« Ta
bourse est vide ?
J’en suis désolé pour toi »,
Lui dit l’homme en noir.
Haïkaï « La bourse vide ».
Jean s’était assis sur la première marche du perron, face
à la grande cour. Il voyait au loin la grande grille
fermée protégeant l’entrée du parc. Le ciel
était uniformément bleu et le soleil de midi projetait
des ombres très noires. Jean était en plein soleil et il
avait chaud mais il avait décidé de ne pas bouger, car il
ne comprenait plus. Quelque chose avait changé dans cette grande
maison où, jadis, le bonheur remplissait de joie son petit cœur
de dix ans. Le jardin, les couloirs, les chambres étaient
devenus silencieux et tristes. Quand le monde devenait
incompréhensible pour lui, il se réfugiait dans ses
pensées. Tout était calme autour de lui et il ne pensait
à rien de précis en jouant avec les petits cailloux qu’il
ramassait pour les rejeter au loin. Il ne savait plus très bien
où il était, il errait dans son petit monde
intérieur. Le petit caillou blanc a touché un gros
caillou blanc, le gros caillou gris a touché un petit caillou
blanc.
Vilain
petit caillou qui frappe méchamment
Ce beau caillou si doux, ce beau
caillou si franc
Qui tremblant et pleurant, appelle
sa maman
Et dit en sanglotant :
« Pourquoi il est méchant ? ».
Il pousse et saccage, ce caillou si
violent.
Il rue et ravage, ce caillou
malveillant.
Il est si malfaisant, ce caillou
déplaisant,
Que son ami lui dit :
« Pourquoi es-tu méchant ? ».
Mais le petit caillou, il n’est pas
si méchant.
Il est très malheureux,
très triste simplement,
Car il pleure en dedans, il crie en
se taisant.
Elle est dans son lit, son lit de
mort sa maman.
Soudain, Jean se sentit violemment secoué et il sortit à
moitié de son rêve éveillé.
- Maman !
- Non, ce n’est pas ta maman, elle est au lit. On te cherche partout.
Ca fait des heures qu’on t’appelle pour le dîner. Viens tout de
suite, sinon ton père sera très mécontent et, en
ce moment, il n’a pas besoin de ça pour être de mauvaise
humeur.
C’était la gouvernante et il la suivit vers la grande salle
à manger sombre et silencieuse où depuis trop longtemps
il n’y avait plus ni rire, ni joyeuse bousculade.
-----------------------
Jean se souvenait que quelques mois plus tôt, tout était
bien différent. Il regrettait cette période, heureuse et
sans souci, avec sa mère adorée, avec son père
taciturne mais tolérant et avec ses nombreux frères et
sœurs. Un bienheureux désordre régnait dans la grande
maison familiale où il y avait toujours un endroit pour
s’égailler et faire des bêtises. Dans le grenier rempli
d’objets anciens et insolites, dans la cave où de nombreuses
bêtes vivaient leurs vies étranges, dans les pièces
sombres et abandonnées pleines de poussière et de toiles
d’araignées, dans les dépendances dont les vitres avaient
été brisées et où les odeurs du
passé se mélangeaient aux fragrances du moisi, dans les
vieilles granges encore remplies de paille poussiéreuse et
d’anciens outils de ferme inutilisés depuis longtemps et
à moitié rouillés. Dans tous ces lieux on trouvait
toujours au moins deux enfants, assis par terre et en train de
conspirer, de chercher des trésors ou de faire certaines choses
très secrètes qu’aucun adulte ne pourrait comprendre.
L’animation incessante dans tous les recoins de la maison
inquiétait parfois les parents mais au lieu de les irriter, elle
les faisait sourire de satisfaction car ils étaient fiers
d’être à l’origine de toute cette vie foisonnante.
Au-delà du parc, il y avait un petit bois suffisamment vaste
pour que les enfants puissent s’y cacher et échapper ainsi
à l’attention de leurs parents. Comme dans tous les bois,
celui-ci comportait des dangers que les enfants faisaient semblant
d’ignorer, malgré les recommandations qu’on leur avait faites.
