La bourse du brigand.


 
« Ta bourse est vide ?
J’en suis désolé pour toi »,
Lui dit l’homme en noir.

Haïkaï « La bourse vide ».


Jean s’était assis sur la première marche du perron, face à la grande cour. Il voyait au loin la grande grille fermée protégeant l’entrée du parc. Le ciel était uniformément bleu et le soleil de midi projetait des ombres très noires. Jean était en plein soleil et il avait chaud mais il avait décidé de ne pas bouger, car il ne comprenait plus. Quelque chose avait changé dans cette grande maison où, jadis, le bonheur remplissait de joie son petit cœur de dix ans. Le jardin, les couloirs, les chambres étaient devenus silencieux et tristes. Quand le monde devenait incompréhensible pour lui, il se réfugiait dans ses pensées. Tout était calme autour de lui et il ne pensait à rien de précis en jouant avec les petits cailloux qu’il ramassait pour les rejeter au loin. Il ne savait plus très bien où il était, il errait dans son petit monde intérieur. Le petit caillou blanc a touché un gros caillou blanc, le gros caillou gris a touché un petit caillou blanc.

Vilain petit caillou qui frappe méchamment
Ce beau caillou si doux, ce beau caillou si franc
Qui tremblant et pleurant, appelle sa maman
Et dit en sanglotant : « Pourquoi il est méchant ? ».

Il pousse et saccage, ce caillou si violent.
Il rue et ravage, ce caillou malveillant.
Il est si malfaisant, ce caillou déplaisant,
Que son ami lui dit : « Pourquoi es-tu méchant ? ».

Mais le petit caillou, il n’est pas si méchant.
Il est très malheureux, très triste simplement,
Car il pleure en dedans, il crie en se taisant.
Elle est dans son lit, son lit de mort sa maman. 

Soudain, Jean se sentit violemment secoué et il sortit à moitié de son rêve éveillé.

- Maman !
- Non, ce n’est pas ta maman, elle est au lit. On te cherche partout. Ca fait des heures qu’on t’appelle pour le dîner. Viens tout de suite, sinon ton père sera très mécontent et, en ce moment, il n’a pas besoin de ça pour être de mauvaise humeur.

C’était la gouvernante et il la suivit vers la grande salle à manger sombre et silencieuse où depuis trop longtemps il n’y avait plus ni rire, ni joyeuse bousculade.

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Jean se souvenait que quelques mois plus tôt, tout était bien différent. Il regrettait cette période, heureuse et sans souci, avec sa mère adorée, avec son père taciturne mais tolérant et avec ses nombreux frères et sœurs. Un bienheureux désordre régnait dans la grande maison familiale où il y avait toujours un endroit pour s’égailler et faire des bêtises. Dans le grenier rempli d’objets anciens et insolites, dans la cave où de nombreuses bêtes vivaient leurs vies étranges, dans les pièces sombres et abandonnées pleines de poussière et de toiles d’araignées, dans les dépendances dont les vitres avaient été brisées et où les odeurs du passé se mélangeaient aux fragrances du moisi, dans les vieilles granges encore remplies de paille poussiéreuse et d’anciens outils de ferme inutilisés depuis longtemps et à moitié rouillés. Dans tous ces lieux on trouvait toujours au moins deux enfants, assis par terre et en train de conspirer, de chercher des trésors ou de faire certaines choses très secrètes qu’aucun adulte ne pourrait comprendre. L’animation incessante dans tous les recoins de la maison inquiétait parfois les parents mais au lieu de les irriter, elle les faisait sourire de satisfaction car ils étaient fiers d’être à l’origine de toute cette vie foisonnante.

