La disparition.


 

Mon inexistence a commencé le 31 octobre très précisément. En fait, je ressentais les prémices de cette disparition depuis quelques mois, mais c’est à cette date que je suis passé complètement, irrémédiablement de l’autre côté, du côté du néant. Quand je dis que je suis entré dans le néant, je ne voudrais pas qu’on croie que je suis mort. Non, je suis vivant et bien vivant, et même en excellente santé. Mais... je n’existe plus. C’est un phénomène assez curieux dont je vais décrire les effets mais je ne me risquerai pas à tenter de les expliquer. Je n’en avais jamais entendu parler auparavant. Il est vrai que les gens qui en sont victimes ne peuvent pas en parler puisque, quand ça leur arrive, ils n’existent plus. Quant aux témoins ayant assisté à ce genre de disparition, ils sont incapables d’analyser le phénomène car, comme vous le comprendrez, la matière à étudier leur échappe. En écrivant ce texte, je serai peut-être le premier et le seul à laisser une trace de ma désagrégation. Malheureusement, j’ai peu d’espoir que ce manuscrit puisse être lu par les gens normaux ; il est sûrement aussi invisible que moi, et en conséquence, il sera détruit par inadvertance ou oublié dans un endroit inaccessible. Mais, après tout, je ne suis pas absolument sûr que personne ne le lira, et s’il est lu, il deviendra peut-être le dernier vestige de ma vraie existence dans le monde réel. C’est dans ce but que je vais relater tout ce qui m’est arrivé. Et si quelqu’un découvre ce manuscrit et le juge intéressant, c’est tant mieux, sinon... j’aurai perdu mon temps. De toute façon, je n’ai que ça à faire, perdre mon temps, alors autant le perdre en m’occupant à faire quelque chose d’inutile, plutôt que de ne rien faire.

Donc, voilà ma situation actuelle : j’ai disparu, je n’existe plus. Je ne suis pas vraiment invisible, je suis toujours composé de chair et d’os comme n’importe quel humain, j’ai des organes, des artères, un système nerveux, un cerveau, et tout ce bel ensemble fonctionne merveilleusement bien. Je ne suis pas invisible mais... on ne me voit plus. Ou, plus précisément, on ne me remarque plus. Ce n’est pas une situation très reluisante, mais je ne peux rien faire pour y remédier. À quoi est due cette simili-disparition ? Je ne sais pas. Ai-je fait quelque chose de particulier qui aurait pu déclencher ce processus infernal ? Je ne sais pas non plus. Quand j’ai commencé à ressentir les premiers symptômes, avais-je un moyen de stopper la progression du phénomène, aurais-je pu me « guérir » en quelque sorte ? Je ne le saurai jamais. En fait, je ne sais rien, je ne suis qu’une victime passive et ignorante. Pour découvrir le premier symptôme de mon mal, il faut peut-être remonter très loin dans le passé, dans mon enfance. Il y a longtemps, mes parents m’ont raconté un événement important qui s’était produit quelques jours après ma naissance. Je ne m’en souviens pas, bien sûr, mais je vais rapporter ce qu’ils m’ont dit, même si je ne suis pas sûr que ce drame ait un lien avec ce qui vient de m’arriver. À défaut d’être révélatrice, cette anecdote est amusante et elle mérite d’être connue. Quoique... elle n’est pas vraiment drôle. Bien qu’elle se soit passée à une époque où je ne pouvais pas comprendre, elle a certainement laissé en moi des traces indélébiles, traumatisantes, et j’ai dû, inconsciemment, en subir les conséquences au cours de ma vie d’adulte. Voilà les faits...

Je suis né dans une maternité. Tous les jours, on me sortait de mon lit pour m’apporter à ma mère afin qu’elle me fasse des câlins. Un jour, alors que j’avais passé quelques instants dans les bras maternels, bercé par son doux chuchotement, une infirmière vint me reprendre pour me reconduire dans mon lit. Et c’est à ce moment que la catastrophe s’est produite. Cette infirmière, qui n’était certainement pas plus méchante que n’importe qui, ni plus distraite, cette infirmière m’a oublié. Oui, elle m’a oublié. Elle aurait pu m’oublier sur le lit de ma mère, ou sur une table, ou sur une chaise, ou dans la cuvette où on me baignait. Elle aurait pu se tromper de lit, ou me laisser sur le rebord d’une fenêtre pour me faire prendre l’air, ou me déposer temporairement au bout d’un couloir, le temps de papoter avec une de ses collègues. Je ne me serais pas plaint, je n’ai jamais été très exigeant en ce qui concerne le confort, et à cet âge, l’essentiel pour moi était qu’on me nourrisse de temps en temps, qu’on me fasse des câlins occasionnellement, et surtout qu’on me laisse dormir. Malheureusement, cette brave infirmière, serviable mais peut-être un peu sotte, au lieu de faire une petite erreur qui aurait eu pour excuse sa fatigue ou son surmenage, a préféré commettre la plus grosse bourde qu’une infirmière puisse faire dans une maternité. Elle a oublié mon pauvre petit corps tout chiffonné sur un chariot destiné à transporter les déchets jusqu’au vide-ordure. Oui, au vide-ordure. L’infirmière avait dû me poser là-dessus en équilibre instable avant de m’oublier, et j’étais tombé la tête la première dans le grand sac à ordures qui se trouvait sur le chariot. Comme je l’ai dit, en ce temps-là, j’étais un enfant calme, je n’étais ni pleureur, ni râleur, ni gesticulateur. Donc le brave homme qui était chargé de vider ces ordures aurait pu ne pas me remarquer, il aurait pu me jeter dans la grande benne à ordures et j’aurais fini ma courte vie dans un incinérateur, ou dans une décharge où mon corps aurait pourri. Si j’étais tombé dans cette benne à ordures, étant donné ma nature placide et optimiste, je ne me serais pas inquiété, je n’aurais pas crié. Gentil comme j’étais, j’aurais sûrement pensé : « Si je suis là, c’est parce que c’est normal que je sois là ; alors, pourquoi me mettre en colère et embêter tout le monde avec mes cris et mes pleurs ? Je vais patienter tranquillement, quelqu’un va venir me chercher quand il le faudra, quand on aura besoin de moi. En attendant cette heureuse issue, tant que personne ne vient me chercher, je dois rester calme. Après tout, j’ai toute la vie devant moi... ». Fort heureusement, l’homme qui m’avait, sans le savoir, kidnappé avec son chariot, n’était pas bien riche, et il lui arrivait, le soir, quand tout le monde était parti, de fouiller dans les ordures pour y trouver des choses assez récupérables pour être revendues. Ainsi, ce soir-là, comme d’habitude, il avait emporté le chariot au sous-sol, et il fouillait consciencieusement le contenu des sacs à ordures, à la recherche d’un éventuel trésor. Et c’est ainsi qu’il me vit, gisant au milieu des bandelettes ensanglantées, des seringues cassées, des flacons suintants, des restes de repas avariés, des vomissures de malades, des tissus tachés par les crachats et les excréments. Il me vit et il aurait pu, s’il avait été un méchant homme, me laisser là où j’étais. Quand on y réfléchit bien, ce n’était pas de sa faute si j’avais été déposé là, et son travail ne consistait pas à récupérer les enfants dans les sacs-poubelles. Il était payé pour vider les ordures et, puisque j’étais dans les ordures, il aurait pu me vider avec les ordures, en faisant semblant de n’avoir rien remarqué, et personne ne lui aurait reproché quoi que ce soit. Mais non, cet homme était un brave homme, et il préféra me rapporter à l’infirmière de garde. Celle-ci, se retrouvant avec un bébé excédentaire sur les bras, pas très sûre de la santé mentale du bonhomme qui venait de s’en débarrasser, chercha longtemps l’enfant qui lui manquait. Après un quart d’heure d’effort, elle trouva enfin le lit vide, le lit qui était mon lit. Elle me déposa sous mes draps et tout aurait pu se terminer ainsi, sans que personne ne sache rien, excepté le vieux bonhomme et elle-même, mais ces deux-là n’avaient aucun intérêt à ce que l’affaire s’ébruite puisqu’on risquait d’accuser le premier de kidnapping ou autres horreurs, et la deuxième passerait pour sa complice. Malheureusement, pour éviter de réveiller toute la marmaille qui n’attendait qu’un prétexte pour faire du chahut, l’infirmière n’avait pas allumé les lumières, et elle n’avait pas bien vu dans quel état je me trouvais. En plus, elle était surchargée de travail, et même si elle avait pu me voir, elle n’aurait pas eu le temps de me nettoyer. En conclusion, je gisais dans mon lit, au chaud et en bonne santé, mais tout de même pas très propre car j’avais séjourné un temps assez long au milieu des déchets de la maternité. J’avais le corps couvert de diverses matières gluantes, collantes, malodorantes, et le tout était abondamment recouvert de sang. Quand les infirmières du matin prirent le relais de l’équipe de nuit, elles virent mon corps ensanglanté. Elles s’affolèrent, pensant que je m’étais blessé, et elles me conduisirent illico à l’infirmerie. Le médecin vit immédiatement que je n’avais rien, excepté quelques écorchures et bosses cachées sous la crasse et le sang. Mais une affaire comme celle-ci ne pouvait pas se terminer sans une abondante paperasse. Il fallut faire un rapport, il y eut une enquête, des interrogatoires, des contre-interrogatoires, des confrontations ; les comptes-rendus des témoignages se multiplièrent. À la fin, le vieux bonhomme du vide-ordures et l’infirmière de garde avouèrent tout, c’est-à-dire rien puisqu’ils n’étaient coupables de rien. Au contraire, si on m’avait demandé mon avis, j’aurais dit qu’ils étaient un peu mes sauveurs. Alors, pour les remercier de cette bonne action, la direction décida de les renvoyer de la maternité sans préavis et sans indemnités, et on classa l’affaire sans suite. Bizarrement, les milliers de pages de l’enquête furent perdues. Ce fut le premier dossier me concernant qui disparut. Je ne veux accuser personne mais c’était peut-être l’infirmière distraite et oublieuse d’enfant qui avait été chargée de le ranger... Quant à moi, je suppose que j’étais heureux, j’avais retrouvé ma maman et ses tendres câlins. Je n’étais pas encore à un âge où j’aurais pu me vexer d’avoir été mis à la poubelle.

