La fantômesse.


 
Il était une fois… un fantôme. Ce n'était pas un fantôme ordinaire, comme on en voit si souvent, un peu partout, quand on se donne la peine de chercher et de regarder. Ce fantôme était différent des autres fantômes car c'était un fantôme… du beau sexe. « Beau sexe ? Pas assez précise votre façon de vous exprimer, mon petit ! » me dit mon prof de français, par ailleurs plutôt du genre homo. Certes, il n'a pas tort. Je précise donc à son intention : avec mon déplorable penchant strictement hétéro, le beau sexe ne peut être pour moi que du genre féminin. D’ailleurs, pour simplifier et pour qu'il n'y ait plus de méprise compromettant gravement la compréhension de cette histoire, j'appellerai mon fantôme, une fantômesse.

Fantômesse ? Ce terme me gêne un peu. D'abord, il va faire tiquer mon prof de français (pas seulement parce que c'est un mot féminin), mais aussi à cause de mon correcteur orthographique qui me signale que ce mot n'est pas français. C'est étrangement bizarre ! Pourquoi un fantôme ne serait-il pas féminin ? Qu'ont-ils contre les fantômes féminins, ces dictionnaires phallocrates ? Il est vrai que l'état de délabrement physique du fantôme le plus basique ne permet pas de déterminer son sexe avec toute la rigueur souhaitable ; et donc, qu'il soit à l'origine un mâle ou une femelle n'a plus vraiment d'importance (« Mon petit, votre phrase est si fautive qu'elle ne signifie plus rien, me dit mon rigoureux prof de français. Si vous voulez être compris, veuillez conjuguer correctement vos verbes en adaptant le mode au sens que vous voulez donner à vos phrases ». « Heu… je corrige tout de suite, m’sieur le professeur ». Et cela donne : et donc, qu'il ait été à l'origine un mâle ou une femelle n'a plus vraiment d'importance). Mais, si on veut être précis, il y a sûrement un moyen de voir le sexe d'un fantôme (heu… pardon… je me suis encore mal exprimé. Je voulais dire : de connaître le sexe d'un fantôme), par exemple en soulevant le drap et en étudiant les os un par un. Les archéologues y parviennent sans difficultés avec les bouts d'os fossilisés de nos ancêtres préhistoriques, alors pourquoi serait-ce impossible avec les os de fantômes ? Remarquez, un individu standard comme moi, qui ne rencontre que deux ou trois fantômes par jour, par ailleurs des fantômes pas toujours très coopératifs et qui, sauf quand ils sont exhibitionnistes et qu'ils relèvent spontanément leurs draps pour qu'on admire leur belle ossature, refusent en général catégoriquement qu'on leur démonte leur squelette, y compris si c'est dans un but exclusivement scientifique, donc un simple individu comme moi y perd quelque peu son latin dans ce domaine très controversé de la sexologie fantomatique.

Bref, revenons à notre fantôme préféré. Comme je n'ai pas entendu d'avis contradictoires, je le dis fermement, parce que je l'ai décidé, mon fantôme est féminin et ce sera une fantômesse. Point final.

Hé ! Attendez, ne partez pas ! J'ai dit point final mais mon histoire n'est pas encore commencée… D'ailleurs, vous allez constater que notre petite conversation sur la sexualité de ma fantômesse n'était pas inutile. Même invisible, son sexe est important pour la suite de ce passionnant récit qui nous conduira dans une maison hantée, où nous rencontrerons Dieu en personne qui nous entrouvrira les portes de son Paradis pour que nous en ayons une vision plus humaine ; nous suivrons ensuite notre héroïne dans une grotte. Et après, s'il me reste de l'énergie et des idées, je vous ferai voyager très loin dans l'espace et dans le temps.

Comme nous avons du chemin à parcourir, ne perdons pas de temps et commençons.

Je vous présente ma fantômesse (soyons polis et saluons-la avec une petite révérence). Vous pouvez constater que, coquettement revêtue de son suaire blanc et immaculé, elle est toute mignonne. Pour en savoir plus, relevons délicatement son suaire (il est préférable de lui demander sa permission avant…), et nous voyons alors apparaître au grand jour ses trésors cachés. Avouez qu'elle est magnifique ! J'entends certains d'entre vous murmurer qu'il lui manque trop de quartiers de viande pour qu'elle soit parfaite. C'est exact, mais n'oublions pas que nous étudions une fantômesse et non une pin-up. Maintenant que je vous l'ai présentée, nous pouvons continuer.

Elle hantait, à cette époque, un joli petit pavillon de banlieue et elle était très heureuse de la vie (heu… de la mort…) qu'elle y menait. En fait, il faut avouer qu'elle n'avait guère d'ambition (c'était en somme une petite fantômesse de banlieue) car les lieux étaient vraiment exigus et les occupants (les occupants vivants…) n'étaient guère folichons. Jolie comme elle était, avec ses gracieux petits os tout trognons, notre fantômesse aurait pu espérer mieux que ce pavillon de trois pièces avec cuisine équipée et une seule salle de bains. D'ailleurs, ses camarades fantômes lui disaient souvent qu'elle devrait songer à évoluer, que dans la vie (heu… dans la mort aussi…), « il faut toujours aller de l'avant » car « quand on n'avance plus, on régresse », « il ne faut jamais se contenter de ce qu'on a », mais « il faut rechercher à tout prix ce qu'on n'a pas », « il ne faut jamais se satisfaire de la facilité », mais « il faut au contraire constamment se battre pour s'approprier l'inaccessible, pour conquérir l'inexpugnable ». Ainsi ses collègues lui conseillaient de déménager, pour s'en aller hanter un beau château qui serait plus digne de sa beauté. Peut-être pas Versailles (il était déjà occupé par une Marie-Thérèse, une Maintenon, une Pompadour, etc. et ces dames très distinguées ne cessaient de se crêper le chignon en prenant pour témoin un Loulou numéroté), ni Chenonceaux (une Diane poitevine et une Catherine se chamaillaient sans cesse à cause d'un certain Riton que l'une avait semble-t-il piqué à l'autre), ni Chambord (il y a trop de courants d'air, elle risquerait d'y prendre froid). Par contre, un petit château, que peu de fantômes revendiquaient, lui conviendrait à merveille, par exemple Chaumont (la Diane poitevine était bien trop occupée à Chenonceaux pour s'intéresser à cette petite maisonnette à peine habitable).

Malgré tous ces bons conseils, notre fantômesse préférait rester dans son petit pavillon de banlieue où personne ne venait l'embêter et où elle pouvait, sans crainte d'être sanctionnée, se consacrer à son activité favorite : horrifier les gens. Comment parvenait-elle à faire peur, alors que, je l'ai déjà dit, elle était belle à réveiller un mort ? Sachez, messieurs-dames les vivants, que les défunts n'ont pas les mêmes goûts que vous. Ainsi, la fantômesse que les morts voyaient comme une adorable personne, sensuelle et appétissante, n'était guère appréciée dans le monde des vivants où les gens sont trop peu habitués à voir la vraie beauté, la beauté la plus pure, la plus brute qui soit. Donc d'un côté, elle charmait, et de l'autre côté, elle n'était qu'un abominable repoussoir rempli d'os et recouvert de charpie. Loin d'être vexée, la fantômesse était au contraire enchantée de cette situation puisqu'elle s'était découvert un goût immodéré pour la terrorisation des pauvres vivants (« Terrorisation ? me dit le prof de français. Où avez-vous appris le français, mon petit. Pourquoi pas terroriseur, ou pire terroriseuse, pendant que vous y êtes ») et que sa laideur contribuait beaucoup au succès de ses activités.

