La conteuse.



CINQ.

- Alllllôôôôô !
- Heu… Bonjour. Tu es tout seul ?
- Ouais…
- Ta maman va bientôt rentrer ?
- J’sais pas…
- Je peux te parler en attendant qu’elle revienne ?
- Heu… ouais…
- Tu as quel âge ?
- J’ai cinq ans aujourd’hui.
- C’est bien, tu es un grand garçon. Bon anniversaire.
- Ouais…
- Tu as eu quoi comme cadeau ?
- Un livre.
- Et tu es content ?
- Ben, ouais.
- Et c’est quoi comme livre ?
- Ben, c’est un livre, avec des images.
- Tu veux bien me parler de toi ?
- Bah, pourquoi ? J’sais pas quoi dire.
- Parle-moi de ta famille, de tes copains et copines. Dis-moi ce que tu fais à l’école.
- Heu… j’ai pas de copines, et puis j’sais pas quoi dire.
- Pourquoi es-tu à la maison ? Tu ne devrais pas être à l’école aujourd’hui ?
- Heu, bah, j’suis malade.
- Tu es malade ? Tu as quoi comme maladie ?
- J’me suis brûlé.
- Tu t’es brûlé où ?
- Sur la jambe et ça fait mal.
- Comment tu as fait pour te brûler la jambe ?
- Bah, l’aut’jour, j’me suis amusé à faire des galipettes sur le lit et j’suis tombé sur le poêle à charbon et ça m’a fait mal à la jambe.
- Hou là là … ça a dû te faire très mal.
- Ouais, un peu, mais pas beaucoup. J’avais une grosse tache rouge et c’est tout, ça faisait pas très mal. Mais après, ça m’a fait de plus en plus mal et la tache a grossi, elle est devenue énorme et moche et y a eu du liquide qui a coulé et qui a sali les draps.
- Tu en as parlé à ta maman ?
- Bah non, j’voulais pas lui dire qu’j’avais fait des galipettes sur le lit, elle veut pas qu’on s’amuse sur le lit, et pis elle a vu les taches sur le drap et elle a regardé ma jambe et elle m’a grondé parce que j’lui avais rien dit. Et maint’nant, elle m’change le pans’ment tous les jours et ça fait mal quand elle le change. Y a tell’ment d’liquide rouge et jaune qui coule qu’on est obligés d’mettre une cuvette en d’ssous pour pas tout salir.
- Ce n’est pas drôle ton histoire. Ca va bientôt guérir ?
- Ouais, j’crois. Mon papa, y m’dit qu’on va p’t-être me couper la jambe mais ma maman, elle lui dit « tais-toi, tu vas lui faire peur ». Mais moi, j’ai pas peur, j’sais bien qu’ça va guérir. Dis-moi, m’dame, ça va guérir ?
- Oui, certainement, les petits bobos physiques, ça guérit toujours. Quand tu seras plus grand, tu verras que certains bobos ne guérissent jamais, jamais, et on en souffre jusqu’à la tombe, et même au-delà.
- De quoi tu parles ?
- De rien. Excuse-moi, je ne voulais pas dire ça, je suis bête, je dis n’importe quoi.
- C’est vraiment n’importe quoi.
- Fais comme si je n’avais rien dit. Tu n’as rien d’autre à me raconter ?
- Heu... non, j’crois pas.
- Alors, je vais te raconter une histoire. Tu veux bien ?
- Ho, oui.



Le prince perdu dans la  forêt enchantée

Il était une fois… un beau prince qui était tout menu car c’était un petit garçon. Un jour, il partit se promener dans une forêt très grande et, sans y faire attention, il entra dans une clairière sombre où les rayons de soleil ne descendaient jamais. Autour de lui, il vit de très grands arbres noirs qui, il en était sûr, ne se trouvaient pas là quand il avait pénétré dans la clairière. C’était bizarre, ils ne pouvaient pas être arrivés et s’être plantés aussi vite, les arbres ne marchent pas, tout le monde le sait. Ils ne pouvaient pas avoir poussé en si peu de temps, il faut des années pour faire des arbres de cette taille. Ils ne pouvaient pas non plus être apparus par magie, le prince savait que la magie n’existait pas, tout le monde le lui avait dit et il n’avait jamais vu de sorciers ou de sorcières ; quant aux magiciens qu’il avait rencontrés au cours des fêtes au château, ils avaient tous un truc pour réaliser leurs tours de magie.

En plus, ces arbres étaient vraiment très grands et très beaux, alors le prince se demandait comment il avait pu entrer dans la clairière sans les remarquer. Malgré toutes ces réflexions fort logiques que son précepteur, s’il avait été là, aurait appréciées, le prince était sûr que ces arbres n’existaient pas l’instant d’avant, et qu’ils s’étaient mis en travers de son chemin pour l’empêcher de quitter la clairière et de retourner au château où sa maman la reine l’attendait.

La bête

Donc, voilà notre mignon petit prince, coincé dans une clairière très sombre, regardant des arbres immenses qui lui barraient la route et qui pouvaient à tout moment se mettre à marcher pour l’écraser, volontairement ou non, sous leur poids énorme. Alors, que fit le prince pour se sortir de cette situation périlleuse ? Bien évidemment, il devait s’échapper au plus vite, sa maman allait s’impatienter et il devait rentrer tout de suite sinon il se ferait gronder.



- Alors, que fit le prince ?
- J’sais pas.
- Alors... le prince se réveilla. Et il courut boire le chocolat et manger les tartines que sa maman venait de lui préparer.
- Ho ! Et il est plus dans la forêt ?
- Non, il s’est réveillé. Il faisait un cauchemar. Ca t’arrive de faire des cauchemars ?
- Ouais…
- Elle t’a plu mon histoire ?
- Ouais...
- Quand tu seras plus grand, je te raconterai d’autres histoires. Tu veux bien ?
- Ouais.
- Alors, au revoir, mon trésor. Un jour, on aura l’occasion de se reparler. Tu es d’accord pour qu’on discute encore ensemble ?
- Heu… ouais, d’accord.
- Au revoir, mon trésor.
- Au r’voir.

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DIX.

- Alllllôôôô !
- Bonjour. Ta maman n’est pas là ?
- Nan…
- Tu sais où elle est ?
- Nan, j’sais pas…
- Je peux te parler ?
- Heu… ouais…
- Tu ne te rappelles pas de moi mais nous avons discuté ensemble, il y a longtemps, quand tu étais plus petit.
- J’me souviens pas.
- Tu as quel âge, maintenant ?
- J’ai dix ans aujourd’hui.
- Tu es un grand garçon. Bon anniversaire.
- Merci.
- J’espère que tu vas avoir un beau cadeau.
- J’sais pas.
- Ca fait cinq ans que je t’ai appelé, à l’époque tu venais juste d’avoir cinq ans.
- Ha ouais ?
- Et comment tu vas, mon trésor ?
- Heu… J’ai vomi.
- Ha bon ? Tu es malade ? Raconte-moi ça.
- Hier, quand j’suis rentré de l’école, j’avais mal à la tête, j’avais pas faim alors ma maman m’a dit d’aller m’coucher. Après, les pompiers sont v’nus et y z’ont d’mandé si j’allais bien, alors ma maman a dit qu’j’avais mal à la tête et qu’j’étais couché mais qu’ça allait. Et y sont partis. Et après, j’ai eu très mal au cœur et j’ai vomi partout et j’étais très malade et j’ai failli mourir. Mais maint’nant, ça va.
- Qu’est-ce qui s’est passé pour que tu sois aussi malade ?
- Mon papa m’a dit qu’il a lu dans l’journal qu’y avait eu un trou dans l’chauffage à l’école et qu’y avait de l’oxy…, ou quèque chose comme ça, qui s’était échappé, mais j’ai pas bien compris c’que ça veut dire. Mais y avait pas qu’moi qui étais malade, tous mes copains ont failli mourir. Alors l’école était fermée aujourd’hui et j’y suis pas allé. J’suis bien content, j’ai pu m’amuser avec mes jouets.
- Et tes copains, tu sais s’ils vont bien ?
- Mon papa m’a dit que tout l’monde allait bien maint’nant. J’les verrai la s’maine prochaine, quand j’retournerai à l’école. Tu sais, y z’ont eu d’la chance, eux, y avait leurs noms dans l’journal, et moi, y avait pas le mien.
- Ha ça, c’est très embêtant pour toi mais je suis heureuse que tu sois rétabli. Tu veux que je te raconte une histoire ?
- Ho, ouais.



Le roi qui n'aimait pas les pauvres

Il était une fois… une jeune dame, très belle mais très pauvre. En dépit de sa misère, elle était très gentille. Pourtant, elle vivait dans un pays qui avait pour roi un homme très méchant. On ignorait la raison de la méchanceté du roi, certains vieux disaient que c’était parce qu’il était malheureux mais sans connaître l’origine de son malheur. Un jour, le roi en colère décida qu’il ne devait plus y avoir de pauvres dans son royaume. Allait-il enrichir les pauvres pour qu’ils ne soient plus pauvres ? Non, les gens bien informés le soupçonnaient au contraire de vouloir s’en débarrasser en les tuant tous. Le roi demanda à ses soldats de rechercher et de lui amener tous les hommes pauvres qu’ils rencontreraient.

Les soldats s’en allèrent donc avec une grande charrette, et dès qu’ils voyaient un mendiant, ils l’enchaînaient et le jetaient sans ménagement dans leur charrette. Parfois, c’était difficile de savoir si un pauvre était vraiment pauvre, alors pour être sûrs de ne pas en laisser derrière eux, ce qui aurait irrité le roi, ils ramassaient des gens qui, quoique sales et déguenillés, n’étaient peut-être pas si pauvres qu’ils en avaient l’air. Quand la charrette était pleine, les soldats revenaient au château et jetaient les pauvres dans les cachots, en attendant que le roi les réclame. Au bout d’un certain temps, les cachots furent si pleins que le roi se ruinait à nourrir ces milliers de gens affamés.

De son côté, la jeune dame très belle mais très pauvre ne fut pas arrêtée. En effet, les soldats, qui ne comprenaient pas toujours très bien ce que leur disait le roi, avaient cru saisir qu’il ne voulait se débarrasser que des hommes pauvres. Ainsi la jeune dame, qui n’était pas un homme pauvre mais une dame pauvre, fut épargnée et elle devint bientôt la seule pauvre en liberté dans tout le royaume. Que fit-elle ? Hé bien, elle s’enrichit. Il faut savoir que, dans ce royaume, il n’y avait que le roi qui était méchant. Les gens qui n’étaient pas des rois, mais simplement des hommes et des femmes ordinaires, étaient gentils et généreux avec les mendiants. La jeune dame très belle étant désormais l’unique miséreuse du royaume, elle fut la seule à bénéficier des grandes largesses de la population et elle devint si riche qu’elle ne fut plus pauvre.