Les baies sauvages aux couleurs attirantes (« Elles sont
parfois empoisonnées et je ne veux pas que vous les mangiez.
Elles font mal au ventre et rendent malades »). Les
champignons (« Il ne faut surtout pas les manger ni les
toucher car ils rendent fou et parfois ils peuvent vous
tuer »). Les grandes crevasses si profondes pour des enfants
si petits et qu’il fallait contourner (« Faites bien
attention aux grands trous, ils sont si profonds que, si vous tombiez
dedans, on ne vous retrouverait jamais »). Les grands arbres
si agréables à escalader pour se percher sur les plus
hautes branches et attendre l’heure du repas (« Soyez
prudents quand vous montez aux arbres car certaines branches ne sont
pas assez solides pour vous porter et vous pourriez tomber de
très haut. Avant de vous y accrocher, vérifiez la
solidité de la branche »).
Un endroit était particulièrement intéressant pour
les enfants car c’était le seul emplacement où leurs
parents leur avaient totalement interdit d’aller. Il s’agissait d’un
fossé de deux mètres de profondeur qui paraissait immense
aux plus jeunes enfants. Un arbre était tombé en travers
et, en s’y agrippant, on pouvait ramper lentement dessus pour se
retrouver deux mètres plus bas, sain et sauf. C’était une
prouesse que les plus jeunes devaient réaliser pour entrer dans
le clan des grands. Quant aux plus grands, ils se forçaient
à ne pas utiliser l’arbre et ils se jetaient dans cet
énorme vide de deux mètres pour prouver leur courage. A
dix ans, Jean avait encore trop peur du fossé. Et
malheureusement il n’aura jamais l’occasion de faire le grand saut.
Un matin, les enfants ressentirent instinctivement quelque chose
d’inhabituel. Pendant toute la journée, ils ne virent pas leur
mère, ce qui ne s’était jamais produit. Mais c’est
seulement le lendemain qu’ils comprirent qu’elle était malade,
en voyant le médecin entrer dans sa chambre, accompagné
de leur père, puis en ressortir, la mine grave et
concentrée, en parlant doucement. Plus tard ils apprirent
qu’elle ne pouvait plus se lever de son lit. Ils essayèrent en
vain de pénétrer dans la chambre de la malade, pour la
voir, l’embrasser, lui parler, mais leur père ne voulut pas les
laisser faire et il leur demanda de s’en aller jouer ailleurs. Ils
obéirent mais les jeux ne les intéressaient plus, l’amour
et la douceur de leur mère leur manquaient. Dans les semaines
qui suivirent, les enfants devinèrent que leur mère
était gravement malade et leurs jeux cessèrent
complètement. La tristesse s’était installée dans
la grande maison familiale et seule la guérison de leur
mère aurait pu y faire revenir l’insouciance et la joie de vivre.
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Un jour, le père rassembla ses enfants pour leur dire enfin la
vérité :
- Mes enfants, je pense que vous avez deviné que votre
mère est malade. Très malade. Je n’ai pas voulu vous
l’annoncer plus tôt car je pensais que sa santé allait
s’améliorer et je n’avais pas le courage de vous
inquiéter pour rien. Mais maintenant son état est si
critique que je ne peux plus vous cacher la gravité de sa
maladie. Mes chers enfants, il faudra être courageux, car votre
mère va bientôt mourir. Je souhaite que vous la voyiez
avant qu’elle ne disparaisse. Je vais vous conduire à elle mais
je tiens à vous avertir que vous ne retrouverez pas votre
mère telle que vous la connaissiez car la maladie l’a beaucoup
changée. Je ne veux pas vous effrayer et si l’un d’entre vous ne
souhaite pas la voir, je ne lui en tiendrai pas rigueur.
Dans la chambre de leur mère, ils trouvèrent une vieille
femme étendue sur le lit. Ses cheveux gris étaient
emmêlés et ternes, ses yeux vitreux et éteints
regardaient fixement le plafond comme une morte, mais le tremblement de
son corps maigre et décharné et les rares clignements de
ses paupières prouvaient qu’elle était toujours vivante.
