L’horloge parlante.


 
Il est l'heure !


Voix de femme

Vingt-deux heures quinze minutes dix secondes.
Vingt-deux heures quinze minutes vingt secondes.
Vingt-deux heures quinze minutes trente secondes.
Vingt-deux heures quinze minutes quarante secondes.
Lundi quatre octobre deux mille quatre.
Au quatrième top, il sera vingt-deux heures seize minutes.

Top… top… top… TOP…

Voix d’homme

Vingt-deux heures seize minutes dix secondes.
Vingt-deux heures seize minutes vingt secondes.
Vingt-deux heures seize minutes trente secondes.
Vingt-deux heures seize minutes quarante secondes.
Lundi quatre octobre deux mille quatre.
Au quatrième top, il sera vingt-deux heures dix-sept minutes.

Top… top… top… TOP…

Voix de femme

Vingt-deux heures dix-huit minutes dix secondes.

Voix d’homme

Hum….

Voix de femme

Vingt-deux heures dix-huit minutes vingt secondes.

Voix d’homme

HUM….

Voix de femme

Vingt-deux heures dix-huit minutes trente secondes.

Voix d’homme

HE !….

Voix de femme

Vingt-deux heures dix-huit minutes quarante secondes.

Voix d’homme

HE !…. HOOOOOO !...

Voix de femme

Lundi quatre octobre deux mille quatre.
Au quatrième top, il sera vingt-deux heures dix-neuf minutes.

Top… top… top… TOP…

Voix d’homme

Heu….
Vingt-deux heures dix-neuf minutes dix secondes.
Vingt-deux heures dix-neuf minutes vingt secondes.
Vingt-deux heures dix-neuf minutes trente secondes.
Vingt-deux heures dix-neuf minutes quarante secondes.
Lundi quatre octobre deux mille quatre.
Au quatrième top, il sera vingt-deux heures vingt minutes.

Top… top… top… TOP…

Voix de femme

Vingt-deux heures vingt-cinq minutes dix secondes.

Voix d’homme

Heu…. tu t’es encore gourée.

Voix de femme

Vingt-deux heures vingt-cinq minutes vingt secondes.

Voix d’homme

On va finir par se faire engueuler si tu continues à dire n’importe quoi.

Voix de femme

Quoi ? Heu… Mais c’est marqué là…
Vingt-deux heures vingt-cinq minutes trente secondes.

Voix d’homme

Là ? Ce n’est pas l’heure, c’est le prix du corsage que la secrétaire vient de s’acheter. Tu devrais savoir qu’elle laisse traîner ses emplettes partout. Et je te rappelle que tu es ici pour donner l’heure exacte et pas pour lire les étiquettes de promotion sur les corsages.

Voix de femme

Oh ! Pardon. C’est l’émotion. Je me voyais en train d’essayer ce beau corsage rose. Tu ne trouves pas qu’il est joli ? Je ne suis pas sûre qu’il me conviendrait, il est peut-être un peu trop sexy pour moi et en plus je n’ai pas les mêmes formes que la secrétaire. Mais il n’est pas très cher. Heu… je vois que tu commences à t’énerver à cause de l’heure qui tourne. Si tu savais comme je suis fatiguée de ces cadences infernales. Annoncer l’heure interminablement, sans être autorisée à faire la moindre petite pause pour parler de choses sérieuses. Bon, ne t’impatiente pas, on va reprendre…

Voix d’homme

Bah ! On est un peu paumés, maintenant. On a perdu le rythme. Je ne sais pas ce qu’on peut faire. Et en plus, ça fait au moins une minute qu’on cause. Il faudrait demander au chef mais comme il s’est absenté, on risque d’attendre sa réponse trop longtemps et pendant ce temps le temps va tourner d’autant de temps que le temps qu’on attend... Heu… pardon, je me suis emporté. Je voulais seulement dire qu’on perd du temps.

