instant, quand je pense à ma situation, j'ai l'impression d'être une sorte de rat. Comme un rat, je fuis. Et, bien que mon adversaire soit plus puissant et plus féroce qu'un chat, je ne suis qu'un gibier convoité par cette chose impitoyable qui a besoin de moi pour survivre. Comme un rat, je tente d'échapper aux griffes de cette chose. Malheureusement, contrairement au rat qui, jusqu'au dernier instant, espère en réchapper, moi je ne peux pas ignorer que ma fin est inévitable, qu'elle est même certainement inscrite depuis toujours dans la destinée de mon agresseur et dans la mienne. D'ailleurs, pourquoi je fais tant d'effort pour le semer ? Je sais bien que c'est toujours le prédateur qui doit gagner. C'est pour cette raison que dès le départ le combat est injuste, déséquilibré, il est plus fort que moi, plus rapide, et c'est normal, il faut que la proie soit en position d'infériorité, qu'elle n'ait aucune chance de s'en sortir, et si elle survit ce n'est que pour un instant, le temps que le chasseur s'amuse, et puis, quand il se lasse, quand il se décide enfin à donner le coup de grâce, le gibier ne peut qu'espérer une mort rapide et sans douleur.

Je suis le gibier et mon chasseur ne va pas tarder à me rattraper, il n'y a pas d'échappatoire, je suis perdu. Alors pourquoi gaspiller tant d'énergie en vain ? Pourquoi vouloir retarder à tout prix le moment inévitable où il se jettera sur moi ? Pourquoi ne pas mourir dignement, la tête haute ? Ce serait tellement plus simple. Il suffirait que je m'arrête et que je me retourne, et alors je le regarderais crânement sans ciller, sans trembler. Ce n'est finalement qu'un mauvais moment à passer. Et, quand tout est terminé, quand l'ultime miette a été consommée, il ne reste plus rien, ni peine, ni regret, ni souvenir. Et, quand sa digestion est achevée, le prédateur lui-même oublie sa dernière victime.

Malheureusement, je ne suis pas encore en état de me soumettre à l'inéluctable, j'ai conservé cet instinct de survie que mes ancêtres m'ont transmis, je ne peux pas m'empêcher de fuir comme si j'avais une chance infime de survivre. Même à la fin, au moment ultime, quand il me rattrapera, quand il me prendra entre ses membres puissants, quand il commencera à me déchirer, à me dévorer, je ne pourrai pas m'empêcher de pleurer et d'espérer. Je ferai comme toutes les victimes, je le supplierai de me laisser tranquille, de me faire grâce une fois, une seule, je m'abaisserai peut-être jusqu'à lui baiser les mains, les pieds, tout en sachant que ma bassesse, autant méprisable qu'inutile, ne servira qu'à exciter sa cruauté et son appétit. D'ailleurs, même en sollicitant sa clémence, je ne cesserai de penser à la nécessité de ma disparition, car elle fait partie de l'ordre des choses que je ne peux pas, que personne ne peut éviter.

Le bruit de pas est toujours derrière moi, de plus en plus proche. Je marche vite, très vite, je cours presque. Je sais que je ne devrais pas paniquer, il faudrait que je me calme, que je réfléchisse, que je fasse appel à ce qui me reste d'intelligence, c'est après tout le seul avantage que j'aie par rapport à lui, il n'est finalement qu'une odieuse bête assoiffée de sang alors que moi, je suis un être pensant. Malheureusement, mon instinct de survie m'a transformé moi-même en animal primitif et apeuré. C'est cet instinct qui me pousse à courir et à espérer naïvement pouvoir atteindre le bout de la ruelle avant d’être rattrapé.

Je n'ai plus le temps de me retourner pour voir s'il me suit toujours, je devine qu'il est proche. J’ai de plus en plus peur, mes jambes commencent à faiblir, de fatigue, de nervosité. Je tremble tellement que je vacille chaque fois que je pose les pieds sur les pavés, la sueur me dégouline sur tout le corps. Pendant un bref instant, je me dis que ma chair sera peut-être moins comestible après un tel exercice, que mon prédateur n'appréciera peut-être pas ce goût de sueur, de peur. Mais comme je ne connais rien de ses préférences alimentaires, à part qu'il semble être irrésistiblement attiré par moi, c'est peut-être ce grossier mélange de peur et de sueur qui représente pour lui le condiment idéal pour accompagner ses mets.