Le roi, qui s’était bêtement appauvri en nourrissant tous les mendiants emprisonnés, dut, un jour, pour payer ses dettes, vendre à l’ancienne pauvresse son château et son royaume, et la jeune dame devint ainsi la reine du royaume. Dès le jour de son couronnement, elle fit sortir tous les pauvres de prison et décida de leur verser une pension à vie pour qu’ils ne soient plus jamais pauvres. Puis, comme elle était toujours gentille et pas rancunière, malgré qu’elle soit devenue reine, elle décida de prendre l’ancien roi à son service et elle en fit son bouffon principal. Ce poste convint parfaitement au roi détrôné. D’ailleurs, tous les gens qui l’ont vu dans ce nouveau rôle peuvent témoigner qu’il y excellait, surtout quand il imitait la cruauté d’un roi méchant.

Et voilà comment on devient riche quand on est pauvre mais gentil, et comment on devient pauvre quand on est riche et méchant.



- Mon histoire t’a plu ?
- Ouais.
- Et maintenant, à toi de me raconter. Pendant ces cinq ans, il t’est arrivé autre chose ?
- J’sais pas.
- Tu n’as pas été malade ?
- Ho si, souvent, mais j’me rappelle plus. Ha ouais, j’ai été dans un préven... j’sais plus quoi, mais ça fait longtemps, j’étais tout petit. J’y suis resté longtemps, j’crois, j’avais un truc dans la poitrine, là ici, et ça voulait pas partir, alors y m’ont gardé jusqu’à c’que ça parte.
- Raconte-moi ça.
- Ben, j’me rappelle plus bien, j’étais petit.
- Allons, fais un effort.
- Ben, on m’a dit qu’j’étais malade, mais moi, j’le savais pas, j’avais pas mal, j’étais normal. On m’a fait une coupure sur l’bras et après, ça a fait une croûte toute moche, et y z’ont vu comme ça qu’j’étais malade et qu’c’était grave et qu’y fallait qu’on m’soigne quèque part. Alors, on m’a emmené là-bas et on m’a laissé tout seul. Moi, j’avais pas envie d’rester, j’savais qu’j’étais pas malade mais y z’ont pas voulu que j’reparte alors j’suis resté.
- Pauvre trésor. Tu y es resté combien de temps dans ce préven… je sais plus quoi ?
- J’sais pas, longtemps, j’crois. Au début, j’ai pleuré parc’que j’connaissais personne alors y m’ont dit qu’y fallait pas pleurer comme ça, qu’j’étais un grand garçon et qu’les garçons y pleurent pas. Moi j’m’en fichais d’être un grand garçon, c’que j’voulais c’était m’en aller et r’tourner chez moi. Mais y z’ont pas voulu que j’m’en aille alors j’suis resté jusqu’au bout.
- Et ils t’ont guéri ?
- J’sais pas, j’crois. On m’a fait plein de piqûres et j’ai avalé plein de cachets. Une fois, une bonn’femme a voulu m’faire une piqûre et elle y arrivait pas. Elle m’a fait plein de trous sur le bras mais ça marchait pas, alors elle m’frottait le bras et elle recommençait et elle recommençait, et moi j’disais rien, j’attendais qu’ça marche. A la fin, elle a quand même réussi, j’crois, mais j’avais mal au bras à cause de tous les trous qu’elle avait faits.
- Tu as eu de la chance de t’en sortir, ça devait être grave.
- Tu sais, j’étais capable d’avaler plein d’cachets en mêm’temps, j’pouvais m’en mettre j’sais pas combien, plein, dans la bouche et j’les croquais avant d’les avaler avec de l’eau. J’faisais ça pour épater ma maman et mon papa quand y venaient m’voir le dimanche.
- C’était effectivement une belle prouesse.
- Et puis un jour, on est v’nu m’chercher et on m’a dit qu’c’était fini, qu’j’étais plus malade. J’étais content à c’moment mais après, non. Quand j’étais là-bas, à l’hôpital, j’avais plein de cadeaux, j’pouvais d’mander c’que j’voulais et on m’l’amenait la s’maine d’après. Mais à la maison, c’est plus pareil, j’suis r’devenu normal, comme mes frangins, et j’ai rien de plus qu’eux.
- Tu as été trop gâté, je vois.
- Ho ouais, mais y a pas qu’moi. Quand j’suis rev’nu, y z’ont acheté une télé en disant qu’c’était pour moi, parc’qu’à l’hôpital, y en avait une de télé. Mais en vrai, c’est parc’qu’y voulaient une télé... Et toi, m’dame, tu m’dis rien ?
- Ho ! pour moi, il n’y a rien à dire, plus rien à dire. Là où je suis, c’est le vide. Je suis désolée mais je ne peux rien te raconter. Mais ce n’est pas grave puisque toi, il t’arrive plein de choses.
- Ouais... mais.... t’es où ?
- Je ne peux pas te le dire. Je suis loin, là où tu iras toi aussi. Dans très longtemps, j’espère. On pourra peut-être se rencontrer à ce moment-là, je ne sais pas.
- Ha ?
- Tu aimerais qu’on se reparle ?
- Ouais... p’t-être. Tu m’raconteras d’autres histoires ?
- Oui, mais maintenant, je n’ai plus le temps, je dois te quitter. On se parlera encore, plus tard, si tu veux.
- Ouais, d’ac.
- A bientôt, mon trésor.
- Au r’voir, m’dame.

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QUINZE.

- Ouais.
- Bonjour.
- B’jour. Vous voulez ma mère ?
- Non, c’est à toi que je voulais parler.
- A moi ? On s’connaît ?
- Oui, tu ne te rappelles pas de moi ?
- Non. C’est quoi, votre nom ?
- Je ne peux pas te dire mon nom, mais c’est la troisième fois qu’on se parle.
- Ha... j’sais pas.
- La première fois, tu avais cinq ans, tu ne t’en rappelles pas, c’est normal. La deuxième fois, tu avais dix ans. Et aujourd’hui, tu dois avoir quinze ans, c’est ça ?
- Heu... ouais. Mais j’me rappelle pas d’vous. On s’est parlés comment ?
- Par téléphone. Tu m’as parlé de tes problèmes de santé et je t’ai raconté des histoires.
- Ha oui, p’t-être, j’sais pas.
- Comment ça va, aujourd’hui ?
- Ho, ça va...
- C’est un peu bref... Tu ne veux rien me dire ? Je t’embête ?
- Bah, j’vous connais pas. Enfin, j’veux dire que j’me rappelle pas d’vous, alors j’sais pas quoi dire. Et d’abord, ça vous r’garde pas.
- Tu n’es pas très gentil. Tu étais plus mignon quand tu étais petit.
- Pourquoi j’devrais vous causer ?
- Parce que... parce que tu es seul et que tu devrais me parler de tes problèmes. Et parce que je suis seule et que j’aimerais t’écouter, et t’aider si possible. Tu ne veux pas me faire confiance ?
- Bah, j’sais pas.
- Là où je suis, je ne peux pas t’aider matériellement mais je pourrais peut-être te conseiller, te soutenir. Je ne sais pas, j’ai l’impression que je peux être utile et j’ai besoin d’être utile à quelqu’un. Et comme c’est toi mon trésor, je veux t’aider.
- Vous avez pas mon âge, vous pouvez pas m’comprendre.
- Je n’ai plus aucun âge, alors je crois que je peux te comprendre.
- Heu... Moi, j’vous comprends pas bien.
- Ca ne fait rien. Par quoi veux-tu commencer ? Il ne t’est rien arrivé de particulier, ces derniers temps ? Quelque chose qui t’aurait frappé ?
- Bah si, mais ça vous intéresse pas.
- Si, ça m’intéresse. Vas-y, raconte-moi.
- Ben, alors... c’était y a quelques jours, tout a explosé.
- Comment ça, tout a explosé !
- Bah ouais.... ça a explosé. On était dans la cuisine, mes parents et mes frangins. On s’est rendu compte de rien, on discutait, on se disputait, on rigolait. Et puis, tout à coup, y a eu une grande explosion, toutes les vitres se sont cassées et elles sont tombées. Sur le moment on savait pas c’qui s’était passé, on est restés immobiles, on avait peur, et puis après on a réfléchi qu’ça devait être le gaz. Le bouton d’la cuisinière a dû être tourné par erreur et puis y a eu une étincelle et le gaz a explosé. Boum ! On a failli tous cramer là-dedans.
- Et après ? Vous avez appelé les pompiers ?
- Bah non, on en avait pas besoin.
- Personne n’a été blessé ? Personne n’a été intoxiqué ?
- Nan. On a eu d’la chance, p’t-être. Y avait qu’les vitres à changer mais y en avait beaucoup de cassées.
- Ce n’est pas très rigolo ton histoire. Tu n’as rien de plus amusant à me raconter ?
- Bah, nan.
- Alors je vais te raconter moi aussi une histoire, si tu veux. Tu veux bien ?
- Ouais...
- Il était une fois...
- Ca commence pas terrible. C’est une histoire pour les gosses.
- Pourquoi ? On commence toujours par : « il était une fois… ». Et après, on peut raconter ce qu’on veut, comme on veut. Donc...



L'escargot qui cherche son escargotte

... il était une fois… un petit escargot. Tu sais comment sont les escargots ? Ils ne sont pas méchants mais ils sont un peu bêtes, et surtout ils sont lents, très lents. Notre escargot était un escargot, donc il était lent comme un escargot et il était bête comme un escargot. Et que faisait-il, notre escargot ? Il cherchait. Et que cherchait-il ? Il cherchait une escargotte (j’appellerai ainsi la femelle de l’escargot, sinon tu risquerais de la confondre avec l’escargot mâle et tu ne comprendrais plus rien à l’histoire).

Revenons à notre escargot. Pour un escargot, c’est long, très long de trouver une escargotte, parce que, un escargot, c’est vraiment très lent, mais une escargotte, c’est encore plus lent. Bref, notre charmant escargot tout mou tout gluant, se traînant au rythme lent d’un escargot, avait très peu de chance de rencontrer son escargotte chérie. Mais il ne perdait pas espoir, car je le rappelle, un escargot c’est un peu bête, et bête comme il l’était, il ne pouvait pas savoir qu’il n’avait guère de chance de trouver sa compagne préférée, l’escargotte.