Sa peau était grise et ridée semblable à celle
d’un cadavre prêt à être enterré. Ses bras et
ses mains étaient squelettiques et ses doigts
déformés s’agrippaient nerveusement aux draps comme des
serres de rapaces. La maladie avait fait des ravages sur ce corps
autrefois si beau. Cette femme ressemblait plus aux sorcières
qu’ils voyaient sur les illustrations des livres pour enfants,
qu’à leur mère autrefois si belle, si intelligente, si
enjouée. Ce n’était plus leur mère, son corps, son
visage, son regard étaient trop différents, elle ne
parlait plus, elle ne les voyait même plus.
Le lendemain, au déjeuner, le père leur dit :
- Mes enfants, j’ai une triste nouvelle à vous annoncer :
votre mère nous a quittés cette nuit. Dieu nous l’a
reprise, qu’Il prenne soin de son âme.
Jean avait la vue brouillée, le corps agité de
soubresauts. Il partit s’installer sur les marches de la grande maison
et il se mit à penser à rien, en jouant avec des petits
cailloux. Le monde était redevenu incompréhensible.
O
mon petit caillou, tendre petit caillou,
Toi qui es un modeste et fragile
caillou,
Comme tu es triste, mon si joli
caillou,
Et comme tu pleures, mon si petit
caillou.
Tu es très affligé,
tu ne tiens plus debout,
Tu es si éploré que
tu es à genoux,
Tu es bien malheureux, tu deviens
presque fou,
Tu n’as plus de plaisirs, tu n’as
que du dégoût.
Mais lève-toi caillou, ne
deviens pas si mou.
Redresse-toi caillou, ne t’enduis
plus de boue.
Sois un homme, caillou, n’inonde
plus tes joues.
Il faut que tu t’ébroues et
que tu te secoues.
Jean reçut une gifle douloureuse et il se réveilla
lentement, le rêve et la réalité restant
mélangés pendant quelques instants.
- Maman !
- Non ce n’est pas ta maman, elle est morte. Si tu ne ranges pas tout
de suite ta chambre, je le dirai à ton oncle qui se chargera de
te faire entendre raison. Je crois que tu n’apprécies pas
beaucoup le fouet et il vient d’en acheter un tout neuf qu’il pourrait
bien étrenner sur toi.
Cinq ans s’étaient écoulés et Jean venait d’avoir
quinze ans. Il pensait encore à ses années d’enfance et
à la mort de sa mère. La joyeuse maison familiale
n’existait plus, la grande famille n’existait plus. Son père
était devenu alcoolique et avait dilapidé tous ses biens
avant de mourir. La maison avait été vendue pour payer
les dettes et les nombreux enfants avaient été
séparés pour être placés dans des familles
différentes. Jean avait été recueilli par une
tante, une sœur de son père. Il ne savait pas ce
qu’étaient devenus ses frères et sœurs.
Il vivait chez ses tuteurs et il s’ennuyait car leur façon de
vivre ne lui convenait pas. Jean voulait vivre libre et il
détestait les contraintes inutiles et compliquées. Le
désordre lui convenait parfaitement mais sa chambre non
rangée et ses affaires traînant n’importe où
mettaient sa tante en colère. Ses parents adoptifs
l’éduquaient comme ils l’avaient été
eux-mêmes : pratique d’une religion stricte, respect d’une
morale imbécile et de règles de savoir-vivre obscures.
« Jean, prépare-toi pour aller à la
messe ». « Jean, range tes affaires ».
« Jean, viens dîner, il est l’heure ».
« Jean, on ne dit pas des grossièretés
pareilles ». « Jean, monte dans ta chambre et
fais ta prière avant de te
coucher ». « Jean, n’as-tu pas honte de
blasphémer ? ». « Jean, dis au revoir
à ton cousin ». « Jean, ne fais pas cela.
