Fragment de vie sur la planète X.



La planète X (vue d'artiste)
La planète X (ou PLN 54231 GLX 5678 AMA 46098)


Le texte que nous publions a été découvert récemment sur une planète très lointaine, dans la galaxie d'Orion. Cette planète, maintenant totalement désertique, a été occupée pendant des milliers d'années par une population d'origine humaine qui a mystérieusement disparu il y a environ mille ans. Nous ignorons l'origine de cette disparition qui a été, semble-t-il, soudaine. La population a-t-elle émigré en direction d'une autre planète ? A-t-elle été victime d'un cataclysme ? S'est-elle éteinte doucement par manque de reproducteurs, de reproductrices ou de ressources ? A vrai dire, nous connaissons bien peu de choses sur cette planète et ses habitants (les fouilles archéologiques sont en cours) mais ce texte semble révéler qu'ils avaient atteint un niveau de développement élevé. Leur technologie, certainement d'origine terrestre, était même assez avancée (voyages interstellaires, traitement bio-adaptateur rudimentaire).

Le support sur lequel cet écrit nous a été transmis est assez surprenant : il s'agit d'une grande pierre plate où le texte a été gravé au moyen d’un stylet métallique. Cette technique de gravure sur pierre avec un instrument de fer, nous a semblé très archaïque, même pour une civilisation ancienne située sur une planète lointaine et isolée. Nous avons supposé, dans un premier temps, qu'il s'agissait d'un faux grossier, comme on en voit trop, destiné à appâter les riches gogos sur les marchés clandestins d'objets anciens. Cependant, la curiosité ainsi que notre penchant pour l'archéologie nous ont incité à mener des recherches approfondies afin de ne pas rejeter prématurément un écrit aussi captivant. En voici les conclusions que nous préférons publier avant le texte afin que vous puissiez vous faire une opinion sur son éventuelle valeur historique.

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Qu'il ait été fabriqué à une époque récente par un falsificateur inspiré ou qu'il soit un authentique vestige du passé, ce texte est énigmatique à plus d'un titre. Nous allons détailler brièvement les diverses raisons qui nous font penser qu'il pourrait représenter une grande découverte et devenir un témoignage irremplaçable sur la civilisation disparue de cette planète.

En premier lieu, comme nous l'avons déjà signalé, il a été gravé sur un support assez inhabituel : une grande pierre plate, soigneusement poncée avant usage. Cette pierre porte quelques traces d'usure que les archéologues ont étudiées de près. Ces traces leur ont permis de dater l'objet avec une grande précision : il a été enfoui il y a 1 000 ans, à une période charnière pour la planète puisque c'est à ce moment que la population locale a disparu. Pour confirmer l'ancienneté de la pierre, les archéologues ont analysé la strate où elle a été découverte, et il s'est avéré qu'elle date de la même époque. Bien sûr, on peut nous objecter que cela ne prouve rien : il est possible, même pour un individu d'intelligence moyenne, de se procurer tous les accessoires permettant de simuler l'érosion due à l'âge et ensuite d'enfouir l'objet sans laisser de trace. Toutefois, nous trouvons curieux qu'un faussaire se soit donné tant de peine (le ponçage de la pierre, l'usure artificielle, la gravure, l’enfouissement à une profondeur précise) pour tromper les quelques scientifiques peu prestigieux occupés, pour un salaire misérable, à réaliser les fouilles sur cette planète.

Deuxièmement, le texte a été écrit dans une langue galactique très ancienne qui n'est plus en usage depuis longtemps. Si cet écrit est un faux, le falsificateur s'est donné bien du mal pour s'initier à un langage complexe que plus personne ne parle depuis au moins 1 000 ans. Seules quelques machines, spécialisées en linguistique et en sémantique, le maîtrisent encore assez bien, mais elles ne sont pas à la disposition du premier venu et elles sont très difficiles à programmer. De plus, nous n'avons remarqué (plus précisément, les machines n'ont remarqué...) ni faute de grammaire ni faute de syntaxe : le texte est absolument parfait comme si l'auteur usait de son idiome naturel.

Troisièmement, on peut se demander pourquoi un faussaire aussi érudit et habile se serait lancé dans une telle entreprise pour se contenter de déposer son œuvre dans un trou si profond (50 ilimers) qu'elle n'avait quasiment aucune chance d'être découverte. Si la police avait pris son auteur en flagrant délit, essayant de vendre sa pierre à un collectionneur, nous pourrions comprendre l’avantage qu’il espérait en tirer. Or l'objet a été découvert par hasard et dans un endroit plus qu’improbable (rappelons que la planète en question est désertique et éloignée des voies intergalactiques traditionnelles).

Quatrièmement, après avoir analysé avec soin la pierre, les archéologues en ont transmis un échantillon dans un laboratoire afin de rechercher des traces d'origine organique. A priori, ils ne pensaient trouver que des débris végétaux fossilisés et incrustés dans la pierre, ce qui leur aurait permis au minimum de confirmer l'ancienneté de l'objet, mais le rapport du laboratoire a été formel : des traces infimes d'ADN (à peine détectables même avec les machines les plus modernes) ont été découvertes sur l'échantillon. Et, encore plus curieux, un séquençage de cet ADN a révélé, en se basant sur le principe de mutation progressive des gênes, qu'il ne pouvait provenir que d'un humain (légèrement modifié) ayant vécu il y a un peu plus de 1 000 ans. L'expérience a été réitérée plusieurs fois et tous les résultats ont confirmé le premier rapport.

Ces quatre « preuves » nous ont semblé suffisantes pour justifier la publication du texte qui va suivre. Grâce à nos machines automatiques, et avec l'aide d'encyclopédies linguistiques et sémantiques, nous sommes parvenus à le traduire et nous pensons que la transcription que nous en avons faite reprend, pour l’essentiel, le sens de l’original. Cependant, nous ne pouvons pas prétendre à une fidélité absolue car les langues anciennes étaient entachées de nombreux défauts aboutissant parfois à un sens corrompu ou ambigu : homonymies, synonymies, hypallages, catachrèses, synecdoques, antiphrases, etc. Malgré tous nos soins, certains concepts peuvent ne pas avoir été traduits correctement (par exemple le mot « Dieu » qui, dans le contexte du récit, ne semble pas avoir la même signification qu'à notre époque).

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Nos principes éthiques nous interdisent de condamner et de jeter aux oubliettes un texte qui pourrait avoir une valeur inestimable. Voilà pourquoi, malgré les quelques éléments d'incertitude qui subsistent quant à son origine, nous préférons publier ce document - avec tous les avertissements d'usage - afin de confier à nos doctes lecteurs le soin de le juger par eux-mêmes. Bien évidemment, nous n'hésiterons pas à interrompre le déroulement du texte quand nous le jugerons utile, notamment pour expliquer certains points obscurs ou mettre en exergue les éléments controversés.

Maintenant je vais laisser à mon brillant collaborateur Tyrfesds Brezsa, le soin de commenter ce texte en usant de son sens critique et de son talent.

L'éditeur,
Deazsocd Ioyunec.