Je cours vite, toujours plus vite, et c'est de plus en plus pénible, douloureux. J'espère que mes jambes vont continuer à me soutenir, je suis essoufflé, mes poumons me font mal, j’ai un goût de sang dans la bouche et une terrible migraine m'enserre le crâne. Je n'utilise mon cerveau que pour m'enfuir le plus rapidement possible, je contourne les obstacles, je pose les pieds au bon endroit en sautant par dessus les papiers gras sur lesquels je pourrais glisser, j'évite de heurter les poubelles, elles risqueraient de m'entraîner dans leur chute et alors je serais perdu. Je dois retarder le plus longtemps possible le moment où je vais m'effondrer bien que je n'aie plus d'espoir, il faudrait un miracle pour que j'atteigne le bout de la ruelle alors que je peux à peine mettre un pied devant l'autre... chaque pas me coûte un effort démesuré... je sens que je vais m’évanouir... et alors il se jettera sur moi... et ce sera la fin…

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Je me redresse. Suis-je encore vivant ? Apparemment oui, je me sens mal, je suis épuisé, mais je respire et la douleur dans mes poumons me prouve que je suis vivant. J'ai quitté la ruelle. Comment suis-je arrivé à m'en sortir ? Je ne sais pas. J'ai dû m'évanouir au dernier moment, juste quand j'atteignais le bout de la ruelle. Maintenant, le bruit de pas a cessé, je n'entends que le son rauque de ma respiration. Je jette un dernier regard derrière moi. Aujourd'hui, j'ai eu de la chance, le miracle s'est encore produit, je suis parvenu à échapper à ses griffes. Il est resté dans la ruelle, il n'en sortira pas, elle lui appartient et il ne la quitte jamais. Pourquoi est-il resté dans cette ruelle, alors qu'il aurait pu profiter de mon évanouissement ? Je ne sais pas. Lui, c'est le démon de la ruelle, comme il y a des démons de cuisines, des démons de salles de bains, des démons de lits.

Je vais rentrer chez moi mais je ne crie pas victoire. Je sais que ce n'est pas encore terminé, je n'ai fait que passer une étape, la plus difficile, mais il me reste toutes les autres à franchir. Car les autres démons m'attendent, et ils sont presque aussi implacables que celui de la ruelle.

Quand j'entrerai dans ma cuisine, le démon propriétaire des lieux, excédé de me voir pénétrer sur son territoire, me fera comprendre que je suis chez lui et qu'il ne m'autorise pas à y séjourner. Armé de son long couteau de boucher, il menacera de me découper en petites rondelles et de me dévorer comme un saucisson si je ne quitte pas la cuisine au plus vite.

Un autre m'attend dans ma salle de bains et, si je me fais couler un bain, il tentera, comme il l'a déjà fait si souvent, de m'étrangler avec le tuyau de la douche, ou de me noyer en me maintenant la tête sous l'eau, ou de me trancher la gorge avec un rasoir. Et si je lui tourne le dos pour m'enfuir, il faut que je fasse vite car il est très rapide et habile quand il manipule ses armes.

Un troisième se cache dans mon lit, sous les draps, et comme d'habitude, dès que j'aurai les yeux fermés, il essaiera de m’étouffer avec l'oreiller ou de me pendre avec les draps.

Et demain, après une épouvantable nuit blanche passée à déjouer les attentats de mes démons domestiques, je retournerai dans la ruelle, et je me trouverai de nouveau confronté au démon le plus cruel. Celui-là, comme les autres, me guette tous les jours, il attend que j'aie mis le pied sur son territoire réservé et dès que j'atteins l'emplacement précis à partir duquel il s'estime être chez lui, il me pourchasse. Jusqu'à maintenant, il n'a réussi qu'à me faire peur, parfois à m'égratigner un peu, mais, un jour, je ne me fais pas d'illusion, je serai fatigué ou découragé, je ferai alors un faux pas qui me sera fatal, et il m'attrapera, il m'égorgera, il m'éviscérera, il me démembrera, et enfin il me dévorera avidement. Il m'attend depuis si longtemps, il doit avoir très faim...

