La belle et le brigand.


 
Ses parents l’ont appelée Aude. Elle était née pour être heureuse. Ses belles joues rondes, son joli corps grassouillet, ses yeux vifs et intelligents qui jetaient un regard étonné sur le monde, ses joyeux gazouillis et sa joie de vivre faisaient le bonheur de ses admirateurs émerveillés par sa beauté. Le jour de sa naissance, le soleil printanier répandait sur le pays ses rayons dorés et resplendissants, comme si l’arrivée de cette nouvelle vie ne pouvait pas se conjuguer avec la grisaille de l’hiver. Ses parents étaient riches et ils avaient déjà de nombreux enfants. C’était une grande famille heureuse qui semblait à l’écart de tous les malheurs.

Mais, un jour, la mère tomba gravement malade et elle dut s’aliter. Les médecins donnèrent un nom latin à son mal mais aucun remède ne put la guérir. Elle avait perdu de sa vigueur et elle ne pouvait plus se lever. Parfois elle gémissait doucement mais elle ne parlait plus. Elle semblait avoir déjà quitté le monde des vivants. Elle resta au lit pendant des mois, sa santé s’affaiblissait de jour en jour car elle ne mangeait plus et sa famille perdit espoir de la voir se relever de son mal. Un matin, alors que le temps était gris et pluvieux, on la trouva morte dans son lit. Elle s’était éteinte doucement, sans déranger personne.

A partir de ce moment, la vie familiale ne fut plus jamais comme avant. Les enfants étaient trop jeunes pour comprendre le drame qui venait de les atteindre après des années de bonheur et ils ne savaient pas encore que cette mort allait bientôt détruire pour toujours leur famille. Leur père, trop malheureux pour continuer à travailler, se mit à boire et toute sa fortune, qu’il avait mis des années à amasser pour assurer un avenir serein à ses enfants, fut dilapidée en vins et en alcools. Quelques mois plus tard, il mourait, tué par d’autres ivrognes rencontrés dans un lieu de débauche.

Les enfants orphelins furent séparés et Aude, alors âgée de huit ans, fut recueillie par une tante, sœur de sa mère. Elle ne revit plus jamais ses frères et sœurs qui furent placés dans d’autres familles.

Les parents adoptifs d’Aude étaient bons et attentifs, ils lui apportèrent tous les soins nécessaires lorsqu’elle était malade, ils la consolèrent quand elle avait des petits chagrins d’enfant, ils la nourrirent et vêtirent modestement mais correctement, mais elle ne put jamais oublier l’ambiance tendre et chaleureuse de sa famille disparue.

Elle grandit et, à quinze ans, elle était devenue une belle jeune fille dont la beauté exceptionnelle bouleversait tous les jeunes gens qu’elle rencontrait. Sa tante, qui voyait Aude s’épanouir sous ses yeux comme une éblouissante fleur au printemps, lui disait souvent :

- Ma fille, tu deviens de plus en plus belle. Encore quelques années et tu seras prête à épouser un beau jeune homme à qui tu donneras une belle descendance. Mais il ne faut pas trop tarder car ma santé décline et j’espère être encore là pour te conduire à l’autel et prendre dans mes bras tes enfants.
- Mais, ma tante, je suis bien trop jeune et je ne songe pas encore au mariage.
- Dépêche-toi de grandir, ma belle, et si n’avons pas les moyens de faire le mariage le plus riche, tu auras droit au moins au mariage le plus beau.

La tante disait cela en souriant tendrement car elle savait que sa nièce mentait et qu’elle ne pensait qu’à l’amour et au mariage. Elle avait remarqué qu’Aude prenait souvent dans la bibliothèque de son oncle, sans rien dire, des livres qu’elle lisait quand elle était seule dans sa chambre. Et ces livres racontaient toujours les aventures d’un vaillant héros aimant une belle jeune fille et se terminaient, après de nombreuses péripéties, par le mariage des amoureux.

Aude aurait pu épouser un artisan modeste et avoir de beaux enfants comme le souhaitait sa tante. Elle aurait pu vieillir tranquillement et, bien des années plus tard, elle serait morte paisiblement comme le feu qui s’éteint doucement dans l’âtre de la cheminée. Mais le destin décida que cette vie tranquille et douce n’était pas faite pour elle.