On voit que ta mère t’a mal élevé, tu nous fais
honte ». Le pauvre Jean détestait
particulièrement ces allusions méchantes à sa
mère et à son ancienne vie. Il était bien nourri,
bien habillé, pas trop maltraité mais il souhaitait
s’enfuir de cette maison où il étouffait comme dans une
prison.
Une nuit, quand ses tuteurs furent profondément endormis, il
partit et il ne revint jamais. Son but était de vivre sa vie
comme il l’entendait, sans personne sur le dos pour le guider vers une
voie qui ne lui plaisait pas. Malheureusement il était
très jeune et il n’avait pas prévu toutes les
difficultés qu’il allait rencontrer. Il n’avait pas appris de
métier et il ne connaissait personne pour lui en apprendre un.
Les premiers mois après sa fuite, il ne survécut que
grâce à la mendicité. Mais il devait souvent se
battre pour garder ses petits gains et son corps sale était
couvert d’ecchymoses et de croûtes de sang séché.
Sale
petit voyou, tu es tombé bien bas.
Après t’être
échappé de ta prison, tu as
Cherché le paradis et tu te
trouves là,
Dans l’immonde ruisseau et
bientôt dans l’au-delà.
Afin de te cacher, tu rampes
furtivement,
Tu te dissimules, tu longes les
auvents,
Tu es une ombre se faufilant
nuitamment,
Courant et se sauvant vite comme le
vent.
Tu ne gardes tes gains, indignement
gagnés,
Qu’en étant
réprouvé, méchamment amoché.
Tu te bats vaillamment, tu es un
écorché,
Un sale petit gars
déjà défiguré.
Jean fut secoué doucement et il quitta ses tristes
pensées sans regret. La réalité n’était
guère plus brillante, mais il était jeune et il
conservait l’espoir.
- Maman !
- Non ce n’est pas ta maman, je ne suis qu’un passant qui veut t’aider.
C’était un homme habillé en noir qui avait la
bonté de lui adresser la parole malgré sa saleté
et ses guenilles.
- S’il vous plaît, monsieur, commença Jean, donnez-moi une
petite pièce pour manger
- Jeune homme, lui répondit l’homme en noir, que fais-tu
là à mendier ? Ne connais-tu aucun
métier ?
- Non, monsieur. Je ne sais rien faire et les artisans que j’ai vus ne
veulent pas me prendre comme apprenti car ils disent que je suis trop
jeune et pas assez fort, même pour les tâches les plus
viles.
- Veux-tu que je t’apprenne un beau métier ? lui dit
l’homme en noir. Il est un peu risqué mais en
général il ne nécessite que peu de force et il
t’évitera de traîner dans la rue à la merci des
petits truands qui, je le vois aux marques sur ton corps, te font
beaucoup souffrir et qui, un jour, t’étriperont. Dans le
métier que je veux t’enseigner, il faut surtout de
l’agilité, de la rapidité, un peu de hardiesse et
d’intelligence. Tu verras, si tu as du talent, tu l’apprendras assez
vite et il te permettra de vivre correctement.
- Quel est ce métier, monsieur ? s’enquit Jean.
- Voleur, je t’apprendrai à devenir un bon voleur. Tu sauras
quelles bourses il faut voler, les plus pleines et les plus faciles
à décrocher. Tu apprendras à éviter celles
qui appartiennent à des propriétaires trop possessifs qui
deviennent méchants et dangereux quand on la leur subtilise. Je
te montrerai ensuite comment étudier les allées et venues
dans une maison, pour savoir si on peut y entrer, à quelles
heures, quel est le nombre d’occupants, ce qu’on peut voler à
l’intérieur, s’il y a des risques, les objets qu’il faut
éviter de prendre s’ils sont trop difficiles à revendre.
Quand tu seras plus grand et plus fort, tu auras acquis suffisamment de
connaissances pour prendre le risque de dévaliser les carrosses.
Ce métier t’intéresse ?
- Oui, monsieur, mais il me fait un peu peur. N’irai-je pas en prison
si je suis pris en train de voler ?
- Si tu fais ce que je te dis et comme je te le dis, tu n’iras pas en
prison. C’est une question de connaissances et je t’apprendrai comment
faire pour ne jamais être inquiété.