Après cet incident, j’ai grandi comme tous les enfants. Je ne me souviens pas qu’il se soit passé quelque chose de remarquable au cours de cette période de croissance. Bien sûr, de temps en temps, mes parents m’oubliaient dans une gare ou dans un magasin, et ils devaient faire passer une annonce dans les haut-parleurs pour me retrouver : « On demande le petit Jean à la caisse numéro un. Le petit Jean, âgé de cinq ans, est demandé par ses parents à la caisse numéro un ». Parfois, mes parents sortaient seuls pour la promenade du dimanche, et c’était au bout d’une demi-heure qu’ils se rendaient compte qu’ils m’avaient oublié. Ils étaient obligés de revenir sur leurs pas en pestant contre moi. Personnellement, je ne leur en voulais pas, ça se produisait si fréquemment que ça me semblait normal, je pensais que tous les enfants étaient victimes de ces distractions. Mais mes parents, un peu troublés, ne se pardonnaient pas leur erreur. Oublier leur enfant leur semblait être une faute grave, surtout quand il s’agissait de leur unique enfant, un trésor qu’ils auraient dû aimer et bichonner et protéger, dont ils auraient dû prendre soin comme de la prunelle de leurs yeux. Alors, après m’avoir récupéré, un peu honteux, ils me poussaient devant eux, et ils prétendaient que tout était de ma faute. Je pense qu’ils n’avaient pas complètement tort en m’attribuant cette responsabilité. Mon silence quasi-permanent, habituel pour moi mais inhabituel pour un enfant normal de mon âge, les poussait tout naturellement à m’oublier. Et puis maintenant, je me dis que ces abandons involontaires ne m’ont pas fait de mal. Au contraire, sans qu’ils s’en doutent, mes parents m’ont habitué très jeune à vivre hors du monde. C’étaient en quelque sorte mes premières expériences de l’inexistence.