Donc, il continuait à suivre son petit bonhomme de chemin d’escargot quand, tout à coup (l’escargot avait à ce moment la tête baissée et les yeux fermés, ce qui est très imprudent, même quand on glisse aussi lentement qu’un escargot), quand, tout à coup, il rencontra un obstacle. Ces mollusques gastéropodes pulmonés (ça veut dire « escargots » : je suis désolée d’utiliser cette expression compliquée, mais j’essaie une alternative au mot escargot car j’ai déjà employé au moins cinquante fois le mot escargot et je sens que je vais avoir une indigestion d’escargot ; ha zut ! Je crois que le changement est raté : je viens de répéter le mot escargot quatre fois, et même une cinquième fois, rien que pour éviter de répéter trop souvent le mot escargot, et une sixième fois. Bon, finalement, je vais continuer à dire escargot, c’est plus simple, et voilà une septième fois), donc je disais que les escargots ne sont pas méchants mais ils sont parfois un peu colériques quand quelque chose ou quelqu’un ose se mettre en travers de leur route. Sans vouloir trop les défendre, je dois reconnaître qu’ils ont raison : déjà ils sont lents, mais si en plus on les oblige à contourner un obstacle, ils deviennent encore plus lents que lents donc moins rapides que lents, donc pour simplifier, ils n’avancent plus du tout.

Ainsi, notre escargot, qui venait de se cogner contre un obstacle imprévu, se mit en colère. Pas vraiment une colère noire, ni une colère rouge, ni une colère bleue, plutôt une colère blanche, molle et gluante, mais c’était quand même une vraie colère d’escargot, ce qui est terrible dans le monde des escargots. Que fit notre escargot pour exprimer cette colère qui bouillonnait en lui ? Il se rua la tête la première contre l’obstacle (il est inutile de préciser qu’étant donné sa vitesse de déplacement guère fulgurante, le choc ne fut pas très violent). Et, comme si cela ne suffisait pas, il se mit à pousser très fort l’obstacle, le plus fort qu’il pouvait bien sûr, c’est-à-dire pas très fort finalement. Après quelques instants de lutte sans merci, l’obstacle, certainement excédé par cet imbécile qui ne voulait pas lui céder le passage, fit un écart pour laisser passer cet escargot irascible.

Notre escargot, qui n’avait pas encore rouvert les yeux (la colère rend sourd mais aussi aveugle), fut heureux de constater qu’il avait remporté la victoire face à cet ennemi invisible. Pour savourer son triomphe et se moquer du vaincu, il ouvrit les yeux et regarda son adversaire s’éloigner.

Et alors, que vit-il ?

Il vit une charmante escargotte, jolie comme un cœur et bien charnue comme il les aimait, et cette belle escargotte était très en colère d’avoir dû céder le terrain à ce malotru. Notre malheureux escargot se sentit tout bête (encore plus bête que d’habitude) et il pleura beaucoup cette perte, mais brièvement car il était vraiment trop bête pour garder très longtemps dans sa minuscule mémoire un souvenir, même aussi douloureux. Cependant, je pense que la prochaine fois qu’il butera sur quelque chose ou sur quelqu’un, il se donnera la peine de regarder la qualité et la beauté de l’obstacle avant de s’énerver.



- Et voilà. Ca t’a plu ?
- Ouais. C’est sympa. A part qu’les escargots y sont hermaphrodites, et donc y a ni mâle ni femelle, et donc y a qu’des escargots et pas d’escargottes.
- C’est vrai, mais quand on réfléchit trop, on ne peut plus rire de rien. A toi de parler, maintenant.
- Bah... heu... l’autre jour, j’suis allé chez l’ophtal...-machin, celui qui s’occupe des yeux, et y m’a dit que j’voyais pas bien et qu’y fallait que j’porte des lunettes.
- Et alors, tu as des jolies lunettes ?
- Ouais, mais elles sont pas jolies et j’les mets pas souvent, elles glissent du nez et elles m’font mal. Et puis elles m’font une marque sur le nez et c’est moche.
- Oui, je comprends. Mais tu pourrais les mettre de temps en temps, pour lire par exemple, ou en classe.
- Pour lire oui, mais en classe, j’veux pas. J’l’ai fait une fois mais, comme elles me glissent du nez, mes copains se sont foutus de moi parce qu’y m’ont dit qu’j’avais un drôle de tic pour les r’mettre sur le nez. Depuis, j’les mets plus qu’à la maison.
- Ce n’est pas bien grave, mais il faut penser à les mettre si tu as du mal à suivre la classe. Et tu as d’autres problèmes ?
- Nan... enfin... si.
- Quoi ?
- Ben, y a les boutons.
- Quels boutons ?
- Ben, les boutons sur la figure, j’en ai plein et c’est pas beau.
- De l’acné ? C’est normal à ton âge, ça veut dire que tu deviens un homme.
- Ben si, c’est grave, parce que c’est moche et j’sais pas comment les faire partir. Quand j’rencontre des filles, elles m’regardent comme si j’étais un monstre. J’voudrais leur parler mais j’sais pas comment faire, j’ai l’impression qu’elles vont s’moquer de moi et d’mes boutons. J’sais pas comment faire.
- Ne t’inquiète pas de ça. Les filles, elles ont aussi peur de toi que toi, tu as peur d’elles. Et puis, les boutons, ce n’est pas le plus important, il faut surtout savoir leur parler et quand un garçon y arrive, tout se passe bien pour lui.
- Ben, y a ça aussi, j’sais pas leur parler, j’sais pas quoi leur dire. Alors quand j’suis avec elles, j’ai l’air bête et elles finissent par partir. Et j’crois qu’dans mon dos, elles m’traitent d’imbécile.
- Pourquoi tu dis ça ? Si elles ne réussissent pas à entretenir la conversation, c’est qu’elles sont aussi émues que toi. C’est peut-être bon signe pour toi. Pour être sûr, il faudrait que tu essayes souvent de leur parler, et ce n’est pas très grave si quelques-unes vont t’envoyer promener, il y en aura d’autres. Par contre, si tu ne tentes pas ta chance avec elles, tu peux être sûr qu’elles ne te remarqueront jamais.
- Ouais... p’t-être.
- Maintenant, mon trésor, il faut que je te quitte.
- C’est bizarre, vous m’avez rien dit sur vous, j’sais même pas qui vous êtes.
- Je ne peux rien te dire, je suis désolée. D’ailleurs, il n’y a rien à raconter concernant l’endroit où je suis. C’est pour ça que j’aime inventer des contes. Quant à ma vie d’avant, je ne m’en rappelle plus et je ne veux plus m’en rappeler. Voilà pourquoi tu es condamné à me parler de toi, et moi je me contente de te raconter des histoires. Ca ne te dérange pas ?
- Heu... bah si, un  peu... Et puis, j’comprends rien de c’que vous v’nez de dire.
- Ne t‘inquiète pas pour ça. Tu comprendras, un jour. Au revoir, mon trésor.
- Au r’voir.

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VINGT.

- Allô !
- Bonjour.
- Bonjour.
- Tu ne me reconnais pas ?
- Heu... je ne sais pas. Vous êtes qui ?
- C’est moi, l’inconnue qui te dérange tous les cinq ans. Tu as bien vingt ans aujourd’hui ?
- Oui.
- Je t’ai appelé quand tu avais cinq ans, dix ans et quinze ans. A cinq ou dix ans, c’est normal que tu ne te souviennes pas, mais tu devrais te rappeler de mon appel quand tu avais quinze ans.
- Ha oui, je me rappelle. Comment allez-vous ?
- Ho moi, je ne sais pas si on peut dire que je vais bien. Ici, c’est très différent de ce que tu connais. Quand tu viendras me rejoindre, tu le comprendras.
- Ha... je vais vous rejoindre quelque part ?
- Excuse-moi, je n’ai rien dit, c’était une bêtise. Alors, comment vas-tu ?
- Ho bien. Oui... on peut dire que ça va bien.
- Non, je sens que tu ne vas pas bien. Tu veux me parler de tes malheurs ?
- Mais... je n’ai pas de malheurs à raconter. Pas vraiment.
- Mais ça ne va pas quand même ?
- Non, ça ne va pas, pas vraiment.
- Des problèmes de santé ?
- Non, ma santé est correcte. C’est dans ma tête que ça ne va pas.
- Allez, dis-moi tout. Qu’est-ce qui te turlupine ?
- Hé bien, je ne sais pas. Tout et rien. Il n’y a rien de précis mais ça ne va pas.
- Heu... tu veux que je te raconte une histoire comme les autres fois ? Tu te rappelles les histoires que tu aimais quand tu étais petit ?
- Oui... vaguement. Je me rappelle de l’histoire de l’escargot, peut-être parce que je suis aussi bête que lui.
- Ne dis pas des bêtises comme ça, si tu ne veux pas être bête. Alors, voilà...



La vieille dame solitaire

Il était une fois… une vieille dame très triste. Elle était si triste que tout le monde la croyait méchante. Personne n’osait s’approcher d’elle, personne ne se risquait à lui parler. Certains avaient même peur de la croiser dans un couloir étroit, comme si elle était atteinte d’une maladie contagieuse ; alors, quand ça arrivait et qu’ils ne pouvaient pas rebrousser chemin, ils s’aplatissaient dans une encoignure de porte pour éviter de la frôler. On disait qu’elle était laide, qu’elle ne devait jamais se laver parce qu’elle était sale et qu’elle sentait mauvais. On parlait de la vermine qui devait grouiller sur son corps difforme, de son haleine répugnante digne d’une sorcière. Les parents conseillaient à leurs enfants de ne pas s’approcher d’elle car on ne savait pas de quoi elle était capable. Elle aurait pu leur distribuer des bonbons empoisonnés, ou les attirer chez elle et les découper en morceaux pour les manger, ou les prendre par la main et les conduire sur les berges du fleuve pour les noyer. En fait, c’était inutile de donner ce conseil aux enfants car ils avaient naturellement peur d’elle comme leurs parents.

Personne ne savait qui était cette vieille dame, ni d’où elle venait, et on ne s’en préoccupait pas. Elle gênait ses voisins, elle gênait les passants, et tout le monde aurait souhaité s’en débarrasser ou qu’elle disparaisse sans laisser de trace. Malheureusement pour eux, malgré son âge avancé, elle ne semblait pas vouloir mourir. Vraiment, disaient les honnêtes gens, cette horrible vieille dame serait mieux dans une tombe.

Et pourtant... et pourtant, si ces gens s’étaient donné la peine de la suivre dans son appartement, ils auraient peut-être changé d’avis sur cette vieille dame, mais ils la craignaient trop pour s’aventurer dans son repaire. Qu’auraient-ils vu s’ils étaient entrés chez elle, sans se faire remarquer ? Ils auraient vu un logement petit mais propre et douillet, des meubles anciens soigneusement encaustiqués, des tapis un peu usés mais bien dépoussiérés, une multitude de bibelots d’origines diverses minutieusement époussetés, des rideaux propres tendus devant les fenêtres. Cette frêle dame devait passer des heures chaque jour pour tout nettoyer, tout astiquer, dans l’espoir de recevoir une visite improbable.

