Le propriétaire de
la chemise
Mes chers amis, je vous ai réunis
ce soir parce que j'ai besoin de votre aide. Je suis face à un
problème que je
ne pourrai jamais résoudre seul et j'espère que vous
m'apporterez les conseils
et le soutien qui me sont indispensables. Vous êtes impatient, je
pense, de
connaître les circonstances qui m'ont poussé à
faire appel à votre amitié et à
votre érudition. Donc, sans détour, je vais vous exposer
la raison de votre
présence ici ce soir.
Il y a quelques semaines, trois
semaines et deux jours pour être précis, j'ai
découvert sur l'une de mes chemises
une tache. Elle n’est guère remarquable, elle est assez grande
mais grisâtre et
légèrement estompée ce qui la rend quasiment
invisible. D'ailleurs, je pense
qu'elle était là depuis longtemps quand je l’ai vue pour
la première fois mais,
tant que j’ignorais sa présence, je ne m'en inquiétais
pas. Or, et c'est pareil
pour tous les défauts, qu'ils soient mineurs ou essentiels,
dès qu'on les voit,
on finit par ne plus voir qu'eux. Et effectivement, maintenant je ne
peux pas mettre
une chemise, même une chemise immaculée, sans penser
à la tache qui souille
l'autre chemise. Quand j'ai essayé de faire disparaître
cette tache, dans un
premier temps avec des détergents classiques, puis avec des
détachants plus
puissants et habituellement très efficaces, puis avec tous les
produits que
j'ai pu trouver, je n'y suis pas parvenu, comme si elle avait
été faite avec
une substance indélébile.
C'est difficile de vous décrire
cette tache, alors je préfère vous montrer la chemise. La
voilà. Vous pouvez
voir ici, sur le dos, la tache. N'hésitez pas à la
toucher, vous pouvez même la
renifler quoique, après l'utilisation des détergents,
vous n’ayez aucune chance
de déceler l'odeur d'origine. Si je vous ai amené cette
chemise, ce n'est pas
seulement pour m'éviter une description fastidieuse et
incomplète, mais c'est
également pour être sûr que, en voyant cette tache
avec vos yeux, vous ne
puissiez me dire qu'elle n'existe pas, qu'elle n'a jamais
existé, et qu'elle n’est
que le résultat d’une phobie ou d’une crise
maniaco-dépressive. Cette tache est,
comme vous le constatez, fort déplaisante, et vous admettrez
qu’une chemise dans
un tel état n’est plus mettable. Elle est tout juste bonne
à jeter ou, à la
rigueur, à servir de serpillière. Mais, et c'est
là tout mon problème, je ne
peux pas me débarrasser de cette chemise. Je ne peux absolument
pas. Pourquoi ?
La raison va vous surprendre peut-être, mais cette tache
m'intrigue tellement
que, tant que je n'aurai pas une explication satisfaisante concernant
sa présence
ici, je ne pourrai pas me séparer de la chemise.
Vous allez me demander pourquoi
je me préoccupe tant de cette tache ? C'est vrai que cela peut
paraître
ridicule mais, voyez-vous, ce n'est pas seulement le fait que la
chemise soit
souillée qui me trouble - ce n'est pas la première fois
qu'un de mes vêtements
est taché et je n'hésite pas en général
à liquider le problème en bazardant
tout à la poubelle. En fait, je dois reconnaître, et j'en
ai honte, que cette
tache ne se contente pas de m'intriguer, elle me traumatise. Pourquoi ?
Hé
bien, elle semble me dire quelque chose, quelque chose que je devrais
comprendre, mais je ne sais pas quoi. Je suis sûr que cette tache
n’est pas
aussi anodine qu'on pourrait le penser, je suis même certain
qu'elle a un sens
pour moi - en tout cas je ne peux pas m'empêcher de le penser -
mais
malheureusement je ne parviens pas à saisir ce sens. C'est un
peu comme quand on a un mot ou un nom sur le
bout de la langue, prêt à être prononcé, mais
qu'on en est incapable, quels que
soient les efforts qu'on fasse ; et il faut en général
attendre des heures et
parfois des jours pour que ce quelque chose daigne nous revenir en
mémoire,
alors qu'il est bien sûr beaucoup trop tard.
J’ai pensé au début que ce
n'était qu'un de ces petits trous de mémoire,
fréquents quand on est stressé.
J'ai donc attendu un peu, les jours se sont écoulés, et
j'ai commencé à
paniquer car il m'était impossible de me rappeler ce que cette
tache semblait m'évoquer.
Et pourtant, je savais que c'était là, dans ma
tête, j’étais certain qu'un jour
ça allait sortir et qu'alors je me dirai « mais oui,
mais c'est bien
sûr ». Mais malheureusement, malgré ma
patience, je m'impatientais car je
ne voyais rien venir. J'ai déposé la chemise
tachée bien en évidence dans mon
appartement, accrochée sur le mur au-dessus de la
télévision, comme un tableau,
et ainsi, l'ayant sous les yeux tous les jours, pendant des heures et
des
heures, j'espérais que le souvenir égaré me
reviendrait plus facilement. Mais
rien...
Ensuite, comme je pensais que
j'étais trop fatigué, trop surmené, que je
commençais à perdre la boule à cause
de ce problème apparemment insoluble, j'ai décidé
de cacher la chemise dans une
penderie pour ne plus la voir. On prétend que pour les trous de
mémoire, la meilleure
méthode est d'oublier ce qu'on cherche afin qu'au bout d'un
temps plus ou moins
long, le souvenir revienne sans effort. Dans mon cas, malheureusement,
cette
méthode n'a pas fonctionné, peut-être parce que,
quoique ne l'ayant plus sous
les yeux, je l'avais encore dans ma tête et que j'étais
incapable de l'oublier tout
à fait. En bref, en essayant de ne pas penser à elle, je
ne pensais qu'à elle.
J'ai également essayé de résoudre
mon problème par la logique. Après tout, quoique
stressé, je ne suis pas totalement
idiot. Je me suis dit qu'en analysant la tache, les sinuosités,
les
circonvolutions, l'épaisseur des traits, en cherchant si elle
avait été faite
avec de l'encre ou de la peinture ou autre chose, en appréciant
la couleur, la
texture, je pourrais trouver quelque chose. Mais là encore je ne
suis arrivé à
rien. J'ai même recherché avec une loupe
d'éventuels pleins et déliés, au cas
où ce seraient des caractères alphabétiques
déguisés. J'ai tenté d'identifier dans
ces tracés grossiers un langage que je connaîtrais. Mais,
comme vous devez le
deviner puisque vous êtes là, je n'ai rien trouvé.
Alors voilà où j'en suis,
c'est-à-dire nulle part puisque, malgré ma
persévérance, cette tache est restée
pour moi une grande inconnue. Est-ce un visage ? Un animal ? Un symbole
? Je ne
sais pas. Et je suis trop fatigué pour continuer à
chercher. Je ne dors plus,
je mange à peine, mon travail est négligé. Depuis
que j'ai découvert cette
tache, je ne vis plus. Alors, mes chers amis, aidez-moi, je n'aurai
l'esprit
apaisé que lorsque je saurai la signification de cette tache. En
fait, il ne
s'agit ni plus ni moins que d'une question de vie ou de mort pour moi.
Le premier invité
C'est terrible, ce qui vous est arrivé,
mon cher ami, et je compatis à votre douleur. Je vais vous
donner mon
interprétation des faits, si vous me le permettez. Bien que je
sois persuadé que
mon explication vous déplaira, je ne peux pas m’empêcher
de vous en faire part
car je pense que tout homme a le droit de savoir la
vérité. Ainsi, en connaissant
votre ennemi, vous aurez l’illusion de vous battre, même si c’est
en vain car
cet ennemi est pire qu’invisible, il est immatériel et de ce
fait inaccessible.