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Avant de commencer, je tiens à préciser que mes études et mes goûts me portent plus du côté de la psychologie que de la technique. Vous constaterez d'ailleurs que mes remarques concernant la personnalité et le comportement du narrateur sont plus fréquentes et plus pertinentes que celles portant sur la technologie antique qui ne m'intéresse pas du tout. Je laisse aux lecteurs, ingénieurs ou férus de technique, le soin de faire leurs propres commentaires pour tout ce qui concerne les machines et de me les envoyer : les meilleurs seront publiés dans la revue le mois prochain.

Et maintenant, commençons...

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Nous nous sommes posés sans heurt. On venait de me tirer du profond sommeil artificiel dans lequel j'étais plongé depuis mon départ, six mois auparavant, et je ne me sentais pas très bien. J'ai quitté lentement le vaisseau, mal assuré sur mes jambes branlantes, essayant de ne pas tomber de la passerelle. Je suis finalement parvenu en bas et j'ai foulé en titubant le sol de l'astroport souterrain de la planète X.

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Le nom de la planète n'est bien sûr pas traduisible. De plus, ce langage n'étant plus parlé, nous n'en connaissons pas la prononciation et nous ne pouvons même pas transcrire son nom en phonétique. Si nous avions été moins puristes, nous n'aurions pas hésité, pour faciliter la lecture et rendre le récit plus captivant, à inventer un nom fantaisiste ou à utiliser le nom actuel de la planète (très facile à retenir : PLN 54231 GLX 5678 AMA 46098). Evidemment, nous nous sommes interdit cette liberté et nous avons décidé de privilégier la rigueur scientifique en préservant la sécheresse initiale du texte.

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Après la vérification des passeports, certificats médicaux et autres documents administratifs, ils me conduisirent dans une salle d’attente où ils me laissèrent seul. Alors que j'attendais qu'on vienne me chercher, je réfléchissais à mon passé et à mon futur. Je me demandais si je n'avais pas fait une erreur, si j'avais bien pesé toutes les conséquences de ma décision. J'avais déjà pensé à tout ça longtemps avant de partir mais je ne pouvais pas m'empêcher de continuer à y penser. Il était encore temps de changer d'avis, il suffisait que je quitte cette salle, que je dise que je n'avais plus envie, que je n'étais pas prêt, et que je voulais repartir. Ils m'auraient fait embarquer sur le premier vaisseau en partance (c'est ce qu'affirme la brochure officielle) et je serais revenu chez moi et tout aurait pu recommencer comme avant. Mais avais-je vraiment envie que la vie reprenne son cours habituel ? Avais-je envie que tout redevienne comme avant ? A chaque fois que je me posais cette question, la réponse était toujours non. La décision que j'avais prise avait été sage, je ne devais plus regarder en arrière et me lamenter sur mon passé, il fallait que j'admette mon présent et que je salue mon avenir. Pour ça, je devais accepter de tout recommencer à zéro, accepter de vivre autrement, ailleurs, et... sous une autre forme.

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Vous avez sans doute remarqué que le récit est obscur dès les premières lignes : personnellement, je ne comprends pas tout. De quelle planète venait-il ? S'il venait de la Terre, on ne peut qu'être étonné par ce passage. Peut-on quitter la Terre, siège de la vie et source inépuisable de beauté, sans regret, sans éprouver ce petit quelque chose au cœur qui nous laisse une marque indélébile ? Nous sentons dès le début que le narrateur n'est pas normal. Nous devinons, cachés derrière les mots, des problèmes existentiels graves qui, vous le constaterez bientôt, influent sur son comportement et vont infléchir son récit dans le sens d'un voyage dans le subconscient de son moi et de la lutte bien connue de ce subconscient contre, d'un côté le conscient, et de l'autre le surmoi subconscient.

Si vous n'avez pas compris mon explication, ce n'est pas grave, j'aurai l'occasion de la reprendre plus tard.

Continuons...

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J'étais à des millions de kilomètres de mon ancienne vie et j'attendais qu'on m'introduise dans la salle d'opération. Je me sentais à la fois heureux d'avoir rompu avec mon passé mais aussi inquiet de ce qui devait suivre. L’étape la plus délicate de mon voyage allait bientôt commencer. Je savais que c’était inévitable, irrémédiable, et je m’y étais préparé. Après cette étape, je ne serai plus jamais comme avant et je ne pourrai plus jamais revenir sur ma planète d'origine.

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Les spécialistes savent bien sûr de quoi il s'agit : la bio-adaptation. Les experts ne pensaient pas qu'elle existait déjà en ces temps reculés. Pour les quelques personnes qui n'ont jamais éprouvé le besoin de quitter notre planète-mère (comme moi) et qui n'ont jamais entendu parler de cette opération (j'avoue l'avoir découverte dans ce texte), voici quelques informations que j'ai glanées dans le dictionnaire « La biologie humaine sens dessus dessous » (acheté pas cher dans l'excellente librairie Edasert, rue Ioptacle) :

Notre espèce, comme bien sûr les autres espèces animales vivant sur Terre, est adaptée pour vivre sur la Terre et uniquement sur la Terre. Nous sommes trop délicats pour supporter les températures trop chaudes ou trop froides. Nos corps se dissolvent dans les bains acides, implosent sous les pressions trop fortes, explosent sous les pressions trop faibles. Nos os se cassent quand nous tombons de quelques mètres, notre chair est transpercée et se déchire au moindre petit choc contre un objet tranchant ou contondant. Nous déprimons dès que nous sommes seuls, nous déprimons quand nous sommes en compagnie de trop nombreux compatriotes. Quant aux micro-organismes, leur absence ou leur présence est aussi dangereuse pour nous, du fait que certains d’entre eux nous font vivre et que d'autres nous détruisent. Sachant cela, on se doute que les planètes autres que la Terre nous sont totalement antagonistes : soit elles sont impropres à toute forme de vie (trop froides, trop chaudes, trop sèches, etc.), soit elles ont une activité chimique et biologique agressive pour notre corps (gazeuses, acides, peuplées de micro-organismes hostiles, etc.). Pour nous permettre de coloniser ces planètes, il n'y a qu'un moyen : nous devons être « bio-adaptés ».

Si vous avez compris quelque chose à ce charabia, bravo.

Bref, c’est cette opération de « bio-adaptation » que va subir le narrateur. Continuons...

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C’est devenu une opération très courante, pratiquée des milliers de fois chaque jour. Mais, comme toute opération, elle n’est pas infaillible à 100% et elle peut aboutir à la mort de l'opéré ou... pire. Dans les livres ou les journaux, on évoquait rarement ces accidents, ou quand on citait quelques cas, on parlait d'incidents et on ne détaillait jamais les séquelles ; les « incidents » étaient peut-être trop rares ou insuffisamment graves pour être jugés intéressants. A moins qu'ils ne soient si effrayants qu'en les révélant, on ait peur de faire fuir les éventuels candidats à la colonisation des planètes extragalactiques.