Elle vivait avec son oncle et sa tante dans une petite maison très isolée, les voisins les proches se trouvant à une dizaine de lieues. Par crainte des voleurs, la porte et les volets étaient hermétiquement fermés dès le crépuscule. Un soir, ils entendirent du bruit dans la cour devant leur maison. Ils éteignirent les chandelles afin que les intrus pensent que la maison était inoccupée. Mais le vacarme continua et il était si menaçant qu’ils allèrent regarder au travers d’une fente de volet. Une dizaine d’hommes se chamaillaient devant la maison mais Aude et ses parents ne pouvaient entendre que leurs voix, sans comprendre la raison de leur désaccord. Puis l’un d’entre eux, le plus grand et le plus fort, vraisemblablement leur meneur, se mit à parler et les autres firent silence pour l’écouter respectueusement.

- Que dit-il ? demanda la tante en chuchotant.
- Je n’entends rien, répondit l’oncle. Mais je suis inquiet car ces hommes n’ont pas l’air bien honnête.
- Crois-tu que ce sont des maraudeurs ?
- Je le pense car leurs visages sont bien cruels. Mais restons calmes. Ce ne sont peut-être que des voyageurs harassés par leur longue course et cherchant un lieu pour se reposer. Avec un peu de chance, ils croiront que cette maison est abandonnée et ils s’en iront coucher dans la grange sans tenter de pénétrer dans la maison.
- Mais si ce sont des brigands, demanda la tante, que va-t-il arriver à Aude ? S’ils entrent dans la maison, il ne faut pas qu’ils la voient.
- Elle ne peut pas s’enfuir, répondit l’oncle, cette porte est la seule issue et les fenêtres ont des barreaux.
- Où pouvons-nous la cacher ?
- Aude, ma petite, monte vite au grenier, cache-toi dans une des vieilles malles et ne fais pas de bruit. Si ces hommes réussissent à pénétrer dans la maison, ne bouge pas et reste cachée. Ne sors que lorsque tu seras sûre qu’ils ne seront plus là. Va ma fille et que Dieu te garde.
- Mais, mon oncle… commença Aude.
- Va vite et ne me désobéis pas. Et n’oublie pas que, quoiqu’il arrive, tu dois rester cachée jusqu’à leur départ.

Aude monta au grenier et choisit une malle assez grande pour s’y cacher. La peur la faisait grelotter malgré la chaleur de l’été qui transformait l’intérieur de la malle en fournaise. De sa cachette, elle n’entendait plus rien ce qui renforça ses craintes au lieu de les apaiser. Si ces gens étaient des malfaiteurs, qu’allaient-ils faire à ses tuteurs âgés et sans défense ? Qu’allait-elle devenir, seule face à ces hommes sans foi qu’elle n’avait jamais rencontrés mais que les livres décrivaient comme barbares et grossiers. La poussière de la malle et la peur la faisaient pleurer mais elle se forçait à ne faire aucun bruit. Elle sentit un picotement dans son nez et pour ne pas éternuer et révéler sa présence, elle s’arrêta de respirer et se frotta le nez jusqu’à ce que l’envie d’éternuer cesse.

En bas dans le salon, l’oncle et la tante d’Aude essayaient toujours d’entendre les propos des intrus. Après avoir écouté leur chef, les inconnus vinrent frapper à la porte de la maison. Les parents d’Aude étaient trop effrayés pour leur ouvrir car ils avaient remarqué que ces gens étaient armés de pistolets et de poignards. N’obtenant pas de réponse, les bandits cognèrent plus brutalement sur la porte et finalement ils la défoncèrent en prenant pour bélier une épaisse branche d’arbre. Entrés dans la maison, ils ligotèrent l’oncle et la tante qui criaient et se débattaient.

