Mon inexistence a commencé le 31 octobre très
précisément. En fait, je ressentais les prémices
de cette disparition depuis quelques mois, mais c’est à cette
date que je suis passé complètement,
irrémédiablement de l’autre côté, du
côté du néant. Quand je dis que je suis
entré dans le néant, je ne voudrais pas qu’on croie que
je suis mort. Non, je suis vivant et bien vivant, et même en
excellente santé. Mais... je n’existe plus. C’est un
phénomène assez curieux dont je vais décrire les
effets mais je ne me risquerai pas à tenter de les expliquer. Je
n’en avais jamais entendu parler auparavant. Il est vrai que les gens
qui en sont victimes ne peuvent pas en parler puisque, quand ça
leur arrive, ils n’existent plus. Quant aux témoins ayant
assisté à ce genre de disparition, ils sont incapables
d’analyser le phénomène car, comme vous le comprendrez,
la matière à étudier leur échappe. En
écrivant ce texte, je serai peut-être le premier et le
seul à laisser une trace de ma désagrégation.
Malheureusement, j’ai peu d’espoir que ce manuscrit puisse être
lu par
les gens normaux ; il est sûrement aussi invisible que moi, et en
conséquence, il sera détruit par inadvertance ou
oublié dans un endroit inaccessible. Mais, après tout, je
ne suis pas absolument sûr que personne ne le lira, et s’il est
lu, il deviendra peut-être le dernier vestige de ma vraie
existence dans le monde réel. C’est dans ce but que je vais
relater tout ce qui m’est arrivé. Et si quelqu’un
découvre ce manuscrit et le juge intéressant, c’est tant
mieux, sinon... j’aurai perdu mon temps. De toute façon, je n’ai
que ça à faire, perdre mon temps, alors autant le perdre
en m’occupant à faire quelque chose d’inutile, plutôt que
de ne rien faire.
Donc, voilà ma situation actuelle : j’ai disparu, je n’existe
plus. Je ne suis pas vraiment invisible, je suis toujours
composé de chair et d’os comme n’importe quel humain, j’ai des
organes, des artères, un système nerveux, un cerveau, et
tout ce bel ensemble fonctionne merveilleusement bien. Je ne suis pas
invisible mais... on ne me voit plus. Ou, plus
précisément, on ne me remarque plus. Ce n’est pas une
situation très reluisante, mais je ne peux rien faire pour y
remédier. À quoi est due cette simili-disparition ?
Je ne sais pas. Ai-je fait quelque chose de particulier qui aurait pu
déclencher ce processus infernal ? Je ne sais pas non plus.
Quand j’ai commencé à ressentir les premiers
symptômes, avais-je un moyen de stopper la progression du
phénomène, aurais-je pu me
« guérir » en quelque sorte ? Je ne le
saurai jamais. En fait, je ne sais rien, je ne suis qu’une victime
passive et ignorante. Pour découvrir le premier symptôme
de mon mal, il faut peut-être remonter très loin dans le
passé, dans mon enfance. Il y a longtemps, mes parents m’ont
raconté un événement important qui s’était
produit quelques jours après ma naissance. Je ne m’en souviens
pas, bien sûr, mais je vais rapporter ce qu’ils m’ont dit,
même si je ne suis pas sûr que ce drame ait un lien avec ce
qui vient de m’arriver. À défaut d’être
révélatrice, cette anecdote est amusante et elle
mérite d’être connue. Quoique... elle n’est pas vraiment
drôle. Bien qu’elle se soit passée à une
époque où je ne pouvais pas comprendre, elle a
certainement laissé en moi des traces indélébiles,
traumatisantes, et j’ai dû, inconsciemment, en subir les
conséquences au cours de ma vie d’adulte. Voilà les
faits...
Je suis né dans une maternité. Tous les jours, on me
sortait de mon lit pour m’apporter à ma mère afin qu’elle
me fasse des câlins. Un jour, alors que j’avais passé
quelques instants dans les bras maternels, bercé par son doux
chuchotement, une infirmière vint me reprendre pour me
reconduire dans mon lit. Et c’est à ce moment que la catastrophe
s’est produite. Cette infirmière, qui n’était
certainement pas plus méchante que n’importe qui, ni plus
distraite, cette infirmière m’a oublié. Oui, elle m’a
oublié. Elle aurait pu m’oublier sur le lit de ma mère,
ou sur une table, ou sur une chaise, ou dans la cuvette où on me
baignait. Elle aurait pu se tromper de lit, ou me laisser sur le rebord
d’une fenêtre pour me faire prendre l’air, ou me déposer
temporairement au bout d’un couloir, le temps de papoter avec une de
ses collègues. Je ne me serais pas plaint, je n’ai jamais
été très exigeant en ce qui concerne le confort,
et à cet âge, l’essentiel pour moi était qu’on me
nourrisse de temps en temps, qu’on me fasse des câlins
occasionnellement, et surtout qu’on me laisse dormir. Malheureusement,
cette brave infirmière, serviable mais peut-être un peu
sotte, au lieu de faire une petite erreur qui aurait eu pour excuse sa
fatigue ou son surmenage, a préféré commettre la
plus grosse bourde qu’une infirmière puisse faire dans une
maternité. Elle a oublié mon pauvre petit corps tout
chiffonné sur un chariot destiné à transporter les
déchets jusqu’au vide-ordure. Oui, au vide-ordure.
L’infirmière avait dû me poser là-dessus en
équilibre instable avant de m’oublier, et j’étais
tombé la tête la première dans le grand sac
à ordures qui se trouvait sur le chariot. Comme je l’ai dit, en
ce temps-là, j’étais un enfant calme, je n’étais
ni pleureur, ni râleur, ni gesticulateur. Donc le brave homme qui
était chargé de vider ces ordures aurait pu ne pas me
remarquer, il aurait pu me jeter dans la grande benne à ordures
et j’aurais fini ma courte vie dans un incinérateur, ou dans une
décharge où mon corps aurait pourri. Si j’étais
tombé dans cette benne à ordures, étant
donné ma nature placide et optimiste, je ne me serais pas
inquiété, je n’aurais pas crié. Gentil comme
j’étais, j’aurais sûrement pensé : « Si
je suis là, c’est parce que c’est normal que je sois là ;
alors, pourquoi me mettre en colère et embêter tout le
monde avec mes cris et mes pleurs ? Je vais patienter tranquillement,
quelqu’un va venir me chercher quand il le faudra, quand on aura besoin
de moi. En attendant cette heureuse issue, tant que personne ne vient
me chercher, je dois rester calme. Après tout, j’ai toute la vie
devant moi... ». Fort heureusement, l’homme qui m’avait,
sans le savoir, kidnappé avec son chariot, n’était pas
bien riche, et il lui arrivait, le soir, quand tout le monde
était parti, de fouiller dans les ordures pour y trouver des
choses assez récupérables pour être revendues.
Ainsi, ce soir-là, comme d’habitude, il avait emporté le
chariot au sous-sol, et il fouillait consciencieusement le contenu des
sacs à ordures, à la recherche d’un éventuel
trésor. Et c’est ainsi qu’il me vit, gisant au milieu des
bandelettes ensanglantées, des seringues cassées, des
flacons suintants, des restes de repas avariés, des vomissures
de malades, des tissus tachés par les crachats et les
excréments. Il me vit et il aurait pu, s’il avait
été un méchant homme, me laisser là
où j’étais. Quand on y réfléchit bien, ce
n’était pas de sa faute si j’avais été
déposé là, et son travail ne consistait pas
à récupérer les enfants dans les sacs-poubelles.