Trente ans se sont écoulés depuis ma naissance, et j’ai vécu ces années à peu près normalement... jusqu’au jour où je suis allé voir un médecin pour un problème de toux persistante. C’était il y a six mois. Je suis entré dans le cabinet médical où j’avais pris rendez-vous. Il y avait une hôtesse à l’accueil. Elle a pris mon dossier, elle a rempli quelques feuillets supplémentaires, et elle a déposé le tout dans un casier en me proposant de m’asseoir dans la salle d’attente où le médecin, dès qu’il serait libre, viendrait me chercher. Je suis allé dans la salle d’attente, je me suis assis, et j’ai attendu. Une heure est passée, et j’attendais toujours. Les gens que j’avais vu arriver après moi étaient appelés par les médecins, alors que moi je patientais. Je trouvais ça injuste, mais je me disais que ces gens n’avaient pas rendez-vous avec le même médecin que moi, et celui que j’allais voir faisait peut-être sa pause-déjeuner et il ne tarderait pas à revenir. Au bout de deux heures, j’ai commencé à douter de l’existence du médecin. Avec l’espoir qu’on s’occupe enfin de moi, je suis retourné à l’accueil pour m’informer. L’hôtesse avait changé. « Vous vous appelez comment ? Jean Brociné ? Je ne vois pas votre dossier. Il a été déposé dans ce casier ? Eh bien, il n’y est plus. Je vais le chercher. Vous pouvez retourner vous asseoir, je le retrouverai ce vilain dossier. Ici, tout s’égare mais rien ne se perd ». Rassuré par la noble philosophie de la demoiselle, j’ai repris ma place dans la salle d’attente, et j’ai attendu une heure de plus, sans avoir de nouvelles ni du médecin ni de mon dossier. Ça faisait en tout trois heures que je patientais pour voir un simple généraliste, et ça m’énervait d’avoir perdu tout ce temps, peut-être pour rien. Je suis donc retourné à l’accueil où j’ai retrouvé la même hôtesse. Malgré son charme et sa gentillesse qui m’empêchaient d’assouvir ma colère sur elle, j’aurais souhaité ne pas la voir si souvent : « Heu... je suis désolée, monsieur, je vous ai oublié. Rappelez-moi votre nom. Jean Brociné ? Vous voulez bien me l’épeler ? Je vais le noter. Voilà, c’est fait. C’est pour un dossier perdu, n’est-ce pas ? Je suis débordée mais je vais demander à quelqu’un de faire la recherche. Vous pouvez retourner vous asseoir, on s’occupe de vous, je vous le promets ». Je me suis rassis et j’ai attendu. Personne ne faisait attention à moi. J’étais près d’un distributeur de boissons en panne. Je me sentais un peu comme lui, largué, à l’abandon, bon à être jeté à la décharge. Ce pauvre distributeur, bien que déglingué, on le gardait parce que tout le monde était habitué à sa présence, son aspect massif était sécurisant en quelque sorte. Et le fait qu’il était en panne augmentait sa valeur symbolique, il rappelait aux pauvres humains la fragilité de toutes choses, qu’elles soient mécaniques ou humaines, ce qui était bien adapté pour un cabinet médical où se côtoyaient toutes les générations, depuis les nouveaux-nés pleins de vitalité jusqu’aux vieillards en fin de vie. Digne alter ego de ce brave distributeur sans âge, j’étais là, toujours fidèle au poste, presque immobile, immuable comme une statue gardant l’entrée d’un temple antique. Quand les gens arrivaient, ils me voyaient, quand ils partaient, j’étais encore là. S’ils devaient revenir le lendemain ou la semaine prochaine, ils se seraient attendus à me trouver au même endroit, et ma présence les auraient rassurés : « La vie n’est pas si instable puisque ce distributeur et cet homme ne changent pas ». Un meuble, j’étais devenu un meuble. Mon départ aurait pu provoquer un début d’étonnement, ou peut-être de la panique, car un meuble se déplace rarement et, quand on est habitué à le voir à un endroit précis, on éprouve un choc lorsqu’il disparaît. Par contre, ma présence en tant qu’être humain importait peu, je ne dérangeais personne mais je n’intéressais personne non plus. J’ai attendu encore une heure avant de relancer l’hôtesse d’accueil : « Heu... rappelez-moi votre nom... Vous me l’avez déjà dit ? Et je l’ai noté ? Et je vous ai dit que quelqu’un s’occuperait de vous ? Et personne ne s’est occupé de votre dossier ? Heu... ne vous inquiétez pas, puisque c’est comme ça, je vais m’en charger moi-même, ce sera plus vite fait ». J’ai attendu encore une heure dans la salle d’attente avant d’aller la revoir. « Heu... Rappelez-moi votre nom. Je l’ai noté ? Je suis désolée, j’ai dû perdre le papier. Jean Brociné ? Vous pouvez me l’épeler, s’il vous plaît ? Vous me l’avez déjà épelé ? Vous avez certainement raison, mais comme j’ai perdu le papier... Je suis vraiment confuse, vous m’êtes sorti de la tête. Ça doit être le stress, j’ai trop de travail. En principe, je n’oublie jamais rien, surtout pas les patients. Bon, cette fois-ci, ne vous faites pas de souci, je m’en occupe tout de suite ». Je suis retourné m’asseoir puisqu’il n’y avait rien d’autre à faire. De toute façon, la journée était fichue. Je me suis peut-être assoupi car je n’ai pas eu l’impression que mon attente ait été longue. En tout cas, quand je suis sorti de ma torpeur, j’ai vu qu’il faisait nuit. Il était 20h à ma montre. À quelle heure fermait le cabinet ? Je ne me rappelais plus. Tard, certainement. J’étais seul dans la salle d’attente mais la lumière était encore allumée, le cabinet n’était donc pas fermé. J’avais tout de même quelques inquiétudes car, en écoutant bien, il n’y avait plus un seul bruit autour de moi, comme si tout le monde était parti. Alors qu’avant mon assoupissement, les locaux grouillaient d’un va-et-vient incessant de médecins, d’infirmières et de patients, alors qu’ils résonnaient de bruits divers qui se mélangeaient pour former une bouillie sonore infâme mais rassurante, maintenant, il n’y avait plus que le silence. J’allais encore me lever, pour réclamer auprès de l’accueil, peut-être pour m’énerver et faire un scandale, quand je vis arriver une inconnue qui me dit : « Heu... vous attendez pour quoi, monsieur ? Pour une consultation ? Mais… tous les médecins sont partis depuis longtemps, on ferme à 19h. On vous a oublié ? Je suis désolée, ce n’est pas de ma faute, moi je ne m’occupe pas des patients, je suis chargée de ranger et de fermer le cabinet. Vous pourrez revenir demain, on ouvre à 9h. Si vous êtes là à 9h, vous passerez en premier ». Je suis sorti en claquant la porte. Je n’ai pas cherché à voir un médecin, ni le lendemain, ni un autre jour, et j’ai soigné ma toux tout seul.

Quelques jours après, je faisais la queue au guichet du métro. Quand mon tour est arrivé, le guichetier a regardé la personne qui attendait derrière moi en lui disant : « Que voulez-vous, monsieur ? ». Je me suis demandé pourquoi il se contorsionnait pour voir la personne qui me suivait alors que j’étais devant et bien visible. S’il avait été atteint de strabisme, j’aurais compris qu’il me parlait, même si son regard pointait à côté, mais il ne louchait pas, et c’était bien à la personne derrière moi qu’il s’adressait. « Que dites-vous ? Vous étiez là avant ? Oh, pardon, monsieur, je ne vous ai pas vu. Que voulez-vous ? Un ticket ? Voilà. Ça fait cinquante-deux euros et cinquante cents ». Il avait dans la main une carte d’abonnement. Je ne voulais pas une carte d’abonnement mais simplement un ticket. « Vous vouliez un ticket ? Désolé, je pensais que vous vouliez un abonnement. Voilà, ça fait dix euros et quatre-vingt-dix cents ». Cette fois encore, il se trompait, ce n’était pas un ticket qu’il me tendait mais un carnet de dix tickets. Apparemment, il comprenait bien ce que je lui demandais mais, le temps qu’il se retourne pour tapoter la commande sur son clavier, il oubliait tout, et il me donnait n’importe quoi. « Pardon ? Vous souhaitiez un ticket ? Il faudrait savoir ce que vous voulez, vous m’avez demandé un carnet de tickets alors je vous ai donné un carnet de tickets. Quand on veut un ticket, on demande un ticket... Voilà, ça fait cinquante-deux euros et cinquante cents ! ». Il me jetait un regard agressif, comme un bouledogue prêt à me sauter à la gorge. Visiblement, je n’avais pas intérêt à refuser la carte d’abonnement qu’il me tendait. Malheureusement pour lui et pour moi, j’étais têtu et je n’avais pas l’intention de céder : je ne voulais pas un abonnement, mais un simple petit ticket de rien du tout. « Quoi ? Vous ne voulez pas un abonnement ? Vous commencez à m’énerver sérieusement... Ça fait une heure que vous me demandez un abonnement, et quand je vous le donne, vous n’en voulez pas. C’est pour m’énerver que vous faites ça ? Eh bien, c’est réussi ! Barrez-vous, je ne veux plus vous voir. Au suivant ! Allez, déguerpissez en vitesse ou je m’en occupe à coup de savate. Vous gênez tout le monde, là ! Vous ne voyez pas que vous gênez tout le monde ? Au suivant, j’ai dit ! ». Les personnes qui faisaient la queue derrière moi étaient bien entendu solidaires du guichetier, même s’ils ne comprenaient pas le fond du problème. « Allez, poussez-le cet emmerdeur ! ». « On n’a pas que ça à faire, nous, on bosse, on n’a pas le temps de s’amuser à faire chier les autres ». « Virez-le, qu’est-ce que vous attendez ! ». Ils m’ont poussé sans violence mais fermement hors de la file d’attente. Je n’ai pas cherché à me défendre, c’était inutile, ils étaient tous contre moi. Je me suis consolé en me disant qu’une majorité d’imbéciles est toujours plus forte qu’une minorité de gens intelligents, mais ce genre de réflexion ne sert à rien quand on veut prendre le métro et qu’on a besoin d’un ticket. Un peu plus loin, j’ai rencontré un distributeur de tickets. Il n’y avait pas de file d’attente et, malgré tout, il fonctionnait. Je lui ai demandé un ticket, j’ai payé, et le distributeur m’a donné mon ticket, sans erreur et sans m’enguirlander.

