Il était une fois… un fantôme. Ce n'était pas un
fantôme ordinaire, comme on en voit si souvent, un peu partout,
quand on se donne la peine de chercher et de regarder. Ce fantôme
était différent des autres fantômes car
c'était un fantôme… du beau sexe. « Beau sexe ?
Pas assez précise votre façon de vous exprimer, mon petit
! » me dit mon prof de français, par ailleurs
plutôt du genre homo. Certes, il n'a pas tort. Je précise
donc à son intention : avec mon déplorable penchant
strictement hétéro, le beau sexe ne peut être pour
moi que du genre féminin. D’ailleurs, pour simplifier et pour
qu'il n'y ait plus de méprise compromettant gravement la
compréhension de cette histoire, j'appellerai mon fantôme,
une fantômesse.
Fantômesse ? Ce terme me gêne un peu. D'abord, il va faire
tiquer mon prof de français (pas seulement parce que c'est un
mot féminin), mais aussi à cause de mon correcteur
orthographique qui me signale que ce mot n'est pas français.
C'est étrangement bizarre ! Pourquoi un fantôme ne
serait-il pas féminin ? Qu'ont-ils contre les fantômes
féminins, ces dictionnaires phallocrates ? Il est vrai que
l'état de délabrement physique du fantôme le plus
basique ne permet pas de déterminer son sexe avec toute la
rigueur souhaitable ; et donc, qu'il soit à l'origine un
mâle ou une femelle n'a plus vraiment d'importance
(« Mon petit, votre phrase est si fautive qu'elle ne
signifie plus rien, me dit mon rigoureux prof de français. Si
vous voulez être compris, veuillez conjuguer correctement vos
verbes en adaptant le mode au sens que vous voulez donner à vos
phrases ». « Heu… je corrige tout de suite,
m’sieur le professeur ». Et cela donne : et donc, qu'il ait
été à l'origine un mâle ou une femelle n'a
plus vraiment d'importance). Mais, si on veut être précis,
il y a sûrement un moyen de voir le sexe d'un fantôme (heu…
pardon… je me suis encore mal exprimé. Je voulais dire : de
connaître le sexe d'un fantôme), par exemple en soulevant
le drap et en étudiant les os un par un. Les archéologues
y parviennent sans difficultés avec les bouts d'os
fossilisés de nos ancêtres préhistoriques, alors
pourquoi serait-ce impossible avec les os de fantômes ?
Remarquez, un individu standard comme moi, qui ne rencontre que deux ou
trois fantômes par jour, par ailleurs des fantômes pas
toujours très coopératifs et qui, sauf quand ils sont
exhibitionnistes et qu'ils relèvent spontanément leurs
draps pour qu'on admire leur belle ossature, refusent en
général catégoriquement qu'on leur démonte
leur squelette, y compris si c'est dans un but exclusivement
scientifique, donc un simple individu comme moi y perd quelque peu son
latin dans ce domaine très controversé de la sexologie
fantomatique.
Bref, revenons à notre fantôme
préféré. Comme je n'ai pas entendu d'avis
contradictoires, je le dis fermement, parce que je l'ai
décidé, mon fantôme est féminin et ce sera
une fantômesse. Point final.
Hé ! Attendez, ne partez pas ! J'ai dit point final mais mon
histoire n'est pas encore commencée… D'ailleurs, vous allez
constater que notre petite conversation sur la sexualité de ma
fantômesse n'était pas inutile. Même invisible, son
sexe est important pour la suite de ce passionnant récit qui
nous conduira dans une maison hantée, où nous
rencontrerons Dieu en personne qui nous entrouvrira les portes de son
Paradis pour que nous en ayons une vision plus humaine ; nous suivrons
ensuite notre héroïne dans une grotte. Et après,
s'il me reste de l'énergie et des idées, je vous ferai
voyager très loin dans l'espace et dans le temps.
Comme nous avons du chemin à parcourir, ne perdons pas de temps
et commençons.
Je vous présente ma fantômesse (soyons polis et saluons-la
avec une petite révérence). Vous pouvez constater que,
coquettement revêtue de son suaire blanc et immaculé, elle
est toute mignonne. Pour en savoir plus, relevons délicatement
son suaire (il est préférable de lui demander sa
permission avant…), et nous voyons alors apparaître au grand jour
ses trésors cachés. Avouez qu'elle est magnifique !
J'entends certains d'entre vous murmurer qu'il lui manque trop de
quartiers de viande pour qu'elle soit parfaite. C'est exact, mais
n'oublions pas que nous étudions une fantômesse et non une
pin-up. Maintenant que je vous l'ai présentée, nous
pouvons continuer.
Elle hantait, à cette époque, un joli petit pavillon de
banlieue et elle était très heureuse de la vie (heu… de
la mort…) qu'elle y menait. En fait, il faut avouer qu'elle n'avait
guère d'ambition (c'était en somme une petite
fantômesse de banlieue) car les lieux étaient vraiment
exigus et les occupants (les occupants vivants…) n'étaient
guère folichons. Jolie comme elle était, avec ses
gracieux petits os tout trognons, notre fantômesse aurait pu
espérer mieux que ce pavillon de trois pièces avec
cuisine équipée et une seule salle de bains. D'ailleurs,
ses camarades fantômes lui disaient souvent qu'elle devrait
songer à évoluer, que dans la vie (heu… dans la mort
aussi…), « il faut toujours aller de l'avant »
car « quand on n'avance plus, on
régresse », « il ne faut jamais se
contenter de ce qu'on a », mais « il faut
rechercher à tout prix ce qu'on n'a pas »,
« il ne faut jamais se satisfaire de la
facilité », mais « il faut au contraire
constamment se battre pour s'approprier l'inaccessible, pour
conquérir l'inexpugnable ». Ainsi ses
collègues lui conseillaient de déménager, pour
s'en aller hanter un beau château qui serait plus digne de sa
beauté. Peut-être pas Versailles (il était
déjà occupé par une Marie-Thérèse,
une Maintenon, une Pompadour, etc. et ces dames très
distinguées ne cessaient de se crêper le chignon en
prenant pour témoin un Loulou numéroté), ni
Chenonceaux (une Diane poitevine et une Catherine se chamaillaient sans
cesse à cause d'un certain Riton que l'une avait semble-t-il
piqué à l'autre), ni Chambord (il y a trop de courants
d'air, elle risquerait d'y prendre froid). Par contre, un petit
château, que peu de fantômes revendiquaient, lui
conviendrait à merveille, par exemple Chaumont (la Diane
poitevine était bien trop occupée à Chenonceaux
pour s'intéresser à cette petite maisonnette à
peine habitable).