Au-delà du parc, il y avait un petit bois suffisamment vaste pour que les enfants puissent s’y cacher et échapper ainsi à l’attention de leurs parents. Comme dans tous les bois, celui-ci comportait des dangers que les enfants faisaient semblant d’ignorer, malgré les recommandations qu’on leur avait faites. Les baies sauvages aux couleurs attirantes (« Elles sont parfois empoisonnées et je ne veux pas que vous les mangiez. Elles font mal au ventre et rendent malades »). Les champignons (« Il ne faut surtout pas les manger ni les toucher car ils rendent fou et parfois ils peuvent vous tuer »). Les grandes crevasses si profondes pour des enfants si petits et qu’il fallait contourner (« Faites bien attention aux grands trous, ils sont si profonds que, si vous tombiez dedans, on ne vous retrouverait jamais »). Les grands arbres si agréables à escalader pour se percher sur les plus hautes branches et attendre l’heure du repas (« Soyez prudents quand vous montez aux arbres car certaines branches ne sont pas assez solides pour vous porter et vous pourriez tomber de très haut. Avant de vous y accrocher, vérifiez la solidité de la branche »).

Un endroit était particulièrement intéressant pour les enfants car c’était le seul emplacement où leurs parents leur avaient totalement interdit d’aller. Il s’agissait d’un fossé de deux mètres de profondeur qui paraissait immense aux plus jeunes enfants. Un arbre était tombé en travers et, en s’y agrippant, on pouvait ramper lentement dessus pour se retrouver deux mètres plus bas, sain et sauf. C’était une prouesse que les plus jeunes devaient réaliser pour entrer dans le clan des grands. Quant aux plus grands, ils se forçaient à ne pas utiliser l’arbre et ils se jetaient dans cet énorme vide de deux mètres pour prouver leur courage. A dix ans, Jean avait encore trop peur du fossé. Et malheureusement il n’aura jamais l’occasion de faire le grand saut.

Un matin, les enfants ressentirent instinctivement quelque chose d’inhabituel. Pendant toute la journée, ils ne virent pas leur mère, ce qui ne s’était jamais produit. Mais c’est seulement le lendemain qu’ils comprirent qu’elle était malade, en voyant le médecin entrer dans sa chambre, accompagné de leur père, puis en ressortir, la mine grave et concentrée, en parlant doucement. Plus tard ils apprirent qu’elle ne pouvait plus se lever de son lit. Ils essayèrent en vain de pénétrer dans la chambre de la malade, pour la voir, l’embrasser, lui parler, mais leur père ne voulut pas les laisser faire et il leur demanda de s’en aller jouer ailleurs. Ils obéirent mais les jeux ne les intéressaient plus, l’amour et la douceur de leur mère leur manquaient. Dans les semaines qui suivirent, les enfants devinèrent que leur mère était gravement malade et leurs jeux cessèrent complètement. La tristesse s’était installée dans la grande maison familiale et seule la guérison de leur mère aurait pu y faire revenir l’insouciance et la joie de vivre.

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Un jour, le père rassembla ses enfants pour leur dire enfin la vérité :

- Mes enfants, je pense que vous avez deviné que votre mère est malade. Très malade. Je n’ai pas voulu vous l’annoncer plus tôt car je pensais que sa santé allait s’améliorer et je n’avais pas le courage de vous inquiéter pour rien. Mais maintenant son état est si critique que je ne peux plus vous cacher la gravité de sa maladie. Mes chers enfants, il faudra être courageux, car votre mère va bientôt mourir. Je souhaite que vous la voyiez avant qu’elle ne disparaisse. Je vais vous conduire à elle mais je tiens à vous avertir que vous ne retrouverez pas votre mère telle que vous la connaissiez car la maladie l’a beaucoup changée. Je ne veux pas vous effrayer et si l’un d’entre vous ne souhaite pas la voir, je ne lui en tiendrai pas rigueur.