- Voler les riches ne me dérange pas, continua Jean, mais je ne
veux à aucun prix être un meurtrier.
- Là aussi, si tu écoutes ce que je te dis, tu n’auras
pas besoin de tuer qui que ce soit. Je t’apprendrai à faire si
sournoisement ton travail que tu n’auras pas besoin de menacer ou de
tuer tes victimes pour les alléger de leur or.
- Bien, je vais essayer ce métier et je vous remercie d’avoir la
bonté de me l’apprendre.
- Alors, allons-y, commençons ton éducation.
Jean apprit à décrocher les bourses avec un geste si
sûr que leurs propriétaires ne s’apercevaient que bien
plus tard de leurs disparitions. Il apprit à s’enfuir en
évitant de se trouver bloqué par la foule. Il apprit
à escalader les murs pour atteindre les balcons et entrer
silencieusement dans les maisons des riches bourgeois. Il apprit
à entrer dans les réserves des commerçants en
passant par les arrière-cours et à voler tout ce qui
pouvait être revendu, les étoffes, les peaux, la
vaisselle, les bijoux. Quelques mois plus tard, alors qu’il avait
appris tout ce qu’il fallait savoir sur le métier de voleur,
l’homme en noir disparut mystérieusement. Jean était un
peu étonné que cet homme lui ait consacré tant de
temps pour ne rien lui demander en échange. Il n’avait
même pas exigé que son élève partageât
ses gains avec lui. Jean n’était guère habitué aux
philanthropes mais a priori il en avait rencontré un.
Après quelques années, Jean était devenu grand et
fort. Un jour, alors qu’il escaladait un mur pour atteindre un balcon,
une pierre céda sous son poids et, comme il n’était plus
aussi souple qu’auparavant, il ne réussit pas à se
retenir à une autre pierre. Il s’abattit violemment sur les
pavés, à moitié assommé. La lourde pierre
descellée se détacha du mur et lui tomba sur la
tête. Il perdit complètement connaissance et, quand
il retrouva ses esprits, il était en prison. L’homme en
noir lui avait pourtant dit qu’il n’irait jamais en prison s’il suivait
ses conseils. Jean avait-il commis une erreur ?
Ses compagnons de cellule lui parlèrent des condamnations
réservées aux voleurs. Allait-il subir cet horrible
supplice de la roue ? Il ne comprenait plus pourquoi le monde
tournait tout à coup de travers. Il s’assit à terre et il
se mit à penser, la tête dans ses deux mains comme pour se
protéger du mal.
Sais-tu
que ton crâne va être fendillé ?
Sais-tu que tes membres vont
être désossés ?
Sais-tu que tes jambes vont
être fracturées ?
Sais-tu que tes muscles vont
être déchirés !
Réfléchis que tes
bras vont être fracassés !
Réfléchis que tes
doigts seront déracinés !
Réfléchis que tes
chairs seront déchiquetées !
Réfléchis que tes
yeux vont être perforés !
Pense que ton long cou sera rompu,
cassé !
Pense que ton sang va
s’écouler et gicler !
Pense que tes pensées vont
fuir et s’échapper !
Pense que la mort va te prendre,
t’emporter !
Mais tu seras libre hors de ton
ancien corps,
Mais tu seras heureux sans la peur
de la mort,
Mais dans l’oubli tu ne chercheras
plus le nord,
Mais dans la douce mort tu ne seras
que mort.
Jean reçut un violent coup dans le dos et il sortit de son
rêve macabre. Mais le cauchemar était encore là
autour de lui. Il se trouvait toujours en prison, avec des compagnons
de cellule sinistres et dangereux.
- Maman !
- Non ce n’est pas ta maman, qu’elle aille au diable ta maman. Viens
tout de suite, on te demande au parloir. Il y a un bonhomme qui semble
être intéressé par ton cas, on se demande bien
pourquoi. Allez, vite, dépêche-toi !
Le geôlier l’accompagna jusqu’au parloir où l’attendait
l’homme en noir.