Malgré tous ces bons conseils, notre fantômesse
préférait rester dans son petit pavillon de banlieue
où personne ne venait l'embêter et où elle pouvait,
sans crainte d'être sanctionnée, se consacrer à son
activité favorite : horrifier les gens. Comment parvenait-elle
à faire peur, alors que, je l'ai déjà dit, elle
était belle à réveiller un mort ? Sachez,
messieurs-dames les vivants, que les défunts n'ont pas les
mêmes goûts que vous. Ainsi, la fantômesse que les
morts voyaient comme une adorable personne, sensuelle et
appétissante, n'était guère
appréciée dans le monde des vivants où les gens
sont trop peu habitués à voir la vraie beauté, la
beauté la plus pure, la plus brute qui soit. Donc d'un
côté, elle charmait, et de l'autre côté, elle
n'était qu'un abominable repoussoir rempli d'os et recouvert de
charpie. Loin d'être vexée, la fantômesse
était au contraire enchantée de cette situation
puisqu'elle s'était découvert un goût
immodéré pour la terrorisation des pauvres vivants
(« Terrorisation ? me dit le prof de français.
Où avez-vous appris le français, mon petit. Pourquoi pas
terroriseur, ou pire terroriseuse, pendant que vous y
êtes ») et que sa laideur contribuait beaucoup au
succès de ses activités.
Les occupants vivants de cette petite maison changeaient souvent. Ils
déménageaient en général assez rapidement
après leur première rencontre avec le fantôme (en
fait, la fantômesse, mais ils l'appelaient fantôme car ils
n'avaient ni le temps ni la curiosité ni le courage de soulever
le suaire pour y découvrir son sexe). A l'époque
où se déroule notre histoire, la maison était
habitée par un jeune couple pas assez peureux au goût de
la fantômesse. Elle déployait pourtant des efforts
surhumains (« J'ai écouté vos conseils,
m'sieur le professeur, j'aurais pu dire surfantômiques ou
surfantômains, mais je me suis abstenu ».
« C'est bien, mon petit, continuez ainsi et vous deviendrez
peut-être, un jour, un bon professeur de
français ») pour leur faire dresser les cheveux sur
la tête et leur glacer le sang, mais elle n'y arrivait jamais. Il
faut dire que ce couple, apparemment sans histoire, avait
traversé bien des épreuves et que ces coups du sort
avaient beaucoup émoussé leur capacité à
s'émouvoir, surtout d'une chose aussi futile qu'un fantôme
(eux aussi ignoraient, mais parce qu'ils s'en fichaient, qu'elle
était une femelle. Heu… je vois mon prof de français
faire de gros yeux et prêt à s'exclamer « La
grammaire, mon petit, rappelez-vous votre grammaire. Le subjonctif n'a
pas été créé pour les chiens. Et veuillez
respecter la concordance des temps, s'il vous
plaît… ». Donc, pour le mettre de bonne humeur, je
répète toute la phrase en la corrigeant : eux aussi
ignoraient, mais parce qu'ils s'en fichaient, qu'elle fût une
femelle).
Qu'était-il arrivé de si épouvantable à ce
charmant couple pour qu'il n'éprouve aucune émotion
devant notre fantômesse, quoi qu'elle fasse ? Bien sûr, je
vais m'empresser de vous raconter leur passé (c'est mon boulot…)
mais, pour que vous compreniez bien leur terrible détresse, je
dois commencer par le milieu de l'histoire. Ensuite je vous dirai le
début. Et ensuite, la fin. Okay ? (Heu… pardon professeur, je
sais qu’il faut éviter les anglicismes, je ne recommencerai
plus.
Je voulais dire : êtes-vous favorables à ma proposition,
mes chers amis lecteurs ?).
Donc, imaginez nos deux tourtereaux, quelques années auparavant.
Ils se promenaient tranquillement, chacun de son côté car
ils ne se connaissaient pas encore. Ce serait malpoli de ma part de
vous donner leurs âges (surtout celui de la dame) mais sachez que
cela faisait à peu près vingt-cinq ans qu'ils se
promenaient séparément, le hasard n'ayant pas
pensé à organiser leur rencontre. Et puis, ce
jour-là, le grand jour, le hasard avait bien voulu jeté
un coup d'œil sur eux, et il s'était dit à lui-même
: « Tiens, tiens ! Ces deux-là sont tellement
bêtes qu'ils auront beau parcourir des kilomètres et des
kilomètres, ils n'ont aucune chance de se croiser. Et pourtant…
pourtant… c'est évident qu'il leur suffirait d'un seul regard
pour qu'ils ne se quittent plus jamais. Et si… si… (le hasard est le
grand spécialiste du si, souvent bémol), et si je
m'amusais à… Ce serait rigolo de… ». Et le hasard
s'est amusé à… et a trouvé rigolo de… Ce
jour-là, nos deux tourtereaux se sont rencontrés par
hasard, leurs regards se sont croisés par hasard, ils sont
tombés par hasard dans les bras l'un de l'autre (heu… s'enlacer
par hasard… j'ai quelques doutes à ce sujet) et ils se sont
rapidement retrouvés à l'horizontale sur le lit douillet
d'une chambre d'hôtel (heu… là, j'ai un peu
abrégé, je trouve que les étapes
intermédiaires, du genre danse nuptiale ou préparation du
nid, sont trop longues à écrire et sont fastidieuses
à lire).
Et voilà nos deux tourtereaux comblés. Jamais ils
n'auraient dû se rencontrer, jamais ils n'auraient dû
ressentir la jouissance de se frotter leur lard (froncement de sourcils
du prof de français. « Mais, m'sieur, j'ai le droit,
répondis-je à sa remarque éloquente quoique
silencieuse, c'est du Rabelais »). Et pourtant, ils
étaient là, nus, satisfaits l'un de l'autre et presque
totalement heureux. Presque ? Hé oui, presque. C'est maintenant
que je dois narrer le début de leur histoire. Préparez
vos mouchoirs et mouchez-vous quand je vous le demanderai…
Ces deux tourtereaux sans âge (mais ayant conservé une
certaine vitalité puisque leurs voisins de chambre, à
l'hôtel, m'ont dit qu'ils avaient été souvent
réveillés au cours de la nuit par des hurlements
inhumains) n'étaient pas nés de la dernière pluie.
Avant de se rencontrer et de s'aimer, ils avaient vécu une autre
vie et cette autre vie ne s'était pas évaporée
dès que le monsieur avait introduit… (ne vous inquiétez
pas, m'sieur le professeur, je vais rester correct) la clé dans
la serrure de la chambre d'hôtel. En fait, pour être clair,
le monsieur était marié et la dame était
mariée. C'est triste, n'est-ce pas ? Non, pas vraiment. En tout
cas, nos deux héros avaient rapidement compris qu'il y avait de
nombreuses solutions à leur problème.
Première solution : ils pouvaient continuer à vivre leur
vie de tous les jours et se rencontrer furtivement dans une chambre
d'hôtel, de temps à autre, quand ça leur chantait.
Cette solution leur semblait très acceptable mais
malheureusement, n'étant riche ni l'un ni l'autre, ça
risquait à long terme de leur coûter trop cher (n'oublions
pas que leur amour était censé durer longtemps). En plus,
il restait le risque d'être surpris en position copulatoire par
un des conjoints jaloux, ce qui pourrait donner lieu à une
situation plutôt embarrassante et difficilement justifiable
(« Mais, mon chéri, dit-elle à son
époux en enfilant les restes de sa culotte
déchirée à coups de dents, je t'assure que nous ne
faisions rien de mal ». « Ma chérie,
dit-il à son épouse en essayant vainement de refermer sa
braguette bloquée par une protubérance incongrue et
récalcitrante, n’imagine pas des choses… c'était…
c'était… une réunion de travail, nous allions justement
signer le contrat… »).