- Est-ce bien nécessaire de crier aussi fort ? leur dit le chef de bande. Personne ne peut vous entendre, personne ne vous viendra en aide et si vous nous cassez trop la tête, nous pourrions devenir méchants.
- Arrêtez de nous maltraiter, leur répondit l’oncle. Allez-vous-en !
- Où est l’or ? Où sont les bijoux ? continua le chef de bande
- Je vis seul avec mon épouse. Nous n’avons pas d’or, pas de bijoux, nous sommes trop pauvres. Il n’y a rien ici qui ait suffisamment de valeur pour vous intéresser. Nous n’avons que quelques meubles usés, quelques bibelots, du linge et de la nourriture que vous pouvez prendre.
- Je vais vous poser la question une seconde fois et si vous ne répondez toujours pas, je demanderai à mes hommes de s’occuper de vous. Vous constaterez que leurs méthodes sont beaucoup plus persuasives que les miennes. Où sont votre or et vos bijoux ?
- Mais, nous n’en avons pas.
- Bon, tant pis pour vous. Allez-y, mes amis. Je vous les laisse. Mais manipulez-les avec précaution car si nous voulons qu’ils parlent, il ne faut pas trop les abîmer.

Dans le grenier, Aude ne pouvait pas savoir ce que les bandits faisaient subir à son oncle et à sa tante, mais elle soupçonnait que le supplice devait être atroce car, malgré l’éloignement et l’épaisseur de la malle dans laquelle elle s’était réfugiée, elle entendait leurs hurlements. Après les cris, ce furent les bruits violents des portes fracassées et des meubles déplacés et renversés, comme si les bandits voulaient trouver à tout prix quelque chose de précieux dans la maison. Puis vint le grand silence. Aude ne savait pas si elle pouvait s’enfuir et elle craignait que les bandits, s’ils étaient encore dans la maison, ne la voient ou l’entendent descendre du grenier. Elle préféra suivre les conseils de son oncle et elle décida d’attendre l’aube. Elle avait trop peur pour s’endormir car n’entendant plus ses parents martyrisés elle ne doutait pas qu’ils aient été tués. Elle-même risquait de subir un traitement encore plus terrible si les bandits découvraient sa cachette. Elle pleura silencieusement une partie de la nuit puis elle resta prostrée pendant des heures.

Les bandits, malgré leurs efforts de persuasion, n’étaient pas parvenus à faire parler leurs victimes. Ne voulant pas admettre qu’ils avaient perdu leur temps à faire avouer à leurs hôtes l’existence d’un magot qui n’existait pas, ils avaient fouillé toutes les pièces dans l’espoir d’y trouver un trésor caché. Mais c’est à la cave qu’ils découvrirent le seul objet intéressant de la maison, un tonneau de vin qu’ils s’empressèrent de boire jusqu’à la dernière goutte. Ils s’étaient ensuite effondrés, alourdis par l’alcool et la fatigue. Quand ils se réveillèrent le matin, ils avaient la tête vide et brumeuse mais ils continuèrent la visite de la maison. Au grenier, ils ouvrirent les malles et découvrirent Aude, recroquevillée et tremblante.

- Oh ! Mais regardez le beau jouet que je viens de trouver dans la malle.
- C’est une bien belle poupée.
- Et en plus elle est animée. Quand on la touche, elle tremble, elle gémit, elle ferme les yeux, elle pleure, elle crie.
- Comme elle est amusante. C’est dommage qu’elle ne sache pas rire.
- Nous pourrions l’emmener avec nous. Les journées seraient moins longues, nous nous amuserions avec elle pendant des heures, sans nous lasser.
- Elle est blanche et bien propre comme de la porcelaine. Il faudra faire attention à ne pas la casser, car elle semble bien fragile. Et à ruisseler comme cela, ses beaux yeux verts pourraient s’user.
- Taisez-vous, dit le chef. Laissez-la moi et éloignez-vous. Ma petite, tu vas nous suivre car, jolie comme tu es, ce serait du gâchis de te laisser toute seule ici.

Elle ne revit jamais son oncle et sa tante dont les corps mutilés et en état putréfaction seront découverts quelques semaines plus tard par des passants alarmés par l’odeur nauséabonde qui s’échappait de la maison. Aude dut suivre les bandits, en espérant trouver plus tard une occasion de fuir. En attendant, ils ne semblaient pas vouloir lui faire du mal et elle avait besoin d’eux pour rejoindre la ville.