Et si nos visiteurs invisibles restaient plus longtemps à la surveiller, que verraient-ils encore ? Une vieille personne, gentille et solitaire, qui pleurait souvent, presque toujours. Cachée chez elle, elle pleurait des larmes sèches, lovée sur son canapé ou enfouie sous les draps de son lit. Ils auraient compris, ces visiteurs, en voyant les photos de mariage de la vieille dame, accrochées aux murs ou posées sur les meubles, qu’elle avait été belle dans sa jeunesse, et qu’elle était toujours belle si on prenait le temps de la regarder. Sur les photos de vacances, jaunies et écornées, classées par date dans l’album de famille, ils auraient découvert une femme gentille et attentionnée qui pouvait même être enjouée et drôle quand elle se trouvait avec des gens qui l’aimaient et qu’elle aimait.

Malheureusement, personne n’est jamais entré dans ce petit appartement pour y découvrir le trésor qui s’y cachait. Et quand la vieille dame sortait de chez elle, elle ne voyait que des gens qui s’efforçaient de l’éviter, des gens qui s’effaçaient devant elle, non par respect mais par dégoût, des gens qui ne pouvaient pas s’empêcher d’exprimer leur répulsion avec des paroles blessantes ou des grimaces ou des gestes obscènes, et la vieille dame ne pouvait pas comprendre ce mépris incompréhensible.



- Et voilà, c’est la fin de l’histoire.
- Hé bien, elle n’est pas gaie, votre histoire.
- C’est vrai, elle n’est pas très gaie. Mais un jour, tu auras peut-être l’occasion d’entrer dans un petit appartement occupé par une vieille dame solitaire et, en repensant à cette histoire, tu feras l’effort d’y entrer. Et alors, tu découvriras que finalement ce n’est pas si difficile de s’intéresser aux autres et qu’on peut même être heureux en rendant les autres heureux. Et maintenant, à toi de me raconter quelque chose. Je veux tout savoir sur toi.
- Je ne sais pas quoi raconter, je n’aime pas parler de moi.
- Allons, tu sais bien que tu peux tout me dire, on se connaît depuis si longtemps. Si tu veux, je vais te poser des questions et tu me répondras par oui ou par non. Et quand tu le voudras, tu pourras m’interrompre et me raconter ce que tu veux. D’accord ?
- Ouais, d’accord.
- Tu n’as donc pas de problème de santé ?
- Non.
- Tu vas encore à l’école ?
- Non.
- Tu travailles ?
- Oui.
- Ton travail te plaît ?
- Heu... oui.
- J’ai senti une hésitation. Tu veux ajouter quelque chose ?
- Bah, ce n’est pas vraiment le travail qui m’embête, ça fait passer le temps. Le problème, c’est que je vois ma vie qui s’écoule trop vite. Je suis occupé à faire des choses bêtes alors que j’aimerais utiliser mon temps autrement, peut-être utilement. J’ai l’impression que ma vie ne m’appartient plus, qu’elle file devant moi comme si quelqu’un me l’avait volée, et je n’ai aucun moyen de la lui reprendre. Quand j’étais un gosse, c’était pareil, mais alors je pensais que j’avais le temps d’y réfléchir et que, plus tard, je pourrais décider tout seul quoi faire de ma vie. Maintenant c’est fini, je sens que je n’ai presque plus le temps, que ça va trop vite, que ce sera bientôt la fin et que je n’ai rien fait de ce que je voulais faire, de ce que je croyais être capable de faire. C’est comme si j’étais arrivé à mi-chemin de ma vie et que je voyais un grand vide derrière moi et devant moi.
- Je ne veux pas jouer le rôle de la vieille enquiquineuse mais tout le monde est logé à la même enseigne. Jusqu’à l’adolescence, on est dépendant des grands, et après, on suit le chemin tout tracé et on a peur de s’en éloigner.
- Vous voulez dire que je suis responsable de mon ennui ?
- Oui, tu ne crois pas ?
- Si, c’est certainement vrai.
- Et puis, tu es quand même jeune. Tu as encore presque toute ta vie devant toi. Tu ne connais personne à qui tu pourrais confier tes problèmes ?
- Non.
- Tu n’as pas rencontré une fille ?
- Non. Enfin... oui et non.
- Tu as rencontré une fille et tu ne me le dis pas ? Raconte-moi.
- Hé bien, oui. Mais ça s’est mal passé.
- Mal passé ? Elle t’a quitté ? Tu l’as quittée ?
- Non. En fait, on ne s’est jamais parlés.
- Pourquoi ?
- Parce que... je n’ai pas pu. Elle était toujours là, grande, belle, et j’étais fasciné par sa beauté. Le problème, c’est qu’elle était trop belle et je me disais que, cette fille, je ne pourrais jamais l’aborder, qu’elle n’accepterait jamais de me répondre, qu’elle ne daignerait même pas me voir ou faire l’effort de me distinguer dans la foule de ses admirateurs.
- Alors ?
- Ben... j’ai passé mon temps à la regarder du coin de l’œil mais je ne lui ai jamais parlé. Et comme effectivement je ne devais pas l’intéresser, elle ne m’a pas vu, ou elle a fait semblant de ne pas me voir, et de toute façon elle n’a rien fait pour m’attirer ou me mettre en confiance. Et donc il ne s’est rien passé.
- C’était quand ?
- Il y a trois, quatre ans. J’ai l’air d’hésiter mais en fait je sais bien que ça date de quatre ans.
- Et tu t’en souviens encore ? Elle a vraiment dû te marquer.
- Oui, beaucoup.
- C’était un amour de jeunesse. Si tu la rencontrais maintenant, tu trouverais peut-être qu’elle est belle mais superficielle. Et d’ailleurs peut-être qu’elle n’est même pas belle.
- Peut-être, je ne sais pas, mais... je crois que si...
- Et tu n’as pas rencontré d’autres filles ?
- Si, mais ce n’était pas pareil. Elle, c’était... je ne sais pas comment dire…
- Je suis désolée mais le temps est vite passé et il faut que je raccroche. De toute façon, je pense que tu es à la poursuite d’un phantasme, et il n’y a que toi qui puisses t’aider à reprendre pied sur terre et à abandonner un rêve inaccessible. Mais sincèrement, j’espère que tu t’en sortiras. Tu sais, mon trésor, je tiens beaucoup à toi, et je veux que tu sois là dans cinq ans. Alors ne fais pas de bêtises.
- Non... non...
- Tu me raconteras la suite dans cinq ans... si tu veux encore me parler.
- S’il vous plaît, je ne peux pas savoir qui vous êtes ? D’où vous venez ?
- Je ne peux pas t’en dire plus, je ne le sais pas moi-même, enfin... pas vraiment. Alors, n’oublie pas que nous avons rendez-vous dans cinq ans. Au revoir, mon trésor.
- Au revoir.

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VINGT-CINQ.

- Allô.
- Bonjour.
- Ha, c’est vous ? J’attendais votre appel.
- Avec impatience, j’espère ?
- Oui. C’est tellement long, cinq ans. Vous ne pourriez pas m’appeler plus souvent ? Pendant ces cinq ans, j’ai eu souvent envie de vous dire plein de choses, et maintenant que vous êtes là, je ne me rappelle plus de rien.
- Je suis désolée, mais je ne peux pas téléphoner plus souvent. D’ailleurs, si je le faisais, tu finirais par te lasser d’entendre une vieille radoteuse comme moi et tu refuserais de me répondre.
- Ha non, jamais.
- Tu sais, mon trésor, te parler me fait énormément plaisir à moi aussi. C’est la seule distraction que j’ai ici.
- Mais où êtes-vous ?
- Je ne peux pas te le dire et d’ailleurs, ce n’est pas très clair pour moi aussi.
- Vous ne pouvez rien me raconter de votre vie ?
- Non. Un jour prochain, je pourrai peut-être...
- Comme vous m’appelez tous les cinq ans, ce jour prochain pourrait être dans trente ou quarante ans...
- Peut-être. Mais, de toute façon, je n’ai pas grand-chose d’intéressant à dire sur moi.
- C’est moi qui décide de ce que j’aime entendre.
- Alors, je peux te raconter une histoire ? Tu les aimes mes histoires ?
- Ho oui, allez-y. Et je veux qu’elle commence par « il était une fois... ».
- Alors...



L'idiot du village

... il était une fois... dans un village, un garçon qui était idiot. Il n’avait pas de chance ce pauvre garçon, il était né comme ça, c’était un idiot et personne ne pouvait rien faire pour le rendre intelligent. En fait, il n’était pas vraiment malheureux. Personne n’osait se moquer de lui car c’était le fils du châtelain, l’homme le plus riche du village, et en plus il était très fort, l’idiot, vraiment si costaud que la moindre claque donnée avec son plus petit doigt pouvait arracher la tête de quelqu’un. Donc les gens du village n’avaient pas pris l’habitude de se moquer de lui.

Un jour, un vagabond passa par le village. Il cherchait du travail et, comme c’était la période des vendanges, il n’eut aucun mal à en trouver. La nuit, il s’installait dans une vieille grange pour dormir, et le jour, il trimait le dos cassé dans les vignes. C’était un travailleur acharné et il aurait volontiers travaillé la nuit si le clair de lune lui avait offert suffisamment de clarté pour attraper les grappes. Le dimanche qui suivit son arrivée, il assista à la messe, peut-être forcé par son patron qui était très attaché au rituel du jour du seigneur. Après la messe, comme il n’avait pas le droit de travailler et qu’il ne savait rien faire d’autre, il s’arrêta sur la place du village et regarda les paysans endimanchés se promener et causer.

Alors qu’il était en train de manger un bout de saucisson, il vit passer l’idiot qui se promenait le nez en l’air et l’œil dans le vide, avec dans la main un bouquet de fleurs sauvages. Le vagabond trouva le spectacle très drôle : un gaillard immense et lourdaud qui tenait délicatement dans ses mains des fleurs aussi belles que fragiles. Les hommes qui se tenaient près du vagabond, le voyant prêt à s’esclaffer, essayèrent de l’avertir (sans parole, pour ne pas trop attirer l’attention de l’idiot, mais avec force gestes et mimiques) qu’il devait faire semblant de ne rien voir, qu’il ne fallait surtout pas qu’il rie, et que si possible, il devait même regarder autre part et autre chose, par exemple regarder les oiseaux voler ou les branches plier sous le vent. Le vagabond, qui n’était pas du village et qui ne comprenait rien à leurs gestes et à leurs grimaces, crut qu’ils ne s’adressaient pas à lui et n’en tint pas compte.