Les occupants vivants de cette petite maison changeaient souvent. Ils déménageaient en général assez rapidement après leur première rencontre avec le fantôme (en fait, la fantômesse, mais ils l'appelaient fantôme car ils n'avaient ni le temps ni la curiosité ni le courage de soulever le suaire pour y découvrir son sexe). A l'époque où se déroule notre histoire, la maison était habitée par un jeune couple pas assez peureux au goût de la fantômesse. Elle déployait pourtant des efforts surhumains (« J'ai écouté vos conseils, m'sieur le professeur, j'aurais pu dire surfantômiques ou surfantômains, mais je me suis abstenu ». « C'est bien, mon petit, continuez ainsi et vous deviendrez peut-être, un jour, un bon professeur de français ») pour leur faire dresser les cheveux sur la tête et leur glacer le sang, mais elle n'y arrivait jamais. Il faut dire que ce couple, apparemment sans histoire, avait traversé bien des épreuves et que ces coups du sort avaient beaucoup émoussé leur capacité à s'émouvoir, surtout d'une chose aussi futile qu'un fantôme (eux aussi ignoraient, mais parce qu'ils s'en fichaient, qu'elle était une femelle. Heu… je vois mon prof de français faire de gros yeux et prêt à s'exclamer « La grammaire, mon petit, rappelez-vous votre grammaire. Le subjonctif n'a pas été créé pour les chiens. Et veuillez respecter la concordance des temps, s'il vous plaît… ». Donc, pour le mettre de bonne humeur, je répète toute la phrase en la corrigeant : eux aussi ignoraient, mais parce qu'ils s'en fichaient, qu'elle fût une femelle).

Qu'était-il arrivé de si épouvantable à ce charmant couple pour qu'il n'éprouve aucune émotion devant notre fantômesse, quoi qu'elle fasse ? Bien sûr, je vais m'empresser de vous raconter leur passé (c'est mon boulot…) mais, pour que vous compreniez bien leur terrible détresse, je dois commencer par le milieu de l'histoire. Ensuite je vous dirai le début. Et ensuite, la fin. Okay ? (Heu… pardon professeur, je sais qu’il faut éviter les anglicismes, je ne recommencerai plus. Je voulais dire : êtes-vous favorables à ma proposition, mes chers amis lecteurs ?).

Donc, imaginez nos deux tourtereaux, quelques années auparavant. Ils se promenaient tranquillement, chacun de son côté car ils ne se connaissaient pas encore. Ce serait malpoli de ma part de vous donner leurs âges (surtout celui de la dame) mais sachez que cela faisait à peu près vingt-cinq ans qu'ils se promenaient séparément, le hasard n'ayant pas pensé à organiser leur rencontre. Et puis, ce jour-là, le grand jour, le hasard avait bien voulu jeté un coup d'œil sur eux, et il s'était dit à lui-même : « Tiens, tiens ! Ces deux-là sont tellement bêtes qu'ils auront beau parcourir des kilomètres et des kilomètres, ils n'ont aucune chance de se croiser. Et pourtant… pourtant… c'est évident qu'il leur suffirait d'un seul regard pour qu'ils ne se quittent plus jamais. Et si… si… (le hasard est le grand spécialiste du si, souvent bémol), et si je m'amusais à… Ce serait rigolo de… ». Et le hasard s'est amusé à… et a trouvé rigolo de… Ce jour-là, nos deux tourtereaux se sont rencontrés par hasard, leurs regards se sont croisés par hasard, ils sont tombés par hasard dans les bras l'un de l'autre (heu… s'enlacer par hasard… j'ai quelques doutes à ce sujet) et ils se sont rapidement retrouvés à l'horizontale sur le lit douillet d'une chambre d'hôtel (heu… là, j'ai un peu abrégé, je trouve que les étapes intermédiaires, du genre danse nuptiale ou préparation du nid, sont trop longues à écrire et sont fastidieuses à lire).

Et voilà nos deux tourtereaux comblés. Jamais ils n'auraient dû se rencontrer, jamais ils n'auraient dû ressentir la jouissance de se frotter leur lard (froncement de sourcils du prof de français. « Mais, m'sieur, j'ai le droit, répondis-je à sa remarque éloquente quoique silencieuse, c'est du Rabelais »). Et pourtant, ils étaient là, nus, satisfaits l'un de l'autre et presque totalement heureux. Presque ? Hé oui, presque. C'est maintenant que je dois narrer le début de leur histoire. Préparez vos mouchoirs et mouchez-vous quand je vous le demanderai…

Ces deux tourtereaux sans âge (mais ayant conservé une certaine vitalité puisque leurs voisins de chambre, à l'hôtel, m'ont dit qu'ils avaient été souvent réveillés au cours de la nuit par des hurlements inhumains) n'étaient pas nés de la dernière pluie. Avant de se rencontrer et de s'aimer, ils avaient vécu une autre vie et cette autre vie ne s'était pas évaporée dès que le monsieur avait introduit… (ne vous inquiétez pas, m'sieur le professeur, je vais rester correct) la clé dans la serrure de la chambre d'hôtel. En fait, pour être clair, le monsieur était marié et la dame était mariée. C'est triste, n'est-ce pas ? Non, pas vraiment. En tout cas, nos deux héros avaient rapidement compris qu'il y avait de nombreuses solutions à leur problème.

Première solution : ils pouvaient continuer à vivre leur vie de tous les jours et se rencontrer furtivement dans une chambre d'hôtel, de temps à autre, quand ça leur chantait. Cette solution leur semblait très acceptable mais malheureusement, n'étant riche ni l'un ni l'autre, ça risquait à long terme de leur coûter trop cher (n'oublions pas que leur amour était censé durer longtemps). En plus, il restait le risque d'être surpris en position copulatoire par un des conjoints jaloux, ce qui pourrait donner lieu à une situation plutôt embarrassante et difficilement justifiable (« Mais, mon chéri, dit-elle à son époux en enfilant les restes de sa culotte déchirée à coups de dents, je t'assure que nous ne faisions rien de mal ». « Ma chérie, dit-il à son épouse en essayant vainement de refermer sa braguette bloquée par une protubérance incongrue et récalcitrante, n’imagine pas des choses… c'était… c'était… une réunion de travail, nous allions justement signer le contrat… »).

Deuxième solution : ils pouvaient divorcer, mais cette solution ne leur semblait pas intéressante. Le divorce revient cher et entraîne beaucoup trop de tracasseries administratives, sans compter les discussions à n'en plus finir avec les conjoints souvent grincheux quand il s'agit de partager les biens du ménage (« Cette casserole est à moi, c'est ma mère qui me l'a donnée ». « Menteuse, elle est à moi, elle vient de ma grand-mère ». « T'es qu'un connard de voleur ». « Et toi, t'es qu'une pouffiasse »).

Troisième solution, et c'est celle-ci qu'ils ont choisie puisqu'elle était la plus raisonnable de toutes : ils pouvaient se débarrasser de leurs conjoints respectifs. Cela pourrait se faire de manière presque amicale, sans acrimonie ni méchanceté, et en tout cas sans violences inutiles. Bien sûr, les frais d'enterrement ne sont pas négligeables et la paperasserie à remplir est conséquente, mais cette solution a le mérite de n'entraîner aucun conflit avec les conjoints, et en plus, elle est définitive.

Maintenant, vous connaissez le début et le milieu de l'histoire, alors passons à la fin.