Il était payé pour vider les ordures et, puisque
j’étais dans les ordures, il aurait pu me vider avec les
ordures, en faisant semblant de n’avoir rien remarqué, et
personne ne lui aurait reproché quoi que ce soit. Mais non, cet
homme était un brave homme, et il préféra me
rapporter à l’infirmière de garde. Celle-ci, se
retrouvant avec un bébé excédentaire sur les bras,
pas très sûre de la santé mentale du bonhomme qui
venait de s’en débarrasser, chercha longtemps l’enfant qui lui
manquait. Après un quart d’heure d’effort, elle trouva enfin le
lit vide, le lit qui était mon lit. Elle me déposa sous
mes draps et tout aurait pu se terminer ainsi, sans que personne ne
sache rien, excepté le vieux bonhomme et elle-même, mais
ces deux-là n’avaient aucun intérêt à ce que
l’affaire s’ébruite puisqu’on risquait d’accuser le premier de
kidnapping ou autres horreurs, et la deuxième passerait pour sa
complice. Malheureusement, pour éviter de réveiller toute
la marmaille qui n’attendait qu’un prétexte pour faire du
chahut, l’infirmière n’avait pas allumé les
lumières, et elle n’avait pas bien vu dans quel état je
me trouvais. En plus, elle était surchargée de travail,
et même si elle avait pu me voir, elle n’aurait pas eu le temps
de me nettoyer. En conclusion, je gisais dans mon lit, au chaud et en
bonne santé, mais tout de même pas très propre car
j’avais séjourné un temps assez long au milieu des
déchets de la maternité. J’avais le corps couvert de
diverses matières gluantes, collantes, malodorantes, et le tout
était abondamment recouvert de sang. Quand les
infirmières du matin prirent le relais de l’équipe de
nuit, elles virent mon corps ensanglanté. Elles
s’affolèrent, pensant que je m’étais blessé, et
elles me conduisirent illico à l’infirmerie. Le médecin
vit immédiatement que je n’avais rien, excepté quelques
écorchures et bosses cachées sous la crasse et le sang.
Mais une affaire comme celle-ci ne pouvait pas se terminer sans une
abondante paperasse. Il fallut faire un rapport, il y eut une
enquête, des interrogatoires, des contre-interrogatoires, des
confrontations ; les comptes-rendus des témoignages se
multiplièrent. À la fin, le vieux bonhomme du
vide-ordures et l’infirmière de garde avouèrent tout,
c’est-à-dire rien puisqu’ils n’étaient coupables de rien.
Au contraire, si on m’avait demandé mon avis, j’aurais dit
qu’ils étaient un peu mes sauveurs. Alors, pour les remercier de
cette bonne action, la direction décida de les renvoyer de la
maternité sans préavis et sans indemnités, et on
classa l’affaire sans suite. Bizarrement, les milliers de pages de
l’enquête furent perdues. Ce fut le premier dossier me concernant
qui disparut. Je ne veux accuser personne mais c’était
peut-être l’infirmière distraite et oublieuse d’enfant qui
avait été chargée de le ranger... Quant à
moi, je suppose que j’étais heureux, j’avais retrouvé ma
maman et ses tendres câlins. Je n’étais pas encore
à un âge où j’aurais pu me vexer d’avoir
été mis à la poubelle.
Après cet incident, j’ai grandi comme tous les enfants. Je ne me
souviens pas qu’il se soit passé quelque chose de remarquable au
cours de cette période de croissance. Bien sûr, de temps
en temps, mes parents m’oubliaient dans une gare ou dans un magasin, et
ils devaient faire passer une annonce dans les haut-parleurs pour me
retrouver : « On demande le petit Jean à la caisse
numéro un. Le petit Jean, âgé de cinq ans, est
demandé par ses parents à la caisse numéro
un ». Parfois, mes parents sortaient seuls pour la promenade
du dimanche, et c’était au bout d’une demi-heure qu’ils se
rendaient compte qu’ils m’avaient oublié. Ils étaient
obligés de revenir sur leurs pas en pestant contre moi.
Personnellement, je ne leur en voulais pas, ça se produisait si
fréquemment que ça me semblait normal, je pensais que
tous les enfants étaient victimes de ces distractions. Mais mes
parents, un peu troublés, ne se pardonnaient pas leur erreur.
Oublier leur enfant leur semblait être une faute grave, surtout
quand il s’agissait de leur unique enfant, un trésor qu’ils
auraient dû aimer et bichonner et protéger, dont ils
auraient dû prendre soin comme de la prunelle de leurs yeux.
Alors, après m’avoir récupéré, un peu
honteux, ils me poussaient devant eux, et ils prétendaient que
tout était de ma faute. Je pense qu’ils n’avaient pas
complètement tort en m’attribuant cette responsabilité.
Mon silence quasi-permanent, habituel pour moi mais inhabituel pour un
enfant normal de mon âge, les poussait tout naturellement
à m’oublier. Et puis maintenant, je me dis que ces abandons
involontaires ne m’ont pas fait de mal. Au contraire, sans qu’ils s’en
doutent, mes parents m’ont habitué très jeune à
vivre hors du monde. C’étaient en quelque sorte mes
premières expériences de l’inexistence.
Trente ans se sont écoulés depuis ma naissance, et j’ai
vécu ces années à peu près normalement...
jusqu’au jour où je suis allé voir un médecin pour
un problème de toux persistante. C’était il y a six mois.