- Tu as bien grandi depuis notre dernière rencontre, dit l’homme
en noir. Je te revois alors que tu te trouves dans une situation bien
dramatique. Sais-tu que tu vas être roué ? Veux-tu
que je t’explique en quoi consiste ce supplice ?
- Non merci. Mes compagnons de cellule se sont chargés de me le
dire.
- Si tu es ici, c’est que tu n’as pas bien suivi mes conseils. La
prison, c’est fait pour les imbéciles et je croyais t’avoir
mieux instruit. T’aurais-je surestimé ?
- Ce sont des circonstances malheureuses qui m’ont conduit en prison,
répondit Jean. Mais c’est vrai que si je n’avais pas
été aussi maladroit, je ne serais pas ici. Je le regrette
mais maintenant il n’y a plus rien à faire. Je vais être
torturé et peut-être mourir.
- Je suis un peu comme ton père puisque je t’ai
éduqué. J’ai donc une solution pour te faire sortir de
prison et éviter ainsi que tu ne sois torturé. Il faut
d’abord que tu saches que j’ai certains pouvoirs qui me permettent de
faire beaucoup de choses. Si, jusqu’à maintenant, tu n’as jamais
connu la prison, c’est grâce à moi.
- J’ai du mal à vous croire car il y a bien longtemps que je ne
vous ai pas vu. Comment auriez-vous pu me protéger à
distance ?
- J’ai des pouvoirs très grands et la distance ne les
atténue pas. Si tu as pu vivre grassement de tes rapines pendant
si longtemps, c’est aussi grâce à moi. Alors, crois-moi,
si je te propose de te faire sortir de prison, c’est que j’en ai le
pouvoir. Mais il faut que tu acceptes le marché que je vais te
proposer.
- Je suis prêt à tout pour m’échapper de cette
horrible prison et éviter le supplice qui m’attend.
- Eh bien, voilà ! Dès que tu sortiras de prison, tu
vas aller sur un chemin que je t’indiquerai et tu rencontreras un jeune
homme qui s’appelle Matthieu. Tu le reconnaîtras facilement car
il boitera un peu à cause d’une chaussure trouée. Je t’ai
formé au métier de voleur et je veux que tu
éduques ce jeune homme comme je l’ai fait pour toi. Pour
l’instant c’est un paysan simple et honnête, donc tu devras
d’abord le convaincre de devenir un voleur. Alors, sois
persuasif ! Ensuite, vous formerez une équipe, vous
attaquerez ensemble les carrosses et vous vous partagerez les gains. Si
tu acceptes ce marché, tu ne seras plus jamais
arrêté et tu vivras très longtemps. Mais il y a
deux conditions que tu dois connaître avant d’accepter. Ta bourse
ne doit jamais être vide et tu ne dois jamais quitter ton
compagnon. Sinon je ne pourrai empêcher qu’il ne t’arrive un
grand malheur. Alors ! Acceptes-tu ?
- Je crois que je n’ai pas le choix. Je n’ai pas vraiment envie de
mourir. Oui, j’accepte.
Le jour même, il fut relâché sans qu’on lui
donnât d’explication, ce qui prouvait la puissance des pouvoirs
de l’homme en noir. De peur qu’on ne changeât d’avis sur son
compte, il s’éloigna de la prison sans s’attarder et il se
rendit sur le lieu où il devait rencontrer le paysan Matthieu
qu’il avait pour mission d’éduquer. Il fit sa connaissance et
pendant des mois tout se passa bien. Matthieu était intelligent
et courageux, et il comprit très vite toutes les
subtilités du métier de voleur. Ils cambriolèrent
les maisons, dévalisèrent les voitures et leurs bourses
étaient toujours bien remplies. Ils ne furent ni
arrêtés, ni blessés et ils n’eurent jamais à
faire du mal à leurs victimes qui étaient pourtant
nombreuses.