Nos gentils héros mirent rapidement à exécution ce légitime projet d'assainissement de leur vie sentimentale. Comme il ne fallait pas qu'on les soupçonnât des crimes (« M'sieur le prof de français, j'ai réussi à caser un imparfait du subjonctif ! », « C'est bien, mon petit, continuez comme ça, vous êtes sur la bonne voie. Mais à l'avenir ne dites pas caser mais placer, c'est plus correct »), ils décidèrent, pour brouiller les pistes, que ce serait lui qui tuerait le mari et que ce serait elle qui tuerait l'épouse ; et pendant que l'un commettrait le crime, l'autre pourrait se fabriquer, si c'était nécessaire, un alibi solide. Une fois cette stratégie décidée, il restait à mettre au point la tactique. Pour tuer la femme, ça devrait être assez simple, elle était en effet fragile de nature et la moindre contrariété pouvait la faire passer de vie à trépas. Par contre, le mari était de constitution plus solide, et seul le vol de son portefeuille pouvait le faire suffisamment sortir de ses gonds pour le mener illico à des extrémités fatales pour sa santé et, avec de la chance, pour sa vie.

Commençons par le plus simple, c'est-à-dire par l'épouse. Notre gentille amante se présenta à son domicile en se faisant passer pour la représentante d'une compagnie d'assurance-vie. Ce rôle, qu'elle savait interpréter magnifiquement, n'avait pas été choisi au hasard. En effet, l'amant et mari, je veux dire l'amant de notre amante et l'époux de l'épouse, malgré ce cumul de fonctions qui aurait pu être préjudiciable à sa santé mentale, n'était pas bête. Et donc, du haut de son intelligence, il avait pensé à contracter une assurance-vie, au nom de sa femme, et pour un capital assez important, dès qu'il avait décidé de faire disparaître son épouse chérie et encombrante.

Voilà comment se déroula la scène entre l'amante et l'épouse :

– Madame, dit l'amante, je tenais à vous rencontrer car vous et votre mari avez récemment signé un contrat d'assurance-vie chez nous. Comme le capital est d'un montant conséquent et que le contrat ne prévoit que le décès de l’épouse, et donc de vous-même, je voulais vérifier si vous étiez en bonne santé.
– Heu… Mon décès à moi ?
– Oui, madame.
– Heu… Je croyais… Ma mari m'a dit que…
– Que… ?
– Il ne m'a pas dit que…
– Que… ?
– Il ne m'a pas dit que le contrat ne couvrait que mon décès.
– Ha ?

A ce moment l'épouse était très pâle. En la voyant ainsi, l'amante comprit qu'elle n'aurait aucune difficulté pour la faire chavirer de l'autre côté, là où tout le monde (l'amant et l'amante) souhaitait la voir partir.

– Votre mari est un coquin, continua l'amante.
– Heu…
– Il ne vous dit pas tout, a priori.
– Heu… Si, je pense…
– Pardon… heu… excusez-moi, je ne voulais pas dire ça. D'ailleurs, je suis sûre qu'il vous a informée de l’autre assurance qu’il a prise chez nous.
– Quelle assurance ?
– Ca aussi, il ne vous l'a pas dit ?
– Heu… Quoi ?
– Cette autre assurance… Une assurance obsèques.
– Obsèques ?
– Oui, une assurance obsèques, pour votre enterrement.
– Mon enterrement ?
– Oui, votre enterrement à vous. Le contrat ne prévoit que votre enterrement, ce qui est curieux, mais dans les assurances, nous avons l'habitude des bizarreries.
– Heu… Pour m'enterrer, il faut que je sois morte…
– En général, oui.
– Une assurance-vie qui ne prévoit que mon décès, une assurance obsèques qui ne prévoit que mon enterrement…
– Oui, c'est bien ça.

L'épouse n'était plus vraiment pâle, elle était plutôt verte avec quelques touches de violet peu élégantes. Sa bouche était ouverte et sa respiration ressemblait à un râle. Encore un petit choc et c'était fini. L'amante continua :

– L'agent qui a établi le contrat m'a dit que votre mari était venu au bureau avec sa femme.
– Ha…
– L’agent pensait que c'était vous…
– Ha…
– A priori, en voyant votre surprise, ce n'était pas vous…
– Ha…
– Pourtant il la tenait par la taille et il l'embrassait dans le cou.
– Ha…
– Mais puisque vous n'êtes pas au courant, cette femme n’était sûrement pas vous.
– Ha…
– Mais nous, dans les assurances, on s'en fiche. Vous pouvez mener la vie que vous voulez. Si vous êtes d'accord pour que votre mari sorte avec une autre femme…
– Haaaaaaaaaaaaa…

Enfin, c'était fini, le coup de grâce venait de tomber. L'épouse s'effondra la tête la première sur le beau tapis d'orient (l'amante, qui ne perdait jamais la tête, se dit : « Quel beau tapis ! Il est à moi maintenant »). L'épouse était morte et la fausse agente d'assurance s'en alla toute guillerette. Elle avait bien rempli sa mission et elle aimait le travail vite fait bien fait. Et pendant ce temps, le mari travaillait à se faire un alibi. Il était avec ses copains et il n'arrêtait pas de leur donner l'heure et de leur montrer sa belle Rolex (un cadeau de son épouse pour leurs vingt ans de mariage). Mais, comme vous l'avez certainement deviné, cet alibi ne fut pas nécessaire puisque l'épouse était décédée « de mort naturelle » (« La pauvre, elle avait le cœur bien fragile… », « Et son malheureux époux qui se retrouve seul, comment va-t-il supporter le choc ? », « Mon dieu, quelle tristesse, nous sommes bien peu de chose face à la mort »).

Maintenant que nous sommes débarrassés de l'épouse importune (qui eut un très bel enterrement payé par l’assurance), passons au mari de l’amante.

L'amant rencontra le mari à son domicile. Il prétendit être un promoteur immobilier en quête de logements. Le mari lui répondit que son appartement n'était pas à vendre, mais le faux promoteur insista et le mari accepta de l'écouter (il faut dire que, sans en avoir l'air, presque par maladresse, l'amant lança à la volée le montant qu'il serait prêt à payer, et ce prix aurait pu monter à la tête du plus ascétique des ermites).

– 600 000 ? demanda, estomaqué, le mari.
– Excusez-moi, j'ai dit ce chiffre comme ça. Je ne suis pas autorisé à vous faire une proposition ferme.
– 600 000 euros ?
– C'était une erreur de ma part d'en parler. Mais si vous voulez, nous pouvons en discuter.
– Moi je veux bien en discuter, tant que le prix ne descend pas au-dessous de 600 000.
– Il va falloir que j'en parle à mon patron. Je ne fais pas ce que je veux. C'est lui qui décide.
– Bah, parlez-lui.
– Il exigera quelque chose en échange. Une sorte de… compensation. 600 000 euros, c'est beaucoup.
– Quelle compensation ?
– Bah, une compensation. Une compensation importante. En fait, un engagement de votre part. Un engagement ferme.

Le mari était très emballé par cette proposition inespérée. 600 000 euros ! Jamais il n'avait palpé autant d'argent. En plus, il pouvait gagner tout ce fric contre ce petit appartement minable.

– C'est d'accord. Comment je m'engage ? continua le mari.
– Bien, très bien. Voilà un contrat. Il ne s'agit pas encore du contrat de vente. C'est seulement un contrat qui garantit votre engagement ferme.
– D'accord. Je signe où ?
– Heu… Vous ne voulez pas lire le contrat avant ?
– Pour quoi faire ? Pour 600 000 euros, je vous donne tout, l'appartement, les meubles, et même ma femme en prime, si vous en voulez.
– Heu… Votre signature n'est pas suffisante. Comme nous tenons beaucoup, mon patron et moi, à ce que ce soit un engagement très ferme de votre part, nous avons besoin d'autre chose.