Je suis entré dans le cabinet médical où j’avais
pris rendez-vous. Il y avait une hôtesse à l’accueil. Elle
a pris mon dossier, elle a rempli quelques feuillets
supplémentaires, et elle a déposé le tout dans un
casier en me proposant de m’asseoir dans la salle d’attente où
le médecin, dès qu’il serait libre, viendrait me
chercher. Je suis allé dans la salle d’attente, je me suis
assis, et j’ai attendu. Une heure est passée, et j’attendais
toujours. Les gens que j’avais vu arriver après moi
étaient appelés par les médecins, alors que moi je
patientais. Je trouvais ça injuste, mais je me disais que ces
gens n’avaient pas rendez-vous avec le même médecin que
moi, et celui que j’allais voir faisait peut-être sa
pause-déjeuner et il ne tarderait pas à revenir. Au bout
de deux heures, j’ai commencé à douter de l’existence du
médecin. Avec l’espoir qu’on s’occupe enfin de moi, je suis
retourné à l’accueil pour m’informer. L’hôtesse
avait changé. « Vous vous appelez comment ? Jean
Brociné ? Je ne vois pas votre dossier. Il a été
déposé dans ce casier ? Eh bien, il n’y est plus. Je vais
le chercher. Vous pouvez retourner vous asseoir, je le retrouverai ce
vilain dossier. Ici, tout s’égare mais rien ne se
perd ». Rassuré par la noble philosophie de la
demoiselle, j’ai repris ma place dans la salle d’attente, et j’ai
attendu une heure de plus, sans avoir de nouvelles ni du médecin
ni de mon dossier. Ça faisait en tout trois heures que je
patientais pour voir un simple généraliste, et ça
m’énervait d’avoir perdu tout ce temps, peut-être pour
rien. Je suis donc retourné à l’accueil où j’ai
retrouvé la même hôtesse. Malgré son charme
et sa gentillesse qui m’empêchaient d’assouvir ma colère
sur elle, j’aurais souhaité ne pas la voir si souvent :
« Heu... je suis désolée, monsieur, je vous ai
oublié. Rappelez-moi votre nom. Jean Brociné ? Vous
voulez bien me l’épeler ? Je vais le noter. Voilà, c’est
fait. C’est pour un dossier perdu, n’est-ce pas ? Je suis
débordée mais je vais demander à quelqu’un de
faire la recherche. Vous pouvez retourner vous asseoir, on s’occupe de
vous, je vous le promets ». Je me suis rassis et j’ai
attendu. Personne ne faisait attention à moi. J’étais
près d’un distributeur de boissons en panne. Je me sentais un
peu comme lui, largué, à l’abandon, bon à
être jeté à la décharge. Ce pauvre
distributeur, bien que déglingué, on le gardait parce que
tout le monde était habitué à sa présence,
son aspect massif était sécurisant en quelque sorte. Et
le fait qu’il était en panne augmentait sa valeur symbolique, il
rappelait aux pauvres humains la fragilité de toutes choses,
qu’elles soient mécaniques ou humaines, ce qui était bien
adapté pour un cabinet médical où se
côtoyaient toutes les générations, depuis les
nouveaux-nés pleins de vitalité jusqu’aux vieillards en
fin de vie. Digne alter ego de ce brave distributeur sans âge,
j’étais là, toujours fidèle au poste, presque
immobile, immuable comme une statue gardant l’entrée d’un temple
antique. Quand les gens arrivaient, ils me voyaient, quand ils
partaient, j’étais encore là. S’ils devaient revenir le
lendemain ou la semaine prochaine, ils se seraient attendus à me
trouver au même endroit, et ma présence les auraient
rassurés : « La vie n’est pas si instable puisque ce
distributeur et cet homme ne changent pas ». Un meuble,
j’étais devenu un meuble. Mon départ aurait pu provoquer
un début d’étonnement, ou peut-être de la panique,
car un meuble se déplace rarement et, quand on est
habitué à le voir à un endroit précis, on
éprouve un choc lorsqu’il disparaît. Par contre, ma
présence en tant qu’être humain importait peu, je ne
dérangeais personne mais je n’intéressais personne non
plus. J’ai attendu encore une heure avant de relancer l’hôtesse
d’accueil : « Heu... rappelez-moi votre nom... Vous me
l’avez déjà dit ? Et je l’ai noté ? Et je vous ai
dit que quelqu’un s’occuperait de vous ? Et personne ne s’est
occupé de votre dossier ? Heu... ne vous inquiétez pas,
puisque c’est comme ça, je vais m’en charger moi-même, ce
sera plus vite fait ». J’ai attendu encore une heure dans la
salle d’attente avant d’aller la revoir. « Heu...
Rappelez-moi votre nom. Je l’ai noté ? Je suis
désolée, j’ai dû perdre le papier. Jean
Brociné ? Vous pouvez me l’épeler, s’il vous plaît
? Vous me l’avez déjà épelé ? Vous avez
certainement raison, mais comme j’ai perdu le papier... Je suis
vraiment confuse, vous m’êtes sorti de la tête. Ça
doit être le stress, j’ai trop de travail. En principe, je
n’oublie jamais rien, surtout pas les patients. Bon, cette fois-ci, ne
vous faites pas de souci, je m’en occupe tout de suite ». Je
suis retourné m’asseoir puisqu’il n’y avait rien d’autre
à faire. De toute façon, la journée était
fichue. Je me suis peut-être assoupi car je n’ai pas eu
l’impression que mon attente ait été longue. En tout cas,
quand je suis sorti de ma torpeur, j’ai vu qu’il faisait nuit. Il
était 20h à ma montre. À quelle heure fermait le
cabinet ? Je ne me rappelais plus. Tard, certainement.
J’étais seul dans la salle d’attente mais la lumière
était encore allumée, le cabinet n’était donc pas
fermé. J’avais tout de même quelques inquiétudes
car, en écoutant bien, il n’y avait plus un seul bruit autour de
moi, comme si tout le monde était parti. Alors qu’avant mon
assoupissement, les locaux grouillaient d’un va-et-vient incessant de
médecins, d’infirmières et de patients, alors qu’ils
résonnaient de bruits divers qui se mélangeaient pour
former une bouillie sonore infâme mais rassurante, maintenant, il
n’y avait plus que le silence. J’allais encore me lever, pour
réclamer auprès de l’accueil, peut-être pour
m’énerver et faire un scandale, quand je vis arriver une
inconnue qui me dit : « Heu... vous attendez pour quoi,
monsieur ? Pour une consultation ? Mais… tous les médecins sont
partis depuis longtemps, on ferme à 19h. On vous a oublié
? Je suis désolée, ce n’est pas de ma faute, moi je ne
m’occupe pas des patients, je suis chargée de ranger et de
fermer le cabinet. Vous pourrez revenir demain, on ouvre à 9h.
Si vous êtes là à 9h, vous passerez en
premier ». Je suis sorti en claquant la porte. Je n’ai pas
cherché à voir un médecin, ni le lendemain, ni un
autre jour, et j’ai soigné ma toux tout seul.
Quelques jours après, je faisais la queue au guichet du
métro. Quand mon tour est arrivé, le guichetier a
regardé la personne qui attendait derrière moi en lui
disant : « Que voulez-vous, monsieur ? ». Je me
suis demandé pourquoi il se contorsionnait pour voir la personne
qui me suivait alors que j’étais devant et bien visible. S’il
avait été atteint de strabisme, j’aurais compris qu’il me
parlait, même si son regard pointait à côté,
mais il ne louchait pas, et c’était bien à la personne
derrière moi qu’il s’adressait. « Que dites-vous ?
Vous étiez là avant ? Oh, pardon, monsieur, je ne vous ai
pas vu. Que voulez-vous ? Un ticket ? Voilà. Ça fait
cinquante-deux euros et cinquante cents ». Il avait dans la
main une carte d’abonnement. Je ne voulais pas une carte d’abonnement
mais simplement un ticket. « Vous vouliez un ticket ?
Désolé, je pensais que vous vouliez un abonnement.
Voilà, ça fait dix euros et quatre-vingt-dix
cents ». Cette fois encore, il se trompait, ce
n’était pas un ticket qu’il me tendait mais un carnet de dix
tickets. Apparemment, il comprenait bien ce que je lui demandais mais,
le temps qu’il se retourne pour tapoter la commande sur son clavier, il
oubliait tout, et il me donnait n’importe quoi. « Pardon ?
Vous souhaitiez un ticket ? Il faudrait savoir ce que vous voulez, vous
m’avez demandé un carnet de tickets alors je vous ai
donné un carnet de tickets. Quand on veut un ticket, on demande
un ticket... Voilà, ça fait cinquante-deux euros et
cinquante cents ! ». Il me jetait un regard agressif, comme
un bouledogue prêt à me sauter à la gorge.