Voilà mon idée : je suis sûr que cette
tache représente une direction à prendre. Vous voyez ici
cette forme un peu
floue mais parfaitement dessinée ? Je n’ai aucun doute, il
s'agit d'une flèche.
Et à quoi sert une flèche, en règle
générale ? A orienter dans une direction
précise. La personne, ou la chose, qui a placé ce symbole
sur votre chemise,
vous indiquait sans doute une direction à prendre et vous
invitait ainsi à
changer de mode de vie. Malheureusement, comme vous ignorez où
et quand cette
tache a été faite, vous ne pouvez pas savoir, et vous ne
saurez sans doute
jamais, quelle voie il aurait fallu que vous empruntiez. D'ailleurs,
c'est
regrettable que celui qui a déposé ce jalon au dos de
votre chemise ait été
aussi vicieux ou aussi bête : il aurait dû se douter
qu'à cet emplacement, vous
n'aviez aucune chance de voir rapidement cette marque. Et
effectivement, quand
vous l'avez vue, il était sans doute déjà trop
tard, la chance était passée
dans votre dos et vous n'avez pas pu la saisir au bon moment.
Moi-même, il y a
quelques années, il m'est arrivé une mésaventure
semblable qui, à l’époque, m'a
déprimé, et qui continue encore maintenant à me
troubler.
J'étais seul dans ma voiture sur
une petite route de campagne. Il n'y avait pas d'autres automobiles en
vue, ni
aucun piéton. Au milieu du silence, seulement troublé par
le bruit de mon
moteur, dans cette solitude, j'éprouvais une sensation bizarre,
comme si
j'étais le dernier survivant après un cataclysme qui
aurait exterminé toutes
les espèces vivantes. Et je pensais à ma vie
d'éternel voyageur, vantant les
mérites de produits que je ne consommais même pas, pour le
compte d'une
entreprise qui ne me connaissait qu'au travers des bons de commande et
des
notes de frais, circulant sur toutes les routes pour aller d'un endroit
sinistre à un autre endroit encore plus sinistre, passant d'un
hôtel à un autre
où je n’étais identifié que par un numéro
de chambre et un numéro de carte
bancaire, rencontrant des clients qui se ressemblaient tous mais
à qui je
devais tout de même faire de grands sourires comme si nous nous
connaissions
depuis toujours, n'ayant d'attache intime avec personne. Ce
jour-là, je voyais
cette route uniforme se dérouler devant moi, toute droite sur
des kilomètres et
des kilomètres, et j’avais tout le temps de
réfléchir à mon existence sans
intérêt, aussi monotone que cette longue tranchée
goudronnée traversant un pays
sans vie, pour relier une ville morte à une autre ville morte.
Et puis, tout à coup, au milieu
de ce no man's land, je vis un panneau dont la présence me
sembla un peu
incongrue dans un lieu aussi plat et rectiligne. Ce panneau
représentait une
flèche et cette flèche me proposait sans
ambiguïté de tourner à droite. Je
roulais depuis si longtemps sur cette route, je me sentais si
déprimé, que
j'étais prêt à prendre n'importe quelle voie de
détournement, même si ça devait
rallonger mon trajet, même si je risquais de me perdre. J'aurais
donc
volontiers suivi le conseil de ce panneau, mais c'était
impossible, il n'y
avait aucune voie se dirigeant à droite. Comme je vous le disais
à l'instant,
la route était totalement rectiligne, et du plus loin que je la
voyais, il n'y
avait aucun virage, aucun carrefour, il n'y avait absolument rien, ni
à droite
ni à gauche, à part un fossé de chaque
côté de la route, quelques arbres et des
champs en friche.
Intrigué, et même un peu
perturbé, j'ai continué à rouler lentement, cent
mètres, deux cents mètres,
cinq cents mètres, et pendant ce temps, je n'oubliais pas ce
panneau
énigmatique et je cherchais la bifurcation à droite qu'il
était censé indiquer.
Mais je n’ai strictement rien vu sur des kilomètres, ni route,
ni chemin, pas
même un sentier menant à un champ, une ferme ou dans un
sous-bois. Je suis
retourné en arrière (je n'ai pas eu de problème
pour manœuvrer puisque la route
était toujours désespérément vide) et je
suis repassé devant ce panneau en
roulant au pas, attentif à tout ce qui aurait pu ressembler
à un chemin
praticable pour ma voiture, mais tout le long de la route, il y avait
ce fossé
qui interdisait tout passage avec un véhicule. Je suis
retourné une nouvelle
fois en arrière, mais cette fois je voulais vérifier s'il
n'y avait pas une
sente cachée sous les herbes que j'aurais pu emprunter à
pied, en abandonnant
ma voiture sur le bord de la route principale. Mais rien…
J'ai refait ce trajet cinq ou dix
ou vingt fois, je ne sais plus combien exactement car c'était
devenu une sorte
d'idée fixe, je voulais absolument trouver cette bifurcation, et
à ce moment
mon cerveau s'était tellement embrumé que je devais agir
par automatisme.
C'était peut-être une crise maniaco-dépressive ou
de la folie furieuse, en tout
cas, après de nombreux passages, je me suis arrêté,
j'étais trop épuisé pour
continuer et, comme la nuit commençait à tomber, j'ai
dû abandonner mes
recherches en espérant y revenir un autre jour.
J'ai eu l'occasion, à maintes
reprises, de reprendre cette route et je n'ai jamais revu ce panneau.
Avais-je
rêvé ? Je ne pense pas. Le jour de ma crise, je l'avais
toujours vu à chacun de
mes passages. Alors, était-ce un canular ? C'est peu probable,
il n'y avait pas
assez de voitures sur cette route pour stimuler l'imagination des
plaisantins. Etait-ce
un panneau jeté là par erreur par un employé des
services d’entretien de la voirie ?
Si ç’avait été le cas, il n’aurait pas
été aussi bien planté sur le bord de la
route. Faute de trouver une explication logique, j’en ai
été réduit à chercher
une interprétation plus… bizarre.
Et vous savez à quoi cet
événement étrange m'a fait penser ? A une sorte de
chemin secret, dont le
panneau était le seul indicateur, un chemin secret menant vers
un autre monde,
vers un pays neuf et beau où la vie est facile, où on
peut être heureux sans
arrière-pensées, sans états d'âme, où
on est assuré de jouir d'un bonheur
constant et toujours renouvelé, en parfaite harmonie avec la
nature et les
autres humains, sans jamais craindre de voir brutalement ce bonheur
s'en aller
et disparaître à jamais. Le paradis ? Oui,
peut-être, mais pas le paradis des
chrétiens. Mon paradis à moi, c'est le bonheur total, la
paix avec soi et avec
les autres, la jouissance sans limite, la liberté sans
contrainte, sans dieu,
sans maître ni esclave, sans dirigeant, une vie sereine en
compagnie de gens
simples n'ayant pour désir que de vivre simplement. Le plus
terrible, c'est de
penser que, si j'avais trouvé cette voie invisible, j'aurais pu
passer de
l'autre côté, basculer dans cet autre monde où
j'aurais peut-être trouvé enfin
le bonheur.
Cette voie mystérieuse
existait-elle ? Je ne sais pas. Je crois que oui, mais je ne peux pas
l'affirmer puisque je ne l'ai pas vue. Finalement, ce panneau ne
m'était
peut-être pas destiné, ce qui expliquerait que je n'aie
pas vu le chemin. Il
s'adressait peut-être à quelqu'un d'autre, un autre
voyageur qui, contrairement
à moi, a vu le chemin, et cet autre, s'il a eu le courage, se
trouve peut-être
actuellement de l'autre côté. Mais parfois je me dis aussi
que cette voie était
bien là, que j'aurais pu la voir, mais que pour ça, il
aurait fallu que j'y
croie vraiment, que j'aie la « foi » en quelque
sorte. Or, je n'ai
pas eu le courage de croire et j'ai préféré perdre
mon temps à réfléchir, en retardant
peut-être inconsciemment le moment de prendre une
décision. Au lieu de douter
et d'hésiter, j'aurais certainement dû, dès que
j'ai vu le panneau, braquer le
volant à droite, et alors, je serais passé de l'autre
côté, du côté que
j'imagine être le paradis. Mais je n'ai pas eu la force de
quitter le monde
présent, que j'exècre mais que je connais, pour un autre
monde parfait mais
incertain.