Le mari commençait à prendre peur. Il fallait rapidement l'embobiner avant qu'il ait le temps de comprendre et de faire marche arrière.

– Vous comprenez, continua l'amant, il s'agit de 600 000 euros. Ce n'est pas une petite somme. Or, le poids de l'engagement doit être proportionnel à la somme en jeu.
– Et alors ? Je fais quoi ?
– Vous devez signer ce contrat d'abord. Et ensuite, vous devez me verser une caution. Si vous lisez le contrat, vous verrez que tout est légal, il y a les articles de loi nous autorisant à vous demander cette caution qui garantit votre engagement ferme et définitif vis-à-vis de nous.
– Elle est de combien, cette caution ?
– 100 000 euros.
– 100 000 ?

Il avait un peu pâli (mais n’ayez aucune inquiétude, il ne va pas mourir sous nos yeux, sa mort sera plus lente et plus douloureuse).

– Oui, 100 000 euros, lui répondit l'amant.
– C'est une grosse somme.
– N'oubliez pas que vous toucherez 600 000 euros au moment de la signature du contrat de vente définitif. Et bien sûr, ces 100 000 euros vous seront remboursés à ce moment-là.
– Et c'est légal tout ça ?
– Oui, je vous l'ai dit, c'est dans le contrat d'engagement, il y a tous les articles de loi.
– Heu… C'est beaucoup 100 000.
– Si vous n'avez pas ces 100 000 euros, ce n'est pas grave. Vous n'avez rien signé, je n'ai rien signé. Je peux partir maintenant et vous n'entendrez plus jamais parler de moi. J'irai voir vos voisins et si l'un d'entre eux dispose de cette somme, pour moi, c'est du pareil au même.
– Heu… Enfin,  si je cherche bien, je dois pouvoir trouver ces 100 000 balles…

L'amant savait bien que le mari avait cette somme disponible. Il avait bénéficié d'informations à la source (source très proche de l'oreiller ; et cela lui fit penser qu'il avait encore envie d'elle et il se sentit impatient d'aller la retrouver ; mais, bon, il devait être sérieux, il pouvait encore attendre un peu, il fallait régler ce problème délicat d'abord, et après ils auraient toute leur vie à consacrer à l'amour et à la bagatelle).

– Alors ? demanda l'amant en tendant un stylo (un cadeau de sa femme pour leurs dix-neuf ans de mariage) et le contrat à l'époux.
– Bon, d'accord. Je vous fais le chèque. Je le signe où, votre contrat ?

Après avoir pris le chèque et rangé soigneusement le contrat dans sa sacoche de cuir marron (un cadeau de sa femme pour leurs dix-huit ans de mariage), l’amant s’esquiva avec un grand sourire, en souhaitant une bonne journée au mari qui semblait fort heureux d’avoir fait une si belle affaire.

Maintenant, vous allez me dire que la situation n'a guère changé : l'amant avait bien un chèque de 100 000 euros dans sa poche, mais le mari gênant était toujours vivant. Et en effet, pour l'éliminer, ça allait être un plus long que pour l'épouse (je vous avais prévenus que c'était un dur à cuire). Heureusement, quelques mois plus tard, il avait droit à un bel enterrement (payé avec une petite partie de son propre chèque de 100 000 euros). Que s'était-il passé entre cette visite de l'amant et la mort du mari ? Rien ou presque, et c'est ce « presque rien » qui fut la cause de son très attendu décès. Bien sûr, le mari ne revit jamais le faux promoteur mais le vrai chèque fut débité rapidement sur son compte. Sa douce femme le fit suer pendant des semaines et des semaines en lui demandant ce qu'étaient devenus ces 100 000 euros bizarrement disparus du compte (« T'as encore joué aux courses, salaud, et t'as bouffé toutes nos économies. T'es vraiment un con »). Il se sentait tout bête, tout minable, incapable de lui répondre. Il ne voulait même pas porter plainte, par peur du ridicule. Il préférait que sa femme continue à croire qu'il avait joué aux courses ou qu'il s'était payé une poule hors de prix. Quant aux flics, ils se seraient bien foutus de sa gueule, dans son dos, s'il était allé les voir (« Payer 100 000 euros pour du vent, faut vraiment être con »).

De jour en jour, il déclinait de plus en plus. Et plus il déprimait, plus sa femme l'assaillait de questions embarrassantes et de commentaires acides sur sa stupidité crasse. Pour arranger les choses, sous prétexte qu'elle tenait beaucoup à le soutenir jusqu'au bout face à l'adversité, elle en parla à ses amies et aux amis de son mari pour qu'ils viennent l'aider moralement, et il devint ainsi la risée de tous. Sa connerie, qui n'était au départ qu'une petite connerie, prit des proportions en rapport direct avec le nombre de gens informés. Et donc sa petite connerie se transforma peu à peu en une très très grosse connerie. Et il déprima encore plus.

Et puis, un jour, le mari disparut, sans rien dire. On retrouva son corps, trois semaines plus tard, dérivant dans la rivière. Ce que cette mort avait de positif (en dehors du fait que le mort était totalement mort), c'est que l'épouse n'avait pas besoin d'un alibi en béton. En effet, notre douce héroïne n'eut à répondre à aucun interrogatoire, les policiers la considérant comme une victime sur laquelle le destin s'était acharné. D'ailleurs, tout bien considéré, elle n'y était pour rien dans ce drame, et son amant non plus. Le mari s'était tué lui-même, tout seul, comme un grand garçon et, en plus, au moment précis où il fallait qu'il le fasse et d’une manière qui permettait d’innocenter sans ambiguïté l'épouse éplorée. Cette délicatesse, à laquelle sa femme n'était guère habituée de sa part, lui valut une récompense qu'il aurait appréciée s'il avait été présent en tant que vivant : il eut droit à un somptueux enterrement de première classe avec un beau cercueil en acajou, un monceau de fleurs et une couronne somptueuse dont le fleuriste avait vanté les mérites à l’amant : « D'une élégance incontournable, cette magnifique couronne aux tons discrets est l'une des plus belles créations destinées à transmettre un message d'adieu à la personne qui vous était chère… ».

Maintenant, vous savez tout, ou presque tout (je vous raconterai une autre fois la nuit de noce des deux amants. Elle a été… torride… torride…) sur ce charmant couple que notre gracieuse fantômesse essayait en vain de terroriser. Vous avez sans doute compris que les terribles événements dont ils avaient été témoins les avaient trop marqués pour qu'un vulgaire fantôme de banlieue puisse leur faire de l'effet. Il faut aussi ajouter que, toutes les nuits (j'ai bien dit : toutes les nuits…), ils étaient si occupés à faire ce qu'ils avaient à faire sous leurs draps (non, n'insistez pas, je vous l'ai déjà dit, je refuse d’être plus précis, je raconterai peut-être ça ultérieurement et dans un récit plus… spécialisé) que, étant concentrés comme ils l'étaient, ils n'avaient guère le temps de regarder les quelques os qui se balançaient au-dessus de leurs têtes.

Alors que nos amants faisaient dans leur lit des choses que la décence m’interdit de raconter dans un récit destiné à tous les publics, notre fantômesse commençait à s'ennuyer un peu. Elle était au bas de l'escalier, attendant que ces maudits râles d’extase aient cessé pour se précipiter au premier étage et pénétrer en fanfare dans la chambre des amoureux en hurlant « Houuuu… Houuuu… ». Pour vous faire patienter, avant qu'il ne se passe quelque chose de palpitant, je vais vous raconter l'histoire de la fantômesse, et vous apprendrez ainsi pourquoi cette drôlesse était si acharnée à vouloir terroriser des gens aussi sympathiques que notre fougueux petit couple du premier étage. Donc écoutez bien.