Dans la chambre de leur mère, ils trouvèrent une vieille femme étendue sur le lit. Ses cheveux gris étaient emmêlés et ternes, ses yeux vitreux et éteints regardaient fixement le plafond comme une morte, mais le tremblement de son corps maigre et décharné et les rares clignements de ses paupières prouvaient qu’elle était toujours vivante. Sa peau était grise et ridée semblable à celle d’un cadavre prêt à être enterré. Ses bras et ses mains étaient squelettiques et ses doigts déformés s’agrippaient nerveusement aux draps comme des serres de rapaces. La maladie avait fait des ravages sur ce corps autrefois si beau. Cette femme ressemblait plus aux sorcières qu’ils voyaient sur les illustrations des livres pour enfants, qu’à leur mère autrefois si belle, si intelligente, si enjouée. Ce n’était plus leur mère, son corps, son visage, son regard étaient trop différents, elle ne parlait plus, elle ne les voyait même plus.

Le lendemain, au déjeuner, le père leur dit :

- Mes enfants, j’ai une triste nouvelle à vous annoncer : votre mère nous a quittés cette nuit. Dieu nous l’a reprise, qu’Il prenne soin de son âme.

Jean avait la vue brouillée, le corps agité de soubresauts. Il partit s’installer sur les marches de la grande maison et il se mit à penser à rien, en jouant avec des petits cailloux. Le monde était redevenu incompréhensible.

O mon petit caillou, tendre petit caillou,
Toi qui es un modeste et fragile caillou,
Comme tu es triste, mon si joli caillou,
Et comme tu pleures, mon si petit caillou.

Tu es très affligé, tu ne tiens plus debout,
Tu es si éploré que tu es à genoux,
Tu es bien malheureux, tu deviens presque fou,
Tu n’as plus de plaisirs, tu n’as que du dégoût.

Mais lève-toi caillou, ne deviens pas si mou.
Redresse-toi caillou, ne t’enduis plus de boue.
Sois un homme, caillou, n’inonde plus tes joues.
Il faut que tu t’ébroues et que tu te secoues.

Jean reçut une gifle douloureuse et il se réveilla lentement, le rêve et la réalité restant mélangés pendant quelques instants.

- Maman !
- Non ce n’est pas ta maman, elle est morte. Si tu ne ranges pas tout de suite ta chambre, je le dirai à ton oncle qui se chargera de te faire entendre raison. Je crois que tu n’apprécies pas beaucoup le fouet et il vient d’en acheter un tout neuf qu’il pourrait bien étrenner sur toi.

Cinq ans s’étaient écoulés et Jean venait d’avoir quinze ans. Il pensait encore à ses années d’enfance et à la mort de sa mère. La joyeuse maison familiale n’existait plus, la grande famille n’existait plus. Son père était devenu alcoolique et avait dilapidé tous ses biens avant de mourir. La maison avait été vendue pour payer les dettes et les nombreux enfants avaient été séparés pour être placés dans des familles différentes. Jean avait été recueilli par une tante, une sœur de son père. Il ne savait pas ce qu’étaient devenus ses frères et sœurs.

Il vivait chez ses tuteurs et il s’ennuyait car leur façon de vivre ne lui convenait pas. Jean voulait vivre libre et il détestait les contraintes inutiles et compliquées. Le désordre lui convenait parfaitement mais sa chambre non rangée et ses affaires traînant n’importe où mettaient sa tante en colère. Ses parents adoptifs l’éduquaient comme ils l’avaient été eux-mêmes : pratique d’une religion stricte, respect d’une morale imbécile et de règles de savoir-vivre obscures. « Jean, prépare-toi pour aller à la messe ». « Jean, range tes affaires ». « Jean, viens dîner, il est l’heure ». « Jean, on ne dit pas des grossièretés pareilles ». « Jean, monte dans ta chambre et fais ta prière avant de te coucher ». « Jean, n’as-tu pas honte de blasphémer ? ». « Jean, dis au revoir à ton cousin ». « Jean, ne fais pas cela. On voit que ta mère t’a mal élevé, tu nous fais honte ». Le pauvre Jean détestait particulièrement ces allusions méchantes à sa mère et à son ancienne vie. Il était bien nourri, bien habillé, pas trop maltraité mais il souhaitait s’enfuir de cette maison où il étouffait comme dans une prison.