Il y a beaucoup de
« peut-être » dans tout ce que je dis car
finalement je ne sais rien,
alors je suis obligé d'imaginer et de rêver. De toute
façon, le résultat est le
même, je suis persuadé que j'ai raté une occasion
de changer de vie, et...
voilà où j'en suis maintenant, ni très heureux, ni
très malheureux, sachant que
pendant toutes ces années qui me restent à vivre, je
regretterai ce non-choix
que j'ai fait, il y a quelques années, sur cette route monotone.
J'imagine qu'il vous est arrivé
la même chose qu'à moi. Et comme moi, faute de savoir
d'où provient cette tache,
vous ne saurez jamais où elle vous aurait conduit si vous
l’aviez suivie, vers
le bonheur ou vers le malheur, vers le paradis ou vers l'enfer, ou vers
rien,
vers le néant. Et je pense que, comme moi, vous regretterez
toute votre vie de
ne pas avoir suivi la voie qui vous était destinée.
Le second invité
Mon cher ami, vous me permettrez
de ne pas être d'accord avec vous. Je m'explique...
A mon sens, cette tache n'indique
absolument pas une direction. D'ailleurs, je ne vois pas ce qui vous
fait dire
qu'elle ressemble à une flèche. Il me semble plutôt
y voir un logo. Il s'agit
peut-être du logo d'un nouveau parti politique, et dans ce cas
vous avez été à
votre insu le vecteur d'idées que peut-être vous
n'approuvez pas. Vous savez
que certains partis, dont je ne citerai pas les noms, disposent de
moyens
financiers insuffisants pour faire imprimer les tracts indispensables
pour
diffuser à grande échelle leurs opinions.
Involontairement, vous vous êtes
assis quelque part, sur une chaise ou un banc public, ou vous vous
êtes frotté contre
un mur, et votre dos s’est malencontreusement trouvé en contact
avec un
emplacement souillé par les partisans trop zélés
de ce mouvement politique.
Ensuite vous avez circulé en ville, pendant des heures, et
peut-être des jours,
avec ces symboles ineptes collés sur votre dos. Vous avez
été en quelque sorte
un tract vivant, peu coûteux et suffisamment remarquable pour
attirer
l'attention de nombreuses personnes.
Je ne connais pas l'efficacité de
cette méthode pour la diffusion des idées, d'autant plus
que ces symboles me
sont inconnus et semblent particulièrement abscons, mais je suis
sûr que vous
avez été la victime de gens peu scrupuleux qui ont
utilisé frauduleusement
votre corps, et même votre âme puisque, comme je vous le
disais à l'instant,
vous avez véhiculé des idées qui ne sont
peut-être pas les vôtres. Heureusement,
vous avez eu de la chance dans votre malchance, car vous auriez pu
rencontrer
des opposants à ces idées, et ces gens, vous prenant pour
un adversaire,
auraient pu vous molester comme on le fait couramment au cours des
rencontres
politiques.
Il se peut aussi que ce soit le
nouveau logo d'une entreprise commerciale. A ce propos, moi-même,
il m'est
arrivé une aventure de ce genre, alors que je n'étais pas
encore bien informé
des méthodes commerciales modernes et que je m'imaginais vivre
dans un monde
intègre. J'avais acheté une chemise qui me paraissait
tout à fait ordinaire, à
l'exception du prix un peu excessif pour un objet qui n'est finalement
qu'un
ensemble de bouts de tissu avec quelques boutons. Mais comme elle
était de
coupe classique, avec des couleurs gaies sans être trop criardes,
que j'ai
trouvé ma taille sans problème, ce qui n'est pas toujours
le cas, et qu'en plus
son prix quoique élevé ne dépassait pas mon
budget, elle me convenait
parfaitement, et donc je l'ai achetée.
Malheureusement, quand je la
portais sur moi, ce qui était fréquent puisqu'elle me
plaisait, je remarquais
que les regards de mes interlocuteurs, ou même des passants que
je côtoyais par
hasard dans la rue ou dans le métro ou n'importe où,
étaient braqués sur cette
chemise. Pourtant elle était banale, sauf au niveau du prix,
comme je vous l'ai
dit. Je ne comprenais pas ce qui pouvait attirer l’œil de tous ces
gens, je me souvenais
clairement avoir retiré l'étiquette du prix, donc
personne n'était censé savoir
que je portais une chemise standard qui coûtait autant qu’un
produit de luxe.
Au début, je n'ai pas cherché à comprendre
cette curiosité déplacée car franchement ça
ne m'intéressait vraiment pas
d'approfondir une question aussi superficielle, je
préférais consacrer mon
temps et mon énergie à des choses plus utiles ou plus
importantes. Mais, comme
l'intérêt de tous ces gens pour ma chemise ne diminuait
pas, j'ai bien été
forcé de m'en préoccuper, malgré mon
dégoût pour ce genre de réaction débile.
Elle
avait visiblement quelque chose d'exceptionnel, tout au moins pour les
autres,
car pour moi ce n'était qu'un vêtement parmi d'autres.
Mais en quoi cette
chemise était-elle remarquable ? Même mon patron semblait
sensible à sa
« magie ». Quand je suis allé le voir pour
lui demander une
augmentation, après un bref regard sur ma chemise, sa
réponse a été un non
catégorique, comme s'il avait jugé que je n'avais pas
besoin d'une augmentation
puisque j'étais assez riche pour me payer un vêtement
luxueux.
J'ai dû découvrir tout seul ce
que cette chemise avait de si spectaculaire et ça n’a pas
été sans difficultés.
En effet, je ne me voyais pas demander à mes amis ou à
mes collègues pourquoi
ils la regardaient avec ces airs ahuris. Et j'ai eu raison car, je l'ai
compris
plus tard, si je leur avais posé la question qui me
brûlait la langue, ils
m'auraient pris pour un débile profond. Donc, n'ayant pas la
possibilité de
compter sur l'assistance des autres, j'ai dû me
débrouiller seul.
J'ai pris la chemise, je l'ai
posée sur mon lit en allumant toutes les ampoules pour
être sûr de bien voir et
je l'ai analysée lentement. Les manches, les bras, le col, les
parties avant,
l'arrière. J'ai tout détaillé, toutes les
coutures, toutes les poches, tous les
boutons. J'étais prêt à employer la loupe que
j'avais achetée pour cette
occasion, afin de voir les détails les plus microscopiques
quand, enfin, j'ai
trouvé.
Si vous êtes comme moi, peu
attentifs à des détails mineurs, vous ne devinerez jamais
ce qui attirait l'œil
de tant de gens. Vous voulez savoir ? Hé bien... il y avait sur
cette
chemise... un logo, hé oui, un logo. Pas un logo standard, avec
le nom du
fabricant en toutes lettres, ce logo je l'aurais remarqué
dès le premier coup
d'œil. Le logo imprimé sur la chemise était beaucoup plus
hypocrite, il était
totalement symbolique, tellement symbolique qu'il ne pouvait rien
exprimer pour
un profane dans mon genre. Par contre, ce logo simpliste à
l'extrême est si
particulier qu’il saute aux yeux de certaines personnes visiblement
conçues
différemment de moi. Comment vous le décrire ?
C'était une sorte de tache,
comme celle de votre chemise, mais ma tache à moi était
imprimée dans le tissu,
j'avais donc involontairement acheté la tache en même
temps que la chemise.