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Le Ministère de l'Equipement des Colonies Extraterrestres
Le Ministère des Transports vers les Colonies Extraterrestres
Le Ministère du Tourisme Tranquille, de la Santé et de la Joie de Vivre
Le Ministère de l'Industrie et du Commerce Intergalactique
Le Ministère de la Santé des Populations Émigrantes
Le Ministère du Tourisme Dangereux et des Vacances sur les Planètes Hostiles

nous demandent de préciser que cette opération de « bio-adaptation » est désormais parfaitement fiable (le taux d'accidents ne dépasse pas le taux prévu par les statisticiens du Ministère des Études et des Statistiques Prédictives, lequel taux n’est pas très supérieur au taux d'accidents survenus à des hérissons traversant une autoroute en période de grand départ en vacances). Les candidats à la colonisation des planètes extérieures n'ont donc rien à craindre, ils parviendront presque tous en bon état à destination.

Le Ministère des Espèces Animales en Voie de Disparition et des Promenades de Santé sur le Bord des Autoroutes

nous signale que les hérissons ne traversent plus les autoroutes. D’ailleurs, il n’y a plus de hérissons.

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Un homme en blouse blanche est venu me chercher, sans m'adresser la parole et me regardant à peine. Il m'a conduit dans une petite salle remplie d'appareils clignotants. Trois hommes également habillés de blouses blanches, m'attendaient près de la table d'opération où ils m’ont attaché après m'avoir déshabillé. Puis ils m'ont fait une piqûre avec une grande seringue et mon corps est devenu peu à peu insensible. Après m'avoir frotté tout le corps avec un antiseptique, ils ont vérifié ma perte de sensibilité en m'enfonçant doucement une aiguille dans les membres, sur la poitrine, et je n'ai rien senti. Ensuite, ils m'ont fait des incisions sur les bras, les jambes, le thorax pour y faire pénétrer des tuyaux. Je ne sais pas si ces hommes étaient des médecins mais leurs gestes étaient très professionnels, presque mécaniques. Ils ne parlaient pas, ils ne me regardaient jamais dans les yeux. J'ai essayé de remuer les lèvres pour leur poser des questions mais je ne pouvais pas, je n'ai pu émettre que des grognements incompréhensibles. Je voulais leur dire que je me sentais mal, que je devais encore réfléchir avant qu'ils ne commencent l'opération, avant que ma transformation ne soit irréversible, avant qu'ils ne commettent un acte irréparable, trop définitif. Mais je ne pouvais faire sortir aucun son articulé de ma bouche pâteuse et ils ne voyaient pas mes regards affolés, ils ne semblaient pas s'intéresser à moi et à ma terreur.

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Voilà une attitude bien curieuse des médecins. Cette partie du récit est historiquement fort intéressante car il est bien évident qu'à l'heure actuelle, ça ne se passerait pas ainsi. Les médecins sont maintenant des gens sérieux, ils ont une éthique stricte qui leur impose le respect du malade. Jamais ils ne laisseraient un patient souffrir moralement comme nous le raconte le narrateur, jamais ils ne lui feraient subir une transformation biologique aussi traumatisante sans lui consacrer un long entretien préalable pour le préparer, jamais ils ne le brancheraient sur des machines sans l'apaiser avec des sourires sincères, des paroles consolantes et une poignée de main fraternelle. À ce moment du récit, on ressent fortement la différence d'époque. Cette scène nous paraît barbare mais elle n'est que le reflet d'un passé barbare.

J'ai subi récemment une intervention (je ne m'étendrai pas sur ces problèmes privés, je dirai seulement que le chirurgien m'a remplacé quelques organes majeurs, le cœur, les poumons, les reins, la moitié des intestins, l'œil gauche, une partie de l'œil droit et quelques autres choses de moindre importance comme le scrotum et son contenu). J'ai pu constater à cette occasion que mon médecin traitait ses patients avec beaucoup d'humanité et de sérieux. Si votre médecin ne se comporte pas de cette manière, je vous donne l'adresse du mien : docteur Ezvresnt, clinique Ropabre, 20343 rue du Ghubaire. Allez-y de ma part, vous bénéficierez d'une réduction substantielle (le remplacement des deux poumons vous donnera droit gratuitement à un cœur tout neuf : ne réfléchissez pas trop, c'est une affaire à saisir rapidement).

Remarque : la publicité étant interdite dans cette revue, je tiens à préciser que je me contente de diffuser des informations utiles aux lecteurs (on ne sait jamais quand on aura besoin d'un nouveau cœur, il est donc préférable de le changer avant l’usure complète, laquelle usure nuit beaucoup à la santé).

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Il n'y avait rien qui ressemblait à de l'improvisation dans les gestes de ces hommes. Tout avait été prévu par avance, tout était balisé, et ils me donnaient l'impression de suivre méticuleusement des règles précises qui n'autorisaient aucune originalité, aucune déviation, c'était un protocole rigide et sans faille. Les tuyaux enfoncés dans mon corps étaient solidement attachés et ils palpitaient déjà comme si les machines étaient impatientes de commencer leur tâche. Les hommes en blanc ont quitté la salle, les uns derrière les autres, après avoir vérifié l'état des tuyaux qui me reliaient aux machines et enclenché quelques interrupteurs. Ils avaient terminé leur travail et ils passaient le relais aux machines automatiques. Dans quelques instants, ces machines tranquilles et ronronnantes allaient me pomper tous mes fluides corporels, les faire circuler dans un réseau complexe de tuyaux, de canalisations, de mélangeurs et de filtres, puis allaient les purifier, les mélanger, les modifier, les transmuter pour qu'ils me soient réinjectés après transformation. L’opération devait durer quelques heures. Après, je pourrai sortir de la salle, tout neuf, prêt à vivre sur cette planète.

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N'oublions pas que 1 000 ans se sont écoulés depuis l'écriture de ce récit (si le récit date bien de cette période, ce que nous ne pouvons pas encore affirmer). A l'époque (mais aucun document digne de confiance ne corrobore cette information, par exemple le dictionnaire dont je vous ai déjà parlé, acheté pas cher, là où vous savez), il semblerait que la bio-adaptation se pratiquait à grande échelle pour la colonisation des planètes hostiles. Malheureusement pour les pauvres voyageurs de ce temps, l'opération étant irréversible, ils ne pouvaient plus revenir sur leur planète d'origine. Ce qui, bien évidemment, n'est plus le cas maintenant.

A ce propos, le Ministère du Tourisme Dangereux et des Vacances sur les Planètes Hostiles tient à préciser que des billets sont disponibles à un prix bradé pour un séjour de rêve sur les plages de la planète Arturus dans la galaxie Horusme dans l'amas Yrates. Il s'agit d'un séjour de courte durée (une semaine seulement, mais prévoir six mois pour l'aller et six mois pour le retour, et ne pas oublier de dire adieu à vos proches avant le départ car vous ne reviendrez pas avant 512 391 années terrestres). Au cours de ce séjour, vous pourrez apprécier la douceur du climat Arturusien (-270 º sous le soleil à midi) et la salubrité de son océan de méthane et de soufre (le taux de CO² étant un peu excessif, le voyage n'est pas recommandé aux personnes ayant des poumons fragiles). Vous pourrez retirer vos billets à partir du 234 du mois de Treance (donc à partir de demain). Envoyez-moi un message au journal et je transmettrai.