- Comment t’appelles-tu, belle enfant, lui demanda le chef de la bande.
- Aude, monsieur.
- Je n’aime pas, c’est un nom de bourgeoise. Je t’appellerai Anthéa. Il y a longtemps, j’ai connu une comédienne qui s’appelait comme ça. Tu sais que tu es bien jolie ?
- Merci, monsieur. Qu’avez-vous fait à mes parents ?
- C’étaient des imbéciles. Et en plus ils étaient pauvres. Ils n’ont eu que ce qu’ils méritaient.
- Où m’emmenez-vous ?
- Là où nous allons. Mais ne t’inquiète pas, nous ne sommes pas méchants.

Il se mit à rire et ses compagnons l’imitèrent. Aude n’apprécia guère l’humour de cette répartie car, si elle n’avait pas encore vu ces rieurs mutiler et brûler les corps de leurs victimes, elle avait entendu les hurlements de douleur de ses pauvres parents.

- Tu ne t’ennuieras pas avec nous, continua le chef. Tu verras, notre vie est belle et variée. Nous sommes libres et fiers de l’être. Nous allons où bon nous semble, sans lieu d’attache, un jour ici, un jour là. Personne ne nous attend, tout le monde nous craint. Tu seras heureuse avec nous. D’ailleurs tu n’as pas le choix, autant que tu nous suives de ton plein gré.

Le soir, ils couchèrent dans une auberge et quand le chef de la bande vint rejoindre Aude sur sa couche, ce fut le début de sa descente aux enfers. En même temps qu’elle devenait une femme, Aude devint Anthéa pour toujours.

Elle vécut les années qui suivirent comme dans un cauchemar. Ce fut une interminable suite de vols, de tortures, de meurtres, de viols. Elle devait accompagner la bande au cours des cambriolages et elle assistait à leurs actes barbares et cruels. Elle vit les mains et les pieds brûlés par les fers incandescents, les doigts, les oreilles et les nez coupés, les yeux arrachés. Elle savait maintenant ce que ses tuteurs bien-aimés avaient supporté avant de mourir. Personne ne la forçait à participer à ces atrocités, mais elle ne se sentait pas totalement innocente car même si elle faisait partie de la bande contre son gré, elle profitait des biens volés autant que les autres.

Le chef de bande était très doux avec elle, il l’adorait et jamais il ne lui fit du mal. Il lui apportait souvent des cadeaux et, dans les auberges, il lui choisissait les meilleurs morceaux à manger. Mais, peut-être à cause de la beauté d’Anthéa, il avait des crises de jalousie qui le menaient parfois jusqu’au meurtre de celui qu’il soupçonnait être un rival potentiel. Il tua, entre autres, plusieurs membres de sa bande, soit parce qu’ils avaient été insolents avec Anthéa, soit parce qu’ils avaient été trop gentils avec elle. L’un d’entre eux, après s’être saoulé, avait même tenté de la violer et le chef lui avait brisé le crâne à coup de hache. Lorsque la victime ne faisait pas partie de la bande, elle se sentait un peu coupable des réactions jalouses de son compagnon. Mais que pouvait-elle faire ? Elle ne pouvait ni quitter son amant, ni demander du secours à des gens charitables car cela provoquait chez lui une crise de fureur meurtrière. S’il fallait récupérer son bien le plus précieux, il était prêt à tout, mettre à sac un couvent, prendre d’assaut une forteresse, incendier une ville. Malgré sa répugnance et sa honte, Anthéa s’était résignée à mener cette vie de maîtresse de bandit.

Un jour qu’ils se trouvaient dans une auberge en train de boire du vin, Anthéa sentit qu’un regard était braqué sur elle. Quand elle entrait dans un lieu public, tous les regards étaient habituellement dirigés vers elle car aucun homme ne pouvait rester indifférent devant sa beauté, mais en voyant la force de son compagnon, ces regards se détournaient rapidement. Cette fois-ci c’était un beau jeune homme qui croisait le regard d’Anthéa et il ne donnait pas l’impression d’avoir peur. Peut-être ignorait-il la violence de son amant ? Comme cet homme beau et hardi lui plaisait, Anthéa fut troublée, et elle lui jeta un regard qui exprimait autant la crainte que la supplication. Ce regard voulait dire : « S’il te plaît, arrête de me fixer ainsi. C’est ta vie qui est en jeu et ta vie compte beaucoup pour moi ». En même temps, ce regard disait l’inverse : « S’il te plaît, beau jeune homme, aide-moi. J’ai en horreur la vie que je mène avec cet homme cruel. Aide-moi à redevenir libre, aide-moi à redevenir pure. Si tu m’aimes autant que je t’aime, enlève-moi à ce monstre et emmène-moi très loin, là où personne ne sait qui je suis, là où j’oublierai peut-être qui j’ai été, là où je te rendrai si heureux que tu oublieras mon ancienne vie ».