Cette tache avait une forme... recourbée. Je vais vous la
dessiner car je me
sens incapable, malgré sa simplicité, de vous la
décrire clairement.
Imaginez ma consternation quand
j'ai découvert que ce truc, qui ne ressemble à rien,
était le logo du fabricant
de la chemise. Pendant des mois, sans m'en douter, je m'étais
promené avec ce
logo sur le devant de ma chemise. Des milliers de personnes ont
peut-être
acheté la même chemise, ou un autre produit du même
fabricant, en voyant le
logo que je montrais ostensiblement, mais à mon insu, sur ma
poitrine. Et en
plus, j'avais payé cher pour devenir malgré moi le
support publicitaire
ambulant de ce fabricant malhonnête.
Savez-vous ce que j'ai fait de
cette chemise ? Je n'ai trouvé qu'une solution pour m'en
débarrasser
définitivement. Cette méthode m'a permis non seulement de
satisfaire ma hargne
vis-à-vis d'une méthode commerciale honteuse et indigne
d'une entreprise ayant
pignon sur rue, mais aussi de me venger de ce fabricant à ma
manière, avec mes
faibles ressources. J'ai pris une paire de ciseaux et j'ai
découpé la chemise
en morceaux, des morceaux si minuscules qu'à la fin, l'ensemble
ne ressemblait
plus qu'à une poudre compacte. J'aurais pu ensuite avaler cette
poudre pour
que, mélangée à mes sucs gastriques et
intestinaux, cette abominable chemise se
retrouve dans les toilettes, mais j'ai eu peur de me rendre malade.
J'ai donc
préféré la brûler pour qu'il n'en reste plus
aucune trace. En vous racontant
ça, je sais que vous risquez de me prendre pour un maniaque mais
je ne voulais
pas, en jetant simplement la chemise dans une poubelle, qu'elle
continue à
servir de promotion pour le fabricant jusque dans une décharge
d'ordures.
Et voilà tout ce que j'avais à
dire. Si n'acceptez pas d'être manipulé comme une sorte de
pantin par un parti
ou une firme, en vous trimballant bêtement dans les lieux publics
avec une
publicité sur le dos, je vous conseillerais de faire comme moi,
de détruire
cette chemise, et de ne plus y penser.
Le troisième
invité
Mes amis, vos explications
pourraient éventuellement paraître judicieuses à un
imbécile, mais vous ne me
convainquez pas du tout. Elles sont si idiotes que j'en rirais si mon
humeur me
portait à ce genre de débordement. Je pense, mon cher
ami, que vous avez failli
être agressé par une bande de barbares. Ces gens
malveillants, voulant profiter
d'un moment de faiblesse mais ne trouvant pas l'occasion de vous
attaquer
personnellement, ont dû se contenter d'agresser votre chemise.
Regardez cette
marque ici, je suis sûr qu'il s'agit de la trace d'une semelle de
chaussure. Et
ici aussi. Il est visible pour tout individu sachant regarder que cette
chemise
a été piétinée par des personnes qui, pour
une raison que j'ignore et que vous
ignorez certainement vous-même, voulaient se venger. A moins
qu'ils aient agi
sans raison précise et qu'ils n'aient souhaité que se
défouler sur quelque
chose, et votre chemise a eu la malchance de croiser leur chemin
à ce
moment-là.
Je vous dis cela parce que,
moi-même, j'ai été victime de ce genre de violence.
Un matin, en me réveillant,
je me sentais très mal, comme si j'étais dans un de ces
cauchemars hyperréalistes
où l'on ressent à la fois la douleur physique, la peur,
la honte. Pourtant,
même si mes yeux étaient encore fermés, je savais
que je venais de me
réveiller. Mais j'avais la sensation bizarre de ne pas
être dans mon lit.
J'avais froid, et mon corps me semblait mouillé et sale. En
plus, j'avais mal
partout, sur le visage, sur les membres, dans la poitrine, dans le
ventre,
j'avais l'impression de m'être bagarré toute la nuit avec
une horde sauvage, ce
qui n’est pas dans mes habitudes. La douleur terrible dans mon ventre
me
donnait envie de hurler mais je parvenais à peine à
gémir.
En plus, j'avais une
migraine qui me faisait tellement souffrir que j'aurais
préféré être mort
plutôt que de continuer à supporter un pareil supplice.
J'étais certainement dehors, j'avais
très froid et mon corps tremblait violemment. Que
s'était-il passé ? Comment
avais-je fait pour quitter mon lit ? Je ne savais pas, je ne me
rappelais de rien
en particulier. Des frissons me parcouraient le corps et, malgré
le froid, j’étais
couvert de sueur. Je sentais les gouttes de transpiration
dégouliner le long de
mes tempes et sous mes aisselles. J'avais peur de ce qui était
arrivé et de ce
qui allait arriver. Est-ce que j'allais rester longtemps ainsi, sans
que
personne ne vienne me porter secours ? Est-ce que j'allais mourir seul
comme un
misérable, abandonné de tous ? Les blessures qui me
faisaient souffrir
étaient-elles graves ? Si je survivais à cette
tragédie, quelles en seraient
les séquelles ? Serai-je aveugle ? Paralysé ? Je
n'étais pas en mesure de
répondre à ces questions qui n'arrêtaient pas de me
traverser l'esprit. En
plus, la migraine me tenaillait le crâne et m'empêchait de
réfléchir.
Je ressentais des sortes de
chatouillements sur le corps et j'étais sûr que de la
vermine profitait de mon
immobilité pour ramper sur moi ; ces ignobles créatures
devaient se préparer à
faire un festin. J'aurais aimé ouvrir les yeux, pour savoir
où je me trouvais
exactement et dans quel état, mais je ne pouvais pas, mes
paupières semblaient
tuméfiées ou bloquées par quelque chose et je ne
parvenais pas à les décoller.
J'ai essayé de bouger, pour savoir si mon corps fonctionnait
correctement, mais
je n'ai pas pu, la douleur était trop forte. Rien que le fait de
tenter de
remuer un doigt ou de bouger la tête provoquait une sensation de
déchirement
atroce. Il me semblait que j'étais couché sur un sol
terreux car je sentais
l'odeur écœurante de la terre près de mon nez. Ma bouche
était pâteuse et
chargée comme si j'avais avalé le contenu d'une poubelle
pour ensuite le
régurgiter…
J'interromps ici ma description,
ce souvenir est trop douloureux pour moi et j'ai peur de vous donner la
nausée.
A un moment, j'ai dû m'évanouir car je ne me rappelle plus
de rien. Quand j'ai
repris conscience, j'étais à l'hôpital et quelques
jours s'étaient écoulés. Je
pouvais enfin ouvrir les yeux, mes paupières s'étaient
dégonflées. Tout ce qui
s'est passé entre mon évanouissement et mon
réveil, je l'ai appris par mes
voisins car ce sont eux qui ont découvert mon corps
inanimé et qui ont appelé
les secours. C'était un samedi et ils s'étaient
inquiétés de ne pas me voir
tondre ma pelouse, comme je le faisais habituellement ce
jour-là. Ils sont
passés me voir, pour savoir ce qui n'allait pas, et ils ont
découvert mon corps
étendu sur la terre, dans un coin de mon jardin, caché
entre deux arbres.
Quelle surprise ç'a été pour moi
d'apprendre qu'on m'avait trouvé presque nu, dans mon
jardin ! La veille
de cet accident, je m'étais pourtant endormi comme les gens
normaux, dans mon
lit, sous des couvertures chaudes et... le lendemain matin, on me
découvre dans
le jardin, le visage et le corps souillés de boue, couverts de
bosses,
d'ecchymoses et d'égratignures, avec des plaies ouvertes et
suintantes. Que
s'était-il passé ? Je n'ai jamais pu le savoir
exactement. Les gendarmes ont
enquêté mais ils ont été incapables de
trouver une explication logique et ils
ont finalement classé mon dossier comme ils le font toujours
avec les affaires
qui les embarrassent.