Ces incidents m’ont laissé une certaine amertume mais ils étaient si peu dignes d’intérêt que je ne m’en serais à peine souvenu si, dans les jours qui ont suivi, il ne m’était arrivé une mésaventure presque semblable. J’étais à la poste, j’avais un paquet à retirer et j’attendais dans la file d’attente depuis une heure. J’étais arrivé en tête de la queue, et un guichet s’est libéré. Je me suis dirigé vers le préposé mais, avant que j’y sois parvenu, l’homme qui me suivait dans la queue s’est précipité, il m’a contourné et il s’est présenté au guichetier en lui tendant une quantité impressionnante de papiers de toutes les couleurs. J’ai trouvé que cet individu était un peu gonflé de me prendre ma place. Et en plus d’être sans-gêne, il était menteur et pas aimable. « Vous étiez devant moi ? Mais c’est faux, j’étais le premier dans la queue, j’en suis sûr. Vous voulez resquiller mais, avec moi, ça ne marche pas. Vous affirmez que vous étiez devant moi ? Mais je m’en fous de ce que vous affirmez ! Et en plus, vous insistez... et vous me dites que je suis gonflé... et que je suis un malotru... Vous feriez mieux de reprendre votre place parce que, si vous continuez, je vais m’énerver. Si vous étiez vraiment derrière moi, vous serez le suivant à être appelé, alors ne faites pas d’histoires ». Comment lui faire admettre le fait que je le précédais dans la queue ? Il n’y avait pas moyen de discuter avec lui. Je suis retourné dans la file d’attente, devant tout le monde, mais les gens derrière moi semblaient mécontents, ils m’ont regardé avec un drôle d’air. « Eh ! Vous là-bas ! Faites la queue comme tout le monde ! ». « Allez au bout de la queue ! Ce n’est pas parce que vous avez essayé de piquer la place de ce monsieur, et qu’il ne s’est pas laissé faire, que ça va mieux marcher avec nous. Allez ! A la queue ! ». « Y a quand même des gens sans-gêne ! ». « Y en a qui se croient tout permis ». « Nous, on attend depuis une heure et y a des gens comme lui qui arrivent et qui se mettent devant ». Il n’y avait rien à faire, là encore, ils étaient tous contre moi. Je suis allé tout penaud en bout de queue. Encore une heure à attendre, peut-être deux. En plus, quand je me suis retrouvé de nouveau en tête de la file d’attente, les gens qui me suivaient m’ont ré-éjecté en bout de queue. Je ne savais plus comment faire, l’accès aux guichets me semblait impossible. Heureusement, quand l’heure de fermeture de la poste a été proche, je me suis retrouvé tout seul à attendre. Il ne restait qu’un seul guichet d’ouvert et j’y suis allé. Le guichetier allait partir mais j’ai réussi à l’arrêter juste à temps. Il m’a regardé comme si j’étais un extraterrestre fraîchement débarqué sur la terre. Il n’a pas répondu à mon bonsoir, mais il a quand même accepté de prendre mon ticket de retrait, et il est sorti, certainement pour aller chercher mon paquet. J’ai attendu cinq minutes, dix minutes, il ne revenait pas. Au bout de vingt minutes, j’ai vu arriver une femme qui m’a dit : « Monsieur, on est fermé. Qu’attendez-vous ? Vous avez donné votre ticket de retrait à un guichetier ? Et vous ne l’avez pas revu ? Comment était ce guichetier ? Grand, la quarantaine, des lunettes, avec une moustache, plus beaucoup de cheveux ? C’est bien quelqu’un qui travaille ici mais je l’ai vu partir. Non, il n’est pas parti au dépôt, il est parti chez lui, il est tard, et il a une femme et des enfants. Revenez demain. Vous voulez récupérer votre ticket de retrait ? Je suis désolée mais je ne peux rien faire. Vous verrez demain avec lui. Moi, je dois fermer le bureau. Au revoir, monsieur, au plaisir de vous revoir ». Je suis parti et je ne suis jamais revenu. Dans les semaines qui ont suivi, j’ai mis à la poubelle les lettres de relance qui me réclamaient le paiement de la commande que j’étais censé avoir reçue. Qu’est-ce que je risquais en ne payant pas ? Rien. Ma situation avait au moins quelques avantages. Si mes créanciers m’avaient envoyé un huissier, celui-ci m’aurait oublié avant d’établir le constat. S’ils m’avaient envoyé les gendarmes, dès qu’ils seraient entrés chez moi, ils auraient oublié pourquoi ils étaient venus. Si je devais passer devant un tribunal, le dossier se perdrait bien avant le procès... Finalement, c’est regrettable que le guichetier ne m’ait pas donné mon paquet, sinon je n’aurais pas eu à me plaindre.