Ainsi, sous les regards effrayés des paysans, alors que l’idiot passait juste devant eux, le vagabond se mit à rire, d’abord doucement, puis bruyamment, en regardant l’idiot droit dans les yeux et en tendant le doigt impoliment dans sa direction. Les paysans restèrent bouches bées, figés dans l’attente du châtiment qui allait immanquablement s’abattre sur cet imbécile de vagabond. Après tout, il l’avait bien cherché, on l’avait prévenu (il est vrai, un peu tard et maladroitement) du danger qu’il encourait en se moquant bêtement d’un idiot si costaud. L’énorme idiot s’immobilisa devant la troupe de paysans, en les regardant fixement. Ceux-ci prirent peur car l’idiot pouvait croire qu’ils étaient responsables de la plaisanterie qui faisait tant rire le vagabond. Comme ils avaient, à défaut de force, l’avantage de la légèreté, ils s’enfuirent en courant et en maudissant ce satané vagabond qui les obligeait à quitter la place si tôt dans la journée alors que les jeunes pucelles n’avaient pas encore fait leur sortie dominicale.

Le vagabond, qui ne savait pas qu’il courait un grand danger face à ce géant, le regardait droit dans les yeux et le sourire aux lèvres. L’idiot réfléchissait avec le peu d’intelligence dont il disposait, et il ne comprenait pas pourquoi tous ces paysans s’étaient enfuis à son approche. Il regardait le vagabond, étonné que cet homme ne soit pas parti avec les autres. Puis un rictus apparut sur ses lèvres. Etait-ce une sorte de sourire d’idiot ? Peut-être. En tout cas, il s’assit sur le banc, à côté du vagabond, et continua à le regarder avec le même sourire.

Sans éprouver la moindre crainte, le vagabond essaya gentiment d’expliquer à l’idiot qu’il était vraiment ridicule avec son minuscule bouquet dans sa grosse paluche et l’idiot tenta, avec son langage à lui et sa logique à lui, d’expliquer au vagabond que ce bouquet, il l’avait assemblé, non pour lui, même si lui aussi appréciait beaucoup les fleurs, mais pour sa maman à qui il voulait l’offrir, et que, comme il était un peu idiot, il venait seulement de se rappeler qu’il avait besoin d’un autre bouquet pour fleurir la tombe de sa grand-mère et que, si le vagabond n’avait rien d’urgent à faire, il pourrait peut-être l’accompagner dans les champs pour l’aider à choisir les plus belles fleurs.

Alors, sous les regards ébahis des paysans qui voyaient la scène de très loin et qui s’attendaient à un carnage, le grossier vagabond et le géant idiot s’en allèrent, bras dessus bras dessous, cueillir des boutons d’or, des marguerites, des coquelicots, des violettes et autres fleurs sauvages dans les champs voisins.



- Très drôle, elle est vraiment très drôle votre histoire. Je vois que vous n’avez pas perdu votre talent de conteuse.
- Merci. Maintenant, parlons de toi. Comment se sont passées ces cinq années ?
- Ho, bien. Ca va à peu près. Je n’ai rien de particulier à dire.
- Parle-moi de ton moral. Il y a cinq ans, tu étais un peu dépressif. Ca s’est arrangé ?
- Oui et non. Mais ça va quand même.
- Tu n’as pas revu la belle jeune fille qui te fascinait autant qu’elle te faisait peur ?
- Non.
- Et tu n’as rencontré personne d’autre pour la remplacer ?
- Non. Personne d’intéressant. Je n’ai plus vraiment d’espoir.
- Pourquoi ? Tu dis ça comme si tu étais un vieillard à bout de souffle, alors que tu es jeune et que toute ta vie est devant toi.
- Bah, parce que...
- Il y a quelque chose qui ne va pas physiquement ?
- Heu... oui et non.
- Raconte-moi.
- Bah, le problème c’est que je ne m’aime pas moi-même, alors je comprends pourquoi les autres ne m’aiment pas.
- Pourquoi tu ne t’aimes pas ?
- Je ne sais pas, je ne peux pas l’expliquer. Par exemple, je déteste me voir en photo. Quand quelqu’un sort son appareil, prêt à mitrailler, je m’arrange toujours pour être invisible, caché derrière un pilier, derrière une autre tête, derrière un meuble ou n’importe quoi, ou je me défile en prétendant avoir autre chose à faire. Et quand une photo a été prise par surprise, sans que je m’en sois rendu compte, ça me met en colère, rien qu’en me voyant et j’ai envie de déchirer la photo.
- Tu te trouves physiquement si difforme ?
- Non, pas vraiment. Enfin si, un peu. J’ai bien encore un peu d’acné, parfois de l’eczéma, mais ce n’est pas ça le problème. Je ne m’aime pas et je suis persuadé que les autres ont la même réaction.
- Tu n’as pas trouvé de solution à ce problème ? Par exemple, te regarder dans un miroir plusieurs fois par jour, en essayant de te persuader que tu es le plus beau ? Ou t’analyser détail par détail, et non dans ton ensemble, et chercher dans chacun de ces détails ceux qui te plaisent et que tu veux conserver, et ceux qui te déplaisent et que tu pourrais améliorer ou cacher.
- Heu... non, ça ne marcherait pas, de toute façon.
- Je peux difficilement te réconforter à ce sujet, je ne t’ai jamais vu et je ne te verrai jamais.
- Je sais. Ca tombe bien, je ne suis pas intéressant à voir.
- Je dois te quitter maintenant.
- Déjà ? Le temps passe vite quand on est ensemble.
- Oui. Je reviendrai dans cinq ans. Enfin... je l’espère...
- Mais je VEUX que tu reviennes dans cinq ans, et même avant si c’est possible. Tu as une si belle voix, rien qu’en t’entendant, je me sens rassuré. J’ai tellement besoin de toi.
- Au revoir, mon trésor.
- Au revoir... Heu… je peux savoir ton nom ?

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TRENTE.

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TRENTE-CINQ.

- Allô.
- Bonjour.
- Bonjour.
- Tu ne me reconnais pas ?
- Ha ! C’est vous ? Il y a tellement longtemps... Vous ne m’avez pas appelé, il y a cinq ans.
- C’est vrai, je n’ai pas pu. Tu m’en veux ?
- Non, mais je me suis inquiété, je pensais que vous ne m’appelleriez plus jamais.
- Je suis désolée mais... c’est comme ça. Quand on rate l’appel, il faut attendre cinq ans de plus. Qu’as-tu à me raconter ? Je pense qu’il s’est passé beaucoup de choses pendant ces dix années. Tu es maintenant un homme établi, tu es marié, tu as des enfants ?
- Heu… non. Il ne s’est pas passé tant de choses. Enfin, rien de marquant.
- Tu ne vas pas me dire, qu’en dix ans, tu n’as pas trouvé moyen de te stabiliser ?
- Bah, non, je ne me suis pas stabilisé, comme tu le dis. Tu ne devines pas pourquoi j’attendais ton appel avec tant d’impatience, il y a cinq ans ?
- Heu… non.
- Hé bien, c’est parce que j’ai mal supporté cette étape, la trentaine. C’est comme si j’étais passé de l’autre côté. Une sensation de fin, ou d’amorce de la fin. S’il te plaît, raconte-moi une histoire, comme quand j’étais petit, j’en ai tellement besoin.
- Heu...



Lucie et le miroir magique

... il était une fois… une jeune femme nommée Lucie. Elle se promenait dans la rue, chantonnant gaiement des airs à la mode, elle était libre et heureuse, belle et consciente de sa beauté. Tous les hommes, et aussi quelques femmes, se retournaient sur son passage pour la regarder, surtout quand sa courte jupe se soulevait légèrement sous le vent. Mais elle ne faisait attention à personne, elle se fichait des regards admiratifs ou concupiscents des passants. L’important pour elle, c’était d’être libre et heureuse, or aucun homme ne pourrait lui offrir ces deux choses.

Tout à coup, la jambe encore levée, le pied prêt à toucher le sol, elle s’arrêta, en plein milieu de la rue, bloquant à la fois la foule et les regards des passants (mais comme elle était jolie, personne ne lui dit rien). Elle venait de voir quelque chose qui la laissait bouche bée. Mais qu’avait-elle vu de si surprenant qu’elle ait dû interrompre le gracieux mouvement de ses jambes, stopper le doux balancement de ses hanches, bloquer la joyeuse chanson sur le bord de ses lèvres, et même cesser de respirer quelques instants ? (Il est possible aussi que son coeur ait sauté quelques battements, mais comme nul ne possédait son coeur, nous ne pouvons pas l’affirmer).

Quelqu’un d’autre n’aurait certainement rien vu de particulier, ou voyant ce qu’elle voyait, n’aurait pas été aussi abasourdi que l’était la belle Lucie. Alors, que voyait-elle ? Un monstre ? Un rat ? Une araignée ? Un bout de jupon inélégant s’échappant de sous une jupe ? Non, rien d’aussi horrible, fort heureusement. Lucie regardait... une autre jeune femme. Etait-elle jalouse de la beauté, de la grâce, du succès de cette autre femme ? Non. En fait, elle ne pouvait pas être jalouse de cette autre femme, puisque cette autre femme, c’était elle-même. Comment pouvait-elle se voir elle-même ? Bah, dans une grande glace ornant la vitrine d’un magasin.

Donc, elle se voyait dans une glace et elle était ébahie ; et il faut bien admettre qu’elle avait des raisons de l’être. Lucie se savait belle, bien sûr, et d’ailleurs, elle le constatait tous les matins en se regardant longuement dans son miroir. Mais elle n’avait jamais remarqué, comme elle le voyait maintenant, qu’elle était aussi exceptionnellement belle. En se voyant dans cette grande glace, elle se vit pour la première fois telle qu’elle était vraiment, la plus belle femme du monde, et elle se dit qu’avec une telle beauté, elle devrait sans difficulté pouvoir devenir le Maître du monde (ou la Maître du monde ou la Maîtresse du monde, comme on veut), elle devrait être la femme la plus riche, la plus puissante, la plus honorée, la plus adulée, la plus heureuse de tout l’univers. Quel homme, ou quelle femme ou quel animal, pourrait résister à une majesté aussi majestueuse, à une grâce aussi gracieuse, à un charme aussi charmant, à une beauté aussi belle ?

Lucie restait immobile au milieu du trottoir à s’admirer sans pouvoir faire le moindre mouvement ; elle avait, semble-t-il, succombé à son propre charme ; en quelque sorte, elle était tombée amoureuse d’elle-même.