Bien que je ne sache pas tout,
j'ai néanmoins une conviction ferme. Je suis sûr que j'ai
été la victime d'une
agression. Je pense que des personnes, je ne sais pas qui, en tout cas
des gens
malveillants, peut-être maléfiques, profitant de mon
sommeil profond, m'ont
tiré de mon lit pour me jeter dans le jardin et que, non
contents d'avoir
commis cet acte odieux et délibéré, ils se sont
ensuite acharnés à me piétiner
le corps et le visage. J'en ai parlé à mes proches, aux
gendarmes, mais tous
ont semblé considérer, sans oser me le dire franchement,
que j'affabulais ou
même que je délirais. Ils m'ont parlé de
somnambulisme et d'automutilation. Ils
m'ont traité comme un malade mental, comme une personne ayant
subi un grave
traumatisme, presque comme un fou, et les médecins m'ont fait
des ordonnances
grandes comme l'édition complète du Vidal. Mais moi, je
sais bien qu'il m'est
arrivé quelque chose de terrible et je ne l'oublierai jamais. Je
suis sûr que
j'ai été victime, cette nuit-là, de quelque chose
de plus grave et de bien plus
inquiétant que la simple méchanceté humaine, je
suis convaincu d'avoir...
rencontré le MAL, le MAL absolu.
Finalement, je crois que vous
avez eu de la chance car seule votre chemise piétinée
gardera le souvenir de
cette rencontre avec des bourreaux sanguinaires. Moi, c'est mon corps
et
surtout mon âme qui ont été marqués à
jamais.
Le quatrième
invité
Moi, ça me ferait plutôt penser à
une trace de nourriture, peut-être une giclée de sauce au
basilic ou une
coulure de crème glacée vanille-pistache. Ce qui pourrait
étonner, si on y
réfléchit sommairement, c'est que cette tache se trouve
sur le dos de la
chemise alors qu'elle devrait plutôt se situer sur le devant. A
moins de faire
des acrobaties en mangeant, ce que les gens normaux et sains d'esprit
font
rarement, on ne peut pas se baver dans son propre dos. Mais cette
bizarrerie ne
me choque pas et je vais vous expliquer pourquoi.
Il y a quelques années, je me
trouvais dans un restaurant. Il était 13h et il y avait beaucoup
de clients. Les
serveurs couraient dans tous les sens, c'était l'heure de la
presse, comme on
dit, et l'agitation était à son comble. Après une
attente interminable, un
serveur est venu prendre ma commande et j'ai attendu d'être
servi. A un moment,
alors que je rêvassais, j'ai éprouvé une sensation
curieuse dans le dos, comme
si quelque chose de liquide me coulait dessus. Je me suis
retourné brusquement
et j'ai vu clairement un des serveurs s'éloigner avec un plateau
dégoulinant.
Je me suis tâté le bas du dos pour rechercher l'origine de
cette sensation désagréable
et j'ai constaté avec horreur que ma chemise avait
été abondamment éclaboussée
de sauce au poivre (j'ai reniflé mes doigts et j'ai nettement
reconnu l'odeur
du poivre). J'ai extrait le bas de la chemise de mon pantalon et je me
suis
tortillé le cou pour voir l'étendue des
dégâts, et en effet, le résultat était
aussi effroyable que je l'avais imaginé. Tout le bas de ma
chemise, et peut-être
aussi le haut, mais je ne pouvais pas le voir, à moins de
retirer complètement
la chemise, ce qui n'aurait pas été convenable dans un
lieu public, donc tout
le bas de ma chemise avait été inondé de cette
même sauce brune et gluante. Je me
suis souvenu alors du serveur que j'avais vu s'éloigner si
rapidement et j'ai
soupçonné immédiatement qu'il devait être le
responsable de cet accident fatal
à ma chemise.
Je me suis levé et je l'ai
cherché au milieu de la foule. Je l'ai finalement vu en train de
courir à
l'autre extrémité de la salle du restaurant. Alors je me
suis dit que cet
hypocrite, après l'accomplissement de son forfait, et sachant
que je
connaissais le responsable, ne souhaitait plus s'approcher de trop
près de mon
secteur. Comme il me semblait évident que je ne pouvais pas
laisser cet acte
impuni, bien que j’aie honte de me faire remarquer avec une chemise
aussi répugnante,
je me suis précipité vers lui. Mais le bougre, m’ayant
vu, a essayé de s'échapper,
en slalomant entre les tables, en évitant les clients qui
revenaient des
toilettes, en contournant habilement les enfants qui couraient dans
tous les
sens.
Après quelques minutes de
poursuite, j'ai enfin réussi à le coincer entre une
table, une desserte et un
coin de la salle. Il a pris une expression d'étonnement, comme
s'il ne savait
pas pourquoi je le poursuivais avec tant d'acharnement. Puis il m'a
bousculé
sans violence, en me disant « pardon, monsieur »
comme s'il
souhaitait passer pour reprendre son travail. Bien sûr, je ne
l'ai pas laissé
partir et je lui ai dit sans prendre de gants qu'il m'avait
souillé ma chemise
et qu'il devrait au moins s'excuser de sa maladresse, et qu’ensuite on
pourrait
s'arranger pour tenter, soit de faire disparaître la tache,
même si je n'avais
guère d'espoir, soit de l'atténuer pour que la chemise
puisse continuer à
servir comme vêtement d'intérieur ou pour le jardinage ou
au pire pour le
bricolage.
Mais cet hypocrite, au lieu
d'admettre sa maladresse, que je me sentais pourtant prêt
à excuser, m'a répondu
qu'il n'avait rien fait et qu'il n'était absolument pas
responsable de cette
tache. Il a ajouté, avec une mauvaise foi qui m'a laissé
pantois, qu'il n'était
jamais allé dans la rangée que j'occupais et qu’il ne
pouvait pas m'avoir fait
couler quoi que ce soit dans le dos à un endroit où il
n'était jamais allé.
C'est avec consternation que je l'ai entendu dire ce mensonge
éhonté. Et en
plus, en me disant cela, il me regardait droit dans les yeux avec une
belle
assurance. Moi, je le savais bien que je l'avais vu derrière moi
au moment de
l'accident. S'il m'avait dit qu'il n'était pas responsable de la
tache, je
l'aurais peut-être admis puisqu’au fond, j'avais le dos
tourné quand ça s'était
produit. Mais qu'il prétendît n'être jamais
passé derrière moi, je ne pouvais
pas l'accepter car je l'avais vu, comme je vous vois, quand j'avais
tourné la
tête. Je n'étais pas fou, c’était bien lui et il
était peu probable qu’il ait un
sosie travaillant dans le même restaurant.
Donc, voyant qu'il me prenait
pour un idiot, je me suis énervé, j'ai insisté en
parlant fort et en faisant de
grands gestes. Je voulais le forcer à dire ne serait-ce qu'une
partie de la
vérité, mais il m'a été impossible d’en
tirer le moindre aveu. Pour me
déstabiliser encore plus, il a ajouté que je
m'étais fait cette tache moi-même,
peut-être pour l'embêter, pour lui faire du tort
auprès de son patron, etc. Devant
un tel parti pris mensonger, qu’auriez-vous fait ? Moi, j'ai perdu
tous
mes moyens, j'en étais réduit à douter de ce que
j'avais pourtant très bien vu,
et finalement, j'ai battu en retraite. Tout penaud, je suis
retourné à ma table
en trébuchant, tout rouge de colère et de honte. J’ai
essayé de ne pas attirer
l’attention, mais il était trop tard, la foule me
dévisageait comme une bête
curieuse et les gens me montraient du doigt en parlant à voix
basse comme si
j’étais le coupable. J'ai payé pour le repas que je
n'avais pas consommé et je
suis parti en essayant de cacher du mieux que je pouvais ma chemise
dégoûtante.