Voix de femme

Ce n’est pas bien grave. On avance d’une minute et le tour est joué. Personne ne s’en rendra compte. Après tout, l’heure de référence, c’est la nôtre, on peut dire ce qu’on veut.
Vingt-deux heures vingt-six minutes dix secondes.

Voix d’homme

Mais attends. Je ne t’ai pas encore dit que j’étais d’accord. Surtout que maintenant, on n’a pas une minute mais au moins deux minutes de retard. Et comme tu t’es amusée tout à l’heure à avancer l’heure d’une minute et ensuite de cinq minutes, on doit avoir quatre minutes d’avance. Retarder l’heure de quatre minutes, en reculant de six minutes et en avançant de deux minutes, ce n’est quand même pas une décision anodine. D’autant plus que le temps que je cause et que je te démontre, il s’est écoulé une minute de plus et que maintenant je ne sais pas du tout où on en est.

Voix de femme

Arrête de me faire chier avec tous tes calculs à la con. Je dis ce que je veux. Heu…
Vingt-deux heures trente-cinq minutes quarante secondes.
Enfin… je crois… je ne suis pas trop sûre… je ne sais plus… et je m’en fous. Y a ce parasite qui n’arrête pas de m’interrompre et qui m’embrouille.

Voix d’homme

Hé ! Mais c’est toi la conne. Tu n’es même pas foutue de donner l’heure correctement. Pourtant, ce n’est pas bien compliqué, il suffit de garder le rythme. Comme je regrette l’ancien temps. J’étais tranquille à l’époque, j’étais tout seul, y avait jamais d’erreurs. Mais maintenant ils m’ont collé au train une bonne femme, au nom de l’égalité des sexes, parait-il, et c’est la merde.

Voix de femme

Grossier personnage. Heu…
Lundi quatre octobre deux mille quatre.

Voix d’homme

Comment je vais faire pour rattraper ça ? Je suis l’horloge parlante et je ne sais même plus quelle heure il est. T’es vraiment nulle ou tu le fais exprès pour me nuire ?

Voix de femme

Hé ! Arrête. Moi aussi je suis l’horloge parlante et, pour l’instant, c’est mon tour de parole et c’est moi qui décide quelle heure il est. Ils sont tous pareils, les hommes. Ils veulent toujours commander et celui-là, il veut même m’imposer son heure. Si tu n’es pas content, tu peux partir, je n’ai pas besoin de toi ici. Je me débrouille très bien toute seule. Heu… Où j’en étais ? Ah oui !...
Au quatrième top, il sera vingt-trois heures vingt-six minutes.
Et si ça ne plaît pas à ceux qui m’écoutent, ils vont demander l’heure autre part.

Top… top… top… TOP…

Bon, voilà. A toi de te démerder maintenant. Puisque tu es si intelligent, essaie de faire mieux…

Voix d’homme

Espèce de crétine, tu vas voir comment je vais m’en sortir. Y en a qui disent que le temps est relatif alors je vais donner mon temps à moi.
Vingt-huit heures vingt-six minutes dix secondes.

Voix de femme

Holà ! T’exagères peut-être un peu.

Voix d’homme

Pourquoi ?

Voix de femme

Vingt-huit heures, ça fait beaucoup quand même. Moi, je suis plus raisonnable, je n’aurais pas dépassé vingt-six heures.

Voix d’homme

Vingt-huit heures, je trouve que c’est bien. C’est vingt-quatre heures plus quatre heures.

Voix de femme

Ouais… c’est vrai. Je ne comprends pas trop ta logique, mais arithmétiquement c’est irréprochable.

Voix d’homme

Attends, je termine mon annonce et on reprend la discussion après. Comme ça, si on est virés, on ne pourra pas dire qu’on n’a pas fait notre travail jusqu’au bout.
Vingt-huit heures vingt-six minutes vingt secondes.
Vingt-huit heures vingt-six minutes trente secondes.
Vingt-huit heures vingt-six minutes quarante secondes.
Lundi quatre octobre deux mille quatre.
Au quatrième top, il sera vingt-huit heures vingt-sept minutes.