Pendant que ce dialogue muet s’échangeait entre Anthéa et l’inconnu, les bandits préparaient une grande affaire. Le chef ne vit rien de ce qui se passait entre les deux amoureux car il était trop préoccupé par les détails de ce coup audacieux. Il s’agissait de dévaliser la voiture qui transportait la solde de l’armée en campagne. Cette voiture devant être remplie de coffres de pièces, il était prévu qu’elle serait gardée par de nombreux soldats. L’attaque des brigands nécessitait donc une organisation sérieuse pour avoir des chances de réussir. Ils savaient par expérience qu’il y aurait beaucoup de tués, du côté des attaqués et des attaquants. Mais ils étaient prêts à mourir car, si ce coup réussissait, leur fortune était faite. Et la mort ne les inquiétait pas trop car ils l’avaient souvent côtoyée depuis qu’ils exerçaient ce métier de hors-la-loi. Leurs corps étaient couverts de cicatrices de blessures anciennes et au lieu d’avoir honte de la laideur de ces terribles stigmates, ils en étaient fiers et ils se les montraient pour prouver leur bravoure au combat.

Anthéa revit souvent le beau jeune homme à l’auberge. Il était toujours là quand elle entrait comme s’il avait noté avec précision à quelle heure elle y venait. Elle craignait beaucoup pour la vie du téméraire et elle évitait de croiser son regard. Mais son compagnon le bandit ne s’aperçut de rien car la date prévue pour le vol approchait et les préparatifs étaient complexes.

Quelques jours avant le passage de la voiture à dépouiller, les bandits partirent vers la ville où devait avoir lieu le vol. Anthéa les accompagna mais, heureusement pour elle, elle ne devait pas participer à l’assaut de la voiture. Son compagnon ne voulait pas qu’elle risque sa vie et elle devait l’attendre dans sa chambre d’auberge et s’enfuir très rapidement si elle apprenait qu’il avait été tué. Il lui fit des adieux comme s’il avait peu d’espoir de revenir.

- Adieu, ma douce, ma tendre, ma belle Anthéa. Si je ne reviens pas, je veux que tu me pardonnes tout ce que je t’ai fait. Je ne suis qu’un homme grossier et violent, et tu méritais mieux que moi. Mais n’oublie pas que je t’ai aimée plus que tout, c’est ma seule excuse. Si je t’ai fait du mal c’est en voulant te faire trop de bien. Ma douce, je voudrais que tu m’oublies complètement si tu ne dois te rappeler de moi que par le malheur que je t’ai apporté. Adieu…

Elle attendit longtemps dans sa chambre et ils ne revinrent pas à l’heure prévue. Elle patienta encore quelques heures puis elle sortit en ville où elle apprit que les soldats chargés de la surveillance de la voiture avaient été informés par des espions qu’un vol allait être commis et ils avaient tendu une embuscade aux malfaiteurs. Tous les brigands avaient été tués.