Pendant cette période intermédiaire, au cours de laquelle j’existais de moins en moins pour mes compatriotes, je suis souvent allé au cinéma. C’était le loisir qui m’occasionnait le moins de problème. Je prenais mon billet au distributeur, j’entrais dans la salle sans être remarqué, et ensuite, je pouvais choisir mon siège tout seul. Parfois, des gens convoitaient innocemment ma place et, comme ils ne me voyaient pas, ils s’asseyaient par mégarde sur mes genoux. Quand ils se rendaient compte de leur méprise, ils repartaient en général tout penauds, en s’excusant du bout des lèvres : « Excusez-moi, monsieur, je ne vous avais pas vu ». Et ils ajoutaient parfois, en se parlant à eux-mêmes : « Faut dire qu’on ne voit pas grand chose dans cette salle, ça explique que je ne l’aie pas vu... Mais… au fait… qu’est-ce que je n’ai pas vu ? ». C’était plus risible que dramatique, et j’avais à l’époque si peu d’occasion de me détendre que j’en profitais pour me moquer gentiment d’eux. Certains acceptaient mal leur erreur et encore moins mes sarcasmes : « J’étais là avant vous, je veux cette place. Comment ? Vous ne voulez pas partir ? Je vais vous faire déguerpir en vitesse, moi ! ». Ceux-là étaient souvent prêts à se bagarrer mais ça n’allait jamais très loin. J’étais devenu si peu apparent que je me sentais presque invulnérable derrière ma quasi-invisibilité. Mes agresseurs potentiels devaient se faire la même réflexion (« C’est qui, ce type ? Il est bizarre, on dirait une ombre. Je ne peux quand même pas me battre contre une ombre ! »), et ils abandonnaient avant que ça ne tourne vraiment au vinaigre. Mais, en s’éloignant, ils continuaient à maugréer pendant quelques temps pour faire croire à la cantonade que, s’ils partaient, ce n’était nullement par peur, mais par magnanimité : « Y a quand même des gens sans-gêne. Heureusement que je suis gentil et pas bagarreur, sinon... sinon… heu… bah, je ne sais plus. Qu’est-ce que je voulais faire ? ».

Si le cinéma continuait de me divertir, j’ai par contre été obligé d’abandonner mes sorties théâtrales car, au lieu de me faire oublier mes soucis qui étaient nombreux à cette époque, le spectacle quelle que soit sa qualité me laissait abattu et encore plus désespéré qu’avant. Ces soirées se déroulaient presque toujours de la même manière. J’entrais dans la salle, et bien sûr les ouvreuses m’ignoraient, elles trouvaient toujours, devant moi, derrière moi, à côté de moi, quelqu’un d’autre à placer. Après une attente moins ou moins longue, inversement proportionnelle à mon impatience, je me chargeais de m’installer tout seul, ce qui n’était pas une mince affaire étant donné la complexité du système de numérotation des places. En plus, je devais faire attention à ne pas me tromper, sinon l’ouvreuse qui déboulait pour placer le légitime propriétaire de la place que je m’étais attribuée, me toisait avec des yeux furibonds, en me faisant comprendre en silence mais éloquemment, que je n’étais qu’un vilain resquilleur. Puis, elle se mettait à me parler, de manière à peine polie, pour me chasser du siège que j’avais osé voler : « Qui vous a installé là ? Personne ? Vous ne savez pas ? En tout cas, ce n’est pas moi, je m’en souviendrais ! ». Après ces paroles aigres, elle me tendait la main pour récolter le pourboire auquel j’avais voulu, selon elle, échapper. Comme j’étais plutôt du genre généreux, elle devenait soudain plus aimable après avoir empoché la pièce : « Excusez-moi d’avoir été si brusque. Ça doit être une erreur. Venez, monsieur, je vais vous placer », et elle se précipitait pour m’y conduire. Malheureusement, la plupart du temps, elle m’oubliait bien avant que nous y soyons arrivés. Je devais donc encore une fois me débrouiller seul, en essayant de ne pas me re-tromper car alors, la même ouvreuse, ou une autre, me re-déplaçait, et accessoirement me redemandait un pourboire, avant de m’abandonner comme d’habitude en plein milieu de l’allée quand elle voyait quelqu’un d’autre à placer. Quand enfin j’étais installé à ma vraie place et que la pièce commençait, je n’étais plus d’humeur à l’apprécier, et j’attendais avec impatience l’entracte pour m’en aller.

J’ai également cessé mes sorties au restaurant. Quand j’entrais dans une salle, je devais dans un premier temps attirer l’attention d’un des serveurs et, comme ceux-ci ne me remarquaient pas, il fallait que j’en attrape un par le bras pour qu’il s’occupe de moi. Ensuite, restait une longue et pénible étape : la traversée de la salle jusqu’à une table libre. Cette étape nécessitait beaucoup de temps et d’énergie car je devais m’arranger pour que le serveur ne m’abandonne pas en cours de route quand il se rappelait tout à coup qu’un client lui avait demandé du pain ou qu’une table attendait depuis trop longtemps ses desserts. Quand j’avais enfin réussi à être installé à une table, et qu’on avait daigné prendre ma commande, et si celle-ci avait été transmise à la cuisine - il y avait tellement d’étapes intermédiaires que la dernière était presque impossible à atteindre - je voyais parfois le serveur se balader entre les tables en portant un plateau sur lequel trônait mon plat dont il ne savait que faire. Alors il s’arrêtait, il restait planté au milieu de la salle, et il posait son regard sur toutes les tables - sauf la mienne, bien sûr - en se demandant qui avait pu commander ce fichu plat. Moi, je lui faisais des signes pour attirer son attention, je lui criais que c’était moi qui avais commandé ce plat, mais il ne me voyait pas, il ne m’entendait pas. Finalement, décontenancé, il rapportait le plateau à la cuisine où il se faisait certainement insulter par le cuisinier parce que ce plat savamment préparé, mais dont personne ne voulait, allait aboutir dans la poubelle et servirait à nourrir les cafards et les chats errants. Les restaurateurs ne se rappelaient de moi qu’au moment de la fermeture de leur restaurant. Quand ils terminaient de ranger la salle, en passant de table en table, y compris les tables qui n’avaient pas servi, ils tombaient obligatoirement sur la mienne. Ils étaient étonnés de me voir à une table dont ils ne s’étaient pas occupés parce qu’ils la croyaient vide. Mais, tout étonnés qu’ils soient, ils retrouvaient néanmoins ma commande – quand, par miracle, j’avais réussi à commander - et ils me demandaient de payer l’addition pour le repas qu’ils ne m’avaient pas servi. Je n’avais pas de rancoeur vis-à-vis d’eux, je comprenais assez bien leur désarroi, ils ne se souvenaient plus de m’avoir vu arriver, ils avaient oublié qu’ils m’avaient installé à cette table et que j’avais attendu là pendant deux heures avec l’estomac vide. Cette situation était frustrante pour moi mais je m’y étais plus ou moins habitué. Je leur pardonnais donc puisqu’ils ne pouvaient rien y faire et qu’ils étaient autant que moi des victimes du mal qui me rongeait. Mais tout de même... il ne fallait pas exagérer. Ma fierté m’empêchait de payer un repas qui s’était composé en tout et pour tout de... rien. Alors, pour ne pas payer, j’usais d’une astuce imparable afin de m’en aller sans esclandre : je leur disais que j’allais payer à la caisse et, comme ils m’oubliaient dès que j’avais tourné le dos, je pouvais partir sans être importuné. Bien sûr, au fond de moi-même, je restais honnête, je n’utilisais ce subterfuge que quand on avait oublié de me servir, ce qui était à vrai dire presque toujours le cas.