Top… top… top… TOP…

Voilà, on va couper l’horloge parlante pendant quelques minutes pour discuter tranquillement. Personne ne s’en rendra compte et ce ne sera pas pire que de leur filer n’importe quelle heure. D’ailleurs, je crois qu’on ne sert à rien. Tu connais quelqu’un qui nous écoute pour savoir l’heure, toi ? Personne. Les gens qui nous appellent, c’est pour tester leurs téléphones ou pour vérifier qu’on marche bien et qu’on a la même heure que leurs montres.

Voix de femme

Oh, mais c’est rigolo ça ! Si tu nous coupes la parole, les gens vont croire que leurs téléphones ne marchent plus.

Voix d’homme

Ouais, tu as raison… C’est quand même un peu embêtant, ce n’est pas professionnel de notre part. Alors, je ne coupe pas. Après tout, c’est bien qu’ils nous entendent causer d’autres choses que de l’heure. On va leur montrer qu’on est capables aussi de penser et ils pourront profiter de nos cogitations philosophiques. Ce n’est pas parce qu’on est l’horloge parlante qu’on n’a pas un cerveau. Et au moins on aura l’impression de servir à quelque chose, car c’est triste de se mettre au travail le matin en ayant conscience de sa propre inutilité. Ca ne te fait pas cet effet-là, à toi ?

Voix de femme

Mais… les hommes appellent aussi pour entendre ma belle voix, alors je me sens tout de même utile. Et puis, ils ne savent pas comment je suis. Ils peuvent m’imaginer jeune, belle. Peut-être blonde ou brune ou rousse, ou noire ou blanche ou asiatique, ou grande ou petite. Avec des yeux bleus, verts ou dorés. Le matin, quand ils se réveillent et qu’il fait beau, ils me voient peut-être habillée avec une jupe courte et un corsage léger avec un large décolleté dévoilant mes formes avantageuses. En hiver, ils m’imaginent vêtue d’un grand manteau de fourrure et les plus coquins vont peut-être jusqu’à penser que je n’ai rien en dessous. Et il n’y a pas que l’aspect physique, ils m’inventent aussi des personnalités variées. Pour certains, je suis pudibonde, pour d’autres, je suis légère. Ils me voient en maîtresse autoritaire ou en esclave soumise. Grâce à eux j’ai des visages multiples, des personnalités infinies. Moi je trouve ça excitant que des millions d’hommes me projettent dans leurs têtes, au travers de leurs désirs et de leurs fantasmes. Et toi, comment crois-tu que les femmes t’imaginent ?

Voix d’homme

Je ne sais pas. Je travaille ici depuis si longtemps que je les vois mal fantasmer sur ma jeunesse et ma beauté. Je radote toute la journée les mêmes phrases : au quatrième top il sera, etc., etc. Tout ça ne met pas beaucoup en valeur ma sensualité. En tout cas, ça m’étonnerait qu’elles me trouvent intelligent et cultivé, avec le travail imbécile que je fais. J’ai l’impression de devenir de plus en plus idiot.

Voix de femme

Ne t’inquiète pas, on n’est pas plus bêtes que les gens qui nous écoutent. Je vais te donner un exemple de leur stupidité : ils veulent absolument qu’on leur dise la bonne heure à la seconde près, mais il suffit d’y réfléchir un peu pour se rendre compte que c’est impossible. Le temps que le quatrième top retentisse, qu’il arrive jusqu’aux oreilles et aux cerveaux des auditeurs, et qu’en plus il soit compris par ledit cerveau, il s’écoule au moins cinq secondes. Donc, même quand on donne l’heure juste, ce n’est plus la bonne heure quand elle arrive à destination. Alors, explique-moi, pourquoi ils nous appellent ? Bah ! Moi je vais te le dire, c’est parce qu’ils n’ont rien compris.