C'était il y a bien longtemps. Notre fantômesse n'était pas encore une fantômesse, elle s’appelait Laetitia et elle n'était qu'une simple jeune fille, belle et gentille, intelligente et vive. Bon, c'est vrai que, s'il faut être franc, il vaudrait mieux préciser qu'elle n'était pas si intelligente que ça. Ni très vive d'ailleurs. En fait, elle était même un peu idiote et assez mollassonne. Et pas très jolie non plus. Bref, c'était une jeune crétine molle et moche. En plus, elle était plutôt méchante et son occupation la plus innocente était l'arrachage des ailes de mouches ou le découpage des pattes d'araignées en deux cents tronçons de taille égale.

On la voyait souvent dans un jardin, paisiblement allongée sur le ventre, épiant pendant des heures ce qui semblait être un trou de souris, et les gens se disaient que, tant qu’elle était là, elle ne faisait pas de bêtises. On ne savait pas si ces pauses interminables lui permettaient quelquefois d’admirer le joli petit museau d’un rongeur sortant du trou afin de humer l’air frais ; pour assister au même spectacle, il aurait fallu être armé de la même patience féline que notre Laetitia. Cependant, quelques personnes racontaient l’avoir vue, équipée d’un canif, manipuler quelque chose de frétillant qu’elle tenait dans sa main. Comme elle était armée, et que ses réactions étaient imprévisibles, ces gens prudents ne s’étaient pas risqués à lui demander ce qu’elle faisait. On sait seulement que, de sa petite main délicate, sortaient de petits cris aigus, et on voyait parfois tomber sur le sol des minuscules billes colorées, ce qui était curieux puisqu’on savait que Laetitia ne jouait jamais aux billes. En plus, ces billes étaient bien trop petites pour être de vraies billes, elles ressemblaient presque à des yeux, mais des yeux vraiment très petits, provenant certainement d’un très petit animal, peut-être des yeux de souris. Mais c’était inimaginable que Laetitia s’amuse ainsi, elle semblait si joyeuse, si heureuse de vivre, si innocente, que personne ne pouvait la soupçonner de commettre des atrocités sur des animaux sans défense.

Certes, quand elle était franchement de mauvaise humeur, elle avait tendance à être un peu méchante. Par exemple, elle prenait un oiseau dans sa main (elle les aimait tellement qu'elle avait développé une technique spéciale pour les attraper, mais personne n'a jamais su comment elle se débrouillait) et elle le dépeçait vivant. Quand cette activité, assez déroutante pour les gens du commun comme nous, l'avait mise de meilleure humeur, elle jetait l'oiseau sanguinolent dans le cartable d'un de ses camarades d'école pour s'amuser à le voir sursauter quand, en classe, voulant prendre un livre, il se retrouvait avec les doigts rouges et poisseux, et le livre dégoulinant sur les genoux. Elle aimait beaucoup faire d’innocentes blagues de ce style à ses petits camarades qui, entre parenthèses, n'avaient pas suffisamment d'humour pour les apprécier et auraient aimé voir ce laideron six pieds sous terre avec une grande pierre de dix tonnes par-dessus.

Un jour, notre sympathique jeune fille, qui avait grandi, se lassa de ces distractions. Elle avait déjà arraché des milliers d'ailes de mouches et des millions de pattes d'araignées, elle avait décortiqué une centaine d'oiseaux malchanceux, et elle se retrouvait tout à coup à bout de ressources au point de vue des divertissements. Comme elle ne s’était jamais entraînée à se distraire autrement, elle n’avait plus rien à faire et elle s'ennuyait. Elle décida alors de faire quelque chose qu'elle n'avait encore jamais fait : tomber amoureuse. Quand elle se mit à chercher l’objet de sa passion, elle n’hésita pas. Elle voyait tous les jours un jeune homme à l'école, et celui-ci était tellement beau qu'elle n'eut aucune difficulté pour s'attacher à lui, et elle l'aima presque autant qu'elle aimait les petits oiseaux qu'elle faisait gentiment souffrir.

Le jeune homme étant un jeune homme tout à fait ordinaire, il n’avait aucun goût en commun avec notre Laetitia. Il n’aimait ni les oiseaux dépecés, ni les araignées mutilées, ni les décorations sanglantes sur les vêtements de ses camarades. Ainsi, ne voyant en Laetitia qu’une fille un peu spéciale et du genre à éviter, il ne fit aucun effort pour s'intéresser à elle et c’est ce manque d’empressement qui est à l’origine de ses malheurs (quoique, quand on connaît notre jeune Laetitia, on devine que le drame n'aurait pas été moins grand s'il avait décidé de la fréquenter).

On dit souvent que les grandes passions font souffrir. Ca doit être vrai, tout du moins pour l’individu non consentant qui en est l’objet. A partir du jour où le jeune homme fut aimé plus qu'il n'avait jamais été aimé, il connut catastrophe sur catastrophe. On ne savait pas si Laetitia en était responsable, en tout cas il n’existait aucune preuve contre elle et elle-même n’avait pas conscience de sa culpabilité. Pourtant, il faut bien reconnaître que ces catastrophes arrangeaient ses affaires. Toutes les petites amies, potentielles ou occasionnelles, du jeune homme, disparaissaient mystérieusement, sans laisser la moindre trace. La police vint même interroger le jeune homme car tout le monde avait remarqué, et le jeune homme en premier, que dès qu'une fille lui faisait les yeux doux ou dansait avec lui ou échangeait son numéro de téléphone ou même lui demandait un renseignement, elle s'évaporait dans la nature et personne n'entendait plus jamais parler d'elle. Par contre, Laetitia ne fut pas dérangée par les enquêteurs car on pensait que les oiseaux (et peut-être les souris) étaient sa seule passion, et on ignorait son nouvel intérêt pour un certain jeune homme. Cette situation aurait pu durer très longtemps, jusqu'à ce que les salles de classe se soient vidées de toute la gent féminine. Mais les bonnes choses ont toujours une fin et celle-ci se produisit de manière dramatique alors que le nombre de disparues ne dépassait guère la dizaine.

Le jeune homme se sentait un peu responsable de cette série de disparitions puisque, il en avait conscience et les rares amis qui continuaient à le fréquenter ne se gênaient pas pour le lui rappeler, toutes les jeunes filles mystérieusement disparues faisaient partie de ses connaissances. Il se sentait même un peu coupable. D'ailleurs, en y réfléchissant bien, n'était-il pas le meurtrier lui-même ? Un meurtrier inconscient de ses actes, un fou barbare éliminant systématiquement toutes les filles qu'il côtoyait. Il faisait des cauchemars où il se voyait en criminel, violant et assassinant sauvagement toutes ces filles, puis les découpant en morceaux pour les faire disparaître. Il se réveillait en sursaut, et ensuite il était incapable de se rendormir. Il ne mangeait plus, il évitait tout contact avec les autres, surtout avec les filles qui pourraient, selon lui, être ses futures victimes. La vie était devenue trop insupportable pour lui, et un jour, sans que personne ne le sache, il se dirigea vers le canal et se jeta dans l'eau.