Deuxième solution : ils pouvaient divorcer, mais cette solution
ne leur semblait pas intéressante. Le divorce revient cher et
entraîne beaucoup trop de tracasseries administratives, sans
compter les discussions à n'en plus finir avec les conjoints
souvent grincheux quand il s'agit de partager les biens du
ménage (« Cette casserole est à moi, c'est ma
mère qui me l'a donnée ».
« Menteuse, elle est à moi, elle vient de ma
grand-mère ». « T'es qu'un connard de
voleur ». « Et toi, t'es qu'une
pouffiasse »).
Troisième solution, et c'est celle-ci qu'ils ont choisie
puisqu'elle était la plus raisonnable de toutes : ils
pouvaient se débarrasser de leurs conjoints respectifs. Cela
pourrait se faire de manière presque amicale, sans acrimonie ni
méchanceté, et en tout cas sans violences inutiles. Bien
sûr, les frais d'enterrement ne sont pas négligeables et
la paperasserie à remplir est conséquente, mais cette
solution a le mérite de n'entraîner aucun conflit avec les
conjoints, et en plus, elle est définitive.
Maintenant, vous connaissez le début et le milieu de l'histoire,
alors passons à la fin.
Nos gentils héros mirent rapidement à exécution ce
légitime projet d'assainissement de leur vie sentimentale. Comme
il ne fallait pas qu'on les soupçonnât des crimes
(« M'sieur le prof de français, j'ai réussi
à caser un imparfait du subjonctif ! »,
« C'est bien, mon petit, continuez comme ça, vous
êtes sur la bonne voie. Mais à l'avenir ne dites pas caser
mais placer, c'est plus correct »), ils
décidèrent, pour brouiller les pistes, que ce serait lui
qui tuerait le mari et que ce serait elle qui tuerait l'épouse ;
et pendant que l'un commettrait le crime, l'autre pourrait se
fabriquer, si c'était nécessaire, un alibi solide. Une
fois cette stratégie décidée, il restait à
mettre au point la tactique. Pour tuer la femme, ça devrait
être assez simple, elle était en effet fragile de nature
et la moindre contrariété pouvait la faire passer de vie
à trépas. Par contre, le mari était de
constitution plus solide, et seul le vol de son portefeuille pouvait le
faire suffisamment sortir de ses gonds pour le mener illico à
des extrémités fatales pour sa santé et, avec de
la chance, pour sa vie.
Commençons par le plus simple, c'est-à-dire par
l'épouse. Notre gentille amante se présenta à son
domicile en se faisant passer pour la représentante d'une
compagnie d'assurance-vie. Ce rôle, qu'elle savait
interpréter magnifiquement, n'avait pas été choisi
au hasard. En effet, l'amant et mari, je veux dire l'amant de notre
amante et l'époux de l'épouse, malgré ce cumul de
fonctions qui aurait pu être préjudiciable à sa
santé mentale, n'était pas bête. Et donc, du haut
de son intelligence, il avait pensé à contracter une
assurance-vie, au nom de sa femme, et pour un capital assez important,
dès qu'il avait décidé de faire disparaître
son épouse chérie et encombrante.
Voilà comment se déroula la scène entre l'amante
et l'épouse :
– Madame, dit l'amante, je tenais à vous rencontrer car vous et
votre mari avez récemment signé un contrat
d'assurance-vie chez nous. Comme le capital est d'un montant
conséquent et que le contrat ne prévoit que le
décès de l’épouse, et donc de vous-même, je
voulais vérifier si vous étiez en bonne santé.
– Heu… Mon décès à moi ?
– Oui, madame.
– Heu… Je croyais… Ma mari m'a dit que…
– Que… ?
– Il ne m'a pas dit que…
– Que… ?
– Il ne m'a pas dit que le contrat ne couvrait que mon
décès.
– Ha ?
A ce moment l'épouse était très pâle. En la
voyant ainsi, l'amante comprit qu'elle n'aurait aucune
difficulté pour la faire chavirer de l'autre côté,
là où tout le monde (l'amant et l'amante) souhaitait la
voir partir.
– Votre mari est un coquin, continua l'amante.
– Heu…
– Il ne vous dit pas tout, a priori.
– Heu… Si, je pense…
– Pardon… heu… excusez-moi, je ne voulais pas dire ça.
D'ailleurs, je suis sûre qu'il vous a informée de l’autre
assurance qu’il a prise chez nous.
– Quelle assurance ?
– Ca aussi, il ne vous l'a pas dit ?
– Heu… Quoi ?
– Cette autre assurance… Une assurance obsèques.
– Obsèques ?
– Oui, une assurance obsèques, pour votre enterrement.
– Mon enterrement ?
– Oui, votre enterrement à vous. Le contrat ne prévoit
que votre enterrement, ce qui est curieux, mais dans les assurances,
nous avons l'habitude des bizarreries.
– Heu… Pour m'enterrer, il faut que je sois morte…
– En général, oui.
– Une assurance-vie qui ne prévoit que mon décès,
une assurance obsèques qui ne prévoit que mon enterrement…
– Oui, c'est bien ça.
L'épouse n'était plus vraiment pâle, elle
était plutôt verte avec quelques touches de violet peu
élégantes. Sa bouche était ouverte et sa
respiration ressemblait à un râle. Encore un petit choc et
c'était fini. L'amante continua :
– L'agent qui a établi le contrat m'a dit que votre mari
était venu au bureau avec sa femme.
– Ha…
– L’agent pensait que c'était vous…
– Ha…
– A priori, en voyant votre surprise, ce n'était pas vous…
– Ha…
– Pourtant il la tenait par la taille et il l'embrassait dans le cou.
– Ha…
– Mais puisque vous n'êtes pas au courant, cette femme
n’était sûrement pas vous.
– Ha…
– Mais nous, dans les assurances, on s'en fiche. Vous pouvez mener la
vie que vous voulez. Si vous êtes d'accord pour que votre mari
sorte avec une autre femme…
– Haaaaaaaaaaaaa…
Enfin, c'était fini, le coup de grâce venait de tomber.
L'épouse s'effondra la tête la première sur le beau
tapis d'orient (l'amante, qui ne perdait jamais la tête, se dit :
« Quel beau tapis ! Il est à moi
maintenant »). L'épouse était morte et la
fausse agente d'assurance s'en alla toute guillerette. Elle avait bien
rempli sa mission et elle aimait le travail vite fait bien fait. Et
pendant ce temps, le mari travaillait à se faire un alibi. Il
était avec ses copains et il n'arrêtait pas de leur donner
l'heure et de leur montrer sa belle Rolex (un cadeau de son
épouse pour leurs vingt ans de mariage). Mais, comme vous l'avez
certainement deviné, cet alibi ne fut pas nécessaire
puisque l'épouse était décédée
« de mort naturelle » (« La pauvre,
elle avait le cœur bien fragile… », « Et son
malheureux époux qui se retrouve seul, comment va-t-il supporter
le choc ? », « Mon dieu, quelle tristesse,
nous sommes bien peu de chose face à la mort »).