Anthéa se retrouvait seule dans une ville inconnue, sans argent, sans profession, sans amis, sans famille. Elle ne revint pas à l’auberge car elle n’avait pas les moyens de payer la chambre et elle risquait d’y être arrêtée par la maréchaussée si on la reconnaissait comme compagne du brigand. Elle erra en ville pendant des heures, ne sachant pas où aller. Que pouvait faire une jolie femme seule et sans ressources en ce temps-là ? Elle devint prostituée et se retrouva dans un bordel où les clients défilaient toute la journée et toute la nuit, les propres, les sales, les gentils, les méchants, les normaux, les spéciaux, les sains, les malades. Elle ne pouvait pas les choisir. Comme sur un marché, ceux-ci passaient devant la marchandise et faisaient leur choix selon leurs goûts et leur humeur. Et, malheureusement pour Anthéa, sa beauté était appréciée et les clients la prenaient dès qu’elle était disponible. Parfois ils attendaient pendant des heures qu’elle soit libérée par le précédent. Elle était devenue la principale attraction du bordel et les hommes, qui avaient entendu parler de cette beauté rare, venaient de très loin pour la voir et coucher avec elle. Sa descente aux enfers continuait et elle avait l’impression d’avoir atteint le fond. Mais elle avait tort, ce n’était pour l’instant que l’entrée de l’enfer, un léger avant-goût de l’enfer, et ce qui l’attendait était bien pire.

Un jour, un client habillé d’un grand manteau noir se présenta au bordel. Comme la plupart des clients qui apercevaient Anthéa, il eut l’air subjugué par sa beauté et il la choisit comme partenaire. La jeune femme le mena dans sa chambre sans savoir qu’elle était en train de se précipiter dans un grand gouffre sans fond et sans porte de sortie. Pour l’instant, elle n’avait pas d’a priori sur ce client qui la laissait aussi indifférente et froide que les milliers d’autres hommes avec lesquels elle avait partagé sa couche.

- Tu es bien belle, ma petite, lui dit l’homme en noir.
- Merci. Voulez-vous que je me déshabille ou préférez-vous le faire vous-même ?
- Non, reste habillée. Nous allons d’abord parler.
- Comme vous voulez, répondit-elle. Asseyons-nous et vous me direz ce que vous voulez que je fasse. Vous avez payé, c’est normal que vous soyez bien servi.
- C’est vrai. Et c’est justement de ça que je souhaiterais m’entretenir avec toi.
- De quoi, monsieur ?
- Mais… de mes désirs… Tu sais, je ne suis pas un de tes clients habituels et mes désirs ne sont pas… classiques. Ce que je vais te demander n’est pas courant et je ne partirai que quand tu m’auras satisfait. Ecoute attentivement ce que je veux.

Et il lui parla longuement de ses désirs ignobles, de ses plaisirs immondes, de ses phantasmes morbides, de ses fantaisies malsaines, de tout ce qu’il souhaitait qu’elle fasse pour lui. Seule une femme désespérée et n’ayant pas d’autre alternative aurait pu satisfaire une tel homme. Anthéa n’aurait jamais pensé qu’un humain puisse prendre du plaisir ainsi, cet individu ne pouvait être qu’un monstre ou un démon de la pire espèce.

- Mais, monsieur, lui dit-elle, ce que vous me demandez là est abject. Mon métier est dégradant et impudique, et je dois souvent faire des choses qui me sont odieuses mais aucun autre client ne m’a jamais fait une telle demande. A défaut de me respecter en tant que femme, ils me respectent au moins en tant qu’être humain.
- Je t’ai prévenue que je ne suis pas comme les autres. Je veux et j’exige que tu fasses cela pour moi. Je ne partirai que quand tu auras satisfait mes désirs. Alors fais ton métier si tu veux me voir partir.
- Je suis tombée bien bas depuis que je me prostitue, continua-t-elle en pleurant, mais en faisant cette ignominie, je tomberais à un tel niveau de bassesse que je ne pourrais plus jamais me sentir propre. Je ne serais plus une femme mais un animal indigne de manger dans l’auge avec les porcs. S’il vous plaît, renoncez à votre requête et laissez-moi à mon déshonneur actuel sans y ajouter cette indignité.
- J’ai dit que je le veux et tu le feras. J’attendrai, je suis patient.
- Vous ne pouvez pas m’imposer cela. C’est trop monstrueux. Un être humain ne peut pas demander cela à un autre être humain. Comment pourriez-vous éprouver du plaisir en me voyant faire de telles choses ? Comment pourriez-vous être satisfait de me voir rabaissée à cet état de bête impure ? Comment pourriez-vous jouir de mon avilissement ? Vous ne pouvez pas être aussi monstrueux. Vous êtes un homme et un homme ne peut pas être totalement inhumain.
- Je le veux. Si tu fais tout correctement, tu auras même l’honneur de me revoir souvent. Et je crois que je vais enseigner à tes autres clients ces pratiques qu’ils ne manqueront pas de te réclamer prochainement. Allez, vas-y !