Laetitia, qui ne lâchait pas d'une semelle l'amour de sa vie, le vit tomber dans l'eau. Que devait-elle faire ? Le laisser se noyer et choisir un autre amoureux à martyriser ? Le secourir ? Le rejoindre dans la mort ? Elle réfléchit à peine. Sans même se déshabiller, elle le suivit dans les eaux troubles et puantes du canal et nagea dans la direction où elle l'avait vu disparaître. Quand elle l'eut rejoint, elle le prit dans ses bras et le serra très fort contre elle. Pour la première et dernière fois de sa vie, elle enlaçait un homme, et cet homme, elle l'avait choisi, c'était le seul être à qui elle n'avait jamais voulu faire du mal, même si elle s'y était mal prise. Cet homme, elle l'aimait et, à force de le vouloir pour elle toute seule, elle l'avait peut-être tué. Que devait-elle faire maintenant ? Il n'était pas encore mort, elle sentait son cœur battre lentement contre sa poitrine. Devait-elle essayer de réparer tout ce gâchis en le ramenant vivant à la surface ? Devait-elle le garder serré dans ses bras pour l'éternité en l'entraînant avec elle au fond du canal ? Sa décision fut rapidement prise, Laetitia ne sachant pas réagir autrement que par une sorte d'instinct bestial.

En tenant fermement le corps inconscient de son homme, elle remonta lentement vers la surface et nagea vers les bords du canal. Des badauds s'étaient rassemblés là, intrigués de voir ce pittoresque spectacle, une frêle jeune fille, dont le visage ingrat était souillé par la boue du canal, tenant dans ses bras minuscules le corps inerte d’un puissant jeune homme. Et cette jeune fille nageait avec une force qu'on n'aurait jamais soupçonnée en elle, et de son visage laid rayonnait toute la bonté du monde. Le bonheur de sauver son homme la transformait tellement qu'elle était devenue tout à coup la plus jolie fille que les badauds aient jamais vue. Et elle paraissait heureuse comme seule peut l'être une personne qui se sacrifie pour un être chéri. C'est une sorte d'ange, muni d'une auréole boueuse, qui déposa le corps sans vie dans les bras des curieux émerveillés.

Après s'être assurée que son homme était en sécurité, elle s'éloigna du quai, ne prêtant pas attention aux hurlements des badauds qui la suppliaient de revenir vers eux. Ils ne voulaient pas voir disparaître cet ange dans la fange du canal. Ils ne pensèrent même pas à aller la secourir, ils étaient trop impressionnés par sa resplendissante beauté. Mais Laetitia ne voulait pas les entendre, elle ne voulait pas être sauvée. Elle savait ce qu'il lui restait à faire. Elle plongea au fond du canal et aspira violemment une grande quantité d'eau dans ses poumons. Pendant un instant, la douleur fut intolérable et elle comprit soudain ce qu'avaient éprouvé ces innocents oiseaux quand elle les dépeçait avec gourmandise.

Certains imbéciles prétendirent, après qu'on eut repêché son corps, qu'elle avait voulu souffrir pour expier ses crimes. Personnellement, je ne crois pas qu'elle ait eu suffisamment de temps pour y réfléchir car elle perdit conscience quelques secondes après avoir inspiré sa grande bolée d'eau sale et elle mourut comme elle avait vécu, sans savoir ce qu’elle faisait, sans comprendre ce qu’il lui arrivait.

Et c'est ainsi que Laetitia devint un fantôme (une fantômesse). Depuis ce jour funeste où elle passa de vie à trépas, elle détestait les histoires d'amour qui se terminaient bien. Et elle exécrait par dessus tout les amoureux qui roucoulaient bêtement dans des lits douillets, notamment ce mignon petit couple du premier étage qu'elle tentait vainement d'horrifier, n'ayant aucun autre moyen de lui faire du mal.

Maintenant que vous savez tout sur notre fantômesse, revenons à notre histoire principale. Rappelez-vous où nous avons laissé nos personnages : notre couple s'ébattait gaiement dans son lit, la fantômesse attendait patiemment au bas de l'escalier qu'une accalmie se produise dans la chambre du couple. Maintenant que je vous ai remis sur les rails, continuons…

Tout à coup, alors qu'elle bougonnait contre ces deux obsédés qui refusaient de lui consacrer quelques minutes de leur temps, il y eut un grand cri dans la chambre. La fantômesse, qui pourtant s’y attendait, puisque toutes les nuits les ébats se terminaient ainsi (parfois plusieurs fois par nuit, surtout le week-end), sursauta tout de même. Puis le silence revint. Alors, la fantômesse, sachant que son tour était arrivé, se leva, prête à se précipiter dans la chambre pour faire une nouvelle tentative de terrorisation. Elle s'élança dans l'escalier et grimpa les marches quatre à quatre, persuadée qu'elle ne risquait pas une entorse, malgré les nombreux os qui bringuebalaient au bout de ses fragiles tendons. Pourquoi courait-elle aussi vite, comme si le couple risquait de profiter de cette période de mi-temps pour s'enfuir ?

Pour répondre à cette question, je dois vous faire subir un petit retour en arrière de quelques jours. Au cours des nombreuses réunions de travail qu'elle avait organisées en compagnie de ses collègues les fantômes, ceux-ci avaient découvert que le manque d'efficacité des manœuvres de la fantômesse était dû essentiellement à son manque de diligence (la fantômesse avait sûrement conservé dans ses os quelques gênes de Laetitia, ce qui expliquait sa mollesse). A l'issue de la dernière réunion, il avait été décidé que, le pouvoir terrorisant étant directement proportionnel au carré de la vitesse de la fantômesse, cette dernière devait se magner le cul (« heu… je suis désolé, professeur, je voulais dire : se dépêcher ou améliorer son score de vitesse de 3/10 de seconde ou se ruer comme un éléphant en musth, etc. ». « Je préfère ça, me répond le professeur, je déteste ces expressions imagées mentionnant certains détails anatomiques proches des organes de reproduction »).

Maintenant que vous savez pourquoi la fantômesse ne traînaillait pas, reprenons.

La fantômesse eut le temps de gravir quelques marches quand, soudain… il se produisit un événement qu'elle souhaitait voir se produire depuis bien longtemps mais qu'elle n'avait pas prévu pour ce soir. Elle vit… Dieu. Dieu en personne, pas un de ses seins préférés (heu… saints. Je suis désolé m'sieur le professeur, je vous jure que ce n'est qu'une faute d'orthographe, je ne voulais pas dire des cochonneries… je ne recommencerai plus, m'sieur, aïe, ça fait mal, m'sieur…). Ainsi le rêve de sa vie (de sa mort…) se réalisait à un moment où la fantômesse ne l'espérait plus, et dans les conditions les moins favorables pour qu'elle en apprécie la saveur. En effet, Dieu était en haut de l'escalier et Il lui barrait le passage. En plus d'être intimidant au naturel (Il était quand même Dieu…), à cet instant, Il n'avait pas l'air content et Il faisait vraiment peur. Sa grande barbe blanche frémissait, ses yeux rougeoyaient de courroux. Mais que s'était-il passé pour que le Divin Seigneur Dieu Au Plus Haut Des Cieux (au plus haut des marches ?) soit autant en colère ? Qui avait eu l'outrecuidance de L'irriter à ce point ?

Il faut maintenant que je fasse une nouvelle digression sinon vous risquez de ne rien comprendre à la suite de cette histoire (« Mon petit, me dit le prof de français, vous faites trop de digressions. Rappelez-vous ce que je vais vous dire : on ne fait une digression que quand on est à court d'idées et donc quand on manque d'imagination et de talent ». « Je suis désolé, m’sieur, mais je ne sais pas comment faire autrement. D’ailleurs cette digression sera toute petite, je vous le promets »). Je laisse là mes personnages (Dieu en haut des marches avec ses yeux rougeoyants et sa barbe frémissante, la fantômesse avec la jambe levée et ses os oscillant au-dessus de la douzième marche, les deux tourtereaux enlacés dans leur lit, dormant paisiblement du sommeil des justes) et je démarre ma digression.