Soudain, l’étalagiste du magasin apparut dans la vitrine et, en se déplaçant, il bouscula très légèrement la grande glace qui se mit à vibrer sous l’effet du choc. Lucie, qui occupait le trottoir depuis plusieurs heures, absolument subjuguée par son image, ressentit à ce moment une étrange vibration dans son corps, comme si le frémissement de la glace s’était transmis dans les fibres de sa chair. Le charme, qui l’avait retenue devant son reflet, cessa brutalement et elle se retrouva dans la rue, un peu engourdie et penaude d’être restée la jambe levée et la bouche ouverte pendant si longtemps.

Elle se regarda de nouveau dans la grande glace du magasin mais le charme était définitivement rompu et elle se vit telle qu’elle se voyait tous les jours, une belle jeune fille, pleine de santé et de vivacité, heureuse de vivre et fière d’être aussi jolie ; certes, elle était belle mais, finalement, elle n’était qu’une jeune fille toute simple, comme beaucoup d’autres...



- Très drôle, cette variation sur une Narcisse féminine. C’est pour me rappeler mon bel amour de jeunesse que tu as créé cette histoire ?
- Oui et non. Elle est venue comme ça, mais c’est vrai qu’elle est adaptée à ta belle poseuse, non ?
- Oui, un peu.
- Maintenant, dis-moi comment vont ta santé, ton moral, ta situation financière. Il y a tellement longtemps que je ne t’ai pas parlé que je suis inquiète. Je veux tout savoir.
- Ho, pour la santé, ça va bien. Quelques cheveux en moins, des douleurs persistantes à l’estomac, mais rien de grave. Le moral est toujours au même niveau qu’avant, c’est-à-dire très bas. Quant à la situation financière, c’est la seule chose qui aille bien mais comme je m’en fiche, ça ne m’avance à rien. Voilà, je n’ai rien d’autre à raconter sur moi. Heu... la dernière fois que tu m’as appelé, tu n’as pas voulu ou pas pu répondre à une question.
- Laquelle ? C’est vrai que je ne réponds à aucune question...
- Hé bien, si tu répondais à celle-là, je crois que ça m’aiderait à mieux vivre. Alors, s’il te plaît, peux-tu me répondre ?
- Rappelle-moi la question...
- Je voulais connaître ton prénom. Quelque chose à quoi je pourrais me raccrocher les jours où je déprime. Je pourrais t’appeler dans ma tête, te parler, même si je sais que tu ne peux pas me répondre...
- Heu... Lucie.
- Comme ton héroïne au miroir ?
- Oui, mais je ne lui ressemble pas du tout. Je suis loin d’être la Maîtresse du monde. En fait, je ne suis rien, je ne suis que ta copine à toi. Et avant… quand j’étais… heu… je n’étais pas très belle, en tout cas pas autant que la Lucie du miroir.
- Lucie… Lucie… Les nuits de désoeuvrement, je pourrai te parler de mes problèmes, ce sera plus facile que de te les dire en face. Là, tu vois, je ne peux pas tout te confier, parce que c’est comme si tu étais devant moi, comme si je voyais tes yeux me fixer, j’ai peur de te choquer, de t’embêter, j’ai peur que tu ne veuilles plus me rappeler. Mais si je te parle comme à un être virtuel, je pense que je pourrais t’en dire plus, sans te dégoûter, sans te lasser. Tu comprends ?
- Tu es décidément quelqu’un de bien compliqué, mais je comprends.
- Oui, je suis un peu compliqué.
- Je vais te laisser, mon trésor.
- Déjà ? On n’a pas droit à un double temps de parole, après dix ans d’attente ?
- Non, pas de double ration. Au revoir, mon trésor.
- Lucie, merci d’être revenue. Et n’oublie pas de revenir dans cinq ans, j’ai tellement besoin de toi.
- Je n’oublierai pas, à moins que...

---------------

QUARANTE.

- Allô.
- Bonjour.
- Lucie, enfin, c’est toi. Que c’est long, cinq ans. J’avais tellement peur de te rater que je ne suis pas sorti et j’ai raccroché au nez de tous les gens qui m’appelaient.
- Il y a tant de gens qui t’appellent ?
- Heu… non, pas tellement. Tu sais, pendant ces cinq ans, je n’ai pas arrêté de te parler, je t’ai déjà tout dit. Mais tu m’as manqué, tellement manqué. Et cette peur de rater ton appel, cette peur que tu ne puisses pas m’appeler comme c’est arrivé une fois.
- Tu as eu peur pendant cinq ans ?
- Non, pas vraiment. J’exagère un peu. Mais c’est vrai que tu m’as manqué. Et je ne sais pas si j’aurais été capable d’attendre encore cinq ans. J’aurais fait... je ne sais pas quoi, pour aller te rejoindre.
- Me rejoindre ? Tu ne sais pas où je suis.
- Je le devine et... parfois, j’ai tellement envie de te voir.
- Là où je suis, on ne voit personne. Personne. Alors même si tu voulais me rejoindre, tu ne me trouverais pas. Et si tu me dis encore ça, tu vas me faire mal, tu vas me donner mauvaise conscience et je vais être malheureuse. Tu ne veux pas me faire mal, n’est-ce pas ?
- Non, je suis désolé. Raconte-moi une histoire, s’il te plaît, une belle histoire optimiste, si tu en as une. Et n’oublie pas le « il était une fois... ».



Le vieux monsieur grincheux

Il était une fois... un vieux monsieur, grincheux et désagréable avec tout le monde. Sa famille ne venait plus le voir car, toutes les fois qu’ils débarquaient, la discussion s’envenimait et ils se séparaient avec des mots très désagréables. Les voisins du vieux monsieur ne l’aimaient pas beaucoup non plus car, dès qu’il entendait un bruit, il se précipitait sur son balai pour frapper, soit au plafond quand c’était le parquet de l’appartement au-dessus qui avait grincé, soit sur le plancher quand ses voisins du dessous mettaient de la musique et que le bruit des basses montait jusqu’à lui, soit sur le mur à droite de son salon quand l’enfant de ses voisins se mettait à pleurer ou à crier, soit sur le mur à gauche quand le chien de l’autre voisine aboyait. Le vieux monsieur devait être bien seul et on pensait qu’il se distrayait de cette manière, avec son balai, mais personne ne songeait à compatir à ses malheurs. Au contraire, on disait qu’il l’avait bien cherché, à force d’embêter toutes les honnêtes gens.

Or, un jour, tout changea. Ce jour-là, les voisins entendirent un grand bruit dans l’escalier de l’immeuble. Ils se précipitèrent pour voir ce qui s’était passé et ils trouvèrent le vieux monsieur étendu et immobile au bas des marches. Il venait de se casser la figure, et il avait dû se faire très mal, et à son âge, ce genre de chute peut avoir des conséquences sérieuses. Les voisins grommelèrent un peu, ils se dirent que l’immeuble était équipé d’un ascenseur et que ces engins étaient faits pour être utilisés, surtout par les vieux grabataires ; alors que faisait ce vieillard dans l’escalier ?

Les voisins n’aimaient guère le vieux monsieur mais ils n’étaient pas des criminels, ni des monstres. Ils s’empressèrent d’appeler les secours et quelques-uns d’entre eux accompagnèrent l’ambulance jusqu’à l’hôpital ; certains restèrent même près de son lit pour le veiller, pour qu’il ne soit pas surpris ou effrayé quand il se réveillerait. Le vieil homme, fort heureusement, n’avait rien de grave, seulement quelques ecchymoses et éraflures, et il ne resta que quelques jours à l’hôpital.

Or, avant qu’il ne quitte l’hôpital, il y eut de grandes discussions entre la famille et les médecins. La question était de savoir s’il fallait placer le vieux monsieur dans une institution spécialisée pour personnes âgées dépendantes (un hospice, ou autrement dit un mouroir). Les enfants du vieil homme, qui ne l’aimaient vraiment pas, auraient souhaité s’en débarrasser de cette manière élégante (après tout, c’est conseillé par les médecins, et il sera mieux là-bas avec plein d’infirmières pour s’occuper de lui, et il ne pourra plus tomber du haut d’un escalier puisqu’il n’y a pas d’escalier, et il y rencontrera plein de gens de son âge, il se fera des amis et il sera moins seul, etc.).

Les voisins, qui étaient passés à l’hôpital pour apporter des fleurs au vieux monsieur, entendirent ces discussions et se réunirent entre eux. Ils étaient choqués par l’attitude des proches qui, malgré leur animosité vis-à-vis de leur parent, auraient dû se comporter au moins en êtres humains. Eux les voisins, qui n’étaient finalement que des voisins, des voisins qui avaient à supporter constamment les accès de mauvaise humeur du vieil homme, des voisins qui n’aimaient pas beaucoup le vieux monsieur et qui auraient pu à juste titre vouloir s’en débarrasser, eux les voisins ne pouvaient pas admettre qu’il puisse être enfermé dans un hospice. Après s’être consultés brièvement entre eux, ils prirent une décision. Ils en discutèrent avec les médecins et les parents, et ils trouvèrent facilement un terrain d’entente.

En quoi consistait cet arrangement ? C’était très simple. Les voisins du dessous, dont la musique agitait tant le vieux monsieur, s’engagèrent à lui faire ses courses pour lui éviter de risquer sa vie tous les jours en empruntant l’escalier. Les voisins du dessus, dont les grincements de parquet faisaient grincer les quelques dents qui restaient au vieux monsieur, acceptèrent de passer chez lui une fois par semaine pour lui faire son ménage (on peut supposer que, accessoirement, ils lui confisqueront son balai). La voisine d’à côté, dont l’enfant en bas âge pleurait souvent, ce qui faisait pleurer de rage le vieux monsieur, s’engagea à passer quelques heures par jour avec lui, pour lui préparer ses repas, lui faire la causette, lui raconter les ragots de l’immeuble, lui parler de son enfant, sans doute le plus bel enfant du monde qui, quand il ne pleurait pas, était si adorable et si mignon et si gentil, et d’ailleurs comme il était vraiment petit cet enfant et que la mère ne pouvait pas le laisser seul dans la journée, elle viendrait avec lui chez le vieux monsieur et celui-ci, en plus de l’entendre brailler, pourrait ainsi le voir et l’admirer. Enfin, l’autre voisine, celle dont le chien aboyait, lesquels aboiements déclenchaient la férocité du vieux monsieur, se chargea de l’accompagner au cours de sa promenade quotidienne (en l’obligeant à prendre l’ascenseur car les ascenseurs ne sont pas seulement faits pour les chiens), et comme elle ne pouvait pas se promener sans son alter ego canin, le vieux monsieur aura ainsi l’occasion de découvrir le charmant auteur des aboiements.