Une nuit, quand ses tuteurs furent profondément endormis, il partit et il ne revint jamais. Son but était de vivre sa vie comme il l’entendait, sans personne sur le dos pour le guider vers une voie qui ne lui plaisait pas. Malheureusement il était très jeune et il n’avait pas prévu toutes les difficultés qu’il allait rencontrer. Il n’avait pas appris de métier et il ne connaissait personne pour lui en apprendre un. Les premiers mois après sa fuite, il ne survécut que grâce à la mendicité. Mais il devait souvent se battre pour garder ses petits gains et son corps sale était couvert d’ecchymoses et de croûtes de sang séché.

Un gamin

Sale petit voyou, tu es tombé bien bas.
Après t’être échappé de ta prison, tu as
Cherché le paradis et tu te trouves là,
Dans l’immonde ruisseau et bientôt dans l’au-delà.

Afin de te cacher, tu rampes furtivement,
Tu te dissimules, tu longes les auvents,
Tu es une ombre se faufilant nuitamment,
Courant et se sauvant vite comme le vent.

Tu ne gardes tes gains, indignement gagnés,
Qu’en étant réprouvé, méchamment amoché.
Tu te bats vaillamment, tu es un écorché,
Un sale petit gars déjà défiguré.

Jean fut secoué doucement et il quitta ses tristes pensées sans regret. La réalité n’était guère plus brillante, mais il était jeune et il conservait l’espoir.

- Maman !
- Non ce n’est pas ta maman, je ne suis qu’un passant qui veut t’aider.

C’était un homme habillé en noir qui avait la bonté de lui adresser la parole malgré sa saleté et ses guenilles.

- S’il vous plaît, monsieur, commença Jean, donnez-moi une petite pièce pour manger
- Jeune homme, lui répondit l’homme en noir, que fais-tu là à mendier ? Ne connais-tu aucun métier ?
- Non, monsieur. Je ne sais rien faire et les artisans que j’ai vus ne veulent pas me prendre comme apprenti car ils disent que je suis trop jeune et pas assez fort, même pour les tâches les plus viles.
- Veux-tu que je t’apprenne un beau métier ? lui dit l’homme en noir. Il est un peu risqué mais en général il ne nécessite que peu de force et il t’évitera de traîner dans la rue à la merci des petits truands qui, je le vois aux marques sur ton corps, te font beaucoup souffrir et qui, un jour, t’étriperont. Dans le métier que je veux t’enseigner, il faut surtout de l’agilité, de la rapidité, un peu de hardiesse et d’intelligence. Tu verras, si tu as du talent, tu l’apprendras assez vite et il te permettra de vivre correctement.
- Quel est ce métier, monsieur ? s’enquit Jean.
- Voleur, je t’apprendrai à devenir un bon voleur. Tu sauras quelles bourses il faut voler, les plus pleines et les plus faciles à décrocher. Tu apprendras à éviter celles qui appartiennent à des propriétaires trop possessifs qui deviennent méchants et dangereux quand on la leur subtilise. Je te montrerai ensuite comment étudier les allées et venues dans une maison, pour savoir si on peut y entrer, à quelles heures, quel est le nombre d’occupants, ce qu’on peut voler à l’intérieur, s’il y a des risques, les objets qu’il faut éviter de prendre s’ils sont trop difficiles à revendre. Quand tu seras plus grand et plus fort, tu auras acquis suffisamment de connaissances pour prendre le risque de dévaliser les carrosses. Ce métier t’intéresse ?
- Oui, monsieur, mais il me fait un peu peur. N’irai-je pas en prison si je suis pris en train de voler ?
- Si tu fais ce que je te dis et comme je te le dis, tu n’iras pas en prison. C’est une question de connaissances et je t’apprendrai comment faire pour ne jamais être inquiété.
- Voler les riches ne me dérange pas, continua Jean, mais je ne veux à aucun prix être un meurtrier.
- Là aussi, si tu écoutes ce que je te dis, tu n’auras pas besoin de tuer qui que ce soit. Je t’apprendrai à faire si sournoisement ton travail que tu n’auras pas besoin de menacer ou de tuer tes victimes pour les alléger de leur or.
- Bien, je vais essayer ce métier et je vous remercie d’avoir la bonté de me l’apprendre.
- Alors, allons-y, commençons ton éducation.