Voyez-vous, Dieu est, comme chacun sait, immensément bon, et Il est enclin, de par sa nature divine, à pardonner tous les péchés qu'on Lui susurre à l'oreille. Mais, Il a beau être divin, Il n'en est pas moins humain (majeure : les humains sont humains, mineure : les humains ont été faits à l'image de Dieu, donc conclusion 1 : Dieu est un humain, conclusion 2 : les humains sont Dieu) et son côté humain n'apprécie guère certaines plaisanteries, qu'Il juge malsaines et carrément inadmissibles. Il admet volontiers que les fantômes taquinent gentiment les vivants, en leur faisant des chatouilles sous les pieds, en leur tirant les cheveux (sans les arracher), en chatouillant le zizi des hommes (c'est pour cette raison que les hommes se grattent souvent l'entrejambe et que les dames détournent poliment la tête à ce moment pour faire semblant de n'avoir rien vu), en tirant des flèches imbibées d'un philtre d'amour aux hommes et aux dames (à un endroit de leur anatomie qu'il n'est pas correct de nommer), etc. Il autorise ces petits chatouillis et gratouillis, idiots mais très drôles, car Lui-même en rit souvent, caché derrière sa grande barbe. Par contre, Il ne peut pas admettre qu’on martyrise ses sujets en les terrorisant à outrance. Ces stupides terrifications (« Grrrrrr », marmonne le prof de français) peuvent être pratiquées occasionnellement (par exemple, le jour de Halloween, quand tout est permis), mais pas en permanence comme le faisait notre belle fantômesse préférée qui, je dois le préciser, n'avait pas bien compris (ou pas bien lu, car elle était myope et, comme elle n'avait plus de globes oculaires, elle ne pouvait plus porter ses lentilles de contact), elle n'avait pas lu ou pas compris, dis-je, le règlement intérieur du Paradis qui était pourtant affiché en grosses lettres de feu à l'entrée des Cieux. Donc, n'ayant pas respecté la loi divine, Dieu venait la sermonner, et peut-être la punir (je ne vous précise pas pour l'instant le châtiment qu'on peut infliger à un fantôme mais vous verrez plus loin que c'est parfois terrible).

En plus, Dieu aimait bien les deux tourtereaux qui participaient avec tant d'enthousiasme à la reproduction de l'espèce humaine. Et, bien qu'ils soient un peu doublement criminels, Il leur pardonnait volontiers ces petites vilenies qui, soit dit en passant, lui avaient permis d'emporter avant terme deux âmes supplémentaires.

La digression étant terminée, je peux continuer…

Dieu était en haut de l'escalier, Il était très grand et très puissant, et Il était très en colère.

Heu… permettez-moi de faire une énième digression (« Encore ! » s'exclame le prof de français, dégoûté de constater que ses remarques sont aussi écoutées que les pets de pucerons). Je vous ai narré la vie de notre couple, puis la vie de la fantômesse, et maintenant il ne me reste plus qu'à vous conter la vie de Dieu. C'est un personnage important et son histoire est si passionnante qu'elle mérite bien une petite interruption.

Donc… Dieu… Heu… Au fait, par où commencer ? Par le début ? Mais où est le début ? Je crois que j'ai été un peu prétentieux de m'engager à écrire sa biographie, après tout je ne suis qu’un vil scribouillard. Il faudrait un Balzac, un Dumas, un Hugo, un Zola, un Franquin pour vous raconter son épopée. N'étant aucun de ces illustres auteurs, vous vous contenterez d'un résumé.

Je vais commencer par les singes puisque tout a démarré grâce à leur perspicacité.

Un jour, les singes étaient tranquillement en train de grignoter des feuilles (heu… qui a créé les singes ? Et les feuilles ?), et ils ne savaient pas quoi faire d'intelligent en mâchouillant ces aliments coriaces. Ils regardèrent le ciel et virent un éclair (d'orage… pas au chocolat). L'éclair était joli et les singes se dirent : « Mais qui a lancé cet éclair ? ». Ils essayèrent eux aussi de lancer des éclairs mais, n'y parvenant pas, ils jugèrent que celui qui avait lancé cet éclair magnifique devait être un singe très puissant et ils décidèrent de l'appeler Dieu parce que c'était un nom qui exprimait bien la puissance du singe qui avait enflammé le ciel.

A partir du moment où les singes eurent appelé leur dieu-singe « Dieu », ils décidèrent de ne plus s'appeler eux-mêmes des singes, ce nom étant trop péjoratif. Ils se rebaptisèrent donc « hommes ». Comme les hommes ex-singes avaient la trouille de voir leur Dieu balancer des éclairs incandescents sur leurs poires (ou sur leurs pommes, on ne sait pas bien comment les hommes appelaient leurs têtes en ces temps reculés), ils se mirent à le prier de jeter ses cochonneries autre part, par exemple sur la tête des singes qui avaient décidé de ne pas croire en Dieu et qui, de ce fait, étaient restés des singes.

Le temps passa et les hommes priaient inlassablement, en demandant toujours plus de faveurs à leur Dieu. Il fallait qu'il fasse tomber la pluie (de temps en temps, pas tout le temps parce que c'est désagréable de vivre au milieu du mouillé), qu'il ramène le soleil au dessus de l'horizon tous les matins, qu'il aide les gens mourants à ne pas mourir ou à mourir selon les circonstances, qu'il aide les gens naissants à naître, qu'il fasse tomber la neige parce que les stations de sports d'hiver en ont besoin pour gagner de l'argent, etc.

Et les hommes, qui n’avaient plus le temps de prier, ils étaient trop occupés à gagner de l’argent et à se faire la guerre pour gagner encore plus d’argent, chargèrent certains d’entre eux de ne s’occuper que de cette tâche, prier Dieu, et ils appelèrent ces prieurs patentés des prêtres. Ceux-ci, qu’on nourrissait grassement et qu’on logeait dans d’immenses demeures de pierre remplies d’or et éclairées par des vitraux flamboyants, s’ils voulaient conserver le gîte et le couvert, devaient bosser durement, et ainsi ils se mirent à prier et ils n’arrêtèrent plus de prier. Malheureusement, Dieu était tout seul pour exaucer les vœux des hommes et des prêtres, et il était débordé de travail. Les prêtres, s’ils avaient voulu faire un petit effort, auraient pu embaucher un Dieu intérimaire pour remplacer le Dieu Titulaire quand il était malade, quand il devait prendre ses congés payés, etc. Mais ils  prétendaient que Dieu leur coûtait déjà assez cher, et qu'il y avait trop de charges sociales, et que ces conneries (« Le mot bêtises n'aurait-il pas été plus correct et tout aussi juste, mon petit ? me demanda le prof de français) risquaient de leur coûter la peau des fesses (si vous voulez, m'sieur le prof, je peux remplacer fesses par un autre mot que j'ai sur le bout de la langue. Non ? Vous ne voulez pas ? Dommage… il est plus concis).