Elle eut beau l’implorer en se mettant à genoux, en lui baisant les mains et les pieds, il continua d’exiger et elle dut lui obéir. Jamais elle ne s’était sentie aussi salie et souillée. A partir de ce jour, elle ne put se regarder dans un miroir sans éprouver une immense haine pour elle-même. Et l’homme en noir revint souvent la voir pour lui en demander toujours plus car il prétendait n’être jamais totalement satisfait. Les autres clients d’Anthéa, renseignés sur ces pratiques immondes qu’ils ne connaissaient pas encore, demandèrent à Anthéa de leur en faire la démonstration. Et la rumeur se répandit dans toute la ville et dans tout le pays, on disait que dans ce bordel il y avait une prostituée qui faisait des choses bizarres et de nouveaux clients vinrent la voir de très loin, attirés par la curiosité. Les nobles, les bourgeois, les paysans et même les prêtres défilaient, sans interruption, devant sa porte, nuit et jour.

Sa vie était devenue insupportable et seule la mort pouvait la libérer de son fardeau. Un soir, alors qu’elle entendait l’homme en noir haranguer et bousculer la foule qui attendait devant sa porte, Anthéa s’assit sur l’appui de sa fenêtre et se jeta dans le vide. Les passants s’attroupèrent devant son corps inerte et même les plus ivrognes et les dépravés furent émus en voyant leur idole détruite. Sa tête fracassée répandait son contenu sur les pavés sales, ses beaux yeux éteints regardaient le vide, un mince filet de sang s’échappait de ses lèvres qui avaient été si douces, ses fragiles membres brisés s’étalaient en éventail autour d’elle. Elle avait été la plus belle femme vivante et maintenant elle était la plus belle morte.

Mais était-elle vraiment morte ? Non, car elle pensait encore et elle entendait. L’homme en noir était près d’elle et continuait à lui parler. Ce qu’il disait était tellement terrifiant qu’elle mit du temps à en comprendre la signification.

- Non, ma petite, tu ne mourras pas. Je veux que tu vives, je veux que tu souffres encore et toujours, dans ton corps et dans ton esprit, pour des siècles et des siècles, comme disent mes adversaires. Tu vas donc revivre, te retrouver dans ta petite chambre avec tes fidèles clients. Et chaque fois que tu te suicideras, tu souffriras comme maintenant, mais tu revivras toujours, pour l’éternité. Je suis odieux, n’est-ce pas ? J’en suis désolé, c’est dans ma nature. Mais je veux bien t’accorder une faveur, nous allons jouer à un petit jeu. Si tu réussis, tu pourras mourir et je te laisserai tranquille. Si tu perds, tant pis, tu vivras éternellement cette vie que tu trouves si abjecte. Tu veux savoir quel est ce jeu ? Hé bien, voilà : tu pourras mourir seulement si tu es tuée par la personne qui t’aime le plus. Je sais que ce n’est pas facile de convaincre une personne qui t’adore de te tuer, mais c’est la règle du jeu. Et si tu réussis, tu seras autorisée à quitter cette vie et moi je t’aurai perdue. Mais, attention, cette personne doit te tuer en te haïssant. Tu dois donc transformer en très peu de temps son amour en haine. Je viendrai te prendre demain et nous irons ensemble au lieu du rendez-vous. En attendant, tu vas revivre et continuer jusqu’à demain ta petite vie tranquille dans cette charmante maison où tu donnes tant de plaisir à beaucoup de gens qui seraient bien peinés de te savoir morte.

Le lendemain, l’homme en noir vint chercher Anthéa et ils partirent en carrosse. En chemin, Anthéa se demandait qui elle allait rencontrer, qui l’aimait le plus. Etait-ce un de ses nombreux clients qu’elle remarquait à peine ? Etait-ce un inconnu ? Etait-ce le beau jeune homme qu’elle avait rencontré longtemps auparavant, quand elle vivait avec le chef des brigands, alors qu’elle menait une vie détestable mais encore acceptable par rapport à son existence actuelle ?