Jean apprit à décrocher les bourses avec un geste si sûr que leurs propriétaires ne s’apercevaient que bien plus tard de leurs disparitions. Il apprit à s’enfuir en évitant de se trouver bloqué par la foule. Il apprit à escalader les murs pour atteindre les balcons et entrer silencieusement dans les maisons des riches bourgeois. Il apprit à entrer dans les réserves des commerçants en passant par les arrière-cours et à voler tout ce qui pouvait être revendu, les étoffes, les peaux, la vaisselle, les bijoux. Quelques mois plus tard, alors qu’il avait appris tout ce qu’il fallait savoir sur le métier de voleur, l’homme en noir disparut mystérieusement. Jean était un peu étonné que cet homme lui ait consacré tant de temps pour ne rien lui demander en échange. Il n’avait même pas exigé que son élève partageât ses gains avec lui. Jean n’était guère habitué aux philanthropes mais a priori il en avait rencontré un.

Après quelques années, Jean était devenu grand et fort. Un jour, alors qu’il escaladait un mur pour atteindre un balcon, une pierre céda sous son poids et, comme il n’était plus aussi souple qu’auparavant, il ne réussit pas à se retenir à une autre pierre. Il s’abattit violemment sur les pavés, à moitié assommé. La lourde pierre descellée se détacha du mur et lui tomba sur la tête. Il perdit complètement connaissance et, quand il retrouva ses esprits, il était en prison. L’homme en noir lui avait pourtant dit qu’il n’irait jamais en prison s’il suivait ses conseils. Jean avait-il commis une erreur ?

Ses compagnons de cellule lui parlèrent des condamnations réservées aux voleurs. Allait-il subir cet horrible supplice de la roue ? Il ne comprenait plus pourquoi le monde tournait tout à coup de travers. Il s’assit à terre et il se mit à penser, la tête dans ses deux mains comme pour se protéger du mal.

Sais-tu que ton crâne va être fendillé ?
Sais-tu que tes membres vont être désossés ?
Sais-tu que tes jambes vont être fracturées ?
Sais-tu que tes muscles vont être déchirés !

Réfléchis que tes bras vont être fracassés !
Réfléchis que tes doigts seront déracinés !
Réfléchis que tes chairs seront déchiquetées !
Réfléchis que tes yeux vont être perforés !

Pense que ton long cou sera rompu, cassé !
Pense que ton sang va s’écouler et gicler !
Pense que tes pensées vont fuir et s’échapper !
Pense que la mort va te prendre, t’emporter !

Mais tu seras libre hors de ton ancien corps,
Mais tu seras heureux sans la peur de la mort,
Mais dans l’oubli tu ne chercheras plus le nord,
Mais dans la douce mort tu ne seras que mort.

Jean reçut un violent coup dans le dos et il sortit de son rêve macabre. Mais le cauchemar était encore là autour de lui. Il se trouvait toujours en prison, avec des compagnons de cellule sinistres et dangereux.

- Maman !
- Non ce n’est pas ta maman, qu’elle aille au diable ta maman. Viens tout de suite, on te demande au parloir. Il y a un bonhomme qui semble être intéressé par ton cas, on se demande bien pourquoi. Allez, vite, dépêche-toi !

Le geôlier l’accompagna jusqu’au parloir où l’attendait l’homme en noir.