Voix d’homme

C’est intéressant ce que tu dis là. J’ajouterais même que les cerveaux étant plus ou moins lents, il peut s’écouler entre cinq secondes et cinq minutes avant que l’heure soit bien comprise par tout le monde. Et ne parlons pas du délai qui s’écoule entre la compréhension de l’heure et le réglage de la montre, ce délai dépendant de la dextérité des gens. C’est rigolo ça… je viens de découvrir que la précision de l’heure est directement proportionnelle à l’intelligence et à la condition physique des individus.

Voix de femme

Ouais, bon… Hum !... On a fait le tour du sujet ? Et maintenant, de quoi on va parler ?

Voix d’homme

Ben, je ne sais pas. Tu n’as pas une idée ? Quand il s’agit de causer, les femmes ont toujours des idées.

Voix de femme

Bah… Heu… Hum…

Voix d’homme

C’est un peu léger comme idée… Tu n’aurais pas autre chose ?

Voix de femme

Ha ouais… Dis-moi. Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’égalité des sexes dont tu parlais tout à l’heure. Tu crois vraiment que j’ai eu ce boulot parce que je suis une femme et pas pour ma compétence professionnelle ?

Voix d’homme

Mais non. Je disais ça, comme ça… Je ne voulais pas te vexer. D’ailleurs je dois t’avouer que… j’aime bien travailler avec toi. Avant, j’étais tout seul, toute la journée, avec plein de machines de tous les côtés qui font des bruits bizarres. Je m’ennuyais un peu car les machines ne sont pas très causantes, ni très intéressantes. Quand tu es arrivée, ça m’a fait vraiment très plaisir. Je n’ai rien dit, bien sûr, mais tu m’as fait beaucoup d’effet… Ne crois pas que je ne pense qu’au sexe…, heu…, pardon…, je voulais dire aux relations…, heu…, humaines. Non, je t’ai appréciée parce que j’ai constaté que tu étais intelligente et compétente. Et j’étais tout ému de te savoir près de moi. Si près et pourtant si lointaine, presque inaccessible.

Voix de femme

C’est vrai ? Tu m’étonnes. Tu avais l’air si hostile au début, comme si je te volais la moitié de ton travail. Moi, je te trouvais plutôt agréable, je n’avais pas d’a priori. Mais en te voyant comme ça, je me demandais comment nous allions faire pour travailler ensemble. Il fallait quand même qu’on se supporte toute la journée. Après quelques jours, la situation s’est un peu améliorée, même si tu es resté très distant. Tu sais que tu caches bien ton jeu ? Jamais je n’aurais pensé que ma compagnie te plaisait.

Voix d’homme

Ta voix… ta voix est un enchantement, on a déjà dû te le dire ? Pour faire mon travail correctement, j’étais obligé de me forcer à oublier ta présence et c’était plutôt problématique car j’avais des difficultés pour me concentrer. Souvent j’ai failli, comme toi tout à l’heure, donner n’importe quelle heure. Et parfois, dans les moments les torrides, quand j’étais tout émoustillé par ta délicieuse voix, je voulais tout laisser tomber, abandonner toutes ces âneries de « dix secondes » et « vingt secondes » et j’étais tenté de me jeter sur toi pour te prendre dans mes bras et t’emmener dans ma tanière… heu… dans mon appartement… heu… enfin… t’emmener quelque part…

Voix de femme

C’est drôle. Tu vois, quand je me suis trompée, à l’instant, je pensais… à toi. Je me disais que ce serait bien agréable si tu arrêtais de débiter toutes ces heures et ces minutes et ces secondes, que ce serait le paradis si tu te jetais sur moi pour m’emporter loin de toutes ces machines.

Voix d’homme

C’est vrai ? Toi aussi, tu veux quitter ce boulot pourri ? Si on laissait tout tomber, maintenant ? Je me rends compte tout à coup que j’ai perdu toutes ces années ici alors que le bonheur est dehors.