Bref, Dieu faisait plein de petits boulots et il était si débordé qu'il ne savait plus où donner de la tête. Un jour, fatigué et au bord de la dépression nerveuse, il en a eu marre et il se mit en grève. Il avait bien sûr déposé un préavis légal auprès des instances représentatives de l’Eglise, mais les prêtres, après en avoir discuté entre eux, se dirent que finalement Dieu ne servait à rien. Il suffisait qu'on dise qu'il existe, on n'avait pas besoin de le montrer ni de le démontrer. Et c'est comme ça qu'ils inventèrent la foi aveugle, et ils la répandirent largement parmi les crédules populations humaines. Bien sûr, il fallait aussi taire le fait que Dieu avait cessé son travail, pour éviter d'affoler les hommes qui pourraient se sentir abandonnés si on leur disait que leur Seigneur se tournait les pouces et se fichait comme de son premier éclair (au chocolat) de leurs soucis. Depuis quand cette situation dure-t-elle ? Depuis des siècles. D'ailleurs, il n'est pas nécessaire d'être grand prêtre pour se rendre compte qu'il n'y a plus de miracles depuis fort longtemps.

Donc Dieu ne fait plus rien (on suppose qu'il fait la grève sur une île du Pacifique où il se gave de cocktails en faisant des petits christs à des vahinés en chaleur : je vous laisse calculer le nombre de christs qu'il a eu le temps de procréer depuis qu’il s’est arrêté de travailler). Les prêtres, quant à eux, continuent d'encaisser leur obole, en faisant leur travail normalement, comme si de rien n'était. Le plus difficile pour eux est de rester sérieux en écoutant les repentants à confesse. Mais dès que ceux-ci sont partis, ils peuvent lâcher la bonde à leur joie, et ils rigolent comme des dératés : ils savent depuis longtemps que Dieu n'entend rien, et qu'il ne peut rien pardonner, et que tout ça, ce sont des foutaises pour les grenouilles de bénitier.

Voilà comment s’achève ce petit résumé de l'histoire de Dieu et de ses relations ambiguës avec les hommes. Pour en revenir à notre histoire, et pour expliquer sa présence sur cet escalier d’un petit pavillon de banlieue, il faut comprendre que le seigneur Dieu sort de temps en temps de sa tanière ensoleillée, mais seulement quand il est à jeun (comme il y a sur son île tous les ingrédients nécessaires pour faire de sublimes cocktails, c'est assez rare qu'il n'ait pas au moins trois ou quatre verres entamés dans ses multiples mains, et l’équivalent d’une cinquantaine de verres dans l’estomac, alors…), quand il n'a pas de vahiné en cours d’utilisation (fait extrêmement rarissime : elles sont si nombreuses, et si jolies, et il est si puissant que…), quand il ne fait pas suffisamment beau pour se promener sur la plage de sable fin et doré (il fait toujours beau sur cette île et donc…), quand il n'a rien d'autre à faire (les loisirs lui prennent tellement de temps qu'il voit à peine les journées s’écouler…) et… quand il est très en colère. Et c'est l'une de ses sorties exceptionnelles que je me proposais de vous raconter quand j'ai été interrompu par moi-même. Écoutez bien…

Un petit rappel pour les gens dont la mémoire est défaillante : Dieu est en haut de l'escalier et il est en colère, la fantômesse, une jambe en l'air (non, m'sieur le professeur, je n'ai pas parlé de partie de jambes en l'air, d'ailleurs elle n'a qu'une jambe en l'air et l'autre jambe, je ne sais pas où elle est. C'est bizarre, m'sieur, comme vous imaginez des choses. Moi, je n’ai aucune idée de ce qu'on peut faire quand on a deux jambes en l'air…), était presque arrivée sur la douzième marche. Vous visualisez bien la scène ? Alors, continuons.

Dieu s’apprêtait à lancer des éclairs assassins en direction de la fantômesse pécheresse… quand celle-ci, que j'ai laissée immobile trop longtemps et dont les articulations ont dû se gripper, manqua la douzième marche et se fracassa le squelette en centaines de milliers de millions de morceaux. Il est inutile de vous dire que tous ces bouts d’os mélangés et emmêlés dans le drap formaient une bouillie innommable, et même Dieu, au sein (m'sieur le professeur, là, j'ai le droit ?) de ce carnage, n'y aurait pas reconnu ses saints favoris (m'sieur le professeur, ce coup-ci, je ne me suis pas trompé…).

Le Seigneur Dieu, un peu honteux d’avoir assisté, et un peu participé, à la brisure de notre fantômesse préférée, s’esquiva lâchement. Et la fantômesse esseulée et désespérée dut se dépatouiller toute seule. Ayant perdu les eaux (heu… pardon : les os), il lui en manquait tant (des os), qu'elle ne put se relever. Elle se déplaça en utilisant un système de reptation très peu élégant. Puis elle recolla tant bien que mal tous ses os épars pour se reconstituer un squelette fonctionnel. A la fin, le résultat était à peine passable car elle avait oublié quelques os coincés sous les meubles. En plus ses connaissances en anatomie étaient très mauvaises et elle avait mélangé les os de pieds avec les vertèbres et les vertèbres avec la mâchoire et la mâchoire avec la clavicule. Elle se retrouva donc toute bancale et elle le resta pendant l’éternité (qui dure assez longtemps, il paraît).

Elle sortit rapidement de la maison car son apparence négligée inspirait maintenant plus la pitié que la peur et, dans ces conditions, elle n'avait plus d'espoir d'effrayer nos deux tourtereaux. Près de la maison, elle découvrit une grotte où elle s'empressa de se cacher et elle y resta longtemps, très longtemps. De temps en temps, elle sortait de sa tanière pour faire semblant de respirer le bon air frais entre ses côtes mal recollées, mais heureusement pour elle, c'était un endroit isolé où il y avait peu de passage, et elle ne rencontrait jamais personne. Et elle attendait ainsi, terrée dans ce trou malsain où elle eut la chance de ne pas attraper une pneumonie. Qu'attendait-elle ? Peut-être la visite de son Dieu et Maître qui, intelligent comme Il était, aurait pu lui reconstruire un squelette plus présentable. Mais Il ne vint pas. Il avait dû l'oublier ou Il ne voulait plus se souvenir d'elle (nous savons, nous, qu'Il était reparti sur son île déguster ses cocktails et ses vahinés).

Puis, un jour, longtemps après, la fantômesse rencontra une petite fille devant la grotte. Elle s’appelait Bernadette et elle passait là par hasard. Cette Bernadette était un peu myope et elle crut, en voyant la fantômesse toute floue, reconnaître quelqu’un d’autre. En revenant en ville après sa promenade, elle raconta à qui voulait l'entendre l'apparition à laquelle elle avait assisté, en oubliant de mentionner sa vision défaillante. Et elle répéta si souvent son histoire, et elle avait un don de persuasion si développé, et les gens avaient tellement besoin de croire en quelque chose, que finalement tout le monde fut persuadé qu’elle disait la vérité.

Le reste de l’histoire est bien connu. Depuis ce temps, la fantômesse ne peut plus sortir de sa grotte, il y a trop de visiteurs qui l'attendent devant l'entrée, avec des appareils photo qui font clic-clac, et elle n'aime pas être prise en photo, elle se sent trop laide.


La vision de Bernadette : une photo un peu floue


Et que devinrent notre amant et son amante chérie ? Ils profitèrent de leur ardente passion jusqu'au bout, c'est-à-dire pendant très longtemps. Ils ne quittèrent jamais leur petit pavillon de banlieue auquel ils étaient très attachés et ils n'eurent jamais à regretter les méfaits bénins qui leur avaient permis de connaître ce bonheur infini. Ils oublièrent même de se souvenir de leurs anciens conjoints et ils les laissèrent reposer en paix.

Quant à Dieu, à notre connaissance, il est toujours en grève. Et si sa famille continue à s'agrandir à un rythme effréné, comme c’est le cas actuellement, il devra sans doute emménager sur une île plus grande, peut-être l'Australie ou l’Amérique.
 
 


Le 2 novembre 2005.

Fabrice Guyot.