Maintenant que nous sommes débarrassés de l'épouse
importune (qui eut un très bel enterrement payé par
l’assurance), passons au mari de l’amante.
L'amant rencontra le mari à son domicile. Il prétendit
être un promoteur immobilier en quête de logements. Le mari
lui répondit que son appartement n'était pas à
vendre, mais le faux promoteur insista et le mari accepta de
l'écouter (il faut dire que, sans en avoir l'air, presque par
maladresse, l'amant lança à la volée le montant
qu'il serait prêt à payer, et ce prix aurait pu monter
à la tête du plus ascétique des ermites).
– 600 000 ? demanda, estomaqué, le mari.
– Excusez-moi, j'ai dit ce chiffre comme ça. Je ne suis pas
autorisé à vous faire une proposition ferme.
– 600 000 euros ?
– C'était une erreur de ma part d'en parler. Mais si vous
voulez, nous pouvons en discuter.
– Moi je veux bien en discuter, tant que le prix ne descend pas
au-dessous de 600 000.
– Il va falloir que j'en parle à mon patron. Je ne fais pas ce
que je veux. C'est lui qui décide.
– Bah, parlez-lui.
– Il exigera quelque chose en échange. Une sorte de…
compensation. 600 000 euros, c'est beaucoup.
– Quelle compensation ?
– Bah, une compensation. Une compensation importante. En fait, un
engagement de votre part. Un engagement ferme.
Le mari était très emballé par cette proposition
inespérée. 600 000 euros ! Jamais il n'avait palpé
autant d'argent. En plus, il pouvait gagner tout ce fric contre ce
petit appartement minable.
– C'est d'accord. Comment je m'engage ? continua le mari.
– Bien, très bien. Voilà un contrat. Il ne s'agit pas
encore du contrat de vente. C'est seulement un contrat qui garantit
votre engagement ferme.
– D'accord. Je signe où ?
– Heu… Vous ne voulez pas lire le contrat avant ?
– Pour quoi faire ? Pour 600 000 euros, je vous donne tout,
l'appartement, les meubles, et même ma femme en prime, si vous en
voulez.
– Heu… Votre signature n'est pas suffisante. Comme nous tenons
beaucoup, mon patron et moi, à ce que ce soit un engagement
très ferme de votre part, nous avons besoin d'autre chose.
Le mari commençait à prendre peur. Il fallait rapidement
l'embobiner avant qu'il ait le temps de comprendre et de faire marche
arrière.
– Vous comprenez, continua l'amant, il s'agit de 600 000 euros. Ce
n'est pas une petite somme. Or, le poids de l'engagement doit
être proportionnel à la somme en jeu.
– Et alors ? Je fais quoi ?
– Vous devez signer ce contrat d'abord. Et ensuite, vous devez me
verser une caution. Si vous lisez le contrat, vous verrez que tout est
légal, il y a les articles de loi nous autorisant à vous
demander cette caution qui garantit votre engagement ferme et
définitif vis-à-vis de nous.
– Elle est de combien, cette caution ?
– 100 000 euros.
– 100 000 ?
Il avait un peu pâli (mais n’ayez aucune inquiétude, il ne
va pas mourir sous nos yeux, sa mort sera plus lente et plus
douloureuse).
– Oui, 100 000 euros, lui répondit l'amant.
– C'est une grosse somme.
– N'oubliez pas que vous toucherez 600 000 euros au moment de la
signature du contrat de vente définitif. Et bien sûr, ces
100 000 euros vous seront remboursés à ce
moment-là.
– Et c'est légal tout ça ?
– Oui, je vous l'ai dit, c'est dans le contrat d'engagement, il y a
tous les articles de loi.
– Heu… C'est beaucoup 100 000.
– Si vous n'avez pas ces 100 000 euros, ce n'est pas grave. Vous n'avez
rien signé, je n'ai rien signé. Je peux partir maintenant
et vous n'entendrez plus jamais parler de moi. J'irai voir vos voisins
et si l'un d'entre eux dispose de cette somme, pour moi, c'est du
pareil au même.
– Heu… Enfin, si je cherche bien, je dois pouvoir trouver ces 100
000 balles…
L'amant savait bien que le mari avait cette somme disponible. Il avait
bénéficié d'informations à la source
(source très proche de l'oreiller ; et cela lui fit penser qu'il
avait encore envie d'elle et il se sentit impatient d'aller la
retrouver ; mais, bon, il devait être sérieux, il pouvait
encore attendre un peu, il fallait régler ce problème
délicat d'abord, et après ils auraient toute leur vie
à consacrer à l'amour et à la bagatelle).
– Alors ? demanda l'amant en tendant un stylo (un cadeau de sa femme
pour leurs dix-neuf ans de mariage) et le contrat à
l'époux.
– Bon, d'accord. Je vous fais le chèque. Je le signe où,
votre contrat ?
Après avoir pris le chèque et rangé soigneusement
le contrat dans sa sacoche de cuir marron (un cadeau de sa femme pour
leurs dix-huit ans de mariage), l’amant s’esquiva avec un grand
sourire, en souhaitant une bonne journée au mari qui semblait
fort heureux d’avoir fait une si belle affaire.
Maintenant, vous allez me dire que la situation n'a guère
changé : l'amant avait bien un chèque de 100 000 euros
dans sa poche, mais le mari gênant était toujours vivant.
Et en effet, pour l'éliminer, ça allait être un
plus long que pour l'épouse (je vous avais prévenus que
c'était un dur à cuire). Heureusement, quelques mois plus
tard, il avait droit à un bel enterrement (payé avec une
petite partie de son propre chèque de 100 000 euros). Que
s'était-il passé entre cette visite de l'amant et la mort
du mari ? Rien ou presque, et c'est ce « presque
rien » qui fut la cause de son très attendu
décès. Bien sûr, le mari ne revit jamais le faux
promoteur mais le vrai chèque fut débité
rapidement sur son compte. Sa douce femme le fit suer pendant des
semaines et des semaines en lui demandant ce qu'étaient devenus
ces 100 000 euros bizarrement disparus du compte (« T'as
encore joué aux courses, salaud, et t'as bouffé toutes
nos économies. T'es vraiment un con »). Il se sentait
tout bête, tout minable, incapable de lui répondre. Il ne
voulait même pas porter plainte, par peur du ridicule. Il
préférait que sa femme continue à croire qu'il
avait joué aux courses ou qu'il s'était payé une
poule hors de prix. Quant aux flics, ils se seraient bien foutus de sa
gueule, dans son dos, s'il était allé les voir
(« Payer 100 000 euros pour du vent, faut vraiment
être con »).