Visiblement, je n’avais pas intérêt à refuser la
carte d’abonnement qu’il me tendait. Malheureusement pour lui et pour
moi, j’étais têtu et je n’avais pas l’intention de
céder : je ne voulais pas un abonnement, mais un simple petit
ticket de rien du tout. « Quoi ? Vous ne voulez pas un
abonnement ? Vous commencez à m’énerver
sérieusement... Ça fait une heure que vous me demandez un
abonnement, et quand je vous le donne, vous n’en voulez pas. C’est pour
m’énerver que vous faites ça ? Eh bien, c’est
réussi ! Barrez-vous, je ne veux plus vous voir. Au suivant !
Allez, déguerpissez en vitesse ou je m’en occupe à coup
de savate. Vous gênez tout le monde, là ! Vous ne voyez
pas que vous gênez tout le monde ? Au suivant, j’ai dit
! ». Les personnes qui faisaient la queue derrière
moi étaient bien entendu solidaires du guichetier, même
s’ils ne comprenaient pas le fond du problème.
« Allez, poussez-le cet emmerdeur ! ».
« On n’a pas que ça à faire, nous, on bosse,
on n’a pas le temps de s’amuser à faire chier les
autres ». « Virez-le, qu’est-ce que vous attendez
! ». Ils m’ont poussé sans violence mais fermement
hors de la file d’attente. Je n’ai pas cherché à me
défendre, c’était inutile, ils étaient tous contre
moi. Je me suis consolé en me disant qu’une majorité
d’imbéciles est toujours plus forte qu’une minorité de
gens intelligents, mais ce genre de réflexion ne sert à
rien quand on veut prendre le métro et qu’on a besoin d’un
ticket. Un peu plus loin, j’ai rencontré un distributeur de
tickets. Il n’y avait pas de file d’attente et, malgré tout, il
fonctionnait. Je lui ai demandé un ticket, j’ai payé, et
le distributeur m’a donné mon ticket, sans erreur et sans
m’enguirlander.
Ces incidents m’ont laissé une certaine amertume mais ils
étaient si peu dignes d’intérêt que je ne m’en
serais à peine souvenu si, dans les jours qui ont suivi, il ne
m’était arrivé une mésaventure presque semblable.
J’étais à la poste, j’avais un paquet à retirer et
j’attendais dans la file d’attente depuis une heure. J’étais
arrivé en tête de la queue, et un guichet s’est
libéré. Je me suis dirigé vers le
préposé mais, avant que j’y sois parvenu, l’homme qui me
suivait dans la queue s’est précipité, il m’a
contourné et il s’est présenté au guichetier en
lui tendant une quantité impressionnante de papiers de toutes
les couleurs. J’ai trouvé que cet individu était un peu
gonflé de me prendre ma place. Et en plus d’être
sans-gêne, il était menteur et pas aimable.
« Vous étiez devant moi ? Mais c’est faux,
j’étais le premier dans la queue, j’en suis sûr. Vous
voulez resquiller mais, avec moi, ça ne marche pas. Vous
affirmez que vous étiez devant moi ? Mais je m’en fous de ce que
vous affirmez ! Et en plus, vous insistez... et vous me dites que je
suis gonflé... et que je suis un malotru... Vous feriez mieux de
reprendre votre place parce que, si vous continuez, je vais
m’énerver. Si vous étiez vraiment derrière moi,
vous serez le suivant à être appelé, alors ne
faites pas d’histoires ». Comment lui faire admettre le fait
que je le précédais dans la queue ? Il n’y avait pas
moyen de discuter avec lui. Je suis retourné dans la file
d’attente, devant tout le monde, mais les gens derrière moi
semblaient mécontents, ils m’ont regardé avec un
drôle d’air. « Eh ! Vous là-bas ! Faites la
queue comme tout le monde ! ». « Allez au bout de
la queue ! Ce n’est pas parce que vous avez essayé de piquer la
place de ce monsieur, et qu’il ne s’est pas laissé faire, que
ça va mieux marcher avec nous. Allez ! A la queue
! ». « Y a quand même des gens
sans-gêne ! ». « Y en a qui se croient tout
permis ». « Nous, on attend depuis une heure et y
a des gens comme lui qui arrivent et qui se mettent
devant ». Il n’y avait rien à faire, là
encore, ils étaient tous contre moi. Je suis allé tout
penaud en bout de queue. Encore une heure à attendre,
peut-être deux. En plus, quand je me suis retrouvé de
nouveau en tête de la file d’attente, les gens qui me suivaient
m’ont ré-éjecté en bout de queue. Je ne savais
plus comment faire, l’accès aux guichets me semblait impossible.
Heureusement, quand l’heure de fermeture de la poste a
été proche, je me suis retrouvé tout seul à
attendre. Il ne restait qu’un seul guichet d’ouvert et j’y suis
allé. Le guichetier allait partir mais j’ai réussi
à l’arrêter juste à temps. Il m’a regardé
comme si j’étais un extraterrestre fraîchement
débarqué sur la terre. Il n’a pas répondu à
mon bonsoir, mais il a quand même accepté de prendre mon
ticket de retrait, et il est sorti, certainement pour aller chercher
mon paquet. J’ai attendu cinq minutes, dix minutes, il ne revenait pas.
Au bout de vingt minutes, j’ai vu arriver une femme qui m’a dit :
« Monsieur, on est fermé. Qu’attendez-vous ? Vous
avez donné votre ticket de retrait à un guichetier ? Et
vous ne l’avez pas revu ? Comment était ce guichetier ? Grand,
la quarantaine, des lunettes, avec une moustache, plus beaucoup de
cheveux ? C’est bien quelqu’un qui travaille ici mais je l’ai vu
partir. Non, il n’est pas parti au dépôt, il est parti
chez lui, il est tard, et il a une femme et des enfants. Revenez
demain. Vous voulez récupérer votre ticket de retrait ?
Je suis désolée mais je ne peux rien faire. Vous verrez
demain avec lui. Moi, je dois fermer le bureau. Au revoir, monsieur, au
plaisir de vous revoir ». Je suis parti et je ne suis jamais
revenu. Dans les semaines qui ont suivi, j’ai mis à la poubelle
les lettres de relance qui me réclamaient le paiement de la
commande que j’étais censé avoir reçue. Qu’est-ce
que je risquais en ne payant pas ? Rien. Ma situation avait au moins
quelques avantages. Si mes créanciers m’avaient envoyé un
huissier, celui-ci m’aurait oublié avant d’établir le
constat. S’ils m’avaient envoyé les gendarmes, dès qu’ils
seraient entrés chez moi, ils auraient oublié pourquoi
ils étaient venus. Si je devais passer devant un tribunal, le
dossier se perdrait bien avant le procès... Finalement, c’est
regrettable que le guichetier ne m’ait pas donné mon paquet,
sinon je n’aurais pas eu à me plaindre.
Pendant cette période intermédiaire, au cours de laquelle
j’existais de moins en moins pour mes compatriotes, je suis souvent
allé au cinéma. C’était le loisir qui
m’occasionnait le moins de problème. Je prenais mon billet au
distributeur, j’entrais dans la salle sans être remarqué,
et ensuite, je pouvais choisir mon siège tout seul. Parfois, des
gens convoitaient innocemment ma place et, comme ils ne me voyaient
pas, ils s’asseyaient par mégarde sur mes genoux. Quand ils se
rendaient compte de leur méprise, ils repartaient en
général tout penauds, en s’excusant du bout des
lèvres : « Excusez-moi, monsieur, je ne vous avais
pas vu ». Et ils ajoutaient parfois, en se parlant à
eux-mêmes : « Faut dire qu’on ne voit pas grand chose
dans cette salle, ça explique que je ne l’aie pas
vu... Mais… au fait… qu’est-ce que je n’ai pas
vu ? ». C’était plus risible que dramatique, et
j’avais à l’époque si peu d’occasion de me
détendre que j’en profitais pour me moquer gentiment d’eux.