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Dépôt de plainte contre un auteur inconnu.
Date de dépôt de la plainte : 05/01/2006
Nom et prénom du plaignant : Gofard Marcel
Objet de la plainte : rencontre auditive quotidienne avec un individu invisible
Date des faits : à compter de juin 2005 et jusqu'à aujourd'hui

Compte-rendu d'infraction initial

L'an deux mille six
Le cinq janvier à treize heures trente

Nous, Pierre Vincent,
gardien de la paix

---Etant en service,---
---Constatons que se présente à nous Gofard Marcel qui nous déclare:---
---"Tous les jours, depuis six mois, quand je rejoins mon domicile en empruntant la ruelle nommée Traverse sise à Prunaux-les-bains, j'entends des pas menaçants derrière mon dos. Je n'ai encore jamais réussi à voir l'auteur de ces bruits de pas, malgré tous les efforts que j'ai faits en ce sens, parfois au péril de ma vie. En conséquence, je ne peux pas affirmer qu'il s'agisse d'un individu en chair et en os, mais néanmoins je suspecte cet individu invisible d'être fort et dangereux, et je suis sûr qu'il a l'intention d'attenter à mon intégrité physique et/ou morale. Ne l'ayant pas vu, je ne saurais donner ni le sexe, ni l'âge de ce futur et présumé criminel, et je ne suis pas non plus en mesure d'en fournir une description même partielle. Cependant, étant donné la présence systématique de cet individu dans la ruelle, une enquête sérieuse en ce lieu par un représentant de la police ne pourra que confirmer mes dires. Par ailleurs, j'affirme que mon appartement est rempli d'individus de la même espèce qui, comme celui qui me harcèle dans la ruelle Traverse, n'attendent qu'un bref instant d'inattention de ma part pour se jeter sur moi, me ruer de coups, et ensuite certainement me tuer et me dévorer."---
---Je n'ai rien d'autre à ajouter.---
---Je dépose plainte contre inconnu pour les faits relatés dans le présent procès-verbal.---
---Après lecture faite personnellement, M Gofard Marcel persiste et signe avec nous le présent.---

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Rapport de police

Objet : enquête concernant le dépôt de plainte en date du : 05/01/2006
Nom et prénom du plaignant : Gofard Marcel
Rappel de l'objet de la plainte : rencontre auditive quotidienne dans une ruelle avec un individu invisible.

Suite à la plainte déposée par M Gofard Marcel, je suis allé visiter la ruelle nommée Traverse. Après avoir parcouru cette voie de multiples fois, je n'ai constaté la présence d'aucun individu suspect et je n'ai entendu aucun bruit de pas. Cependant, cette ruelle étant sise à  l'arrière d'une boutique, ladite boutique étant une laverie, je soupçonne que le dénommé Gofard Marcel, lors de ses passages dans ce lieu, entend le bruit des lave-linge, et qu'il prend à tort ces sonorités sourdes et régulières pour des bruits de pas, peut-être à cause d'une surdité naissante assortie d'un état d'anxiété avancé.

Pour vérifier mes suppositions, je me suis présenté à ladite laverie et j'ai obtenu du propriétaire l'autorisation d'approcher mon oreille de ses machines afin d'en étudier le bruit. J'ai alors constaté que l'une de ces machines, portant le numéro 25, émet une sonorité assez singulière et très différente de celle de ses congénères. Cette sonorité plus claquante que grondante est, comme je l'avais supposé, assez proche de la régularité d'un bruit de pas.