Remarque : ceci n'est pas  une publicité mais de l'information officielle.

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Après le départ des hommes en blanc, les machines se sont mises en marche les unes après les autres, dans un ordre parfait, et elles ont commencé leur patient travail destiné à me transformer en monstre. Les liquides colorés, rouges, jaunes, gris, blancs, s’échappaient de mon corps, et je les voyais ramper dans les tuyaux, pénétrer dans les machines voraces. J’assistais à l’odieux spectacle de ma vie aspirée, avalée, engloutie par des machines sans âme conçues pour me vider de mon contenu, pour extraire mon moi et le régurgiter, le vomir comme un excrément. Des substances visqueuses, issues de mes fluides naturels après modification et re-synthétisation, sortaient des entrailles des machines, se répandaient dans des tuyaux qui les transfusaient dans mon corps. Les tubes, en pénétrant ma chair, violaient mon intimité et me remplissaient de la semence répugnante des machines. Un individu nouveau allait naître du mariage de mon corps et de cette semence, et cet individu, je devrai lui céder ma place pour toujours.

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Nous prions nos lecteurs ingénieurs d'analyser cette partie du texte et de nous faire part de leurs remarques. N'ayant aucune formation ni en ingénierie ni en biologie humaine, nous ne pouvons pas vérifier la cohérence de cette description trop technique.

Par contre, nos lecteurs amateurs de psychologie auront remarqué dans ce paragraphe de fortes connotations sexuelles. Bien sûr, nous ne connaissons rien de la vie du narrateur avant ces évènements mais nous pouvons supposer que son comportement avait été fortement perturbé par des agressions subies au cours de sa petite enfance, agressions que nous soupçonnons être de nature sexuelle. Imaginons ce pauvre enfant, seul face à la haine de sa famille et de ses camarades. Il ne dispose que de ses petits poings et de son silence pour se défendre contre ces violences répétées. Nous pensons que ce traumatisme est à l'origine de son départ vers les colonies : il voulait à la fois échapper au souvenir de ces actes odieux, tout en souhaitant inconsciemment les voir se reproduire, indirectement, au cours de cette opération dont il connaissait, ne l’oublions pas, tous les détails par avance, et notamment cette pénétration dans sa chair et ce dépôt de semence.

Je n'ai pas été clair ? Je recommence : pour lui, cette opération s'apparentait à un viol, un acte qui terrorisait son moi conscient mais qui attirait son moi inconscient. L'opération était pour lui un moyen de revivre cet instant honni, enfoui dans son subconscient, dont il ne comprenait pas les résurgences cycliques dans son conscient qui aurait dû se comporter comme un geôlier gardant la porte d'accès entre conscient et inconscient, en ne laissant filtrer que les souvenirs agréables et assurant ainsi à sa vie consciente un niveau de sûreté acceptable en empêchant la subconscience de submerger la conscience. Il s'agissait en définitive d'une lutte entre le moi effectif et le moi affectif.

Ce n'est toujours pas clair ? Je recommence : ....

Note de l'éditeur : cette explication se poursuivant sur cinquante pages, il ne restait plus assez de place dans la revue pour publier l'intégralité de la traduction du texte ancien. A notre grand regret, et j'espère que notre collaborateur nous pardonnera cette infidélité, nous avons dû éliminer une partie de sa démonstration.

Note 2 de l'éditeur : d'ailleurs, l'explication donnée à la cinquantième page n'est pas plus claire qu'à la première page. Remarque à l'attention de l'imprimeur : ceci est une note personnelle qui ne doit pas être imprimée. Merci.

Note de l'imprimeur : désolé, je ne peux pas.

Note 2 de l'imprimeur : je lui ai dit cent fois à cet abruti d'éditeur que l'impression par transmutation ferro-hydrolytique ne permet pas de supprimer les notes personnelles.

Note 3 de l'imprimeur : zut ! Je viens d'apprendre que nous n'utilisons plus l'impression par transmutation ferro-hydrolytique mais l'impression par transmutation ferro-hydrosulfurique, et cette technique ne me permet plus d'éliminer mes notes personnelles.

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Je ne sais pas combien de temps ce traitement a duré, des minutes, des heures ou des jours. J’avais l’impression qu’il durait depuis une éternité, qu’il allait se prolonger jusqu’à l’infini. Les machines insatiables me pompaient inlassablement et tout mon corps devait y passer. A certains moments, je craignais qu’une des machines ne s’arrête de fonctionner, en me laissant à un stade intermédiaire de transformation, ni totalement comme avant, ni tout à fait modifié, devenu incapable de vivre sur ma planète d’origine, mais encore inapte à vivre sur cette planète.

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Alors là, je dis non ! Je ne suis pas ingénieur, mais je suis sûr qu'on n'a jamais vu de machine s'arrêter de fonctionner (à l'époque, on disait : « tomber en panne ») depuis des milliers d'années. Je ne sais pas où l'auteur a eu l'occasion de voir des machines en panne. Je suis catégorique sur ce point (et les ingénieurs m'approuveront) : c'est impossible.

D'ailleurs, pour les gens que ça intéresse, un magasin de machines à fabriquer des choux-fleurs (machines qui ne tombent JAMAIS en panne) propose en ce moment des rabais ÉNORMES. Ce magasin se trouve au 453478 de la rue Swapiser. N'oubliez pas d'y aller dans un bus de la compagnie Rositas : si vous présentez ce journal au préposé, que je connais bien, il vous accordera peut-être une réduction.

Remarque : je précise que ceci n'est pas une publicité, c'est de l'information utile.

Note de l'éditeur : cet enfoiré nous balance encore plein de pub. Je me demande quel pourcentage il touche. Remarque à l'attention de l'imprimeur : ceci est une note personnelle qui ne doit pas être imprimée. Merci.

Note de l'imprimeur : désolé, je ne peux pas.

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Heureusement, toutes les machines se sont éteintes en même temps, en douceur. L’atmosphère de la pièce avait été modifiée au fur et à mesure de l’intervention pour permettre à mon corps nouveau de se maintenir en vie en attendant qu’il soit livré au monde extérieur. Quand les machines se sont arrêtées, des hommes, habillés de combinaisons étanches, sont entrés. Je ne pouvais pas voir leurs visages mais j'ai supposé que c'était les hommes en blanc qui m'avaient installé sur la table d'opération. Avec leurs combinaisons et leurs gestes mécaniques, ils ressemblaient à des robots. Ils m’ont détaché sans ménagement, comme si j’étais une chose immonde et putride. Puis ils ont débranché les tuyaux de mon corps, ils ont recousu les entailles béantes et suintantes. J'avais retrouvé l'usage de mes muscles mais je ne ressentais aucune douleur malgré leurs rudes manipulations. L'effet de l'anesthésique devait durer suffisamment longtemps pour que mes blessures aient le temps de se refermer. A cet instant, j'aurais dû me sentir bien puisque l'opération s'était déroulée normalement et que j'étais encore vivant, néanmoins je conservais au fond de moi cette crainte du monde extérieur, un monde inconnu et hostile que j'allais devoir affronter dans quelques minutes. Après m'avoir levé et rhabillé, les hommes en blanc ont ouvert un sas donnant sur l’extérieur et ils m’ont poussé vivement en direction de mon nouveau monde, comme pour se débarrasser d'une chose sale et encombrante. Ensuite ils ont refermé le sas derrière mon dos. Ma vie ancienne venait de se refermer derrière moi et ma nouvelle vie se trouvait devant moi.