De jour en jour, il déclinait de plus en plus. Et plus il
déprimait, plus sa femme l'assaillait de questions
embarrassantes et de commentaires acides sur sa stupidité
crasse. Pour arranger les choses, sous prétexte qu'elle tenait
beaucoup à le soutenir jusqu'au bout face à
l'adversité, elle en parla à ses amies et aux amis de son
mari pour qu'ils viennent l'aider moralement, et il devint ainsi la
risée de tous. Sa connerie, qui n'était au départ
qu'une petite connerie, prit des proportions en rapport direct avec le
nombre de gens informés. Et donc sa petite connerie se
transforma peu à peu en une très très grosse
connerie. Et il déprima encore plus.
Et puis, un jour, le mari disparut, sans rien dire. On retrouva son
corps, trois semaines plus tard, dérivant dans la
rivière. Ce que cette mort avait de positif (en dehors du fait
que le mort était totalement mort), c'est que l'épouse
n'avait pas besoin d'un alibi en béton. En effet, notre douce
héroïne n'eut à répondre à aucun
interrogatoire, les policiers la considérant comme une victime
sur laquelle le destin s'était acharné. D'ailleurs, tout
bien considéré, elle n'y était pour rien dans ce
drame, et son amant non plus. Le mari s'était tué
lui-même, tout seul, comme un grand garçon et, en plus, au
moment précis où il fallait qu'il le fasse et d’une
manière qui permettait d’innocenter sans ambiguïté
l'épouse éplorée. Cette délicatesse,
à laquelle sa femme n'était guère habituée
de sa part, lui valut une récompense qu'il aurait
appréciée s'il avait été présent en
tant que vivant : il eut droit à un somptueux enterrement de
première classe avec un beau cercueil en acajou, un monceau de
fleurs et une couronne somptueuse dont le fleuriste avait vanté
les mérites à l’amant : « D'une
élégance incontournable, cette magnifique couronne aux
tons discrets est l'une des plus belles créations
destinées à transmettre un message d'adieu à la
personne qui vous était chère… ».
Maintenant, vous savez tout, ou presque tout (je vous raconterai une
autre fois la nuit de noce des deux amants. Elle a été…
torride… torride…) sur ce charmant couple que notre gracieuse
fantômesse essayait en vain de terroriser. Vous avez sans doute
compris que les terribles événements dont ils avaient
été témoins les avaient trop marqués pour
qu'un vulgaire fantôme de banlieue puisse leur faire de l'effet.
Il faut aussi ajouter que, toutes les nuits (j'ai bien dit : toutes les
nuits…), ils étaient si occupés à faire ce qu'ils
avaient à faire sous leurs draps (non, n'insistez pas, je vous
l'ai déjà dit, je refuse d’être plus précis,
je raconterai peut-être ça ultérieurement et dans
un récit plus… spécialisé) que, étant
concentrés comme ils l'étaient, ils n'avaient
guère le temps de regarder les quelques os qui se
balançaient au-dessus de leurs têtes.
Alors que nos amants faisaient dans leur lit des choses que la
décence m’interdit de raconter dans un récit
destiné à tous les publics, notre fantômesse
commençait à s'ennuyer un peu. Elle était au bas
de l'escalier, attendant que ces maudits râles d’extase aient
cessé pour se précipiter au premier étage et
pénétrer en fanfare dans la chambre des amoureux en
hurlant « Houuuu… Houuuu… ». Pour vous faire
patienter, avant qu'il ne se passe quelque chose de palpitant, je vais
vous raconter l'histoire de la fantômesse, et vous apprendrez
ainsi pourquoi cette drôlesse était si acharnée
à vouloir terroriser des gens aussi sympathiques que notre
fougueux petit couple du premier étage. Donc écoutez bien.
C'était il y a bien longtemps. Notre fantômesse
n'était pas encore une fantômesse, elle s’appelait
Laetitia et elle n'était qu'une simple jeune fille, belle et
gentille, intelligente et vive. Bon, c'est vrai que, s'il faut
être franc, il vaudrait mieux préciser qu'elle
n'était pas si intelligente que ça. Ni très vive
d'ailleurs. En fait, elle était même un peu idiote et
assez mollassonne. Et pas très jolie non plus. Bref,
c'était une jeune crétine molle et moche. En plus, elle
était plutôt méchante et son occupation la plus
innocente était l'arrachage des ailes de mouches ou le
découpage des pattes d'araignées en deux cents
tronçons de taille égale.
On la voyait souvent dans un jardin, paisiblement allongée sur
le ventre, épiant pendant des heures ce qui semblait être
un trou de souris, et les gens se disaient que, tant qu’elle
était là, elle ne faisait pas de bêtises. On ne
savait pas si ces pauses interminables lui permettaient quelquefois
d’admirer le joli petit museau d’un rongeur sortant du trou afin de
humer l’air frais ; pour assister au même spectacle, il
aurait fallu être armé de la même patience
féline que notre Laetitia. Cependant, quelques personnes
racontaient l’avoir vue, équipée d’un canif, manipuler
quelque chose de frétillant qu’elle tenait dans sa main. Comme
elle était armée, et que ses réactions
étaient imprévisibles, ces gens prudents ne
s’étaient pas risqués à lui demander ce qu’elle
faisait. On sait seulement que, de sa petite main délicate,
sortaient de petits cris aigus, et on voyait parfois tomber sur le sol
des minuscules billes colorées, ce qui était curieux
puisqu’on savait que Laetitia ne jouait jamais aux billes. En plus, ces
billes étaient bien trop petites pour être de vraies
billes, elles ressemblaient presque à des yeux, mais des yeux
vraiment très petits, provenant certainement d’un très
petit animal, peut-être des yeux de souris. Mais c’était
inimaginable que Laetitia s’amuse ainsi, elle semblait si joyeuse, si
heureuse de vivre, si innocente, que personne ne pouvait la
soupçonner de commettre des atrocités sur des animaux
sans défense.
Certes, quand elle était franchement de mauvaise humeur, elle
avait tendance à être un peu méchante. Par exemple,
elle prenait un oiseau dans sa main (elle les aimait tellement qu'elle
avait développé une technique spéciale pour les
attraper, mais personne n'a jamais su comment elle se
débrouillait) et elle le dépeçait vivant. Quand
cette activité, assez déroutante pour les gens du commun
comme nous, l'avait mise de meilleure humeur, elle jetait l'oiseau
sanguinolent dans le cartable d'un de ses camarades d'école pour
s'amuser à le voir sursauter quand, en classe, voulant prendre
un livre, il se retrouvait avec les doigts rouges et poisseux, et le
livre dégoulinant sur les genoux. Elle aimait beaucoup faire
d’innocentes blagues de ce style à ses petits camarades qui,
entre parenthèses, n'avaient pas suffisamment d'humour pour les
apprécier et auraient aimé voir ce laideron six pieds
sous terre avec une grande pierre de dix tonnes par-dessus.