Quand je devais prendre un taxi, c’était aussi problématique. En leur faisant signe dans la rue, les chauffeurs m’ignoraient et ils ne s’arrêtaient pas. Donc, je devais attendre à une station de taxis, où il était préférable que je sois seul car, quand nous étions plusieurs à faire la queue, je passais systématiquement en dernier. Après des heures d’attente, lorsque je réussissais enfin à monter dans un taxi, le chauffeur me demandait où j’allais, puis il prenait la bonne direction, mais... au bout de quelques minutes, il oubliait ma présence et il bifurquait pour repartir en sens inverse. Quand il s’arrêtait pour prendre un autre client, et que je lui tapais sur l’épaule pour lui rappeler qu’il en avait déjà un, il semblait surpris de me voir à l’arrière de son véhicule alors qu’il croyait être libre. Il me redemandait où j’allais, et je le lui répétais, et il prenait la bonne direction, puis, au bout d’un moment, il changeait encore de direction et celle-ci n’était bien sûr plus la bonne. Après quelques instants pendant lesquels il n’entendait pas mes remarques concernant le chemin que nous prenions, il me re-découvrait tout à coup sur la place arrière de son véhicule. Il avait un bref moment d’hésitation, au cours duquel il devait se demander s’il ne rêvait pas, puis il m’interrogeait de nouveau sur ma destination, et nous reprenions temporairement la bonne direction. A ce régime, quand j’arrivais enfin devant chez moi - ou pas très loin de chez moi lorsque j’avais peur, en essayant de m’en approcher un peu plus, que le chauffeur ne s’en éloigne - donc quand j’arrivais à peu près à bon port, le prix de la course atteignait souvent une somme considérable. Le chauffeur tapotait alors sur le compteur, comme si lui-même était surpris du montant et qu’il doutait de la fiabilité de son matériel. Mais ça ne l’empêchait pas de me faire payer l’intégralité de la course indiquée par le compteur puisque c’était un matériel officiel, agréé et contrôlé et surveillé, qui ne pouvait pas se tromper. Un soir, je devais être fatigué et je m’étais endormi sur le siège arrière ; alors le chauffeur, m’ayant totalement oublié et n’ayant personne pour lui rappeler ma présence, est rentré chez lui, avec moi en train de roupiller à l’arrière. Quand il m’a vu, cette brute m’a pris pour un squatter et il m’a jeté en dehors de son véhicule avec violence. Heureusement, il n’a pas pensé à me faire payer le prix de la course mais j’ai dû ensuite me débrouiller tout seul pour rentrer chez moi.

« Vos papiers, s’il vous plaît ! ». Même quand j’étais normal, j’avais peu de relation avec la police. Alors, j’ai été surpris quand ce policier m’a demandé mes papiers. Il a répété : « Vos papiers, s’il vous plaît, m... », et il s’est interrompu en bafouillant un mot qui se situait entre « meu » et « ma ». Il m’a fallu quelques secondes pour comprendre qu’il hésitait entre monsieur ou madame. C’était la première fois que j’étais la victime d’une telle confusion (il faut dire que ma moustache et mon crâne dégarni laissent en général peu de place à l’erreur). Soit le policier avait un besoin urgent de lunettes, soit mon aspect devenait trop indistinct pour déterminer mon sexe avec certitude. J’ai fait semblant de ne pas remarquer ce lapsus qui était à la limite de l’insulte, et je lui ai tendu poliment ma carte d’identité. Il m’a regardé avec méfiance, en comparant mon visage avec ma photo. Le pauvre homme, on ne l’avait pas habitué à faire un tel effort : dans son regard je voyais le doute, l’hésitation, peut-être la consternation, comme si les deux visages, celui de ma carte et mon vrai visage, ne correspondaient pas du tout ; à moins qu’il ait vu les divergences entre les deux mais que celles-ci aient résisté à toutes les explications rationnelles dont il disposait. Résigné, il m’a rendu mes papiers, il est parti, puis il est revenu sur ses pas, et il me les a redemandés. Je ne sais pas s’il avait oublié qu’il les avait déjà vus, ou si, indécis sur le fait que je lui aie présenté mes vrais papiers d’identité, il souhaitait vérifier une dernière fois. En tout cas, n’ayant apparemment plus l’espoir de comprendre, ou m’ayant oublié, il est reparti. Quelques jours plus tard, je me suis rendu compte qu’il ne m’avait pas rendu ma carte d’identité. Je ne m’en suis pas inquiété pour autant, que j’aie ou que je n’aie pas une pièce d’identité n’avait absolument plus aucune importance. En fait, déjà à cette époque, je n’avais plus vraiment d’identité...

Le travail a toujours été important pour moi mais j’ai dû cesser toute activité professionnelle. Ce n’est pas par plaisir que je me suis au chômage, mais parce que je ne pouvais plus travailler. Quand j’arrivais le matin au bureau, le gardien de l’immeuble me regardait avec méfiance, et parfois il me refusait l’accès aux locaux, même quand je lui montrais ma carte du personnel. Lui aussi devait trouver que je ne ressemblais pas suffisamment à ma photo. Si je parvenais à entrer, en attendant qu’il ait le dos tourné, j’allais voir mes collègues et je leur disais bonjour, mais ils me serraient la main avec réticence, et il y avait sur leurs visages une expression d’incompréhension comme s’ils se demandaient qui je pouvais bien être. Mon activité professionnelle s’était réduite à rien du tout : j’étais seul dans mon bureau, personne ne venait me voir et je n’avais rien à faire. Quand j’allais à une réunion de travail où on avait oublié de m’inviter, tout le monde me regardait comme si j’étais un étranger. Ils n’osaient pas me chasser, au cas où j’aurais été un observateur envoyé de manière impromptue par la direction, mais personne ne semblait désirer ma présence. On me coupait systématiquement la parole. On ne me contredisait pas vraiment puisqu’on ne m’écoutait pas. Si je partais, excédé, on ne me retenait pas. J’ai travaillé dans ces conditions (ou plutôt j’ai fait acte de présence sur le lieu de travail) pendant quelques semaines, puis un jour, désespéré par cette attitude de mépris, par cette impression d’abandon, j’ai déclaré forfait et je n’y suis plus allé. Ça n’a eu aucune conséquence financière fâcheuse pour moi, puisque mon employeur a continué à me verser mon salaire, sûrement parce qu’on n’a pas pensé à me rayer de la liste du personnel (ce qui est normal : personne ne sait que j’existe, mais personne ne sait que je n’existe pas). Un jour, quelqu’un fera peut-être une vérification et verra mon nom sur la liste des salariés rémunérés, il se demandera qui je suis, il enquêtera pour savoir si quelqu’un me connaît, et comme personne ne se souviendra de moi, il se dira que mon nom a été entré par erreur et il me supprimera. Et je ne pourrai pas attaquer mon employeur aux prud’hommes, mon dossier se perdrait quelque part, et de toute façon, les juges m’oublieraient le jour du procès, même si j’étais présent et en face d’eux. En attendant, grâce à ce salaire versé indûment mais régulièrement, je réussissais à vivre avec l’aide de ma carte bancaire et des distributeurs de billets. Heureusement que les machines sont moins sensibles aux apparences que les humains : tout ce qui est inerte fonctionnait très bien, et ce sont ces objets qui, en plus de me permettre de survivre, me donnaient l’impression d’exister encore un peu.