Je parierais qu'il vous est
arrivé la même chose qu'à moi, sauf que la
quantité ou la nature de la sauce
qui s’est répandue sur votre chemise n'a pas été
suffisante pour vous alerter
immédiatement, et vous n'avez découvert les
dégâts que bien plus tard ; ce
qui n’est pas une mauvaise chose puisque vous n’avez pas eu à
vous ridiculiser en
public en accusant d’un vrai crime un faux innocent assez habile
à se faire
passer pour un faux coupable.
Le cinquième
invité
La couleur et la texture de cette
tache me font penser à quelque chose. Il y a deux mois,
j'étais dans mon
bureau, en train de remplir des paperasses, ce qui me met en
général d'assez
mauvaise humeur, quand un de mes collègues m'a appelé, il
avait besoin de moi
pour lui donner un coup de main sur un dossier difficile. Je suis
allé le voir
immédiatement, ravi d'abandonner mes papiers ennuyeux, et nous
avons étudié
ensemble l'affaire en question qui était effectivement
délicate. Quelques
éléments du dossier qu’il m’a présenté
m'ont interpellé, je dirais même qu'ils
m'ont bouleversé. Je n'ai rien dit et j'ai fait en sorte de
cacher mon trouble,
ce qui n'était pas très fair-play de ma part, je dois le
reconnaître. Là où lui
ne voyait qu'une affaire embrouillée et risquée pour son
avenir professionnel
au cas où il interpréterait mal les faits, moi je
décelais quelque chose de
bien plus important. Tout en prenant un air détaché,
comme si cette affaire ne
m'intéressait pas outre mesure, et que je n'étais
là que pour donner quelques
bons conseils, j'ai bien analysé le dossier, en essayant
d'éclaircir les
parties les plus opaques. Après quelques minutes d'une
discussion qui n'a guère
aidé mon collègue, je le crains, je suis retourné
dans mon bureau et j'ai
rédigé un rapport, destiné à mon usage
personnel et donc non officiel. Puis je
l'ai placé en lieu sûr pour qu'il ne soit diffusé
qu'en cas de nécessité
absolue, si mes soupçons s'avéraient exacts ou s'il
m'arrivait un... malheur.
Vous vous demandez, je pense, de
quelle affaire il s'agissait ? Et je vois sur vos visages que vous
aimeriez
savoir le contenu de ce rapport, un rapport si confidentiel que
même la
personne chargée officiellement de l'affaire n’en connaît
pas l’existence. Hé
bien, je crois que c'est aujourd'hui le bon jour pour vous
révéler mes soupçons
et vous serez ainsi les premières personnes à les
entendre. J'espère seulement
que vous n'aurez pas à le regretter.
Le collègue dont je vous parlais,
l'inspecteur Tougy, était chargé d'enquêter sur le
meurtre d'une jeune femme.
C'était un crime assez banal, comme il s'en produit tous les
jours, mais cet inspecteur
a un don particulier qui lui permet souvent d'établir des liens
entre des
affaires en apparence très différentes. Dans ce cas
précis, il avait découvert
que le signalement de la jeune victime était presque identique
à celui de
plusieurs autres femmes assassinées au cours des deux
dernières années. Elle
avait des cheveux châtains, coupés court, elle
était petite, 1m65, assez maigre
mais avec une forte poitrine, elle portait des lunettes qui cachaient
de grands
yeux sombres un peu globuleux, son petit nez aquilin contrastait avec
une
bouche trop grande qui recouvrait des dents également trop
grandes. Son
appartement était à peu près disposé de la
même manière que celui des autres
femmes. En plus, les circonstances de la mort - je vous fais
grâce des détails
peu ragoûtants, sachez seulement qu'entre autres choses, elle
avait un couteau
d'une marque bien connue planté dans la poitrine - ainsi que les
rares indices laissés
certainement volontairement sur place par le criminel, étaient
trop semblables
pour qu'on puisse croire à un hasard.
Vous allez me dire que ce genre
d'enquête est assez classique, tout au moins au cinéma :
un tueur récidiviste
agit en respectant scrupuleusement un rituel macabre, et un
enquêteur doué
comme l'inspecteur Tougy établit le rapprochement entre les
crimes, même s'ils
sont commis dans des lieux géographiques très
éloignés les uns des autres. Dans
la réalité, si les tueurs récidivistes ne sont pas
rares, les inspecteurs doués
le sont beaucoup plus. Souvent à cause de l'incompétence
des enquêteurs, mais
aussi parfois parce que le criminel ne joue pas franc-jeu, par exemple
en ne
suivant pas toujours le même rituel, ou en semant de faux indices
destinés à
nous égarer, parfois les enquêtes peuvent être
difficiles, ce qui laisse du
temps, beaucoup de temps, au coupable pour continuer à agir sans
être inquiété.
Mon but n'est pas ici de vous
décrire le déroulement d'une enquête criminelle, ni
d’en justifier la lenteur.
Sachez seulement que dans cette affaire, c'était sans conteste
le manque de
sérieux des enquêteurs qui avait été
à l'origine de la multitude de meurtres
commis. Heureusement, l'inspecteur Tougy avait été
chargé du dernier meurtre et
il avait su en tirer les conclusions correctes. Vous vous demandez sans
doute
pourquoi, moi, je voyais des éléments dans ce dossier que
l'inspecteur Tougy ne
voyait pas, alors que cet inspecteur est si doué qu'il avait
réussi à
rassembler une douzaine de dossiers en provenance de tous les coins de
France
et sur une période de presque deux ans ? Je dois avouer que s’il
en était ainsi,
ce n'était dû ni à ma compétence, ni
à mon expérience professionnelle. En fait,
je comprenais mieux que lui parce que... j'étais impliqué
dans l'affaire. Ho !
Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas le criminel. Mais... je
connais le
criminel et c'est même un de mes meilleurs amis.
Il y a maintenant deux semaines
que j'ai vu ce dossier, alors pourquoi n'ai-je pas
dénoncé le criminel immédiatement,
au lieu de faire un rapport dont moi seul connais l’existence ? Il
aurait suffi
que je donne le nom et l'adresse du coupable à l'inspecteur
Tougy, lequel
inspecteur aurait été bien content de conclure
brillamment l'affaire ; et
il m'aurait peut-être même fait profiter d'une partie de sa
gloire. Alors
pourquoi ai-je attendu si longtemps ?
Bien sûr, j'ai comme excuse le
manque de preuve. Je soupçonnais peut-être à tort
un ami très cher. Imaginez
que je me sois trompé, et que malgré son innocence, il
ait été arrêté à cause
de moi, et qu'ensuite on me demande de témoigner à charge
à son procès, et
qu'il soit condamné. Comprenez-moi, je n'étais pas encore
sûr à cent pour cent
de sa culpabilité et je ne me sentais pas le courage de le
dénoncer avant
d'avoir une certitude. Alors, il m'a bien fallu attendre patiemment que
mes
vagues soupçons se transforment en preuves irréfutables.
Maintenant, je me sens
un peu responsable, presque complice, car un autre meurtre a
peut-être été
commis à cause de mon silence. Cependant, je
préfère regretter mon mutisme
plutôt que de supporter le remord d'avoir fait condamner un ami
peut-être innocent.
Pourquoi je vous parle de cette
série de meurtres, alors que vous ne vous sentez certainement
pas concernés ?
Parce que malheureusement, sans vous en douter, vous êtes autant
impliqués que
moi, même si trois d'entre vous n'ont rien à se reprocher
et que le quatrième
ignore peut-être sa participation... active aux horreurs dont il
est question.
Revenons à votre chemise, mon
cher ami. Je connais ce genre de tache, j'en ai vu souvent au cours de
ma
carrière et je ne peux pas me tromper : c’est une tache de sang.
Quand vous
dites que vous ne savez pas d'où elle provient, je vous crois
sans hésitation.