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Remarquez encore ici la barbarie de ces médecins du passé : on lâche un individu sur une planète inconnue sans lui souhaiter bonne chance, sans lui fournir des renseignements sur les services publics disponibles, sans lui proposer un travail décent, sans même lui donner des adresses de logement. C'est tout simplement inhumain.

Le mot « sas » est une traduction libre d'un mot intraduisible. Peut-être s'agit-il d'une porte-fenêtre s'ouvrant sur une plage de sable fin de la planète. A ce propos, je suis passé il y a quelques jours par l'avenue Niozaci et je suis entré dans le magasin de Maître Hieraschi qui proposait des portes-fenêtres de qualité pour un prix vraiment dérisoire. J'ai discuté avec les responsables et je peux vous garantir que ce sont des commerçants très honnêtes. Présentez-vous de ma part pour bénéficier du meilleur accueil et du meilleur prix.

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Je ne parviendrais jamais à décrire ma vie sur la planète. Elle a été à la fois trop riche en évènements et totalement dénuée d'intérêt. Ennui, c'est le mot qu'il faudrait que j'utilise dans chaque phrase, si je devais tout raconter. C'était une planète provinciale, peuplée de gens ennuyeux, essentiellement occupés à tenter de se désennuyer au milieu d'un grand vide. La planète n'était qu'un immense désert inhabitable et seules quelques villes parsemaient sa surface comme des cailloux épars déposés sur une plage de sable s'étendant jusqu'à l'infini.

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Les scientifiques responsables des fouilles sur la planète, équipés du meilleur outillage de l'univers acheté chez Fersza, le grand magasin de la rue Uitrenbo (au numéro 90765 : n'oubliez pas de les saluer de ma part), n'ont en effet découvert, dans le niveau géologique correspondant à cette période, que de rares villes petites (dix millions d'habitants) ou moyennes (trente millions d'habitants). Donc rien à voir avec la population des grandes villes terrestres (un à deux milliards d'individus, je viens de le vérifier dans le célèbre ouvrage « DIUQ, je sais tout » vendu par correspondance ou par mon intermédiaire).

Remarquez qu’ici le narrateur nous fait de nouveau penser à un aspect de sa personnalité que nous commentions succinctement plus haut : il refuse de nous faire le récit complet de sa vie sur la planète et cela nous amène à supposer que c'est la honte de sa sexualité monstrueuse qui le retient. Il nous raconte plus loin (il est vrai de manière très vague, et seul un psychologue expérimenté peut comprendre et interpréter son propos) des faits démontrant sans ambiguïté son anormalité dans ce domaine.

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De ma vie quotidienne, que pourrais-je dire ? J'ai appris à parler et à écrire la langue officielle de la planète. J'ai mangé les aliments produits par la planète, j'ai respiré l'atmosphère produite par la planète, j'ai bu les liquides produits par la planète, j'ai habité les maisons construites avec les matériaux extraits des sous-sols de la planète. J'ai logé aussi dans des grottes sombres ou sur des branches d'une espèce d'arbre monumental. J'ai couché sur des lits de branchages que je fabriquais moi-même ou sur des lits de plumes venues de je ne sais où. Et parfois, j'ai travaillé, quand c'était indispensable, et j'ai été esclave et maître, soumis ou dominateur, et j'ai été riche et pauvre, donateur ou mendiant, et j'ai été honnête et malhonnête selon les circonstances, et j'ai même fréquenté mes semblables, exilés comme moi, ni plus heureux ni plus tristes que moi, et j'ai eu des amis, des ennemis, des maîtresses, et je me suis souvent battu pour obtenir ce que je voulais, pas grand chose la plupart du temps car il n'y a rien de précieux ici, à part des cailloux gris, et des arbres noirs et secs, et des étangs acides où l'on peut se baigner sous les rayons rougeâtres du soleil, et j'ai traversé l'épais brouillard gazeux et verdâtre qui stagne au ras du sol sans jamais se dissiper, et je me suis chauffé sous la chaleur froide des deux lunes. Parfois j'ai dû tuer pour vivre, mais sans plaisir, uniquement par nécessité, pour reprendre un logement dans une grotte insalubre, pour récupérer un lit poussiéreux et inconfortable, pour voler une femme laide et acariâtre. Mais parfois j'ai aussi sauvé des vies, mais là encore sans plaisir, et souvent par intérêt.

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... une femme laide et acariâtre... : remarquez ces mots d'une violence extrême vis-à-vis des femelles. Peut-on imaginer que de tels termes puissent être employés par un individu sexuellement sain ? Bien sûr que non. Et si cet individu n'était pas depuis longtemps retourné à la poussière, je lui conseillerais de prendre rendez-vous avec un psychanalyste (pourquoi pas le docteur Braxetre, 187654 rue des Yuerces qui offre une magnifique prestation pour un prix dérisoire - si vous venez de ma part).

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La planète X (photographiée par un archéologue)
La planète X

Les années se sont écoulées et je me suis presque adapté à ces journées toutes semblables à celles de la veille, à cette existence sans intérêt, à ces gens moches et idiots, vénaux, méchants, uniquement soucieux de faire patienter la mort sans s'inquiéter de vivre leur vie. Par mimétisme, pour ne pas paraître différent, je suis devenu comme eux, aussi bête, aussi féroce, aussi impatient de mourir car mourir c'est une façon comme une autre de rompre la monotonie, d'échapper à la routine. Lorsque je fus habitué à cette vie sans creux et sans bosse, quand je cessai de me poser des questions sur mon passé, sur mon avenir, sur le but de mon existence, je me sentis mieux. J'étais tombé dans une grande fosse et il n'y avait pas d'issue, il fallait simplement attendre la fin, peu importait qu'elle soit proche ou lointaine, paisible ou violente.

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Elle est curieuse cette façon de voir la mort comme une délivrance. Finalement ce n'est peut-être pas d'un psychanalyste dont il a besoin mais d'un psychiatre (par exemple le docteur Oier, 34654 rue Verapoi, n'oubliez pas de lui donner mon nom, c'est le passe-partout pour le bonheur).