Un par un, j’ai perdu tous mes amis. Ils ont pris l’habitude de ne plus me contacter, ils n’ont plus répondu à mes appels ou à mes messages. Quand une sortie était organisée entre copains, je n’étais plus invité. Mon nom était encore présent dans leurs carnets d’adresses, mais en le voyant, ils devaient se demander comment cet intrus, dont ils ne se rappelaient absolument pas, était venu se glisser au milieu de leurs intimes. Ma famille aussi m’a oublié. Quelques jours après que j’ai constaté le début de mon mal, quand j’ai rencontré ma mère, j’ai voulu l’embrasser, et elle a eu un mouvement de recul comme si j’avais été un inconnu essayant de l’embrasser de force. « Vous êtes qui ? Jean ? C’est drôle, mon fils aussi s’appelle Jean... Comment ? Vous êtes... Vous êtes mon fils ? Non, ce n’est pas possible... Je le connais bien, mon fils. Vous êtes sûr ? Heu... ». Elle a mis longtemps avant de me reconnaître et encore... elle ne semblait pas très sûre de sa mémoire. « Vous êtes mon fils ? Heu... Tu es mon fils ? C’est bizarre, j’ai peut-être besoin de changer mes lunettes. C’est vrai qu’il y a un petit air de ressemblance. Oui... Vous... Tu... Mais je ne me rappelle plus bien, j’ai l’impression que ça fait très longtemps que je ne l’ai pas vu... je dois perdre la boule... ». Elle hésitait entre le vouvoiement et le tutoiement, et elle refusait obstinément de m’appeler par mon prénom. De temps en temps, elle me disait « monsieur » et son regard partait dans le vide, se fixant au-delà de moi. Je suppose que, si elle a accepté de me répondre, si elle a plus ou moins admis que j’étais son fils, c’était par pure politesse, pour ne pas me vexer. J’étais si brumeux dans la réalité et dans sa tête, qu’elle avait certainement l’impression de perdre la mémoire. Et pourtant, si une seule personne avait dû se souvenir de moi, j’aurais aimé que ce soit elle. Les autres, c’était secondaire, je pouvais m’en passer, mais elle, ma mère... J’aurais voulu qu’elle m’appelle « mon petit bonhomme », comme quand j’étais gosse. Peut-être qu’alors j’aurais pleuré, je lui aurais confié ma tristesse, mon désespoir face à un avenir qui me semblait de plus en plus sombre. « Mon petit bonhomme, tu es triste ? Tu as un gros chagrin ? Ce n’est pas grave, maman est là ». Après cette rencontre pénible pour nous deux, je n’ai plus essayé de lui parler. Je voulais éviter de la perturber en lui faisant douter de sa mémoire qui, tant qu’il ne s’agissait pas de moi, était excellente. Et j’avais peur aussi de ce moment terrible, qui n’allait pas tarder, où elle ne me verrait plus. Plus du tout. Je ne souhaitais pas que ça se produise en ma présence et le seul moyen pour l’éviter était de ne plus chercher à entrer en contact avec elle. De toute façon, quand j’en avais envie, je pouvais la croiser quand elle faisait ses courses, ou m’asseoir sur un banc à côté d’elle, sans lui parler, comme un étranger. C’était douloureux de la voir, en sachant que je n’existerai plus jamais pour elle, que je ne me blottirai plus jamais dans ses bras, mais je me suis habitué à ça aussi, comme je me suis habitué à tout le reste. Au moins, ces rencontres furtives me permettaient de m’informer de sa santé, de constater qu’elle ne souffrait pas de ma disparition. 

Entre le moment où j’ai constaté les premiers effets de mon mal et ma disparition complète, il s’est écoulé deux mois. Mon existence n’a vraiment cessé que le 31 octobre, lorsque je suis allé au supermarché pour acheter des cacahuètes. Je pris le paquet sur un rayon et j’allai à la caisse pour payer. Je déposai l’objet sur le tapis mais la caissière ne fit pas attention à moi. J’avais à ce moment l’habitude de cette inattention à mon encontre, donc je ne me vexai pas, il suffisait en général que je signale ma présence en toussotant, ce que je fis à cet instant. Il ne se passa rien. J’étais gêné car ça ne se déroulait pas comme prévu, j’ai donc attendu que la caissière ait terminé de faire ce qu’elle était en train de faire, c’est-à-dire… rien, me semble-t-il, puisque j’étais le seul client à faire la queue. À un moment, elle vit le paquet de cacahuètes qui traînait sur le tapis devant sa caisse. Elle parut surprise, puis, pensant que quelqu’un l’avait oublié, elle le prit pour le déposer derrière elle, dans le panier où se trouvaient déjà des produits à rapporter dans les rayons. Je suis allé rechercher mon paquet de cacahuètes auquel je tenais beaucoup, mais avant que je le repose devant la caissière, un autre client est arrivé. Il déposa ses emplettes sur le tapis comme si je n’avais pas été là. La caissière sortit immédiatement de sa rêverie, elle compta les marchandises, encaissa l’argent, rendit la monnaie, et la personne partit. Moi, j’étais toujours devant la caisse à attendre. La caissière ne me voyait pas. Jusqu’ici, quand les gens me croisaient, ils ne faisaient pas attention à moi mais ils me voyaient. On peut dire qu’ils me voyaient sans vraiment me voir ou sans me remarquer. Or, ce jour-là, au supermarché, la caissière ne me voyait pas du tout, j’étais devenu totalement invisible. En fait, le terme « invisible » est impropre puisque, comme je l’ai déjà dit, mon corps n’avait pas changé, mais je n’ai pas d’autre mot pour exprimer mon état ou mon apparence vis-à-vis des gens normaux. Je devrais peut-être dire « psychologiquement invisible ». Désespéré par le fait d’être parvenu si vite au point de non retour, je décidai de faire une dernière tentative auprès de la caissière, et je redéposai mon paquet de cacahuètes devant elle. Je toussotai, avec le faible espoir de réapparaître miraculeusement, je m’approchai d’elle, je déplaçai mon paquet de cacahuètes pour qu’il soit plus visible, mais la caissière ne voyait toujours rien. Je changeai alors de tactique, je lui dis bonjour, mais je n’obtins pas plus de réponse. Je lui demandai poliment de répondre au moins à mon salut, et si possible de compter mes achats. Toujours le silence. Je lui demandai ironiquement si c’était pour aujourd’hui ou pour demain. Encore le silence. Puis, elle vit le paquet de cacahuètes qui était revenu sans qu’elle ne s’en aperçoive sur le tapis. Croyant peut-être qu’on lui faisait une blague, elle jeta un regard circulaire, puis elle prit le paquet et le balança violemment dans le panier des rebuts. Moi aussi j’étais énervé, je repris donc le paquet et le lançai brutalement devant elle, espérant la réveiller ; je la menaçai ensuite d’emporter mes cacahuètes sans les payer, ou d’aller les acheter ailleurs, là où on ferait attention à moi, mais seul le silence me répondit. Je ne peux pas dire qu’elle ne me regardait pas, en fait elle regardait dans ma direction mais... son regard me traversait, elle voyait au-delà de moi. Un peu honteux, vaguement craintif aussi parce que c’était la première fois que je faisais ça, je pris mes cacahuètes et je partis. Je passai devant le vigile qui surveillait les caisses, je passai devant la cabine qui contrôlait les entrées et les sorties du magasin. Personne ne m’arrêta.