Je pense en effet que vous ignorez complètement dans quelles
circonstances elle
a été faite, et malheureusement le drame vient de
là : vous ne savez rien alors
que vous êtes le principal concerné.
Je vais essayer d'être clair. Ne
m'avez-vous pas dit qu'en février, vous étiez allé
chez votre cousin à Toulouse
? Oui ? Ensuite en avril, vous étiez à Lille où
vous rendiez visite à votre
oncle. Je ne me trompe pas ? En juin, vous avez séjourné
dans la région de
Perpignan et en août vous êtes revenu à Toulon. Je
ne fais pas d'erreur ?
Alors, étudions la chronologie des meurtres. L'affaire dont
s'occupait mon
collègue concernait un crime commis à Toulon en
août. Jusque là, je n'avais
rien à dire, nous sommes nombreux à habiter cette ville
et nous ne sommes pas
tous des assassins. Mais le précédent meurtre avait
été découvert à... vous
devinez où ? A Perpignan, en juin. Celui d'avant, à
Lille, en avril. Et encore
avant, à Toulouse, en février. Je ne me rappelle plus
votre emploi du temps
avant février mais je suis presque sûr que vous ne deviez
pas être très éloigné
des lieux où s'étaient produits les
précédents crimes. En tout cas, ça fait au
moins quatre meurtres qui se sont déroulés dans une ville
où vous vous trouviez
et quand vous vous y trouviez. Étonnant, non ?
En plus, vous nous montrez
aujourd'hui une chemise qui a visiblement été
tachée avec du sang, alors les
doutes que je pouvais encore avoir concernant votre culpabilité
s'amenuisent.
D'où vient ce sang ? D'un nouveau meurtre ? J'espère que
non. D'ailleurs, il me
semble que depuis août vous n'avez pas quitté la ville et
l'inspecteur Tougy ne
m'a pas parlé d'un nouveau meurtre ici. Je pense donc que cette
chemise a été
tachée lors du dernier meurtre connu, celui du mois
d'août.
Comme pour notre ami ici présent,
qui pense bêtement que cette tache est due à une
coulée de sauce, vous allez
sans doute me dire qu'il est invraisemblable que cette chemise soit
celle du
meurtrier puisque la tache se trouve sur le dos, alors qu'elle devrait
logiquement se situer sur le devant. Quand vous enfoncez violemment un
objet
perforant dans le corps d'une victime, le sang ne s'amuse pas à
faire une
parabole au dessus de votre tête pour retomber sur votre dos.
Cependant, je
suis sûr qu'en vous décrivant le lieu et les circonstances
du crime, vous
comprendrez pourquoi je ne suis pas surpris.
Je vous ai dit que les
appartements des victimes sont presque semblables. En fait, ce sont
tous des
duplex. Les corps ont été découverts au niveau
inférieur, là où la plupart des
crimes ont eu lieu. Mais il y a un cas où le corps a
été déplacé au niveau
inférieur après que la mort est intervenue au niveau
supérieur : c'est le
dernier, celui de Toulon en août. Exceptionnellement pour ce cas
précis, et
nous en ignorons la raison, le meurtre n'a pas pu être commis
à l'emplacement
habituel. Le coupable, après avoir tué sa victime
à l’étage supérieur, a été
obligé, pour mettre en place la suite de son rituel, de
transporter le cadavre dans
l'escalier étroit et difficilement praticable qui mène
à l’étage inférieur. A
mon avis, le meilleur moyen pour le criminel de descendre le corps
était de le
porter sur son dos, et cela explique justement la position
particulière de
cette tache.
Maintenant, il nous reste à
savoir si vous avez commis un autre meurtre depuis août.
L'inspecteur Tougy et
moi-même avions remarqué que le criminel agissait
systématiquement tous les
deux mois. Or, nous sommes en octobre, deux mois après le
dernier meurtre. Soit
vous avez déjà exécuté votre crime
d'octobre, soit vous comptiez le faire
prochainement. Aviez-vous un voyage de prévu pour ce mois-ci ?
Le premier invité
Mais c'est horrible, ce que vous
nous racontez là.
Le troisième
invité
Effectivement. Et j’ai bien du
mal à imaginer notre ami en assassin.
Le deuxième invité
Êtes-vous sûr de ce que vous nous
dites ? N'auriez-vous pas fait une erreur sur les dates ou les lieux ?
Il doit
y avoir nécessairement une explication, le hasard organise
parfois les choses
si bizarrement.
Le quatrième
invité
Je savais que notre ami était un
peu hors norme, extravagant même, mais je ne le voyais pas en
assassin.
Quoique... finalement... Il n'y a qu'un pas entre la bizarrerie et la
folie, et
il est très facile de sauter de l'un à l'autre sans que
personne ne puisse
prévoir quand cela se produira.
Le deuxième invité
Et nous avions déjà eu occasion,
rappelez-vous, de constater certaines preuves de folie dans son
comportement.
Mais ce n'était jusqu'à maintenant que de la folie douce.
Dans ce cas, nous
parlons de meurtres nombreux et horribles, et c'est une accusation bien
plus
grave.
Le troisième
invité
Pour ma part, j'avais constaté
chez lui une forte tendance à la paranoïa. Et, comme tout
le monde le sait, la
paranoïa conduit très souvent au crime. Mais de là
à devenir un tueur en série,
il y a une marge et je ne pensais pas qu'il la franchirait.
Le quatrième
invité
Comment ces idées de meurtres lui
sont-elles venues en tête ? Peut-être soupçonnait-il
ses victimes d'être
responsables de son désarroi ? Quand on est malheureux et qu'on
voit tant de
coupables potentiels autour de soi, on peut facilement commettre des
crimes
aussi horribles...
Le premier invité
C'est peut-être aussi sa tendance
à la rêverie qui l'a poussé à une telle
extrémité. A vouloir chercher trop loin
la satisfaction de ses plaisirs, il a fini par atteindre un point
critique où
il n'était satisfait que par la douleur des autres. Enfin, je
dis ça comme ça,
mais je n'en sais rien.
Le troisième
invité
Qu'allez-vous faire, maintenant
que vous êtes sûr de sa culpabilité ?
L'arrêter ? Attendre qu'il se dénonce
lui-même ?
Le propriétaire de
la chemise
Heu... excusez-moi de vous
déranger mais pourrais-je parler un instant ? Je vois que vous
avez naïvement
écouté tout ce que vous disait cet individu que je
croyais être un ami. Et vous
semblez croire toutes ses sornettes, sans chercher à me demander
mon avis.
Pourtant, nous sommes amis depuis longtemps, j'aimerais que vous me
fassiez
confiance et que vous m'écoutiez moi aussi. Après tout,
j'ai peut-être des
choses intéressantes à dire, par exemple que je suis
innocent et que notre ami
est un blagueur qui ne sait pas que les plaisanteries les plus courtes
sont les
meilleures. Ou c'est un menteur qui essaie de vous tromper pour je ne
sais
quelle raison. Ou ce n'est qu'un vulgaire affabulateur qui tente de se
faire
passer pour ce qu'il n'est pas, une sorte de Hercule Poirot, alors que
son
niveau d'intelligence lui permet tout juste d'enquêter sur des
affaires de vols
de couches-culottes dans des supérettes de banlieue.
Oubliez tout ce qu'il vous a dit.
Après tout, à l'origine, il ne s'agit que d'une chemise
tachée et cet individu
profite de cette circonstance pour nous faire part d'une affaire de
meurtres
abominables. Vous ne trouvez pas son attitude suspecte ? D'abord,
est-il
vraiment inspecteur comme il le prétend ? Personnellement, c'est
la première
fois que j'en entends parler et pourtant nous nous connaissons depuis
deux ans.