Malheureusement, Matthieu tomba amoureux d’une femme très belle
rencontrée dans une auberge. Jean savait que cette femme,
Anthéa, était inaccessible car elle était en
ménage avec un brigand brutal et cruel qui ne la laisserait
jamais s’échapper. C’est ce que Jean dit à Matthieu, mais
celui-ci ne l’écouta pas. Il n’arrêtait pas de la regarder
ce qui rendait la situation dangereuse pour lui mais aussi pour Jean.
D’ailleurs Jean était aussi troublé par cette jeune
femme. Ce n’était pas la première fois qu’il la
rencontrait mais il éprouvait toujours en la voyant un sentiment
bizarre qu’il n’avait jamais pu s’expliquer. Il n’en parla pas à
Matthieu qui aurait pu supposer que c’était de l’amour et
devenir jaloux. Jean fut soulagé quand, quelques semaines plus
tard, la jeune femme disparut avec son amant.
A ce moment, la situation était devenue critique pour Jean car
sa bourse était vide. Matthieu avait été tellement
absorbé par son amour pour la belle Anthéa qu’il avait
refusé de participer à des larcins au cours de cette
période qui avait semblé interminable à Jean. Or
l’homme en noir lui avait dit que sa protection ne durerait que tant
que sa bourse serait pleine. Chaque jour Jean voyait sa bourse se vider
de son contenu et il ne pouvait rien faire pour la remplir. Le jour du
départ de la jeune femme, il avait donné sa
dernière pièce pour payer les frais de l’auberge
où il logeait avec Matthieu. Heureusement, ce jour-là,
Jean réussit à convaincre son compagnon de se remettre au
travail, mais il n’était pas sûr que ce ne soit pas
déjà trop tard.
Ils se mirent en embuscade sur une route très
fréquentée. Un riche carrosse arriva et Jean
l’arrêta, sans précaution. Il savait qu’il avait tort de
faire ainsi. Il voyait que le carrosse était bien
protégé par des domestiques armés et il aurait
dû, avec son compagnon, se cacher dans les fourrés pour
attendre le passage d’une autre voiture qu’ils pourraient plus
facilement dévaliser. Mais il était pressé car sa
bourse vide laissait planer sur lui une menace. Il fallait absolument
qu’il remplisse cette bourse aujourd’hui car demain il serait
peut-être mort.
Jean eut seulement le temps de percevoir un mouvement, d’entendre
plusieurs coups de feu et de comprendre qu’il était en train de
mourir. Avant que sa conscience n’ait disparu complètement, il
entendit le rire et les propos diaboliques de l’homme en noir.
- Mon pauvre Jean. Comme je suis triste. Ou du moins je devrais
être triste car je t’ai connu bien jeune et je t’ai tout appris,
tout ce qu’il fallait savoir pour que tu deviennes un homme. Comme je
te l’ai déjà dit, tu étais presque mon enfant. Je
devrais te pleurer, m’arracher les cheveux de douleur, hurler mon
chagrin à la face du monde. Mais non, je suis heureux.
Après tout, c’est ta faute. Je te l’avais dit de ne jamais
laisser ta bourse se vider mais tu as fait comme si j’étais ton
père, tu as écouté respectueusement mes conseils
pour t’empresser ensuite de ne pas en tenir compte. Que me
dis-tu ? Tu veux savoir si c’est bien ta faute ? Tu as
raison, tu n’es peut-être pas le seul responsable de ton
infortune. Je dois t’avouer que je t’ai mis quelques bâtons dans
les roues, je t’ai fait quelques croche-pieds, mais notre marché
ne me l’interdisait pas. Bon, je vais te laisser maintenant car j’ai
d’autres activités passionnantes et comme ta mort ne m’attriste
pas du tout, je vais pouvoir m’occuper, sans
arrière-pensées, d’autres choses. Adieu, mon enfant.
Jean eut encore un éclair de pensée dans un
lointain recoin de son cerveau.
Pour
éclore dans la flore de l’aurore,
Il pleure et meurs dans le malheur et la douleur.
Son sort, dès lors, est la mort qui le dévore
Mais son cœur qui se meurt voit la lueur du bonheur.
…
Puis Jean mourut.