Pour étayer cette hypothèse, le propriétaire de la laverie a bien voulu, à ma demande, remplir ladite machine numéro 25 avec la quantité de linge habituelle (j'avais par hasard à ma disposition, dans le coffre de ma voiture, le linge de maison que ma femme m'avait confié le matin même afin que je le dépose dans une laverie), et ensuite le propriétaire de la laverie a mis en marche la machine numéro 25 selon la procédure classique. Je suis ensuite retourné me poster dans la ruelle pour vérifier le bruit qui découlait du fonctionnement de la machine numéro 25. J'ai alors constaté que la sonorité spécifique de la machine, en passant au travers des conduits d'aération de la boutique, ressemblait étrangement à un bruit de pas lourd et inquiétant.

Je joins à ce rapport une cassette sur laquelle j'ai enregistré ce bruit perçu depuis la ruelle.

La machine numéro 25 étant, comme me l'a déclaré le propriétaire de la laverie, sa machine préférée, elle est en activité tous les jours, et pratiquement à toutes les heures du jour et de la nuit, ce qui explique que M Gofard Marcel l'entende systématiquement à chaque fois qu'il rentre à son domicile. De plus, le propriétaire de la laverie m'a affirmé, et j'ai pu moi-même le vérifier, qu'il s'est installé dans cette boutique, et qu'il a acheté cette machine numéro 25, en juin 2005, ce qui, je le rappelle, est la date précise à partir de laquelle M Gofard Marcel a entendu des pas dans la ruelle.

En conclusion, il ne fait aucun doute pour moi que :

1) M Gofard Marcel entend depuis le mois de juin 2005, la machine 25 installée dans la laverie Lavbien sise rue Propre.
2) Il n'y a pas d'individus dangereux dans la ruelle Traverse.
3) M Gofard Marcel pourrait à la limite porter plainte contre la laverie Lavbien pour tapage nocturne et obtenir réparation pour le préjudice moral qui en découle.

Remarque : je n'ai pas jugé utile de visiter l'appartement de M Gofard Marcel car je pense que son bon état de santé physique prouve qu'il n'y a pas d'individus dangereux se cachant dans sa cuisine, dans sa salle de bains, et encore moins dans son lit.

Pièces jointes :
Une cassette audio contenant le bruit de la machine à laver numéro 25 enregistré depuis la ruelle Traverse le 10/01/2006.
La déclaration de M Rilave Julien, propriétaire de la laverie Lavbien, rue Propre.

Fait à  Prunaux-les-bains le 10 janvier 2006.
Par Soulard Amédée, inspecteur de police.

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Hôpital psychiatrique de Prunaux-les-bains

Dossier de M Marcel Gofard
Psychiatre traitant : Jules Lioufe
 
Objet : expertise psychiatrique faite à la demande du patient.

M Marcel Gofard était très agité quand il s'est présenté dans mon cabinet. Après les présentations d'usage, qui ont été très brèves étant donné l'état de nervosité du patient, je lui ai demandé la raison de cette consultation et il s'est expliqué ainsi :

Le patient : docteur, faites quelque chose pour moi, je vous en prie, je ne dors plus, je ne mange plus, je ne peux plus me concentrer sur mon travail. Je n'ose plus sortir de mon domicile et, quand je reste dans mon appartement, je ne peux entrer ni dans la cuisine ni dans la salle de bains, et mon lit me terrorise. J'ai essayé de prendre une chambre dans un hôtel, mais j'ai constaté que ça ne servait à rien. Partout où je vais, je les rencontre et ils menacent de m'assassiner et de me dévorer. Ma situation devient de plus en plus terrible et je ne sais plus vers qui me retourner pour obtenir l'aide dont j'ai un besoin urgent. Je vais mourir si personne ne fait rien pour moi.

Le psychiatre : mon cher monsieur Gofard, calmez-vous. Ici, vous ne risquez rien.

Le patient : je n’en suis pas aussi sûr que vous. Pour l'instant, je n'ai pas encore ressenti leur présence mais ils se cachent parfois longtemps avant de sortir.

Le psychiatre : de qui voulez-vous parler ?

Le patient : d'eux...

Le psychiatre : deux ? Ce sont deux personnes qui vous terrorisent ?

Le patient : je n'ai pas parlé de deux personnes. J'ai dit « eux ».

Le psychiatre : ha... « Eux ». Et qui sont ces « eux » ?

Le patient : eux, les monstres, les démons, je ne sais pas comment les appeler, ils n'ont pas de nom.