Un jour, notre sympathique jeune fille, qui avait grandi, se lassa de
ces distractions. Elle avait déjà arraché des
milliers d'ailes de mouches et des millions de pattes
d'araignées, elle avait décortiqué une centaine
d'oiseaux malchanceux, et elle se retrouvait tout à coup
à bout de ressources au point de vue des divertissements. Comme
elle ne s’était jamais entraînée à se
distraire autrement, elle n’avait plus rien à faire et elle
s'ennuyait. Elle décida alors de faire quelque chose qu'elle
n'avait encore jamais fait : tomber amoureuse. Quand elle se mit
à chercher l’objet de sa passion, elle n’hésita pas. Elle
voyait tous les jours un jeune homme à l'école, et
celui-ci était tellement beau qu'elle n'eut aucune
difficulté pour s'attacher à lui, et elle l'aima presque
autant qu'elle aimait les petits oiseaux qu'elle faisait gentiment
souffrir.
Le jeune homme étant un jeune homme tout à fait
ordinaire, il n’avait aucun goût en commun avec notre Laetitia.
Il n’aimait ni les oiseaux dépecés, ni les
araignées mutilées, ni les décorations sanglantes
sur les vêtements de ses camarades. Ainsi, ne voyant en Laetitia
qu’une fille un peu spéciale et du genre à éviter,
il ne fit aucun effort pour s'intéresser à elle et c’est
ce manque d’empressement qui est à l’origine de ses malheurs
(quoique, quand on connaît notre jeune Laetitia, on devine que le
drame n'aurait pas été moins grand s'il avait
décidé de la fréquenter).
On dit souvent que les grandes passions font souffrir. Ca doit
être vrai, tout du moins pour l’individu non consentant qui en
est l’objet. A partir du jour où le jeune homme fut aimé
plus qu'il n'avait jamais été aimé, il connut
catastrophe sur catastrophe. On ne savait pas si Laetitia en
était responsable, en tout cas il n’existait aucune preuve
contre elle et elle-même n’avait pas conscience de sa
culpabilité. Pourtant, il faut bien reconnaître que ces
catastrophes arrangeaient ses affaires. Toutes les petites amies,
potentielles ou occasionnelles, du jeune homme, disparaissaient
mystérieusement, sans laisser la moindre trace. La police vint
même interroger le jeune homme car tout le monde avait
remarqué, et le jeune homme en premier, que dès qu'une
fille lui faisait les yeux doux ou dansait avec lui ou
échangeait son numéro de téléphone ou
même lui demandait un renseignement, elle s'évaporait dans
la nature et personne n'entendait plus jamais parler d'elle. Par
contre, Laetitia ne fut pas dérangée par les
enquêteurs car on pensait que les oiseaux (et peut-être les
souris) étaient sa seule passion, et on ignorait son nouvel
intérêt pour un certain jeune homme. Cette situation
aurait pu durer très longtemps, jusqu'à ce que les salles
de classe se soient vidées de toute la gent féminine.
Mais les bonnes choses ont toujours une fin et celle-ci se produisit de
manière dramatique alors que le nombre de disparues ne
dépassait guère la dizaine.
Le jeune homme se sentait un peu responsable de cette série de
disparitions puisque, il en avait conscience et les rares amis qui
continuaient à le fréquenter ne se gênaient pas
pour le lui rappeler, toutes les jeunes filles mystérieusement
disparues faisaient partie de ses connaissances. Il se sentait
même un peu coupable. D'ailleurs, en y
réfléchissant bien, n'était-il pas le meurtrier
lui-même ? Un meurtrier inconscient de ses actes, un fou barbare
éliminant systématiquement toutes les filles qu'il
côtoyait. Il faisait des cauchemars où il se voyait en
criminel, violant et assassinant sauvagement toutes ces filles, puis
les découpant en morceaux pour les faire disparaître. Il
se réveillait en sursaut, et ensuite il était incapable
de se rendormir. Il ne mangeait plus, il évitait tout contact
avec les autres, surtout avec les filles qui pourraient, selon lui,
être ses futures victimes. La vie était devenue trop
insupportable pour lui, et un jour, sans que personne ne le sache, il
se
dirigea vers le canal et se jeta dans l'eau.
Laetitia, qui ne lâchait pas d'une semelle l'amour de sa vie, le
vit tomber dans l'eau. Que devait-elle faire ? Le laisser se noyer et
choisir un autre amoureux à martyriser ? Le secourir ? Le
rejoindre dans la mort ? Elle réfléchit à peine.
Sans même se déshabiller, elle le suivit dans les eaux
troubles et puantes du canal et nagea dans la direction où elle
l'avait vu disparaître. Quand elle l'eut rejoint, elle le prit
dans ses bras et le serra très fort contre elle. Pour la
première et dernière fois de sa vie, elle enlaçait
un homme, et cet homme, elle l'avait choisi, c'était le seul
être à qui elle n'avait jamais voulu faire du mal,
même si elle s'y était mal prise. Cet homme, elle l'aimait
et, à force de le vouloir pour elle toute seule, elle l'avait
peut-être tué. Que devait-elle faire maintenant ? Il
n'était pas encore mort, elle sentait son cœur battre lentement
contre sa poitrine. Devait-elle essayer de réparer tout ce
gâchis en le ramenant vivant à la surface ? Devait-elle le
garder serré dans ses bras pour l'éternité en
l'entraînant avec elle au fond du canal ? Sa décision fut
rapidement prise, Laetitia ne sachant pas réagir autrement que
par une sorte d'instinct bestial.
En tenant fermement le corps inconscient de son homme, elle remonta
lentement vers la surface et nagea vers les bords du canal. Des badauds
s'étaient rassemblés là, intrigués de voir
ce pittoresque spectacle, une frêle jeune fille, dont le visage
ingrat était souillé par la boue du canal, tenant dans
ses bras minuscules le corps inerte d’un puissant jeune homme. Et cette
jeune fille nageait avec une force qu'on n'aurait jamais
soupçonnée en elle, et de son visage laid rayonnait toute
la bonté du monde. Le bonheur de sauver son homme la
transformait tellement qu'elle était devenue tout à coup
la plus jolie fille que les badauds aient jamais vue. Et elle
paraissait heureuse comme seule peut l'être une personne qui se
sacrifie pour un être chéri. C'est une sorte d'ange, muni
d'une auréole boueuse, qui déposa le corps sans vie dans
les bras des curieux émerveillés.
Après s'être assurée que son homme était en
sécurité, elle s'éloigna du quai, ne prêtant
pas attention aux hurlements des badauds qui la suppliaient de revenir
vers eux. Ils ne voulaient pas voir disparaître cet ange dans la
fange du canal. Ils ne pensèrent même pas à aller
la secourir, ils étaient trop impressionnés par sa
resplendissante beauté. Mais Laetitia ne voulait pas les
entendre, elle ne voulait pas être sauvée. Elle savait ce
qu'il lui restait à faire. Elle plongea au fond du canal et
aspira violemment une grande quantité d'eau dans ses poumons.
Pendant un instant, la douleur fut intolérable et elle comprit
soudain ce qu'avaient éprouvé ces innocents oiseaux quand
elle les dépeçait avec gourmandise.
Certains imbéciles prétendirent, après qu'on eut
repêché son corps, qu'elle avait voulu souffrir pour
expier ses crimes. Personnellement, je ne crois pas qu'elle ait eu
suffisamment de temps pour y réfléchir car elle perdit
conscience quelques secondes après avoir inspiré sa
grande bolée d'eau sale et elle mourut comme elle avait
vécu, sans savoir ce qu’elle faisait, sans comprendre ce qu’il
lui arrivait.