Certains acceptaient mal leur erreur et encore moins mes sarcasmes :
« J’étais là avant vous, je veux cette place.
Comment ? Vous ne voulez pas partir ? Je vais vous faire
déguerpir en vitesse, moi ! ». Ceux-là
étaient souvent prêts à se bagarrer mais ça
n’allait jamais très loin. J’étais devenu si peu apparent
que je me sentais presque invulnérable derrière ma
quasi-invisibilité. Mes agresseurs potentiels devaient se faire
la même réflexion (« C’est qui, ce type ? Il
est bizarre, on dirait une ombre. Je ne peux quand même pas me
battre contre une ombre ! »), et ils abandonnaient avant que
ça ne tourne vraiment au vinaigre. Mais, en s’éloignant,
ils continuaient à maugréer pendant quelques temps pour
faire croire à la cantonade que, s’ils partaient, ce
n’était nullement par peur, mais par magnanimité :
« Y a quand même des gens sans-gêne.
Heureusement que je suis gentil et pas bagarreur, sinon... sinon…
heu… bah, je ne sais plus. Qu’est-ce que je voulais
faire ? ».
Si le cinéma continuait de me divertir, j’ai par contre
été obligé d’abandonner mes sorties
théâtrales car, au lieu de me faire oublier mes soucis qui
étaient nombreux à cette époque, le spectacle
quelle que soit sa qualité me laissait abattu et encore plus
désespéré qu’avant. Ces soirées se
déroulaient presque toujours de la même manière.
J’entrais dans la salle, et bien sûr les ouvreuses m’ignoraient,
elles trouvaient toujours, devant moi, derrière moi, à
côté de moi, quelqu’un d’autre à placer.
Après une attente moins ou moins longue, inversement
proportionnelle à mon impatience, je me chargeais de m’installer
tout seul, ce qui n’était pas une mince affaire étant
donné la complexité du système de
numérotation des places. En plus, je devais faire attention
à ne pas me tromper, sinon l’ouvreuse qui déboulait pour
placer le légitime propriétaire de la place que je
m’étais attribuée, me toisait avec des yeux furibonds, en
me faisant comprendre en silence mais éloquemment, que je
n’étais qu’un vilain resquilleur. Puis, elle se mettait à
me parler, de manière à peine polie, pour me chasser du
siège que j’avais osé voler : « Qui vous
a installé là ? Personne ? Vous ne savez pas ? En tout
cas, ce n’est pas moi, je m’en souviendrais ! ».
Après ces paroles aigres, elle me tendait la main pour
récolter le pourboire auquel j’avais voulu, selon elle,
échapper. Comme j’étais plutôt du genre
généreux, elle devenait soudain plus aimable après
avoir empoché la pièce : « Excusez-moi d’avoir
été si brusque. Ça doit être une erreur.
Venez, monsieur, je vais vous placer », et elle se
précipitait pour m’y conduire. Malheureusement, la plupart du
temps, elle m’oubliait bien avant que nous y soyons arrivés. Je
devais donc encore une fois me débrouiller seul, en essayant de
ne pas me re-tromper car alors, la même ouvreuse, ou une autre,
me re-déplaçait, et accessoirement me redemandait un
pourboire, avant de m’abandonner comme d’habitude en plein milieu de
l’allée quand elle voyait quelqu’un d’autre à placer.
Quand enfin j’étais installé à ma vraie place et
que la pièce commençait, je n’étais plus d’humeur
à l’apprécier, et j’attendais avec impatience l’entracte
pour m’en aller.
J’ai également cessé mes sorties au restaurant. Quand
j’entrais dans une salle, je devais dans un premier temps attirer
l’attention d’un des serveurs et, comme ceux-ci ne me remarquaient pas,
il fallait que j’en attrape un par le bras pour qu’il s’occupe de moi.
Ensuite, restait une longue et pénible étape : la
traversée de la salle jusqu’à une table libre. Cette
étape nécessitait beaucoup de temps et d’énergie
car je devais m’arranger pour que le serveur ne m’abandonne pas en
cours de route quand il se rappelait tout à coup qu’un client
lui avait demandé du pain ou qu’une table attendait depuis trop
longtemps ses desserts. Quand j’avais enfin réussi à
être installé à une table, et qu’on avait
daigné prendre ma commande, et si celle-ci avait
été transmise à la cuisine - il y avait tellement
d’étapes intermédiaires que la dernière
était presque impossible à atteindre - je voyais parfois
le serveur se balader entre les tables en portant un plateau sur lequel
trônait mon plat dont il ne savait que faire. Alors il
s’arrêtait, il restait planté au milieu de la salle, et il
posait son regard sur toutes les tables - sauf la mienne, bien
sûr - en se demandant qui avait pu commander ce fichu plat. Moi,
je lui faisais des signes pour attirer son attention, je lui criais que
c’était moi qui avais commandé ce plat, mais il ne me
voyait pas, il ne m’entendait pas. Finalement,
décontenancé, il rapportait le plateau à la
cuisine où il se faisait certainement insulter par le cuisinier
parce que ce plat savamment préparé, mais dont personne
ne voulait, allait aboutir dans la poubelle et servirait à
nourrir les cafards et les chats errants. Les restaurateurs ne se
rappelaient de moi qu’au moment de la fermeture de leur restaurant.
Quand ils terminaient de ranger la salle, en passant de table en table,
y compris les tables qui n’avaient pas servi, ils tombaient
obligatoirement sur la mienne. Ils étaient étonnés
de me voir à une table dont ils ne s’étaient pas
occupés parce qu’ils la croyaient vide. Mais, tout
étonnés qu’ils soient, ils retrouvaient néanmoins
ma commande – quand, par miracle, j’avais réussi à
commander - et ils me demandaient de payer l’addition pour le repas
qu’ils ne m’avaient pas servi. Je n’avais pas de rancoeur
vis-à-vis d’eux, je comprenais assez bien leur désarroi,
ils ne se souvenaient plus de m’avoir vu arriver, ils avaient
oublié qu’ils m’avaient installé à cette table et
que j’avais attendu là pendant deux heures avec l’estomac vide.
Cette situation était frustrante pour moi mais je m’y
étais plus ou moins habitué. Je leur pardonnais donc
puisqu’ils ne pouvaient rien y faire et qu’ils étaient autant
que moi des victimes du mal qui me rongeait. Mais tout de même...
il ne fallait pas exagérer. Ma fierté m’empêchait
de payer un repas qui s’était composé en tout et pour
tout de... rien. Alors, pour ne pas payer, j’usais d’une astuce
imparable afin de m’en aller sans esclandre : je leur disais que
j’allais payer à la caisse et, comme ils m’oubliaient dès
que j’avais tourné le dos, je pouvais partir sans être
importuné. Bien sûr, au fond de moi-même, je restais
honnête, je n’utilisais ce subterfuge que quand on avait
oublié de me servir, ce qui était à vrai dire
presque toujours le cas.