Ma disparition totale s’est confirmée dans les jours qui ont suivi. Les gens me bousculaient dans la rue, et j’étais trop souvent perdu dans mes pensées pour les éviter. Après m’avoir bousculé, ils ne s’excusaient pas, ils avaient l’impression de s’être cognés contre un réverbère ou une poubelle, ce qui devait leur paraître bizarre puisqu’il n’y avait ni réverbère ni poubelle devant eux. Heureusement pour ces pauvres gens, l’esprit humain trouve toujours des solutions, même biscornues, pour expliquer l’inexplicable. Je pense qu’ils oubliaient rapidement ces bousculades, ou ils ne se rappelaient que du choc mais sans chercher à comprendre les circonstances qui en étaient à l’origine, ou ils se disaient qu’ils avaient imaginé ces chocs, ou ils imaginaient une personne ou un réverbère fictif même s’ils n’avaient rien vu. Vivre dans ce monde de brutes quand on est invisible, comporte des risques non négligeables. Maintenant, quand je traverse une rue, je dois faire très attention. Les automobilistes ne me voyant plus, si je ne suis pas vigilant à tout instant, je pourrais me faire renverser par une voiture, et si ça m’arrivait, je resterais allongé à agoniser pendant des heures, sans que personne ne vienne me secourir puisqu’on ne verrait aucun corps à secourir, on n’entendrait aucun de mes râles. Toutes les voitures me passeraient sur le corps, et la seule réaction des conducteurs serait de se demander depuis quand on avait installé un dos d’âne à cet endroit. Pour réduire les chances qu’un tel scénario se réalise, j’ai prudemment décidé de ne traverser qu’aux passages piétons protégés par un feu, et d’attendre non seulement que le feu soit au rouge mais aussi d’être sûr que toutes les voitures se soient totalement immobilisées. 

S’il n’y avait pas ces petits inconvénients, je serais presque heureux. Finalement, je mène la belle vie. Je rentre où je veux, quand je veux. Je prends tout ce qui m’intéresse, je délaisse tout ce qui me déplaît. Je suis devenu un consommateur acharné. Je ne mange que des produits de qualité et je deviens très difficile : je prends, je goûte, et si ça ne me plaît pas, je jette. Dans les épiceries de luxe, on doit se demander pourquoi les rayons se vident si vite, et surtout, pourquoi le trottoir devant leur magasin est souillé par leurs propres produits à peine entamés. En ce qui concerne l’habillement, je ne fais pas plus d’effort qu’avant. Mais, quand j’ai envie de me plaire à moi-même, je vais chez les costumiers de luxe et je fais mon choix sans regarder les étiquettes. Parfois, en été, quand il fait une chaleur caniculaire, je me promène nu dans les rues, et quand je rencontre une fontaine, je me plonge dans l’eau pour me rafraîchir. Les regards ébahis des passants quand ils voient les ronds que je fais dans l’eau m’amusent beaucoup car ils ne peuvent pas comprendre d’où proviennent ces ronds. Pour compléter le tableau, je les éclabousse, et je rigole en les regardant lever les yeux vers le ciel et se demander comment un ciel sans nuage peut produire de la pluie.

La nuit, je dors dans les suites des grands hôtels, même quand elles sont déjà occupées par des clients. À vrai dire, leur présence ne me gêne pas, bien au contraire. Quand ils s’absentent pour la soirée, je commande sur l’ordinateur de la chambre des repas gargantuesques que je dévore avant leur retour. Mais je ne suis pas un goinfre, je ne mange pas tout, donc quand ils reviennent, je rigole en voyant leur surprise quand ils découvrent mes restes de festin. Lorsqu’ils quittent l’hôtel, ils sont peut-être effrayés de trouver le résultat de mes réjouissances sur leur note (magnums de champagne, foie gras et truffes au kilo, caviar à la louche, etc.). Mais ce point ne m’inquiète pas : en comparaison du prix de la suite de l’hôtel, le remplissage de mon estomac, même avec des produits de luxe, ne représente qu’une goutte d’eau. Pour dormir, parfois je préfère le canapé, parfois je choisis le lit. Ce dernier est en général immense, et il me permet, si les occupants me conviennent, de coucher avec eux. Quelquefois, je dois me réfugier sur le canapé quand le monsieur décide de satisfaire la dame et que, me trouvant entre eux, il me prend dans ses bras. Mais quand leurs ébats m’excitent, je n’hésite pas à y participer. La femme doit alors se demander comment son partenaire se débrouille pour avoir tant de mains et tant de bouches et tant de... bien que, éperdue d’extase, elle ne s’en plaigne pas... au contraire elle en redemande souvent, et à deux, nous avons de quoi la servir. Je dois avouer qu’il m’est arrivé aussi, sans l’aide du conjoint profondément endormi à l’autre bout du lit, de satisfaire tout seul la femme avec qui je partageais le lit. J’en ai un peu honte mais, après tout, je reste un homme malgré mon invisibilité. Et je n’ai pas vraiment l’impression de mal agir, je fais ça très correctement : je passe à l’action quand la lumière est éteinte, pour ne pas effrayer ma partenaire, et je suis très doux et très attentionné. Et quand j’ai terminé, ces dames n’ont aucune raison de soupçonner qu’elles ont été honorées par un autre homme que leur compagnon officiel.

Parfois, je me demande si, par ce moyen inhabituel, je ne vais pas avoir une descendance, et si ces descendants éventuels seront visibles ou invisibles à la naissance, ou s’ils disparaîtront plus tard, comme moi. Malheureusement, je ne saurai jamais si mes jouissances nocturnes ont porté leurs fruits, à moins que les journaux ne relatent des cas de naissances « spéciales ».

Mais ce ne sont que des spéculations sans fondement. Si j’analyse le problème d’une manière scientifique, mes spermatozoïdes sont vraisemblablement aussi invisibles que moi ; donc l’ovule, qui attend gentiment dans son petit coin le passage du troupeau de spermatozoïdes pour choisir dans le lot celui qui lui convient, cet ovule, à moins d’être plus perspicace que les humains, ne peut pas voir passer ma semence invisible, et en conséquence, il n’y a aucune chance qu’il s’ouvre afin accueillir un de mes spermatozoïdes.




Le 22 juillet 2006.

Fabrice Guyot.