Et c'est ainsi que Laetitia devint un fantôme (une
fantômesse). Depuis ce jour funeste où elle passa de vie
à trépas, elle détestait les histoires d'amour qui
se terminaient bien. Et elle exécrait par dessus tout les
amoureux qui roucoulaient bêtement dans des lits douillets,
notamment ce mignon petit couple du premier étage qu'elle
tentait vainement d'horrifier, n'ayant aucun autre moyen de lui faire
du mal.
Maintenant que vous savez tout sur notre fantômesse, revenons
à notre histoire principale. Rappelez-vous où nous avons
laissé nos personnages : notre couple s'ébattait gaiement
dans son lit, la fantômesse attendait patiemment au bas de
l'escalier qu'une accalmie se produise dans la chambre du couple.
Maintenant que je vous ai remis sur les rails, continuons…
Tout à coup, alors qu'elle bougonnait contre ces deux
obsédés qui refusaient de lui consacrer quelques minutes
de leur temps, il y eut un grand cri dans la chambre. La
fantômesse, qui pourtant s’y attendait, puisque toutes les nuits
les ébats se terminaient ainsi (parfois plusieurs fois par nuit,
surtout le week-end), sursauta tout de même. Puis le silence
revint. Alors, la fantômesse, sachant que son tour était
arrivé, se leva, prête à se précipiter dans
la chambre pour faire une nouvelle tentative de terrorisation. Elle
s'élança dans l'escalier et grimpa les marches quatre
à quatre, persuadée qu'elle ne risquait pas une entorse,
malgré les nombreux os qui bringuebalaient au bout de ses
fragiles tendons. Pourquoi courait-elle aussi vite, comme si le couple
risquait de profiter de cette période de mi-temps pour s'enfuir ?
Pour répondre à cette question, je dois vous faire subir
un petit retour en arrière de quelques jours. Au cours des
nombreuses réunions de travail qu'elle avait organisées
en compagnie de ses collègues les fantômes, ceux-ci
avaient découvert que le manque d'efficacité des
manœuvres de la fantômesse était dû essentiellement
à son manque de diligence (la fantômesse avait
sûrement conservé dans ses os quelques gênes de
Laetitia, ce qui expliquait sa mollesse). A l'issue de la
dernière réunion, il avait été
décidé que, le pouvoir terrorisant étant
directement proportionnel au carré de la vitesse de la
fantômesse, cette dernière devait se magner le cul
(« heu… je suis désolé, professeur, je voulais
dire : se dépêcher ou améliorer son score de
vitesse de 3/10 de seconde ou se ruer comme un éléphant
en musth, etc. ». « Je préfère
ça, me répond le professeur, je déteste ces
expressions imagées mentionnant certains détails
anatomiques proches des organes de reproduction »).
Maintenant que vous savez pourquoi la fantômesse ne
traînaillait pas, reprenons.
La fantômesse eut le temps de gravir quelques marches quand,
soudain… il se produisit un événement qu'elle souhaitait
voir se produire depuis bien longtemps mais qu'elle n'avait pas
prévu pour ce soir. Elle vit… Dieu. Dieu en personne, pas un de
ses seins préférés (heu… saints. Je suis
désolé m'sieur le professeur, je vous jure que ce n'est
qu'une faute d'orthographe, je ne voulais pas dire des cochonneries… je
ne recommencerai plus, m'sieur, aïe, ça fait mal,
m'sieur…). Ainsi le rêve de sa vie (de sa mort…) se
réalisait à un moment où la fantômesse ne
l'espérait plus, et dans les conditions les moins favorables
pour qu'elle en apprécie la saveur. En effet, Dieu était
en haut de l'escalier et Il lui barrait le passage. En plus
d'être intimidant au naturel (Il était quand même
Dieu…), à cet instant, Il n'avait pas l'air content et Il
faisait vraiment peur. Sa grande barbe blanche frémissait, ses
yeux rougeoyaient de courroux. Mais que s'était-il passé
pour que le Divin Seigneur Dieu Au Plus Haut Des Cieux (au plus haut
des marches ?) soit autant en colère ? Qui avait eu
l'outrecuidance de L'irriter à ce point ?
Il faut maintenant que je fasse une nouvelle digression sinon vous
risquez de ne rien comprendre à la suite de cette histoire
(« Mon petit, me dit le prof de français, vous faites
trop de digressions. Rappelez-vous ce que je vais vous dire : on ne
fait une digression que quand on est à court d'idées et
donc quand on manque d'imagination et de talent ».
« Je suis désolé, m’sieur, mais je ne sais pas
comment faire autrement. D’ailleurs cette digression sera toute petite,
je vous le promets »). Je laisse là mes personnages
(Dieu en haut des marches avec ses yeux rougeoyants et sa barbe
frémissante, la fantômesse avec la jambe levée et
ses os oscillant au-dessus de la douzième marche, les deux
tourtereaux enlacés dans leur lit, dormant paisiblement du
sommeil des justes) et je démarre ma digression.
Voyez-vous, Dieu est, comme chacun sait, immensément bon, et Il
est enclin, de par sa nature divine, à pardonner tous les
péchés qu'on Lui susurre à l'oreille. Mais, Il a
beau être divin, Il n'en est pas moins humain (majeure : les
humains sont humains, mineure : les humains ont été faits
à l'image de Dieu, donc conclusion 1 : Dieu est un humain,
conclusion 2 : les humains sont Dieu) et son côté
humain n'apprécie guère certaines plaisanteries, qu'Il
juge malsaines et carrément inadmissibles. Il admet volontiers
que les fantômes taquinent gentiment les vivants, en leur faisant
des chatouilles sous les pieds, en leur tirant les cheveux (sans les
arracher), en chatouillant le zizi des hommes (c'est pour cette raison
que les hommes se grattent souvent l'entrejambe et que les dames
détournent poliment la tête à ce moment pour faire
semblant de n'avoir rien vu), en tirant des flèches
imbibées d'un philtre d'amour aux hommes et aux dames (à
un endroit de leur anatomie qu'il n'est pas correct de nommer), etc. Il
autorise ces petits chatouillis et gratouillis, idiots mais très
drôles, car Lui-même en rit souvent, caché
derrière sa grande barbe. Par contre, Il ne peut pas admettre
qu’on martyrise ses sujets en les terrorisant à outrance. Ces
stupides terrifications (« Grrrrrr », marmonne le
prof de français) peuvent être pratiquées
occasionnellement (par exemple, le jour de Halloween, quand tout est
permis), mais pas en permanence comme le faisait notre belle
fantômesse préférée qui, je dois le
préciser, n'avait pas bien compris (ou pas bien lu, car elle
était myope et, comme elle n'avait plus de globes oculaires,
elle ne pouvait plus porter ses lentilles de contact), elle n'avait pas
lu ou pas compris, dis-je, le règlement intérieur du
Paradis qui était pourtant affiché en grosses lettres de
feu à l'entrée des Cieux. Donc, n'ayant pas
respecté la loi divine, Dieu venait la sermonner, et
peut-être la punir (je ne vous précise pas pour l'instant
le châtiment qu'on peut infliger à un fantôme mais
vous verrez plus loin que c'est parfois terrible).