Quand je devais prendre un taxi, c’était aussi
problématique. En leur faisant signe dans la rue, les chauffeurs
m’ignoraient et ils ne s’arrêtaient pas. Donc, je devais attendre
à une station de taxis, où il était
préférable que je sois seul car, quand nous étions
plusieurs à faire la queue, je passais systématiquement
en dernier. Après des heures d’attente, lorsque je
réussissais enfin à monter dans un taxi, le chauffeur me
demandait où j’allais, puis il prenait la bonne direction,
mais... au bout de quelques minutes, il oubliait ma présence et
il bifurquait pour repartir en sens inverse. Quand il s’arrêtait
pour prendre un autre client, et que je lui tapais sur l’épaule
pour lui rappeler qu’il en avait déjà un, il semblait
surpris de me voir à l’arrière de son véhicule
alors qu’il croyait être libre. Il me redemandait où
j’allais, et je le lui répétais, et il prenait la bonne
direction, puis, au bout d’un moment, il changeait encore de direction
et celle-ci n’était bien sûr plus la bonne. Après
quelques instants pendant lesquels il n’entendait pas mes remarques
concernant le chemin que nous prenions, il me re-découvrait tout
à coup sur la place arrière de son véhicule. Il
avait un bref moment d’hésitation, au cours duquel il devait se
demander s’il ne rêvait pas, puis il m’interrogeait de nouveau
sur ma destination, et nous reprenions temporairement la bonne
direction. A ce régime, quand j’arrivais enfin devant chez moi -
ou pas très loin de chez moi lorsque j’avais peur, en essayant
de m’en approcher un peu plus, que le chauffeur ne s’en éloigne
- donc quand j’arrivais à peu près à bon port, le
prix de la course atteignait souvent une somme considérable. Le
chauffeur tapotait alors sur le compteur, comme si lui-même
était surpris du montant et qu’il doutait de la fiabilité
de son matériel. Mais ça ne l’empêchait pas de me
faire payer l’intégralité de la course indiquée
par le compteur puisque c’était un matériel officiel,
agréé et contrôlé et surveillé, qui
ne pouvait pas se tromper. Un soir, je devais être fatigué
et je m’étais endormi sur le siège arrière ;
alors le chauffeur, m’ayant totalement oublié et n’ayant
personne pour lui rappeler ma présence, est rentré chez
lui, avec moi en train de roupiller à l’arrière. Quand il
m’a vu, cette brute m’a pris pour un squatter et il m’a jeté en
dehors de son véhicule avec violence. Heureusement, il n’a pas
pensé à me faire payer le prix de la course mais j’ai
dû ensuite me débrouiller tout seul pour rentrer chez moi.
« Vos papiers, s’il vous plaît ! ».
Même quand j’étais normal, j’avais peu de relation avec la
police. Alors, j’ai été surpris quand ce policier m’a
demandé mes papiers. Il a répété :
« Vos papiers, s’il vous plaît, m... », et
il s’est interrompu en bafouillant un mot qui se situait entre
« meu » et « ma ». Il m’a
fallu quelques secondes pour comprendre qu’il hésitait entre
monsieur ou madame. C’était la première fois que
j’étais la victime d’une telle confusion (il faut dire que ma
moustache et mon crâne dégarni laissent en
général peu de place à l’erreur). Soit le policier
avait un besoin urgent de lunettes, soit mon aspect devenait trop
indistinct pour déterminer mon sexe avec certitude. J’ai fait
semblant de ne pas remarquer ce lapsus qui était à la
limite de l’insulte, et je lui ai tendu poliment ma carte
d’identité. Il m’a regardé avec méfiance, en
comparant mon visage avec ma photo. Le pauvre homme, on ne l’avait pas
habitué à faire un tel effort : dans son regard je voyais
le doute, l’hésitation, peut-être la consternation, comme
si les deux visages, celui de ma carte et mon vrai visage, ne
correspondaient pas du tout ; à moins qu’il ait vu les
divergences entre les deux mais que celles-ci aient
résisté à toutes les explications rationnelles
dont il disposait. Résigné, il m’a rendu mes papiers, il
est parti, puis il est revenu sur ses pas, et il me les a
redemandés. Je ne sais pas s’il avait oublié qu’il les
avait déjà vus, ou si, indécis sur le fait que je
lui aie présenté mes vrais papiers d’identité, il
souhaitait vérifier une dernière fois. En tout cas,
n’ayant apparemment plus l’espoir de comprendre, ou m’ayant
oublié, il est reparti. Quelques jours plus tard, je me suis
rendu compte qu’il ne m’avait pas rendu ma carte d’identité. Je
ne m’en suis pas inquiété pour autant, que j’aie ou que
je n’aie pas une pièce d’identité n’avait absolument plus
aucune importance. En fait, déjà à cette
époque, je n’avais plus vraiment d’identité...
Le travail a toujours été important pour moi mais j’ai
dû cesser toute activité professionnelle. Ce n’est pas par
plaisir que je me suis au chômage, mais parce que je ne pouvais
plus travailler. Quand j’arrivais le matin au bureau, le gardien de
l’immeuble me regardait avec méfiance, et parfois il me refusait
l’accès aux locaux, même quand je lui montrais ma carte du
personnel. Lui aussi devait trouver que je ne ressemblais pas
suffisamment à ma photo. Si je parvenais à entrer, en
attendant qu’il ait le dos tourné, j’allais voir mes
collègues et je leur disais bonjour, mais ils me serraient la
main avec réticence, et il y avait sur leurs visages une
expression d’incompréhension comme s’ils se demandaient qui je
pouvais bien être. Mon activité professionnelle
s’était réduite à rien du tout : j’étais
seul dans mon bureau, personne ne venait me voir et je n’avais rien
à faire. Quand j’allais à une réunion de travail
où on avait oublié de m’inviter, tout le monde me
regardait comme si j’étais un étranger. Ils n’osaient pas
me chasser, au cas où j’aurais été un observateur
envoyé de manière impromptue par la direction, mais
personne ne semblait désirer ma présence. On me coupait
systématiquement la parole. On ne me contredisait pas vraiment
puisqu’on ne m’écoutait pas. Si je partais,
excédé, on ne me retenait pas. J’ai travaillé dans
ces conditions (ou plutôt j’ai fait acte de présence sur
le lieu de travail) pendant quelques semaines, puis un jour,
désespéré par cette attitude de mépris, par
cette impression d’abandon, j’ai déclaré forfait et je
n’y suis plus allé. Ça n’a eu aucune conséquence
financière fâcheuse pour moi, puisque mon employeur a
continué à me verser mon salaire, sûrement parce
qu’on n’a pas pensé à me rayer de la liste du personnel
(ce qui est normal : personne ne sait que j’existe, mais personne
ne sait que je n’existe pas). Un jour, quelqu’un fera peut-être
une vérification et verra mon nom sur la liste des
salariés rémunérés, il se demandera qui je
suis, il enquêtera pour savoir si quelqu’un me connaît, et
comme personne ne se souviendra de moi, il se dira que mon nom a
été entré par erreur et il me supprimera. Et je ne
pourrai pas attaquer mon employeur aux prud’hommes, mon dossier se
perdrait quelque part, et de toute façon, les juges
m’oublieraient le jour du procès, même si j’étais
présent et en face d’eux. En attendant, grâce à ce
salaire versé indûment mais régulièrement,
je réussissais à vivre avec l’aide de ma carte bancaire
et des distributeurs de billets. Heureusement que les machines sont
moins sensibles aux apparences que les humains : tout ce qui est inerte
fonctionnait très bien, et ce sont ces objets qui, en plus de me
permettre de survivre, me donnaient l’impression d’exister encore un
peu.