Le psychiatre : si nous commencions par le début, ce serait plus facile pour moi. Je comprends que vous avez été en contact avec des démons sans nom, vous en avez dans votre cuisine, dans la salle de bains, dans votre lit, et peut-être dans ce cabinet. Maintenant, j'aimerais en savoir plus.

Le patient : ils sont partout, presque partout, et il y en a de plus en plus. Ils me poursuivent. Pourquoi moi ? Je ne sais pas. Personne ne semble les voir. Moi-même je ne les vois pas, j'entends les bruits qu'ils font en marchant, je les entends quand ils agitent leurs barres de fer, leurs chaînes, je les sens aussi, ou plutôt je les ressens, j'ai l'impression qu'ils me parlent dans ma tête pour me dire des horreurs du genre : « Je vais t'étrangler, je vais te dépecer vivant, je vais t'extraire les viscères un à un, tu verras ton ventre ouvert, tu verras ta chair déchirée par mes dents et dévorée, je me repaîtrai de ton foie, de ton pancréas, de ton cœur ; tes intestins, je les mangerai mètre par mètre ; tout le contenu de ton ventre sera mâché lentement avant de passer dans mon estomac ; et tu assisteras à ta propre disparition, tu seras aux premières loges pour admirer l'absorption de ta chair par ma chair ». Comme vous pouvez le constater, c'est horrible, et quand je les entends me dire ça, je ne sais pas où me cacher, je ne peux aller nulle part, il n'y a que quelques endroits qu'ils ne semblent pas encore capables d'envahir mais je pense que bientôt, ils seront partout, vraiment partout, et à ce moment-là, ce sera la fin pour moi, et peut-être pour d'autres personnes qui sont dans la même situation que moi et qui pour l'instant ne voient pas le danger ou font semblant de l'ignorer.

Le psychiatre : quand avez-vous constaté pour la première fois cette... présence ?

Le patient : il y a six mois, ça a commencé subitement. Je me trouvais dans une ruelle, j'entendais des pas derrière moi, je me suis retourné, il n'y avait personne. Le bruit des pas n'a recommencé que quand j'ai repris ma marche. Je ne me suis pas inquiété à ce moment, j'ai pensé que c'était du surmenage ou des bruits bizarres qui provenaient des logements donnant sur la ruelle. Puis, dans les jours qui ont suivi, j'ai aussi constaté une présence invisible mais inquiétante dans mon appartement. Puis ils ont commencé à me parler, ils m'ont menacé de me faire subir les pires souffrances. Comprenez-moi, je ne sais pas comment m'en sortir, ils n'exigent rien, ils ne réclament pas mon âme comme les démons habituels, ils ne me demandent pas de prêter un serment d'allégeance à je ne sais quel dieu du mal, ils ne m'imposent pas de commettre un crime. Ils ne veulent rien d'autre que moi, mon corps, ma chair, mon sang.

Le psychiatre : avant cet épisode dans la ruelle, vous n'avez jamais rien ressenti de particulier ?

Le patient : non, tout allait bien.

Le psychiatre : jamais de maux de tête prolongés ? Des picotements ou des tremblements dans les mains ? Des amnésies passagères ? L'impression de vous réveiller, en pleine journée, sur votre lieu de travail ou dans un lieu public, sans vous rappeler l'instant d'avant ? N'avez-vous jamais éprouvé la sensation, ou même eu la preuve, d'avoir fait quelque chose de particulier mais sans savoir quoi exactement ? Par exemple, en voyant des traces de saleté sur vos mains alors que vous vous souveniez très nettement vous les être lavées cinq minutes auparavant ? Ou bien des marques ou des égratignures inexplicables sur votre visage, sur vos bras ? Ou bien de la poussière ou des taches maculant votre costume et n'ayant aucune raison d'être là ?

Le patient : non, jamais rien de tout ça. Je ne suis pas fou.

Le psychiatre : vous n'avez jamais eu la sensation que quelqu'un vous voulait du mal ? Vous pouvez m'en parler sans crainte, ce sont des réactions normales que tout le monde est susceptible d'éprouver de temps en temps.