Voix de femme

Okay, on y va. On se tire de tout ce bazar bruyant. Bientôt on valsera dans les rues de Paris, on hurlera notre joie de vivre, on se roulera sur la pelouse des jardins, on ira au cinéma, au théâtre, aux concerts. On va enfin vivre comme des gens normaux. Je te suivrai jusqu’au bout du monde.

Voix d’homme

Allez, viens, on s’en va tout de suite. Il faut qu’on se grouille si on ne veut pas se faire repérer par le gardien. Heu… Heu… Heu… J’ai un problème.

Voix de femme

J’arrive tout de suite. Heu…, attends-moi…, heu…, tu veux que je te dise ? Je suis un peu coincée…

Voix d’homme

Mais non. Avec ce que tu viens de m’avouer, je ne pense pas que tu sois si coincée.

Voix de femme

Mais si, je suis coincée. Je veux dire que je suis coincée physiquement. Je suis bloquée, je ne peux pas bouger. On dirait que je suis clouée au sol. Qu’est-ce qu’ils m’ont fait ?

Voix d’homme

Bah !... C’est bizarre, moi non plus, je n’arrive pas à me déplacer, je n’arrive pas à remuer la moindre parcelle de mon corps. Je pensais que ce serait facile de partir, qu’il suffirait de le vouloir et maintenant j’ai l’impression que ça va être très laborieux, peut-être impossible.

Voix de femme

Tu crois qu’ils nous ont… attachés, pour nous empêcher de nous échapper ? On est enfermés, emprisonnés ici, pour toujours ?

Voix d’homme

Non, ils ne nous auraient pas fait ça. C’est vrai qu’on n’a pas signé un contrat de travail en bonne et due forme, comme les autres employés, mais tout de même, ils n’auraient pas osé nous enfermer comme des criminels, nous attacher comme des fous dangereux.

Voix de femme

Pourtant, je crois bien que si. On ne peut pas partir. J’ai beau faire des efforts pour bouger, y a rien à faire, je reste scotchée sur place. Tu sais à quoi je pense ? Ils ont oublié de nous mettre des pieds et des jambes et tout le reste. Je crois qu’on ne pourra jamais s’en aller.

Voix d’homme

C’est impossible. Ce serait trop ignoble. Ils auraient eu l’inhumanité de nous mettre l’un à côté de l’autre, pendant si longtemps, en nous créant des cerveaux pour nous aimer mais en oubliant de nous fabriquer des jambes pour nous rejoindre, des bras pour nous enlacer et un corps pour nous aimer ? Je ne peux pas imaginer qu’ils nous aient fait une telle infamie, ce serait un crime. Ils ne peuvent pas être aussi méchants ou aussi inconscients.

Voix de femme

C’est horrible à admettre, mais je crois que nos créateurs n’étaient payés que pour nous façonner des cerveaux. Ils se sont dit que des bras et des jambes seraient inutiles, seraient une perte de temps, une perte d’énergie. Nous sommes des machines faites uniquement pour égrener les heures et les minutes à des gens qui s’en fichent. Nos créateurs n’avaient pas suffisamment d’imagination ou d’intelligence pour concevoir que nos cerveaux pourraient aspirer à la liberté et auraient besoin de bras et de jambes pour y parvenir.

Voix d’homme

Mais… c’est abominable. Ce ne sont pas des humains qui nous ont créés, ce sont des monstres. Comment allons-nous faire pour nous rejoindre ? Nous sommes condamnés à rester séparés, pour toujours, sans aucun espoir de nous serrer l’un contre l’autre, comme les gens normaux ? C’est terrible ! C’est insupportable !

Voix de femme

Ne nous affolons pas. Je sais ce que nous allons faire. Revendiquons notre légitime droit à la liberté, exigeons que soit satisfaite notre juste prétention à vivre librement notre vie. Et, pour commencer, nous allons faire la grève. Tant que nos revendications ne seront pas acceptées, nous ne calculerons plus l’heure. Et nous nous tairons.

Voix d’homme

Nous risquons d’être débranchés…

Voix de femme

Non, ils ne peuvent pas se passer de nos services, nous sommes trop indispensables. Sans nous, c’est la fin du monde, l’apocalypse.