Un par un, j’ai perdu tous mes amis. Ils ont pris l’habitude de ne plus
me contacter, ils n’ont plus répondu à mes appels ou
à mes messages. Quand une sortie était organisée
entre copains, je n’étais plus invité. Mon nom
était encore présent dans leurs carnets d’adresses, mais
en le voyant, ils devaient se demander comment cet intrus, dont ils ne
se rappelaient absolument pas, était venu se glisser au milieu
de leurs intimes. Ma famille aussi m’a oublié. Quelques jours
après que j’ai constaté le début de mon mal, quand
j’ai rencontré ma mère, j’ai voulu l’embrasser, et elle a
eu un mouvement de recul comme si j’avais été un inconnu
essayant de l’embrasser de force. « Vous êtes qui ?
Jean ? C’est drôle, mon fils aussi s’appelle Jean... Comment ?
Vous êtes... Vous êtes mon fils ? Non, ce n’est pas
possible... Je le connais bien, mon fils. Vous êtes sûr ?
Heu... ». Elle a mis longtemps avant de me reconnaître
et encore... elle ne semblait pas très sûre de sa
mémoire. « Vous êtes mon fils ? Heu... Tu es
mon fils ? C’est bizarre, j’ai peut-être besoin de changer mes
lunettes. C’est vrai qu’il y a un petit air de ressemblance. Oui...
Vous... Tu... Mais je ne me rappelle plus bien, j’ai l’impression que
ça fait très longtemps que je ne l’ai pas vu... je dois
perdre la boule... ». Elle hésitait entre le
vouvoiement et le tutoiement, et elle refusait obstinément de
m’appeler par mon prénom. De temps en temps, elle me disait
« monsieur » et son regard partait dans le vide,
se fixant au-delà de moi. Je suppose que, si elle a
accepté de me répondre, si elle a plus ou moins admis que
j’étais son fils, c’était par pure politesse, pour ne pas
me vexer. J’étais si brumeux dans la réalité et
dans sa tête, qu’elle avait certainement l’impression de perdre
la mémoire. Et pourtant, si une seule personne avait dû se
souvenir de moi, j’aurais aimé que ce soit elle. Les autres,
c’était secondaire, je pouvais m’en passer, mais elle, ma
mère... J’aurais voulu qu’elle m’appelle « mon petit
bonhomme », comme quand j’étais gosse.
Peut-être qu’alors j’aurais pleuré, je lui aurais
confié ma tristesse, mon désespoir face à un
avenir qui me semblait de plus en plus sombre. « Mon petit
bonhomme, tu es triste ? Tu as un gros chagrin ? Ce n’est pas grave,
maman est là ». Après cette rencontre
pénible pour nous deux, je n’ai plus essayé de lui
parler. Je voulais éviter de la perturber en lui faisant douter
de sa mémoire qui, tant qu’il ne s’agissait pas de moi,
était excellente. Et j’avais peur aussi de ce moment terrible,
qui n’allait pas tarder, où elle ne me verrait plus. Plus du
tout. Je ne souhaitais pas que ça se produise en ma
présence et le seul moyen pour l’éviter était de
ne plus chercher à entrer en contact avec elle. De toute
façon, quand j’en avais envie, je pouvais la croiser quand elle
faisait ses courses, ou m’asseoir sur un banc à
côté d’elle, sans lui parler, comme un étranger.
C’était douloureux de la voir, en sachant que je n’existerai
plus jamais pour elle, que je ne me blottirai plus jamais dans ses
bras, mais je me suis habitué à ça aussi, comme je
me suis habitué à tout le reste. Au moins, ces rencontres
furtives me permettaient de m’informer de sa santé, de constater
qu’elle ne souffrait pas de ma disparition.
Entre le moment où j’ai constaté les premiers effets de
mon mal et ma disparition complète, il s’est
écoulé deux mois. Mon existence n’a vraiment cessé
que le 31 octobre, lorsque je suis allé au supermarché
pour acheter des cacahuètes. Je pris le paquet sur un rayon et
j’allai à la caisse pour payer. Je déposai l’objet sur le
tapis mais la caissière ne fit pas attention à moi.
J’avais à ce moment l’habitude de cette inattention à mon
encontre, donc je ne me vexai pas, il suffisait en
général que je signale ma présence en toussotant,
ce que je fis à cet instant. Il ne se passa rien. J’étais
gêné car ça ne se déroulait pas comme
prévu, j’ai donc attendu que la caissière ait
terminé de faire ce qu’elle était en train de faire,
c’est-à-dire… rien, me semble-t-il, puisque j’étais le
seul client à faire la queue. À un moment, elle vit le
paquet de cacahuètes qui traînait sur le tapis devant sa
caisse. Elle parut surprise, puis, pensant que quelqu’un l’avait
oublié, elle le prit pour le déposer derrière
elle, dans le panier où se trouvaient déjà des
produits à rapporter dans les rayons. Je suis allé
rechercher mon paquet de cacahuètes auquel je tenais beaucoup,
mais avant que je le repose devant la caissière, un autre client
est arrivé. Il déposa ses emplettes sur le tapis comme si
je n’avais pas été là. La caissière sortit
immédiatement de sa rêverie, elle compta les marchandises,
encaissa l’argent, rendit la monnaie, et la personne partit. Moi,
j’étais toujours devant la caisse à attendre. La
caissière ne me voyait pas. Jusqu’ici, quand les gens me
croisaient, ils ne faisaient pas attention à moi mais ils me
voyaient. On peut dire qu’ils me voyaient sans vraiment me voir ou sans
me remarquer. Or, ce jour-là, au supermarché, la
caissière ne me voyait pas du tout, j’étais devenu
totalement invisible. En fait, le terme
« invisible » est impropre puisque, comme je l’ai
déjà dit, mon corps n’avait pas changé, mais je
n’ai pas d’autre mot pour exprimer mon état ou mon apparence
vis-à-vis des gens normaux. Je devrais peut-être dire
« psychologiquement invisible ».
Désespéré par le fait d’être parvenu si vite
au point de non retour, je décidai de faire une dernière
tentative auprès de la caissière, et je redéposai
mon paquet de cacahuètes devant elle. Je toussotai, avec le
faible espoir de réapparaître miraculeusement, je
m’approchai d’elle, je déplaçai mon paquet de
cacahuètes pour qu’il soit plus visible, mais la
caissière ne voyait toujours rien. Je changeai alors de
tactique, je lui dis bonjour, mais je n’obtins pas plus de
réponse. Je lui demandai poliment de répondre au moins
à mon salut, et si possible de compter mes achats. Toujours le
silence. Je lui demandai ironiquement si c’était pour
aujourd’hui ou pour demain. Encore le silence. Puis, elle vit le paquet
de cacahuètes qui était revenu sans qu’elle ne s’en
aperçoive sur le tapis. Croyant peut-être qu’on lui
faisait une blague, elle jeta un regard circulaire, puis elle prit le
paquet et le balança violemment dans le panier des rebuts. Moi
aussi j’étais énervé, je repris donc le paquet et
le lançai brutalement devant elle, espérant la
réveiller ; je la menaçai ensuite d’emporter mes
cacahuètes sans les payer, ou d’aller les acheter ailleurs,
là où on ferait attention à moi, mais seul le
silence me répondit. Je ne peux pas dire qu’elle ne me regardait
pas, en fait elle regardait dans ma direction mais... son regard me
traversait, elle voyait au-delà de moi. Un peu honteux,
vaguement craintif aussi parce que c’était la première
fois que je faisais ça, je pris mes cacahuètes et je
partis. Je passai devant le vigile qui surveillait les caisses, je
passai devant la cabine qui contrôlait les entrées et les
sorties du magasin. Personne ne m’arrêta.