- Tu as bien grandi depuis notre dernière rencontre, dit l’homme en noir. Je te revois alors que tu te trouves dans une situation bien dramatique. Sais-tu que tu vas être roué ? Veux-tu que je t’explique en quoi consiste ce supplice ?
- Non merci. Mes compagnons de cellule se sont chargés de me le dire.
- Si tu es ici, c’est que tu n’as pas bien suivi mes conseils. La prison, c’est fait pour les imbéciles et je croyais t’avoir mieux instruit. T’aurais-je surestimé ?
- Ce sont des circonstances malheureuses qui m’ont conduit en prison, répondit Jean. Mais c’est vrai que si je n’avais pas été aussi maladroit, je ne serais pas ici. Je le regrette mais maintenant il n’y a plus rien à faire. Je vais être torturé et peut-être mourir.
- Je suis un peu comme ton père puisque je t’ai éduqué. J’ai donc une solution pour te faire sortir de prison et éviter ainsi que tu ne sois torturé. Il faut d’abord que tu saches que j’ai certains pouvoirs qui me permettent de faire beaucoup de choses. Si, jusqu’à maintenant, tu n’as jamais connu la prison, c’est grâce à moi.
- J’ai du mal à vous croire car il y a bien longtemps que je ne vous ai pas vu. Comment auriez-vous pu me protéger à distance ?
- J’ai des pouvoirs très grands et la distance ne les atténue pas. Si tu as pu vivre grassement de tes rapines pendant si longtemps, c’est aussi grâce à moi. Alors, crois-moi, si je te propose de te faire sortir de prison, c’est que j’en ai le pouvoir. Mais il faut que tu acceptes le marché que je vais te proposer.
- Je suis prêt à tout pour m’échapper de cette horrible prison et éviter le supplice qui m’attend.
- Eh bien, voilà ! Dès que tu sortiras de prison, tu vas aller sur un chemin que je t’indiquerai et tu rencontreras un jeune homme qui s’appelle Matthieu. Tu le reconnaîtras facilement car il boitera un peu à cause d’une chaussure trouée. Je t’ai formé au métier de voleur et je veux que tu éduques ce jeune homme comme je l’ai fait pour toi. Pour l’instant c’est un paysan simple et honnête, donc tu devras d’abord le convaincre de devenir un voleur. Alors, sois persuasif ! Ensuite, vous formerez une équipe, vous attaquerez ensemble les carrosses et vous vous partagerez les gains. Si tu acceptes ce marché, tu ne seras plus jamais arrêté et tu vivras très longtemps. Mais il y a deux conditions que tu dois connaître avant d’accepter. Ta bourse ne doit jamais être vide et tu ne dois jamais quitter ton compagnon. Sinon je ne pourrai empêcher qu’il ne t’arrive un grand malheur. Alors ! Acceptes-tu ?
- Je crois que je n’ai pas le choix. Je n’ai pas vraiment envie de mourir. Oui, j’accepte.

Le jour même, il fut relâché sans qu’on lui donnât d’explication, ce qui prouvait la puissance des pouvoirs de l’homme en noir. De peur qu’on ne changeât d’avis sur son compte, il s’éloigna de la prison sans s’attarder et il se rendit sur le lieu où il devait rencontrer le paysan Matthieu qu’il avait pour mission d’éduquer. Il fit sa connaissance et pendant des mois tout se passa bien. Matthieu était intelligent et courageux, et il comprit très vite toutes les subtilités du métier de voleur. Ils cambriolèrent les maisons, dévalisèrent les voitures et leurs bourses étaient toujours bien remplies. Ils ne furent ni arrêtés, ni blessés et ils n’eurent jamais à faire du mal à leurs victimes qui étaient pourtant nombreuses.