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Un jour (je ne devrais peut-être pas employer ce mot : ici, il n'y a ni jour ni nuit, le brouillard est si dense que le jour ressemble à un perpétuel crépuscule et la nuit, toujours éclairée par au moins une des deux lunes, ressemble étrangement à un jour sans soleil), un jour donc, j'ai ressenti, comment dirai-je, une sensation. Ce n'était pas quelque chose de vraiment frappant ; d'ailleurs au début j'ai pensé qu'il ne s'agissait que d'une allergie à un aliment ou d'un phénomène chimique particulier (la chimie de la planète, associée à la chimie de mon nouveau corps, provoque parfois des réactions bizarres). Ce jour-là, j'ai ressenti comme des picotements sur le corps, comme si ma peau bourgeonnait sous l'effet d'une éruption aiguë d'acné. Cette impression était si insignifiante que je n’en aurais gardé aucun souvenir si, par la suite, les faits ne m'avaient pas confirmé qu'il se passait quelque chose d'important dans mon organisme.

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Ha ! Un grand classique de la psychologie : voilà qu'il nous décrit des réactions psychosomatiques dues bien sûr à une volonté d’effacement social et d'autodestruction physique. Notre héros ne peut pas supporter son passé et souhaite se dissimuler derrière une peau bourgeonnante qui le cache aux yeux des autres et le libère de leur contact. Pour le traitement symptomatique du prurit des manifestations inflammatoires cutanées, je ne peux que lui conseiller la pommade Canefrap qui lui redonnera un teint de jeune homme (pensez à l'acheter à la pharmacie Klinerce, 32135 rue Hersez).

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Malheureusement, dans les jours qui suivirent, ces picotements persistèrent. Par moment, ils s'amplifiaient et provoquaient des démangeaisons terribles qui m'empêchaient de dormir. Je pensais que c'était peut-être dû à un manque d'hygiène (notre mode de vie, le climat quasi-désertique de la planète et le manque de liquide ne nous incitent pas à faire une toilette quotidienne) ou à des parasites (mais personne n'a jamais entendu parler d'un parasite qui se soit adapté à cette planète si peu hospitalière pour les espèces vivantes). En regardant ma peau sous l'éclairage le plus vif que j'aie trouvé, en la tâtant avec mes doigts, en la grattant avec mes ongles, je fus surpris de constater des modifications, certes légères mais suffisamment sensibles pour que je m'en inquiète. Ma peau s'était durcie comme si elle se minéralisait. On ne m'avait jamais parlé de cas semblables survenus ici. Ma peau ressemblait à une peau de serpent au cours de la mue. Peut-être la planète avait-elle déclenché en moi un cycle reptilien et une peau toute neuve attendait la chute de l'ancienne pour apparaître ?

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L'image du serpent : je ne pense pas que les lecteurs ignorent ce qu'il représente. C'est un symbole éminemment sexuel. Que le narrateur se voie transformé en serpent signifie sans doute qu'il souhaite prendre l'apparence de la chose qui l'a blessé dans son enfance. Ainsi, sous cette apparence, il veut lui-même blesser ou détruire de malheureux innocents auxquels il ressemblait lorsqu'il fut sauvagement agressé alors qu'il n'était qu'un enfant sans défense.

A ce propos, pensez à acheter du sérum anti-venimeux à la pharmacie Klinerce (l'adresse est un peu plus haut).


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Ce qui me faisait frémir, ce n'était pas vraiment le phénomène en lui-même (à ce moment, le mal n'était pas encore très développé), mais le fait que les symptômes soient inconnus de tous. Je n'aimais pas l'idée d'être la seule victime d'un mal inconnu sur une planète dont l'essentiel de la population était inculte.

Bien sûr, je n'en ai pas discuté avec mes compatriotes, d'abord parce qu'à ce moment, je ne fréquentais personne, mais aussi parce que j'avais un peu honte de cette dégradation physique que je pensais être le résultat d'une maladie peut-être contagieuse. J'ai continué à surveiller, jour après jour, l'état de mon corps et je constatais que le processus de minéralisation progressait lentement mais inexorablement. Je pouvais encore bouger mes membres mais je me doutais qu'un jour, je perdrai complètement la mobilité de mes articulations et la souplesse de mon corps. J'ai commencé à craindre le pire. Il fallait que je fasse quelque chose pour arrêter cette lente dégradation qui me conduisait à la mort. Mais à qui pouvais-je en parler ? A un médecin ? Les mœurs sont rudes sur cette planète et je connaissais les méthodes expéditives pour se débarrasser des malades encombrants et peut-être contagieux. J'étais le seul à pouvoir me sauver mais je n'étais pas médecin et je ne savais pas quoi faire.

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On retrouve ici tous les thèmes habituels de notre narrateur : la honte, la peur, la volonté d'autodestruction, le renoncement, la solitude. Mais il aborde également, pour la première fois, le thème du narcissisme qui ne semble pourtant pas correspondre à la perception que nous avions de lui, sauf si ce narcissisme est associé à un haut niveau d'auto-haine. En quelque sorte, il se regarde et se pelote, non pour s'admirer et se donner du plaisir mais pour entretenir sa haine vis-à-vis de lui-même et se mutiler.

Note de l'éditeur : ici je coupe une publicité pour un certain kit, acheté dans une certaine pharmacie, contenant un ensemble d'accessoires mous ou rigides, petits ou grands, ainsi que des produits lubrifiants permettant... heu... facilitant... heu... l'acte dont il est question au-dessus.

Note 2 de l'éditeur : désormais je ne laisserai plus passer aucune publicité, à moins qu'il accepte de partager les pots-de-vin. C'est quand même scandaleux que moi, son patron, je roule dans une Irarref 654/40 cylindres qui date de deux ans, alors que lui, il a réussi à se payer le dernier modèle Irarref 655/90 cylindres. Remarque à l'attention de l'imprimeur : ceci est une note personnelle qui ne doit pas être imprimée. Merci.

Note de l'imprimeur : désolé, je ne peux pas.

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Je me maquillais le visage...

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Je me doutais bien qu'on allait y venir : maintenant, il se travestit...

Note de l'imprimeur : désolé, je ne peux pas.

Note 2 de l'imprimeur : heu... désolé. La note précédente a été ajoutée par erreur.
Note 3 de l'imprimeur : zut, je ne peux pas supprimer la note précédente.

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... pour qu'on ne remarque pas mon visage devenu gris et squameux,...

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... et il a tellement honte du plaisir qu'il ressent en se travestissant qu'il tente en vain de se justifier.

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... je mettais des vêtements épais qui me couvraient l'ensemble du corps...

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Bizarre... je n'avais jamais entendu parler d'anti-exhibitionnisme. Serait-ce une particularité de notre narrateur ?

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... afin de cacher mon épiderme sec et rugueux.

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... et il essaie encore de se justifier...

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Cet accoutrement semblait bizarre sur cette planète où habituellement on s'habille à peine et avec des vêtements qui ne couvrent rien. Ainsi déguisé, je passais pour un original et les gens me regardaient de travers mais sans agressivité. Je suis allé de ville en ville et j’ai fouillé toutes les bibliothèques que j'ai trouvées pour potasser les livres qui avaient pour sujet les mutations humaines sur les planètes colonisées.

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L'auteur ne cite pas les titres des livres qu'il feuillette (peut-être se s'est-il pas intéressé aux titres ?), mais je me doute de quel genre il s'agit (du genre avec des images et pas pour les enfants...).