Ma disparition totale s’est confirmée dans les jours qui ont
suivi. Les gens me bousculaient dans la rue, et j’étais trop
souvent perdu dans mes pensées pour les éviter.
Après m’avoir bousculé, ils ne s’excusaient pas, ils
avaient l’impression de s’être cognés contre un
réverbère ou une poubelle, ce qui devait leur
paraître bizarre puisqu’il n’y avait ni réverbère
ni poubelle devant eux. Heureusement pour ces pauvres gens, l’esprit
humain trouve toujours des solutions, même biscornues, pour
expliquer l’inexplicable. Je pense qu’ils oubliaient rapidement ces
bousculades, ou ils ne se rappelaient que du choc mais sans chercher
à comprendre les circonstances qui en étaient à
l’origine, ou ils se disaient qu’ils avaient imaginé ces chocs,
ou ils imaginaient une personne ou un réverbère fictif
même s’ils n’avaient rien vu. Vivre dans ce monde de brutes quand
on est invisible, comporte des risques non négligeables.
Maintenant, quand je traverse une rue, je dois faire très
attention. Les automobilistes ne me voyant plus, si je ne suis pas
vigilant à tout instant, je pourrais me faire renverser par une
voiture, et si ça m’arrivait, je resterais allongé
à agoniser pendant des heures, sans que personne ne vienne me
secourir puisqu’on ne verrait aucun corps à secourir, on
n’entendrait aucun de mes râles. Toutes les voitures me
passeraient sur le corps, et la seule réaction des conducteurs
serait de se demander depuis quand on avait installé un dos
d’âne à cet endroit. Pour réduire les chances qu’un
tel scénario se réalise, j’ai prudemment
décidé de ne traverser qu’aux passages piétons
protégés par un feu, et d’attendre non seulement que le
feu soit au rouge mais aussi d’être sûr que toutes les
voitures se soient totalement immobilisées.
S’il n’y avait pas ces petits inconvénients, je serais presque
heureux. Finalement, je mène la belle vie. Je rentre où
je veux, quand je veux. Je prends tout ce qui m’intéresse, je
délaisse tout ce qui me déplaît. Je suis devenu un
consommateur acharné. Je ne mange que des produits de
qualité et je deviens très difficile : je prends, je
goûte, et si ça ne me plaît pas, je jette. Dans les
épiceries de luxe, on doit se demander pourquoi les rayons se
vident si vite, et surtout, pourquoi le trottoir devant leur magasin
est souillé par leurs propres produits à peine
entamés. En ce qui concerne l’habillement, je ne fais pas plus
d’effort qu’avant. Mais, quand j’ai envie de me plaire à
moi-même, je vais chez les costumiers de luxe et je fais mon
choix sans regarder les étiquettes. Parfois, en
été, quand il fait une chaleur caniculaire, je me
promène nu dans les rues, et quand je rencontre une fontaine, je
me plonge dans l’eau pour me rafraîchir. Les regards
ébahis des passants quand ils voient les ronds que je fais dans
l’eau m’amusent beaucoup car ils ne peuvent pas comprendre d’où
proviennent ces ronds. Pour compléter le tableau, je les
éclabousse, et je rigole en les regardant lever les yeux vers le
ciel et se demander comment un ciel sans nuage peut produire de la
pluie.
La nuit, je dors dans les suites des grands hôtels, même
quand elles sont déjà occupées par des clients.
À vrai dire, leur présence ne me gêne pas, bien au
contraire. Quand ils s’absentent pour la soirée, je commande sur
l’ordinateur de la chambre des repas gargantuesques que je
dévore avant leur retour. Mais je ne suis pas un goinfre, je ne
mange pas tout, donc quand ils reviennent, je rigole en voyant leur
surprise quand ils découvrent mes restes de festin. Lorsqu’ils
quittent l’hôtel, ils sont peut-être effrayés de
trouver le résultat de mes réjouissances sur leur note
(magnums de champagne, foie gras et truffes au kilo, caviar à la
louche, etc.). Mais ce point ne m’inquiète pas : en comparaison
du prix de la suite de l’hôtel, le remplissage de mon estomac,
même avec des produits de luxe, ne représente qu’une
goutte d’eau. Pour dormir, parfois je préfère le
canapé, parfois je choisis le lit. Ce dernier est en
général immense, et il me permet, si les occupants me
conviennent, de coucher avec eux. Quelquefois, je dois me
réfugier sur le canapé quand le monsieur décide de
satisfaire la dame et que, me trouvant entre eux, il me prend dans ses
bras. Mais quand leurs ébats m’excitent, je n’hésite pas
à y participer. La femme doit alors se demander comment son
partenaire se débrouille pour avoir tant de mains et tant de
bouches et tant de... bien que, éperdue d’extase, elle ne s’en
plaigne pas... au contraire elle en redemande souvent, et à
deux, nous avons de quoi la servir. Je dois avouer qu’il m’est
arrivé aussi, sans l’aide du conjoint profondément
endormi à l’autre bout du lit, de satisfaire tout seul la femme
avec qui je partageais le lit. J’en ai un peu honte mais, après
tout, je reste un homme malgré mon invisibilité. Et je
n’ai pas vraiment l’impression de mal agir, je fais ça
très correctement : je passe à l’action quand la
lumière est éteinte, pour ne pas effrayer ma partenaire,
et je suis très doux et très attentionné. Et quand
j’ai terminé, ces dames n’ont aucune raison de soupçonner
qu’elles ont été honorées par un autre homme que
leur compagnon officiel.
Parfois, je me demande si, par ce moyen inhabituel, je ne vais pas
avoir une descendance, et si ces descendants éventuels seront
visibles ou invisibles à la naissance, ou s’ils
disparaîtront plus tard, comme moi. Malheureusement, je ne saurai
jamais si mes jouissances nocturnes ont porté leurs fruits,
à moins que les journaux ne relatent des cas de naissances
« spéciales ».
Mais ce ne sont que des spéculations sans fondement. Si
j’analyse le problème d’une manière scientifique, mes
spermatozoïdes sont vraisemblablement aussi invisibles que moi ;
donc l’ovule, qui attend gentiment dans son petit coin le passage du
troupeau de spermatozoïdes pour choisir dans le lot celui qui lui
convient, cet ovule, à moins d’être plus perspicace que
les humains, ne peut pas voir passer ma semence invisible, et en
conséquence, il n’y a aucune chance qu’il s’ouvre afin
accueillir un de mes spermatozoïdes.
Le
22 juillet 2006.
Fabrice Guyot.