Malheureusement, Matthieu tomba amoureux d’une femme très belle rencontrée dans une auberge. Jean savait que cette femme, Anthéa, était inaccessible car elle était en ménage avec un brigand brutal et cruel qui ne la laisserait jamais s’échapper. C’est ce que Jean dit à Matthieu, mais celui-ci ne l’écouta pas. Il n’arrêtait pas de la regarder ce qui rendait la situation dangereuse pour lui mais aussi pour Jean. D’ailleurs Jean était aussi troublé par cette jeune femme. Ce n’était pas la première fois qu’il la rencontrait mais il éprouvait toujours en la voyant un sentiment bizarre qu’il n’avait jamais pu s’expliquer. Il n’en parla pas à Matthieu qui aurait pu supposer que c’était de l’amour et devenir jaloux. Jean fut soulagé quand, quelques semaines plus tard, la jeune femme disparut avec son amant.

A ce moment, la situation était devenue critique pour Jean car sa bourse était vide. Matthieu avait été tellement absorbé par son amour pour la belle Anthéa qu’il avait refusé de participer à des larcins au cours de cette période qui avait semblé interminable à Jean. Or l’homme en noir lui avait dit que sa protection ne durerait que tant que sa bourse serait pleine. Chaque jour Jean voyait sa bourse se vider de son contenu et il ne pouvait rien faire pour la remplir. Le jour du départ de la jeune femme, il avait donné sa dernière pièce pour payer les frais de l’auberge où il logeait avec Matthieu. Heureusement, ce jour-là, Jean réussit à convaincre son compagnon de se remettre au travail, mais il n’était pas sûr que ce ne soit pas déjà trop tard.

Ils se mirent en embuscade sur une route très fréquentée. Un riche carrosse arriva et Jean l’arrêta, sans précaution. Il savait qu’il avait tort de faire ainsi. Il voyait que le carrosse était bien protégé par des domestiques armés et il aurait dû, avec son compagnon, se cacher dans les fourrés pour attendre le passage d’une autre voiture qu’ils pourraient plus facilement dévaliser. Mais il était pressé car sa bourse vide laissait planer sur lui une menace. Il fallait absolument qu’il remplisse cette bourse aujourd’hui car demain il serait peut-être mort.

Jean eut seulement le temps de percevoir un mouvement, d’entendre plusieurs coups de feu et de comprendre qu’il était en train de mourir. Avant que sa conscience n’ait disparu complètement, il entendit le rire et les propos diaboliques de l’homme en noir.

- Mon pauvre Jean. Comme je suis triste. Ou du moins je devrais être triste car je t’ai connu bien jeune et je t’ai tout appris, tout ce qu’il fallait savoir pour que tu deviennes un homme. Comme je te l’ai déjà dit, tu étais presque mon enfant. Je devrais te pleurer, m’arracher les cheveux de douleur, hurler mon chagrin à la face du monde. Mais non, je suis heureux. Après tout, c’est ta faute. Je te l’avais dit de ne jamais laisser ta bourse se vider mais tu as fait comme si j’étais ton père, tu as écouté respectueusement mes conseils pour t’empresser ensuite de ne pas en tenir compte. Que me dis-tu ? Tu veux savoir si c’est bien ta faute ? Tu as raison, tu n’es peut-être pas le seul responsable de ton infortune. Je dois t’avouer que je t’ai mis quelques bâtons dans les roues, je t’ai fait quelques croche-pieds, mais notre marché ne me l’interdisait pas. Bon, je vais te laisser maintenant car j’ai d’autres activités passionnantes et comme ta mort ne m’attriste pas du tout, je vais pouvoir m’occuper, sans arrière-pensées, d’autres choses. Adieu, mon enfant.

 Jean eut encore un éclair de pensée dans un lointain recoin de son cerveau.

Pour éclore dans la flore de l’aurore,
Il pleure et meurs dans le malheur et la douleur.
Son sort, dès lors, est la mort qui le dévore
Mais son cœur qui se meurt voit la lueur du bonheur.



Puis Jean mourut.



Le 29 juillet 2004.

Fabrice Guyot.