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Je n'ai trouvé aucun bouquin décrivant précisément mon cas. Je me suis invité chez des scientifiques experts en médecine (malheureusement des petits scientifiques locaux, peu érudits et connaissant à peine la science qu'ils étaient pourtant censés enseigner) et je leur ai parlé de mon cas, sans préciser bien sûr qu'il s'agissait de moi. Je prétendais être un médecin comme eux et je leur disais que je faisais des recherches personnelles, purement théoriques, sur une maladie peu répandue. Certains me regardaient avec méfiance et, dans ce cas, je m'enfuyais avant qu'ils n'aient l'idée de déchirer mes vêtements...

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Et voilà. Après les fantasmes, après les livres coquins, on en arrive tout naturellement au passage à l'acte... ou presque.

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... pour voir si je n'étais pas le sujet de l'étude.

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... et il persiste à vouloir se justifier...

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D'autres médecins, ne comprenant pas mon intérêt pour cette maladie et trop idiots pour penser que j'étais concerné, faisaient dévier maladroitement la conversation sur un autre sujet et finissaient par se perdre dans des considérations qu'ils jugeaient hautement philosophiques et morales sur le rôle du savant dans la société contemporaine. Et moi, pendant qu'ils m'entretenaient de ces choses qui ne m'intéressaient pas, je bouillais d'impatience et j'avais envie de leur botter les fesses pour qu'ils sortent de leur trousse « le médicament miracle » qui pourrait me guérir.

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La machine à traduire nous a donné les mots « trousse » et « médicament », en précisant qu'ils avaient le sens le proche du contexte. Cependant, elle nous a fourni d'autres traductions plausibles. Si nous remplacions ces deux mots par « culotte » et « pénis », nous aurions, je pense, un sens plus conforme à notre personnage. Si je vous ai convaincus de cette interprétation, prenez votre crayon, remplacez les mots dans le texte ci-dessus et relisez-le à haute voix, si possible en public : vous verrez que ça sonne bien mieux comme ça.

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Finalement, je n'ai pas trouvé de solution et j'ai dû abandonner tout espoir d'arrêter la progression de la maladie. Peu à peu, mon corps s’est transformé, déformé. Il s'est minéralisé, puis il s'est dissous, puis il s'est disséminé sur la planète. Chaque atome de mon moi s’est associé à chaque atome de la planète.

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La connotation sexuelle est encore très sensible dans ce passage. Vous remarquerez que le narrateur nous fait part de ses pensées intimes (de manière très feutrée, peut-être par peur de la censure). Les lecteurs les plus perspicaces n'auront aucun mal à comprendre ce que l'auteur veut exprimer : le durcissement, la pénétration, l'impression de se dissoudre et de fusionner avec le ou la partenaire.

Je crois pouvoir dire, sans risque de me tromper, que l'auteur de ce texte ne pensait qu'au sexe.

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Mais je sens que vous allez vous dire : comment fait-il pour graver ces signes sur une pierre alors que ces signes nous racontent sa mort ? Peut-on être mort et écrire en même temps ses mémoires ? Comme s'arrange-t-il pour tenir un stylet dans sa main, alors qu'il n'est à présent qu'un ensemble incohérent d'atomes ?

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Son attirance pour le renoncement est allée au-delà de la limite du raisonnable. Il se voit désormais comme un ensemble d'atomes soumis à la décohérence et à l'incertitude quantique.

Notez aussi son désir de la mort et la mort de son désir.

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Oui, c'est vrai, un mort ne peut pas écrire. Mais... ai-je dit que j'étais mort ? Non, j'ai simplement dit que les atomes de mon corps s’étaient séparés, j'ai dit que mes atomes avaient fusionné avec les atomes de la planète. Si je n'ai pas annoncé ma mort, c'est pour une raison simple : je ne suis pas mort. Vous êtes surpris ? Vous pensez que quand les atomes d'un corps se séparent, on est mort ? Et vous pensez qu'un mort ne peut plus s'exprimer, en tout cas pas avec un stylet ? Dans l'absolu, vous n'avez pas tort. C'est d'ailleurs ce que je pensais moi-même avant de vivre cette expérience. Mais, maintenant je sais qu'on peut disparaître sans mourir, je sais que la mort n'est qu'un changement d'état et qu'en mourant on ne fait que passer d'un état à un autre. Moi, accidentellement ou intelligemment, je n'ai pas seulement changé d'état, je me suis semé autour de moi et mon moi s'est approprié toute la planète.

JE SUIS DEVENUE LA PLANETE.

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Heu... les biologistes, les astrophysiciens et autres érudits : pourriez-vous m'expliquer ce qu'il veut dire ? Je dois avouer que je ne comprends rien à cette phrase qui doit être importante puisqu'elle est écrite avec des signes de plus grande taille. Plus loin, vous verrez un autre mot écrit avec une taille semblable ; cet autre mot étant également incompréhensible, on peut penser que l'auteur emploie cette taille quand il veut nous faire comprendre qu'il dit n'importe quoi.

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Maintenant, ma chair, mes pensées, mon âme survivent au travers de chaque rocher, de chaque grain de sable, de chaque plante. Et je souffre quand les hommes piétinent les milliards de milliards de milliards d’atomes de mon nouveau corps minéral. Je souffre quand ils perforent ma chair et pénètrent dans mes entrailles pour en extraire leurs matières premières. Je souffre quand ils cueillent mes végétaux, quand ils assèchent mes étangs, quand ils polluent mon atmosphère, quand ils parsèment de leurs immondices la surface de mon corps. Mon cerveau a la grandeur de la planète mais il est encore doux et sensible. Mon corps est immense mais il est fragile. Après tout, je viens de naître, je suis une bébé-planète.

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Inutile de vous faire remarquer encore une fois les nombreuses allusions :

– à la pénétration non consentie
– aux attouchements douloureux
– à la procréation.

Cet individu était sans doute un grand malade.

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Quand j’aurai achevé ma croissance, je chasserai les hommes de ma surface afin de vivre enfin en harmonie avec mon majestueux corps. J’apprendrai à dominer ce corps, à le transformer, à l’étendre, pour qu’il s’adapte à mes besoins, pour qu’il réponde à ma volonté. Ça prendra des années ou des siècles ou des millénaires mais j'ai tout mon temps.

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Il semblerait qu'à cet instant crucial, le personnage ait décidé de devenir un adulte sans complexe. Il abandonne toutes ses inhibitions, toutes ses peurs, et nous sentons nettement qu'il commence à maîtriser ses angoisses. Aurait-il suivi une psychothérapie ? C'est plausible car la chronologie du texte n'est pas claire et nous pouvons supposer que des années ou des décennies se sont écoulées depuis son arrivée sur la planète.

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Et puis, après… quand je serai forte… aussi forte que la roche de ma planète... je commencerai à réfléchir. J'utiliserai alors toutes les ressources de mon intelligence aussi immense que mon corps. Et alors... je me sentirai à l’étroit dans mon corps-planète et je songerai à mon expansion...

Pour, peut-être… conquérir la planète des hommes.