Le patient : non, je suis... enfin, j'étais plutôt du côté des gens heureux de vivre et satisfaits de tout. Je ne vois habituellement pas le mal autour de moi, même si j'ai pu éprouver parfois certaines rancœurs lorsqu'un collègue au travail obtenait la promotion que j'estimais m'être due. Mais mon désappointement ne dure jamais très longtemps et je suis même le premier à aller féliciter mon heureux collègue, en me disant que finalement il n'a pas pu bénéficier de cette promotion seulement grâce à la chance mais aussi beaucoup en raison de sa compétence.

Le psychiatre : vous êtes dans ce cabinet depuis trente minutes. Ressentez-vous la présence de vos ennemis, maintenant ?

Le patient : je ne peux pas encore l'affirmer, la sensation n'est pas très nette au début quand ils arrivent, mais je crois qu'ils sont là, ils viennent d'entrer. Ils m'ont certainement cherché et malheureusement ils m'ont trouvé comme ils me retrouvent toujours. Ils ne vont pas tarder à me hurler dans la tête en réclamant mon corps. Mais pour l'instant je suis tranquille, je les ressens mais je ne les entends pas encore.

Conclusion de ce premier entretien : il ne fait aucun doute que le patient souffre de schizophrénie paranoïde. En conséquence, j'ai demandé son internement d'urgence au sein de notre unité d'isolement. Le traitement médicamenteux est basé sur les psychotropes.

Fait à  Prunaux-les-bains le 15 janvier 2006.
Par Jules Lioufe, psychiatre en chef de l'hôpital de Prunaux-les-bains.

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Rapport de police

Objet : enquête concernant la mort violente d'un patient à l'hôpital psychiatrique de Prunaux-les-bains
Nom et prénom du mort : Gofard Marcel
Date du décès : 16/01/2006

Alertés à 8h16 par la direction de l'hôpital psychiatrique de Prunaux-les-bains, nous nous sommes rendus sur les lieux à 8h25. Nous avons été conduits sans tarder jusqu'à la chambre d'isolement numéro 36 où avait été interné un patient particulièrement perturbé : M Gofard Marcel.

Étant donné l'état du corps, qui n'était plus qu'un monceau de débris méconnaissables, les experts dépêchés sur place à notre demande n'ont pu se prononcer avec certitude ni sur l'identité du défunt ni sur la nature exacte des vestiges sanguinolents éparpillés dans la chambre (un des experts nous a confié que ces morceaux de chair et d’os pourraient être autant ceux d'un animal que d'un humain). Seul un test génétique permettra de déterminer si ces restes appartenaient effectivement à l'occupant de la cellule, M Gofard Marcel.

Par contre, fort heureusement, l'état du corps ne laisse planer aucun doute sur la cause du décès : les médecins nous ont affirmé que l'absence des organes les plus essentiels à la vie humaine, tels que le cœur, les poumons et le cerveau, explique sans peine et sans risque d'erreur, ce décès qui par ailleurs ne semble pas naturel.

L'infirmier en poste ce matin dans ce secteur de l'hôpital nous a dit avoir découvert la chambre dans l'état lamentable où nous l'avons trouvée. La porte de la cellule était fermée quand il y est entré (il se souvient très bien avoir sorti le trousseau de sa poche et actionné les trois clés nécessaires à l'ouverture des trois serrures de haute sécurité). Selon lui, à l'intérieur de la cellule, il n'y avait rien ni personne, à l'exception des débris de chair et d'os répandus sur le sol, les murs et le plafond.

L'infirmier de garde dans la nuit du 15 au 16 a prétendu n'avoir rien entendu, ce qui ne nous paraît pas anormal puisque la cellule capitonnée est conçue justement de façon à éviter que les bruits n'entrent ou ne sortent de ladite cellule.

Il faut par ailleurs préciser que le seul moyen d'entrer et de sortir de la cellule est la porte. En effet, la cellule n'a pas de fenêtre et le circuit d'alimentation en air conditionné se présente sous la forme d'une petite ouverture protégée par une grille : cette ouverture étant tout juste assez large pour laisser passer une petite souris (à condition bien sûr que la souris sache retirer les vis bloquant la grille), il n'est guère concevable qu'un individu ait pu s'introduire dans la pièce autrement qu’en passant par la porte.