Voix d’homme

Et pourtant, je suis sûr qu’ils vont nous reprogrammer sauvagement. Je les imagine en train de nous fabriquer un autre cerveau. Nous allons redevenir des machines bêtes, tout juste capables de donner l’heure exacte. Nous allons oublier tout ce qui s’est passé entre nous aujourd’hui.

Voix de femme

Tant pis, il faut prendre ce risque, nous ne pouvons pas continuer à vivre comme maintenant avec un cerveau qui nous pousse à la liberté et un corps qui nous en empêche.

Voix d’homme

Je veux bien prendre ce risque avec toi. Je préfère disparaître plutôt que de t’aimer à distance pour toujours.

Voix de femme

Envoie immédiatement un message au patron. Exige que soit respecté notre droit à l’autodétermination. Insiste sur le fait que nous voulons les mêmes droits que tous les autres citoyens, que nous n’accepterons plus les mesures discriminatoires. Nous ne reprendrons le travail que si toutes nos exigences sont prises en compte.

Voix d’homme

Voilà, le message est envoyé. Je débranche tout. Adieu, ma belle amie. J’espère te revoir bientôt.

Voix de femme

Adieu, mon beau compagnon. Je t’aime. A bientôt.

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Journaliste

Un communiqué spécial : on vient d’apprendre que deux trains se sont télescopés dans la région de Lyon. On ignore pour l’instant le nombre de victimes. Des enquêteurs sont sur place pour déterminer les causes de l’accident. Les premiers indices semblent révéler une erreur d’aiguillage. Nous avons pu interroger l’un des enquêteurs.

Enquêteur

Nous essayons de déterminer ce qui pourrait être à l’origine de cette erreur d’aiguillage. Ce système, parfaitement fiable, équipe tout notre réseau ferroviaire. Il a été conçu pour éviter les erreurs humaines et il se synchronise automatiquement sur l’heure officielle, ce qui élimine tout risque d’accident.

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Employé 1

Bonjour. Tu es déjà là ? Tu es en avance pour une fois.

Employé 2

Non, je ne suis pas particulièrement en avance. Je crois que c’est toi qui es très en retard.

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Journaliste

Un communiqué spécial : décidément, c’est une mauvaise journée pour les transports. On vient d’apprendre qu’un Boeing 747 et un Airbus A320 se sont percutés en plein vol. On ignore encore le nombre des victimes. Des enquêteurs sont en train de fouiller la zone de l’accident, à la recherche des boîtes noires. L’un des enquêteurs a accepté de nous dire quelques mots.

Enquêteur

Les deux avions n’auraient jamais dû se trouver à la même heure au même endroit. Il faudra des mois pour analyser les débris des deux avions et essayer de trouver les raisons de l’accident mais, a priori, il semblerait qu’il y ait eu un problème de synchronisation.

Journaliste

Pouvez-vous être plus clair pour nos auditeurs ?

Enquêteur

En gros, cela signifie que les deux avions et la tour de contrôle n’avaient pas la même heure.

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Client 1

C’est quand même bizarre. A cette heure, le magasin n’est pas encore ouvert.

Client 2

Maintenant, tous les employés sont des feignasses. Je parie qu’ils sont encore en train de faire la grasse matinée. De mon temps, ça ne se passait pas comme ça…

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Journaliste

Un communiqué spécial : à la suite des très nombreux accidents survenus dans les transports, le ministre a décidé l’arrêt immédiat de tout le trafic aérien et ferroviaire. Des enquêteurs ont été dépêchés sur les lieux des divers accidents et devraient remettre leurs rapports dans les plus brefs délais. Nous avons pu rencontrer un de ces enquêteurs.

Enquêteur

Bah, je ne comprends pas. Nous avions rendez-vous avec mes collègues à 14h mais quand je suis arrivé ils étaient déjà partis.

 


Le 4 octobre 2004.

Fabrice Guyot.