Cette organisation se mit en place dès le retour du vieux monsieur et tout se passa bien. On ne peut pas dire que le vieux monsieur devint moins grincheux, ni moins méchant, car c’était dans sa nature d’être grincheux et méchant, mais au moins il ne pouvait plus cogner avec son balai (d’ailleurs, il n’avait plus de balai) contre les voisins du dessus qui faisaient son ménage, contre les voisins du dessous qui faisaient ses courses, contre la voisine d’à côté qui le promenait, et contre l’autre voisine qui venait le nourrir et le distraire dans la journée. Cependant, certains constatèrent quelques changements dans le comportement du vieux monsieur. Par exemple, il se mit à parler de musique comme s’il commençait à l’apprécier, on le vit câliner le bébé de sa voisine et à cette occasion on découvrit qu’il aimait beaucoup les enfants même un peu bruyants, on le vit jouer avec le chien de son autre voisine et même le caresser et l’embrasser et il ne faisait aucun doute qu’il adorait les animaux. Et bientôt, occupé comme il l’était, il ne fit même plus attention aux grincements de parquet au-dessus de sa tête.



- Voilà une belle histoire, pas très réaliste, mais au moins elle est optimiste.
- Elle t’a plu ? Alors, je suis contente.
- Tu es vraiment la meilleure conteuse du monde.
- Heu... je pense que tu n’en connais qu’une seule ?
- En tout cas, tu es la meilleure que je connaisse.
- Merci, mon trésor.
- Maintenant, je veux savoir une chose mais j’hésite... je ne veux pas te faire du mal.
- Vas-y.
- Je voudrais...
- Quoi ?
- Je voudrais savoir... je voudrais que tu me racontes... comme si c’était un conte... que tu me racontes ta vie d’avant. Ta vie avant que… tu ne sois là où tu es.
- Ma vie d’avant ? Je ne peux pas te la raconter, je te l’ai déjà dit, je n’en ai pas envie.
- S’il te plaît, Lucie.
- Si tu y tiens absolument, je peux te raconter une nouvelle histoire. Il y aura peut-être un peu de vrai mais aussi beaucoup d’invention, et tu ne sauras jamais ce qui est vrai et ce qui a été imaginé. Ca te convient ? Par contre, je vais être obligée d’être brève car il ne me reste plus beaucoup de temps à passer avec toi.
- D’accord, ne perdons pas de temps.



La jeune fille et la mort

Il était une fois… une jeune fille. Elle n’était pas vraiment belle, ni laide d’ailleurs, elle était agréable à voir, sans plus. Elle faisait partie de ces filles que les garçons pouvaient, s’ils n’y prenaient pas garde, oublier dans un coin au cours d’une fête, pour se rappeler d’elles longtemps après (au fait, où j’ai bien pu la laisser ?). Elle était simplement une jeune fille normale. Par contre, ce qu’on ne pouvait pas oublier après l’avoir rencontrée, c’était ses yeux, les plus beaux yeux du monde, deux lacs bleu argent qui vous fixaient si intensément qu’on avait la sensation de se noyer, et sa voix, rafraîchissante comme la rosée d’été précédant la canicule.

Un jour, cette fille rencontra un garçon et elle tomba amoureuse de lui. Le garçon était-il amoureux d’elle ? Ce genre de chose, on ne peut pas le savoir, à moins d’entrer dans la tête du garçon, donc je ne sais pas s’il l’aimait vraiment. En tout cas, il faisait comme s’il l’aimait : il l’embrassait en lui disant « je t’aime » et en lui pétrissant la poitrine et les fesses dans ses grandes mains. Bref, il arriva ce qui devait arriver ; à force d’insister et d’aiguiser son désir et de lui dire « je t’aime » et « tu seras la première » et « nous nous aimerons toute la vie », le garçon arriva à ses fins : la fille accepta de coucher avec lui.

Au début, tout se passa bien. La fille était très heureuse, le garçon lui donnait beaucoup de plaisir, et comme ils n’étaient pas bêtes tous les deux, ils avaient entre deux rapports sexuels, des discussions très intéressantes. Mais après quelques mois de relations enflammées, il se passa certaines choses qui sont assez difficiles à analyser. Soit le garçon se lassa de la fille (c’était un beau gars et les filles lui couraient après ; il faut le comprendre, après tout, il était en permanence confronté à la tentation), soit la fille se comporta maladroitement avec le garçon (elle était un peu possessive et elle ne pouvait pas admettre que le garçon parle avec une autre fille ; et je ne te dis pas la scène qu’elle lui faisait quand le garçon reluquait une greluche, du coin de l’œil, tout en lui contant fleurette) ; en tout cas, ils commencèrent à se quereller beaucoup et finirent par passer plus de temps à se lancer des insultes qu’à se donner du plaisir. La situation étant devenue intenable pour tous deux, ils se séparèrent, ce qui semblait être la meilleure issue.

Mais tout n’est pas aussi simple dans la vie, et surtout dans la tête des gens. La fille, qui se croyait forte et capable de survivre à cette rupture, se rendit compte qu’il n’en était rien. Elle devint triste, renfermée, et bientôt elle ne parla plus, ni à ses copines, ni à ses parents. D’ailleurs, elle ne fréquentait plus personne. Elle partait le matin pour l’école, sans prendre de petit-déjeuner, elle ne déjeunait plus à la cantine, et en fin d’après-midi elle rentrait chez elle directement. Le soir, elle faisait semblant de grignoter le repas familial, mais elle laissait le plus souvent son assiette presque pleine. Quand elle était obligée de finir son assiette, parce que sa mère la réprimandait (à ton âge, il faut manger, c’est pas avec tes deux oeufs sur le plat que t’as en guise de poitrine que tu vas attirer les garçons), elle se précipitait tout de suite après le repas dans les toilettes pour se faire vomir.

Au bout de quelques semaines, elle avait tellement maigri que, si sa mère ne l’avait pas vue tous les jours, elle l’aurait prise pour une inconnue. A l’école, les éducateurs virent bien ce changement mais ne s’en inquiétèrent pas beaucoup. Ils pensèrent qu’elle faisait une crise de croissance et que sa maigreur était le signe qu’elle devenait une femme, et puis ce n’était pas leur problème qu’une fille dépérisse sous leurs yeux, c’était quand même le rôle des parents de s’occuper d’elle. Même la prof d’éducation physique, qui pourtant voyait ce cadavre ambulant courir quelques mètres avant de s’effondrer, épuisé par l’effort, qui la voyait se traîner jusqu’à la douche, les os à peine recouverts d’une fine couche de peau profondément incisées, même la prof d’éducation physique ne comprit pas bien la situation, elle crut que la pauvre fille n’avait pas beaucoup d’appétit, qu’elle se blessait souvent en tombant et que son corps gardait les traces de ces chutes, même la prof d’éducation physique, qui pourtant était sympathique et à l’écoute des soucis de ses élèves, même elle, ne fit rien.

Quand le mère se rendit compte qu’il se passait quelque chose d’anormal, en fouillant dans la chambre de sa fille où elle trouva des lames de rasoir et des chiffons maculés de sang, quand elle prit conscience du désespoir de sa fille, de sa fille chérie, elle se reprocha son aveuglement, sa bêtise. Comment avait-elle pu ne rien voir ? Sa fille adorée, qu’elle avait mise au monde, élevée, nourrie, chérie comme la prunelle de ses yeux, sa fille se suicidait sous ses yeux, et elle ne voyait rien. Malheureusement, quand elle comprit, en quelques secondes seulement qui compensaient les trop nombreuses semaines de cécité et de négligence, quand elle comprit le drame qu’avait dû endurer sa fille qui certainement dans sa tête demandait de l’aide, suppliait sa maman de venir la secourir, sa maman qui n’entendait rien et qui ne voyait rien, quand enfin elle comprit, il était trop tard. La fille fut hospitalisée aux urgences, elle fut alimentée par perfusion pendant quelques jours, mais il était trop tard, beaucoup trop tard. Elle mourut sur son lit d’hôpital, laissant derrière elle son corps couvert de scarifications dignes d’un guerrier indien. La pauvre fille avait eu le courage d’une martyre mais pas celui d’un guerrier.



- Lucie, ô Lucie, ma pauvre Lucie...
- Je n’ai pas dit qu’il s’agissait de moi... Maintenant, je ne peux pas rester. Au revoir, mon trésor, à bientôt.
- Lucie, attends, reste encore un peu avec moi... Lucie, reviens...

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QUARANTE-CINQ.

- Allô.
- Bonjour.
- Lucie, c’est enfin toi.
- C’est agréable d’être aussi bien accueillie tous les cinq ans.
- Tu seras toujours bien accueillie par moi, ma Lucie.
- Merci, mon trésor. Comment vas-tu ?
- Bien, enfin pas trop mal. J’ai beaucoup pensé à toi et à ce que tu m’as raconté la dernière fois. Tu ne peux pas m’en dire plus ? Je voudrais tout savoir sur toi. Tu m’as aidé quand j’en avais besoin et je voudrais moi aussi t’aider.
- Tu ne peux rien faire pour moi, c’est trop tard.
- Pourquoi trop tard ?
- Tu ne veux pas que je te raconte une histoire ?
- Si, mais...
- Alors, en voilà une...



C'est un perroquet

Le perroquet muet

... il était une fois... un perroquet. Il était beau, mais beau comme il n’est pas possible d’être beau. Les gens, sans exception, le regardaient avec une admiration béate, presque avec dévotion, comme s’ils se trouvaient devant un dieu multicolore, ils n’en croyaient pas leurs yeux (d’ailleurs, ils se frottaient toujours les yeux, croyant que c’était une poussière ou un cil qui déposait cette chatoyante irisation sur le beau plumage du volatile). Ce magnifique perroquet, en plus d’être beau, était très gentil. Quand quelqu’un lui tendait un doigt, pour lui caresser délicatement le cou, il se redressait pour presser son corps contre la main du visiteur et il fermait langoureusement les yeux pour mieux savourer son plaisir. Il n’était pas non plus difficile à nourrir, il mangeait tout ce qu’on lui donnait, sans rien répandre sur les côtés comme le font les perroquets mal élevés. C’était donc le plus beau et le plus gentil et le plus propre des perroquets.

Malheureusement, ce perroquet avait un défaut, un grand, un immense défaut. Mais quel défaut pouvait-il bien avoir puisqu’il était beau, gentil et propre ? Hé bien, ce perroquet beau, gentil et propre... ne parlait pas. Pardon ? Ce perroquet ne parlait pas ? Non, il ne parlait pas, c’était un perroquet muet, complètement muet. Il ne sortait rien de son gosier, ni les mots idiots qu’on peut entendre de la part de perroquets idiots, ni les sonorités diverses qui auraient pu, à la rigueur, remplacer les paroles humaines. Rien, ce perroquet était aussi muet qu’une carpe, même plus muet qu’une carpe puisqu’il ne faisait pas les glouglous que toutes les carpes savent si bien faire.