Ensuite il nous parle d'une douzaine de meurtres commis en deux ans. Or
je ne
me souviens pas le moins du monde avoir entendu parler de cette
douzaine de
meurtres. Et puis il nous dit qu'il a fait un dossier prouvant ma
culpabilité,
mais ce dossier mystérieux, il ne nous le montre pas, et
d'ailleurs il nous
avoue que personne ne l'a vu, même pas son soi-disant
collègue. Ensuite, il
prétend que cette tache est une tache de sang, mais à
l'instant je vous ai
demandé ce que vous en pensiez et j'ai bien écouté
vos divers avis. Or, je
constate que cela pourrait être n'importe quoi, y compris du jus
de framboise
ou un crachat de tuberculeux aviné.
Le cinquième
invité
Mon cher, excusez-moi de vous
avoir mis dans tous vos états pour une bagatelle comme celle-ci.
Ce n'était
qu'une plaisanterie. J'entendais tous nos amis dire des choses absurdes
au
sujet de cette tache et je me suis dit que, moi aussi, j'en
étais capable. Je
suis vraiment désolé que vous ayez pu croire que
j'étais sérieux, j'ai pourtant
fait des efforts pour dire les choses les plus ridicules qui soient et
de la
manière la plus bouffonne possible.
Le deuxième invité
Qu'avez-vous dit ? Il me semble
vous avoir entendu nous accuser de tenir des propos absurdes ? Non
seulement vous êtes un menteur, un raté, mais en plus vous
êtes insolent.
Le cinquième
invité
Je disais ça pour me faire
pardonner par notre hôte, je n'avais pas l'intention de vous
insulter...
Le premier invité
Mais vous l'avez fait quand même.
Donc, si je récapitule : vous accusez notre hôte
d'être un dangereux criminel
et vous vous imaginez qu'il va vous pardonner, vous nous prenez pour
des naïfs
en nous racontant cette histoire abracadabrante comme si nous
étions capables
de croire n'importe quoi, et ensuite vous nous traitez
d'imbéciles en
prétendant que nous racontons des absurdités. Quoi
d'autre ?
Le cinquième
invité
Heu...
Le propriétaire de
la chemise
Je crois que vous feriez bien de
partir. Il serait même plus prudent qu'on ne vous revoie plus
jamais ici.
Le troisième
invité
Et si vous croisez notre chemin
dans une rue, je vous conseille de changer de trottoir si vous ne
voulez pas
être jeté sous les roues d'une voiture.
Le quatrième
invité
Et quand vous vous promenez,
n'oubliez pas de jeter un petit coup d'œil derrière vous de
temps en temps.
L'un d'entre nous pourrait suivre votre conseil et devenir un tueur en
série
s'attaquant aux menteurs comme vous.
Le cinquième
invité
Hé bien, je m'en vais, au revoir.
J'espère que vous ne m'en voudrez pas trop longtemps et qu'on se
reverra et
qu'on rira de tout ça.
Le propriétaire de
la chemise
N'y comptez pas. Allez-vous-en
tout de suite, sinon je vous jette dans la rue comme un malpropre.
Le premier invité
Enfin, il est parti. J'ai eu
chaud à un moment.
Le quatrième invité
Moi aussi. J'ai presque cru qu'il
était sérieux.
Le deuxième invité
Effectivement, on aurait pu
croire qu'il avait tout découvert. Heureusement, ce n'est qu'un
petit imbécile
prétentieux et sans envergure.
Le propriétaire de
la chemise
C'est vrai mais n'oubliez pas que
ce sont les imbéciles qui sont les plus dangereux.
Le troisième
invité
En effet... J'ai bien failli, à
un moment, lui poser des questions qui auraient été fort
compromettantes pour
nous.
Le premier invité
C'est vrai qu'avec ses
absurdités, il est presque parvenu à nous faire dire des
choses que nous
n'aurions pas aimé qu'il sache.
Le propriétaire de
la chemise
Je crains que, même en ne sachant
rien, il soit dangereux pour nous. Trop dangereux...
Le premier invité
Il faudrait qu'on fasse quelque
chose, nous risquons trop gros.
Le troisième
invité
Mais... Jusqu'où peut-on aller ?
Le deuxième invité
Peut-être... Le grand jeu ?
Le propriétaire de
la chemise
Oui, il est trop bête et ce sera
bien fait pour lui. Je crois qu'un couteau « d'une marque
bien
connue » planté dans la poitrine ne lui ferait pas de
mal.
Le premier invité
D'accord, c'est décidé. Qui s'en
charge cette fois ?
Le troisième
invité
Je suis volontaire, je n'ai rien
fait depuis un an et je commence à me rouiller.
Le propriétaire de
la chemise
N'oubliez pas que ce sera moins
agréable qu'avec les petites brunes à lunettes... Mais si
vous êtes volontaire,
tant mieux.
Le troisième
invité
Ça me changera de la routine. Je
n'avais jamais tué un ami, ce sera une expérience
intéressante. Je vous
raconterai.
Le deuxième invité
Bon, tout est réglé. Nous avons
quand même passé une bonne soirée ensemble. Chapeau
! Cette idée de chemise
tachée était un peu risquée mais tout de
même géniale. Décidément vous avez
toujours des distractions passionnantes à nous proposer.
Le propriétaire de
la chemise
Vous me faites rougir de plaisir.
J'aime distraire mes amis.
Le premier invité
C'est vrai, la chemise et cet
imbécile nous ont bien divertis. A bientôt, mon ami.
Le troisième
invité
A propos, j'y pense... Vous ne
trouvez pas curieux qu'il nous ait parlé de ces petites brunes
à lunettes
assassinées ? Pourquoi nous a-t-il parlé d'elles alors
que, pour le commun des
mortels, elles ne devraient avoir aucun rapport avec la chemise ?
Le propriétaire de
la chemise
A y bien réfléchir, vous avez
raison. Je ne crois pas que l'un d'entre nous ait eu l'imprudence de
lui parler
de notre goût immodéré pour les petites brunes
à lunettes avec un couteau
planté dans la poitrine.
Le deuxième invité
Heu... Au fait, quelqu'un connaît
sa profession ?
Le propriétaire de
la chemise
Non, je sais seulement qu'il est
fonctionnaire mais j'ignore ce qu'il fait exactement.
Le troisième
invité
Mais alors... Ne serait-il pas
policier ? Après tout, il n'y a que la police qui ait
accès à tous les dossiers
criminels. Et donc seul un policier a pu faire le rapprochement entre
tous ces
meurtres...
Le premier invité
Mon dieu... j'ai bien peur que
vous ayez raison.
Le deuxième invité
Et s'il est réellement
inspecteur, ce soir, nous lui avons offert une preuve de notre
culpabilité sur
un plateau en lui montrant cette chemise.
Le quatrième
invité
Aïe, c'est vrai, et il n'a plus
qu'à venir nous cueillir.
Le propriétaire de
la chemise
Mon cher ami, nous pensions qu'il
fallait se débarrasser de lui à l'occasion, sans
précipitation, mais je crois
finalement qu'il y a une urgence. Je suis désolé de vous
presser mais vous
devez agir dès ce soir, tout de suite même, avant qu'il
ait le temps de réagir
et de comprendre que nous savons qu'il sait.
Le troisième
invité
Oui, j'y vais de ce pas, mais je
crains que ce soit fait un peu à la va-vite, je n'ai pas le
temps de tout
fignoler comme nous avons l'habitude de le faire.
Le propriétaire de
la chemise
Ça ne fait rien, faites pour le
mieux, nous n'avons pas le choix. Allez-y tout de suite et bonne
chance. Nous
comptons sur vous.
Le troisième
invité
J'y vais, à bientôt.
Le premier invité
Je me sauve aussi. A bientôt.
Le deuxième invité
Je pars avec vous. A bientôt, mes
amis.
Le quatrième
invité
Attendez-moi, je vous suis. Au
revoir, cher ami.
Le propriétaire de
la chemise
Au revoir, mes amis. A bientôt.