La voiture s’arrêta brutalement à un carrefour et la portière s’ouvrit. Dans le jour finissant, Anthéa vit un homme armé d’un pistolet. Il la fixait comme s’il était surpris et terrifié de la découvrir dans ce carrosse. Anthéa n’était pas moins horrifiée que lui. C’était le beau jeune homme de l’auberge, l’homme qui, par ses regards, lui avait fait comprendre qu’il l’adorait. Elle avait souhaité instinctivement le rencontrer à ce rendez-vous puisque c’était la preuve qu’il l’aimait encore. Mais elle n’était pas là pour un rendez-vous galant. Comment allait-elle faire pour être haïe de cet homme dont les yeux exprimaient encore la flamme éternelle après cette longue séparation ? Il fallait qu’elle soit odieuse avec lui, qu’elle l’insulte pour qu’il la haïsse suffisamment et qu’il la tue. Etait-elle capable de maltraiter cet homme qu’elle adorait ? En se rappelant sa vie présente, elle savait que toute vie commune avec cet homme était impossible. Et elle pensait : « Quelle importance qu’il m’aime ou qu’il me haïsse ? Quelle importance que je l’aime ? Ce que je veux, c’est mourir car il n’y a pas d’autre issue pour moi. Je veux être débarrassée de cette vie que j’exècre et il est le seul à pouvoir m’en délivrer ».

Le cœur meurtri par ce qu’elle disait, elle se mit à l’injurier, à le traiter d’une manière méprisable. En proférant tous ces mots orduriers qu’elle ne pensait pas, elle se sentait encore plus abjecte mais son souhait allait bientôt se réaliser car elle voyait le pistolet de son amoureux se relever peu à peu pour se diriger vers sa poitrine. Elle pensait : « O, mon bel amour, excuse-moi de t’infliger ce supplice. Excuse-moi de te forcer à commettre ce meurtre que tu auras sur la conscience jusqu’à la fin de tes jours. Mais comprends ma détresse. C’est un acte d’amour que tu vas commettre en me tuant. Et peut-être que, le jour où tu trépasseras, tu viendras me rejoindre et nous serons réunis et mes fautes seront lavées. Tue-moi, mon bien-aimé, tue-moi ». Et elle continua à l’insulter en cherchant les mots les plus cruels, en espérant trouver le mot ultime qui allait provoquer l’appui du doigt sur la détente du pistolet. Enfin le doigt pressa la gâchette, le pistolet cracha son feu libérateur et elle mourut.

Mais… était-elle vraiment morte ? Non, car elle entendait. Elle entendait le démon. Pourquoi l’entendait-elle encore ? Elle avait bien réussi le jeu pourtant, elle devrait être débarrassée de lui. Elle devrait être partie quelque part, dans un endroit où elle ne devrait plus entendre ses propos vénéneux, où elle ne devrait plus jamais souffrir.

- Ha ! Ma pauvre fille, je te plains. Tu as perdu au jeu. Mais ce n’est pas vraiment ta faute. Tu as très bien joué ton rôle, tu as su trouver les mots les plus infâmes. Mais, vois-tu, ce n’était pas suffisant. Oh bien sûr, il t’a haïe un peu, mais il t’a tuée surtout par amour. Finalement, tu avais peut-être perdu d’avance, aucun mot n’aurait pu mettre fin à son immense amour pour toi et la haine qui a poussé son doigt sur la détente du pistolet n’était qu’une grande preuve d’amour. N’es-tu pas fière ? Peut-être devrais-tu apprécier d’avoir perdu car peu de femmes sont aimées autant que tu as été aimée par cet homme. Mais n’aie aucun espoir de le retrouver un jour, car il est mort. Vous n’avez pas de chance, tous les deux, n’est-ce pas ? Tu voulais mourir et tu vas vivre, lui voulait vivre et il est mort. Tant pis pour lui et pour toi. Et tant mieux pour tes clients. Tu vas retourner dans ton bordel où je ne manquerai pas de venir te voir de temps en temps pour varier tes plaisirs. Tu continueras à y recevoir tes habitués qui seront très heureux de pouvoir t’y rencontrer éternellement. Eternellement…
 


Le 27 juillet 2004.

Fabrice Guyot.