D’ailleurs, ce défaut avait valu à notre perroquet bien des déboires. Les gens ayant acheté (très cher) un perroquet, s’attendent en général à bénéficier, dès qu’ils le ramènent chez eux, soit d’un discours, soit d’un concert, soit au minimum de bruits indéfinissables de perroquet. C’est ça que les gens aiment bien chez les perroquets, ça fait plaisir aux enfants, ça épate les amis, ça rend jaloux les voisins. Or, ce perroquet étant muet, le commerçant avait bien du mal à le vendre, ou quand il le vendait (en mentant un peu : il ne parle pas beaucoup et même pas du tout pour l’instant, mais ce n’est qu’une question d’éducation, il suffit de lui apprendre, de lui faire la causette souvent, il finira par comprendre et savoir utiliser les mots, vous verrez monsieur, ça fait vingt ans que je vends des perroquets et vous pouvez me faire confiance, quand ce perroquet se sentira dans un milieu aimant, quand il se sentira en sécurité, il parlera et ses propos seront dignes d’un philosophe), quand le commerçant le vendait, dis-je, le client le lui ramenait quelques jours plus tard, dégoûté de son silence si pesant qu’il déprimait toute la famille.

Personne ne savait pourquoi ce perroquet était silencieux et à vrai dire c’était bien difficile de le savoir puisque, justement, le principal concerné ne pouvait pas s’exprimer ou refusait de le faire. Avait-il une tare physique ? Avait-il, dans son enfance, été traumatisé par un événement qui l’avait rendu muet à jamais ? Un jour, ce blocage psychologique sautera-t-il, lui permettant enfin de parler et de confier ses peines à quelqu’un ? Nul ne peut le savoir. Mais il faut espérer que cette guérison ne tarde pas trop car le commerçant se lassera bientôt de ce perroquet inutile, qu’il ne pourra jamais vendre et qui lui coûte cher à entretenir. Et voilà, maintenant à toi de deviner si un jour ce perroquet retrouvera la parole et sera digne d’être adopté par une gentille famille d’accueil.



- Lucie, tes histoires sont adorables.
- Merci, mon trésor.
- Elles sont adorables, comme toi.
- Heu… encore merci. Que de compliments…
- Lucie, Lucie, comme je t’aime.
- Mais, mon trésor, pourquoi tu me dis ça ? Je pourrais être ta mère, je t’ai connu quand tu avais cinq ans et que tu faisais encore pipi au lit.
- J’ai grandi depuis, maintenant je suis vieux, et d’ailleurs je porte des lunettes pour presbyte comme les vieux. Alors que toi, si j’ai bien compris, tu n’as pas vieilli et tu es toujours l’adolescente que tu étais à ta mort. Tu vois, c’est moi qui pourrais être ton père. Et puis, je ne comprends rien à tout ça et je m’en fiche, ce que je veux c’est te voir, te serrer dans mes bras. Pendant toutes ces années, tu as été ma seule compagne, ma seule complice. C’est ça l’essentiel. Lucie, j’aimerais tellement que nous soyons ensemble.
- Tu ne peux pas me rejoindre, c’est impossible. Et d’ailleurs, tu es mieux là où tu es. Tu crois que c’est drôle pour moi de ne pouvoir te téléphoner qu’une fois tous les cinq ans, à toi mon trésor adoré, mon seul et unique trésor ?
- Lucie, dis-moi ce que je peux faire, dis-moi, s’il te plaît.
- Je dois te quitter maintenant. Au revoir, mon trésor.
- Lucie... Lucie...

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CINQUANTE.

- Allô.
- Bonjour.
- Lucie, ma chérie.
- Allons... ne m’appelle pas comme ça. Tu es mon trésor, mais je ne veux pas être ta chérie. Tu es un peu mon bébé quand même.
- Tu sais que j’ai cinquante ans, aujourd’hui ? J’ai des rides, des taches de vieillesse sur les mains, j’ai même un peu d’arthrite et j’ai très mal au dos. J’ai l’impression d’être un vieillard. Je ne sais pas comment le temps s’écoule là où tu te trouves, j’ignore ton âge, mais je m’en fiche de tout ça, je t’adore, et c’est trop long d’attendre cinq ans pour te parler pendant dix minutes seulement.
- C’est vrai, mais c’est la règle.
- Je veux être avec toi tout le temps, je veux te parler tous les jours et quand j’en ai envie. Je veux que tu m’inventes des belles histoires, rien que pour moi, et que tu passes ton temps à me les raconter.
- Au fait, à propos d’histoires, tu veux en entendre une ? Elle est bizarre mais drôle.
- Vas-y, ma douce Lucie, je suis tout ouïe.



Les choses

Il était une fois... un petit grain de poussière, tout minuscule, comme ceux que l’on voit voleter sous un chaud rayon de soleil. Tu vois bien ce genre de grains de poussière ? Il est petit, n’est-ce pas, il ne représente pas grand-chose à l’échelle de la terre ou de l’univers. Hé bien, sur ce petit grain de poussière, se trouvait tout un monde et, sur ce monde, vivait un petit animal. Il m’est impossible de te décrire cet animal, personne ne le pourrait. En fait, ici, sur la terre, la vraie terre, il n’existe rien de comparable, alors à quoi bon te décrire quelque chose dont tu ne peux même pas concevoir l’existence ?

Tout ce que je peux dire, c’est que ce petit animal était petit, et il n’y avait rien d’anormal à ce qu’il soit petit puisqu’il vivait sur un petit grain de poussière presque aussi petit que lui (quoique… le grain de poussière était quand même beaucoup plus grand ; après tout, c’était un monde entier qui occupait ce petit grain de poussière). Ha, au fait... une question (petite, bien sûr) que tu vas t’empresser de me poser : était-ce vraiment un animal qui vivait sur ce monde occupant ce petit grain de poussière ? Comment sait-on qu’on se trouve en présence d’un animal ou d’autre chose ? Car cette petite chose (appelons-la « chose », en attendant d’en savoir plus) était trop différente des choses que nous connaissons pour qu’il soit facile de la classer dans une famille spécifique. Tu me suis ? Non ? Ce n’est pas grave, moi-même je ne comprends pas toutes les choses que je dis, donc je vais appeler définitivement cet animal, une chose.

Puisque notre chose a désormais, comme toute chose, un nom, en l’occurrence « chose », nous pouvons passer à autre chose. Cette chose vivait donc sur un monde se trouvant sur un petit grain de poussière. Cette chose était-elle la seule chose sur le monde de ce petit grain de poussière ? Bien évidemment, non. N’oublie pas que ce grain de poussière, malgré sa taille minuscule, abritait un monde. Or sur un monde, il y a beaucoup de choses et on n’y est jamais la seule chose. Donc notre chose n’était pas la seule chose occupant le monde se trouvant sur notre grain de poussière. Mais alors, quelles étaient les choses avec qui vivait notre chose ? Nous ne pouvons pas répondre clairement à ce genre de choses. En effet, nous n’avons aucun moyen de savoir si ces choses étaient les mêmes choses que notre chose ou s’ils étaient des choses différentes (n’oublions pas que les choses sont très petites, elles ont la taille de notre chose, et la dissection de choses de la dimension de notre chose n’est guère une chose envisageable car c’est une chose trop difficile).

Mais revenons à notre sujet, je veux dire à notre chose, et récapitulons : notre chose était une chose qui vivait avec des choses (ou tout au moins avec des choses ressemblant à des choses mais qui n’étaient peut-être pas des choses). Et maintenant, une chose importante à savoir : y avait-il d’autres choses (je veux dire des choses qui ne soient pas des choses) vivant avec notre chose vivant avec des choses sur le monde occupant notre petit grain de poussière ? Hé bien, oui. Il y avait d’autres choses qui n’étaient pas des choses mais qui, par leur taille (aussi réduite) et leur aspect (aussi indescriptible), ressemblaient assez à des choses, sans être vraiment tout à fait des choses. Il faut dire, pour que les choses soient claires, que les choses avaient des choses qui en faisaient des choses, or ces autres choses n’avaient pas ces choses et donc, c’est chose logique, on ne pouvait pas les classer parmi les choses en l’absence des choses indispensables pour qu’elles soient des choses.

Je ne suis pas certaine que tu aies compris toutes les choses que je souhaitais t’expliquer mais, en attendant que les choses s’éclaircissent dans ton esprit, remettons ces choses à plus tard car j’ai d’autres choses importantes à faire, entre autres choses, penser à des choses. Autre chose, avant que je passe à autre chose ?



- Elle est adorable ton histoire, comme d’habitude.
- Merci, ça me fait plaisir d’entendre ça. Après tout, tu es mon seul public, et c’est important que tu sois satisfait de mes prestations.
- Lucie...
- Quoi ?
- Je...
- Oui ?
- Je vais...
- ...
- Je vais te rejoindre, ma décision est prise.
- Mais, mon trésor, tu ne peux pas, je te l’interdis.
- Je vais le faire. J’en ai marre de vivre comme maintenant, en attendant ton appel tous les cinq ans. C’est avec toi que je veux vivre.
- Mais, tu es fou. Qui te parle de vivre ? Ici, on ne vit pas, on ne peut pas vivre.
- Quelle importance ? Je vivrai comme toi. Choisis un autre mot, si tu veux, mais moi, je n’en connais pas d’autre.
- Mais, mon trésor, tu ne te rends pas compte de ce que tu vas faire. Il faut que tu arrêtes de gamberger comme ça. Réfléchis bien et tu verras que tu vas faire une grosse bêtise. D’abord, qui te dit que tu seras autorisé à me voir ? Je crois que tu te fais des idées fausses sur ce que tu vas trouver ici, alors ne pars pas en te basant sur ces illusions. S’il te plaît, écoute-moi, reste où tu es, tu as tout le temps. Après tout, tu n’es pas aussi vieux que tu le prétends, tu es jeune et encore solide. Tu as presque une vie complète devant toi.
- Lucie, je veux te rejoindre, alors je vais faire ce qu’il faut pour ça. Au cas où ça ne marcherait pas, je veux te dire adieu, et surtout merci pour tout ce que tu as fait pour moi. Mais je ne suis pas vraiment inquiet, je suis sûr que ça va marcher, il n’y a pas de raison que ça ne marche pas. Alors... voilà... Lucie, j’arrive...
- Mon trésor adoré, attends... attends... allô... allô...

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...
...
...

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Le 29 juin 2005.

Fabrice Guyot.