Pour, peut-être… conquérir l’univers.

Et je deviendrai grande, très grande, toujours plus grande.

Et peut-être que, un jour, dans des milliards d'années, je serai si grande que l'univers ne suffira plus à me contenir, alors je conquerrai les autres univers, je conquerrai l'univers contenant tous les univers, et alors... alors... je serai devenue...

DIEU.

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Heu... je pense que vous n'avez pas compris ce que veut dire le narrateur ? Je suis désolé de ne pas pouvoir vous aider, je n'ai pas compris non plus. Je ne vous ferai pas l'injure de vous rappeler ce que le mot Dieu signifie de nos jours, mais je peux affirmer que, dans ce texte, il n'a pas le sens actuel, ce qui rend cette phrase incompréhensible pour nous. En attendant que d'autres textes viennent enrichir nos connaissances sémantiques et sociales sur cette époque, examinons les diverses hypothèses qui pourraient améliorer la lisibilité de cette conclusion.

La traduction par le mot DIEU est peut-être fautive. Remplaçons DIEU par HOMME : le narrateur serait redevenu un homme (c'est assez logique), mais ça ne permet pas de comprendre l'emphase qu'il utilise pour décrire un événement si ordinaire. Essayons le mot « FEMME » : nous savons que l'auteur avait une tendance prononcée pour le travestissement et, vraisemblablement, pour le transsexualisme : on peut imaginer que ce passage symboliserait l'opération au cours de laquelle il a échangé son sexe physique (mâle) contre son sexe psychologique (femelle). Je vous propose de prendre un dictionnaire et d'essayer tous les noms communs : si vous découvrez une substitution intéressante au mot Dieu, je me ferai un plaisir de la publier dans cette revue. Et le premier qui parvient au mot zythum, sans sauter aucune lettre ni aucun mot, aura droit à mes félicitations.

On peut supposer aussi que le narrateur a bâclé la fin de son histoire : il était fatigué, ou ses doigts étaient meurtris et ensanglantés par le frottement du stylet métallique, ou il ne lui restait plus suffisamment de place sur la pierre pour terminer intelligemment. A moins qu'il n'ait pas eu la force morale de choisir une conclusion parmi des centaines en sachant qu'il regretterait éternellement celles qu'il aurait dû abandonner.

On peut penser aussi qu'à l'époque de ce récit, la mode ou la tradition sur cette planète imposait que les histoires s'achèvent de manière obscure. L'auteur se serait donc plié à une convention locale que, par manque d'autres traces écrites, nous ne pouvons pas connaître.

En attendant de trouver une explication plausible, nous ne pouvons que nous désoler de l'inachèvement de cette histoire. Nous aurions préféré une fin plus conforme aux règles de l'écriture actuelle.

Par exemple :

Le personnage se réveille, il est couché sur un lit douillet aux côtés d'une femme, et il se rend compte que ce qu'il vient de vivre n'était qu'un cauchemar. Alors il se rendort heureux en enserrant le corps chaud de la femme entre ses bras.

Ou :

Un scientifique génial découvre un moyen de retrouver et de rassembler les atomes épars du narrateur. Il se charge de lui reconstruire un corps d'homme avant de le renvoyer sur la Terre où l'homme reconstitué se marie et fait beaucoup d'enfants. Et un jour il se réveille après avoir fait un cauchemar et se rendort heureux en prenant sa femme dans ses bras.

Ou encore :

Il se réveille et se rend compte qu'il vient de faire un cauchemar. Il se rendort en prenant sa femme dans ses bras. Et le cauchemar continue et il prend conscience que son corps n'existe plus et qu'il vient de rêver qu'il prenait une femme dans ses bras. Un scientifique découvre un moyen de le reconstituer à partir de ses atomes et le renvoie sur Terre où il se marie. Et un jour il s'endort et fait un cauchemar dans lequel ses atomes se sont re-séparés, alors il se réveille et constate qu'il faisait un affreux cauchemar. Bien sûr, il est heureux de retrouver sa femme couchée à côté de lui et il la prend dans ses bras avant de se rendormir. Mais alors il se réveille et voit qu'il n'est encore qu'un ensemble d'atomes disloqués et il se désespère parce qu'il vient de rêver qu'il était sur Terre et qu'il prenait sa femme dans ses bras après qu'un scientifique génial l'ait reconstitué alors qu'en fait il n'a pas rencontré de scientifique et qu'il n'est pas revenu sur terre et qu'il n'a pas de femme. Alors il se rendort et se réveille près d'une femme et...

Note de l'éditeur : Nous nous excusons auprès de nos lecteurs et de notre rédacteur mais nous avons dû couper une partie de ce commentaire qui était un peu... long.

Malheureusement aucune de ces quarante-sept conclusions, pourtant simples et majestueuses, n'a été choisie par l'auteur et nous le regrettons.

Nous conservons cependant un espoir de comprendre, un jour, ce texte : une partie infime de la pierre a disparu (le côté inférieur droit). Ce morceau manquant, qui se trouvait à l'origine à côté du mot DIEU, n'a pas encore été retrouvé. Les recherches sont en cours et il ne nous reste plus qu'à espérer qu'il n'a pas été totalement perdu. Peut-être y trouverons-nous un mot ou une phrase qui rendrait ce récit plus compréhensible.

J'espère que mes quelques commentaires vous ont permis de mieux saisir l’importance de ce récit venu, vraisemblablement, du fond des âges.

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Un dernier message du Ministère du Tourisme Tranquille, de la Santé et de la Joie de Vivre : à partir de la nuit du 254 du mois de Treance, regardez le ciel dans la direction du sud-ouest, vous commencerez à y voir une comète baptisée Presabeie. Elle est apparue dans l'œil des télescopes il y a quelques jours et elle devrait frôler la Terre prochainement avant de continuer sa route dans l'immensité de l'espace. Les scientifiques s'accordent pour dire que cette comète a une forme inhabituelle : elle devrait donc être fort intéressante à voir. Dans les observatoires, on se dit surpris qu'une telle comète puisse exister, elle semble trop grande (ce qui est une chance pour les personnes ne disposant pas d'un télescope à domicile). De plus les astronomes font remarquer que la chevelure  est déjà apparente alors que la comète se trouve encore trop éloignée du soleil pour recevoir une chaleur suffisante qui serait à l'origine de ce phénomène. Les scientifiques espèrent éclaircir tous ces mystères au fur et à mesure de l’approche de la comète, qui semble d'ailleurs, d'après eux, trop véloce pour une comète standard. Et puis, d'après leurs calculs, pour l'instant approximatifs, la comète ne devrait pas passer très loin de la Terre (certains disent qu'elle devrait passer trop près, et même un peu plus que trop près) ce qui nous permettra de l'admirer dans toute sa splendeur.

Mes chers lecteurs et amis, je crois que la Terre entière va jouir, grâce à cette comète, d’un magnifique feu d’artifice.

Le mois prochain, nous vous ferons un compte-rendu détaillé de son passage.

La planète X (photographiée par un archéologue)
La planète X 



Le 19 juin 2005.

Fabrice Guyot.