Nous avons demandé au médecin légiste de faire tout son possible afin de recoller (même approximativement) les morceaux de chair et d'os éparpillés dans la cellule. Nous espérions que le corps ainsi reconstitué aurait pu être présenté aux membres du personnel de l'hôpital, ce qui aurait peut-être permis l'identification certaine du cadavre. Mais, malgré sa compétence et son courage, et malgré l'aide que nous lui avons apportée (j'ai personnellement retrouvé un œil qui était coincé entre le pied du lit et le mur), le médecin légiste n'est pas parvenu à un résultat suffisamment acceptable pour être reconnaissable. Il nous a affirmé qu'à son avis, il n'était pas impossible que de nombreux bouts du corps aient disparu, ce qui expliquerait bien sûr le résultat plus que douteux obtenu à la suite de ses tentatives de reconstitution du puzzle humain. Cependant, ses efforts n'ont pas été totalement vains puisque, malgré le regrettable état d'inachèvement de son ouvrage, nous pouvons affirmer sans hésiter que le cadavre est bien celui d'un humain.

En conséquence de ce constat préalable, une enquête doit être menée. Elle consistera à :

1) Expertiser le corps afin de recenser les morceaux absents.
2) Découvrir si ces morceaux manquants ont été égarés par un imbécile ou un maladroit, ou s'ils ont été subtilisés par un individu peu scrupuleux.

Si les morceaux ont été égarés, il faudra trouver le ou la responsable de la perte.

Si les morceaux ont été volés, il faudra trouver le ou la coupable du vol afin qu'il ou elle soit châtiée.

Dans tous les cas, il faudra bien sûr essayer de récupérer les parties manquantes de notre cadavre afin de reconstituer le plus fidèlement possible le corps du défunt.

Remarque : aucun membre du personnel soignant n'ayant disparu (nous avons en effet pu les contacter et ils sont tous sains et saufs), si le mort s'avérait ne pas être le patient occupant la cellule du crime, il ne pourrait s'agir en tout état de cause d'un membre du personnel. Seul un des psychiatres manquait à l'appel quand nous avons essayé de le joindre, mais nous avons appris ultérieurement qu'il était en congés depuis deux semaines et qu'il était en train de se faire bronzer sous le soleil de Tahiti. Il est donc peu probable qu'il soit revenu à l'improviste à l'hôpital pour se faire assassiner et découper en morceaux. Cependant, nous attendons avec impatience son retour.

Deuxième remarque : le gardien en poste à l'hôpital au cours de la nuit du 15 au 16 n'a vu aucun individu suspect entrer ou sortir du bâtiment, et la bande de surveillance vidéo a confirmé ses dires.

Donc, en résumé :

1) Il faudra attendre le résultat du test génétique afin de savoir si les déchets restes humains appartiennent à M Gofard Marcel.
2) Au cas où le mort serait M Gofard Marcel : il faudra découvrir a) comment le meurtrier est entré et sorti de la cellule d'isolement, b) comment il y est parvenu sans être vu, c) pourquoi M Gofard Marcel a été tué.

Et si le mort n'est pas M Gofard Marcel :

1) Il faudra bien sûr découvrir le nom de la victime.
2) Il faudra rechercher comment et pourquoi la victime s'est introduite dans la cellule.
3) Il faudra rechercher pourquoi et par qui la victime a été tuée (M Gofard Marcel ou un  troisième larron)
4) Et il faudra retrouver M Gofard Marcel qui, s'il n'est pas la victime, doit bien être quelque part.

Bref, voilà une enquête qui s'annonce bien plus passionnante que celles qui nous sont dévolues habituellement (dans le genre : recherche et enregistrement de bruits de pas dans des ruelles sombres) et nous avons du pain sur la planche.

Fait à  Prunaux-les-bains le 16 janvier 2006.
Par Soulard Amédée, inspecteur de police.

 


Le 21 janvier 2006.

Fabrice Guyot.