En plus, Dieu aimait bien les deux tourtereaux qui participaient avec
tant d'enthousiasme à la reproduction de l'espèce
humaine. Et, bien qu'ils soient un peu doublement criminels, Il leur
pardonnait volontiers ces petites vilenies qui, soit dit en passant,
lui avaient permis d'emporter avant terme deux âmes
supplémentaires.
La digression étant terminée, je peux continuer…
Dieu était en haut de l'escalier, Il était très
grand et très puissant, et Il était très en
colère.
Heu… permettez-moi de faire une énième digression
(« Encore ! » s'exclame le prof de
français, dégoûté de constater que ses
remarques sont aussi écoutées que les pets de pucerons).
Je vous ai narré la vie de notre couple, puis la vie de la
fantômesse, et maintenant il ne me reste plus qu'à vous
conter la vie de Dieu. C'est un personnage important et son histoire
est si passionnante qu'elle mérite bien une petite interruption.
Donc… Dieu… Heu… Au fait, par où commencer ? Par le début
? Mais où est le début ? Je crois que j'ai
été un peu prétentieux de m'engager à
écrire sa biographie, après tout je ne suis qu’un vil
scribouillard. Il faudrait un Balzac, un Dumas, un Hugo, un Zola, un
Franquin pour vous raconter son épopée. N'étant
aucun de ces illustres auteurs, vous vous contenterez d'un
résumé.
Je vais commencer par les singes puisque tout a démarré
grâce à leur perspicacité.
Un jour, les singes étaient tranquillement en train de grignoter
des feuilles (heu… qui a créé les singes ? Et les
feuilles ?), et ils ne savaient pas quoi faire d'intelligent en
mâchouillant ces aliments coriaces. Ils regardèrent le
ciel et virent un éclair (d'orage… pas au chocolat).
L'éclair était joli et les singes se dirent :
« Mais qui a lancé cet éclair ? ».
Ils essayèrent eux aussi de lancer des éclairs mais, n'y
parvenant pas, ils jugèrent que celui qui avait lancé cet
éclair magnifique devait être un singe très
puissant et ils décidèrent de l'appeler Dieu parce que
c'était un nom qui exprimait bien la puissance du singe qui
avait enflammé le ciel.
A partir du moment où les singes eurent appelé leur
dieu-singe « Dieu », ils décidèrent
de ne plus s'appeler eux-mêmes des singes, ce nom étant
trop péjoratif. Ils se rebaptisèrent donc
« hommes ». Comme les hommes ex-singes avaient la
trouille de voir leur Dieu balancer des éclairs incandescents
sur leurs poires (ou sur leurs pommes, on ne sait pas bien comment les
hommes appelaient leurs têtes en ces temps reculés), ils
se mirent à le prier de jeter ses cochonneries autre part, par
exemple sur la tête des singes qui avaient décidé
de ne pas croire en Dieu et qui, de ce fait, étaient
restés des singes.
Le temps passa et les hommes priaient inlassablement, en demandant
toujours plus de faveurs à leur Dieu. Il fallait qu'il fasse
tomber la pluie (de temps en temps, pas tout le temps parce que c'est
désagréable de vivre au milieu du mouillé), qu'il
ramène le soleil au dessus de l'horizon tous les matins, qu'il
aide les gens mourants à ne pas mourir ou à mourir selon
les circonstances, qu'il aide les gens naissants à naître,
qu'il fasse tomber la neige parce que les stations de sports d'hiver en
ont besoin pour gagner de l'argent, etc.
Et les hommes, qui n’avaient plus le temps de prier, ils étaient
trop occupés à gagner de l’argent et à se faire la
guerre pour gagner encore plus d’argent, chargèrent certains
d’entre eux de ne s’occuper que de cette tâche, prier Dieu, et
ils appelèrent ces prieurs patentés des prêtres.
Ceux-ci, qu’on nourrissait grassement et qu’on logeait dans d’immenses
demeures de pierre remplies d’or et éclairées par des
vitraux flamboyants, s’ils voulaient conserver le gîte et le
couvert, devaient bosser durement, et ainsi ils se mirent à
prier et ils n’arrêtèrent plus de prier. Malheureusement,
Dieu était tout seul pour exaucer les vœux des hommes et des
prêtres, et il était débordé de travail. Les
prêtres, s’ils avaient voulu faire un petit effort, auraient pu
embaucher un Dieu intérimaire pour remplacer le Dieu Titulaire
quand il était malade, quand il devait prendre ses congés
payés, etc. Mais ils prétendaient que Dieu leur
coûtait déjà assez cher, et qu'il y avait trop de
charges sociales, et que ces conneries (« Le mot
bêtises n'aurait-il pas été plus correct et tout
aussi juste, mon petit ? me demanda le prof de français)
risquaient de leur coûter la peau des fesses (si vous voulez,
m'sieur le prof, je peux remplacer fesses par un autre mot que j'ai sur
le bout de la langue. Non ? Vous ne voulez pas ? Dommage… il est
plus concis).
Bref, Dieu faisait plein de petits boulots et il était si
débordé qu'il ne savait plus où donner de la
tête. Un jour, fatigué et au bord de la dépression
nerveuse, il en a eu marre et il se mit en grève. Il avait bien
sûr déposé un préavis légal
auprès des instances représentatives de l’Eglise, mais
les prêtres, après en avoir discuté entre eux, se
dirent que finalement Dieu ne servait à rien. Il suffisait qu'on
dise qu'il existe, on n'avait pas besoin de le montrer ni de le
démontrer. Et c'est comme ça qu'ils inventèrent la
foi aveugle, et ils la répandirent largement parmi les
crédules populations humaines. Bien sûr, il fallait aussi
taire le fait que Dieu avait cessé son travail, pour
éviter d'affoler les hommes qui pourraient se sentir
abandonnés si on leur disait que leur Seigneur se tournait les
pouces et se fichait comme de son premier éclair (au chocolat)
de leurs soucis. Depuis quand cette situation dure-t-elle ? Depuis des
siècles. D'ailleurs, il n'est pas nécessaire d'être
grand prêtre pour se rendre compte qu'il n'y a plus de miracles
depuis fort longtemps.
Donc Dieu ne fait plus rien (on suppose qu'il fait la grève sur
une île du Pacifique où il se gave de cocktails en faisant
des petits christs à des vahinés en chaleur : je vous
laisse calculer le nombre de christs qu'il a eu le temps de
procréer depuis qu’il s’est arrêté de travailler).
Les prêtres, quant à eux, continuent d'encaisser leur
obole, en faisant leur travail normalement, comme si de rien
n'était. Le plus difficile pour eux est de rester sérieux
en écoutant les repentants à confesse. Mais dès
que ceux-ci sont partis, ils peuvent lâcher la bonde à
leur joie, et ils rigolent comme des dératés : ils savent
depuis longtemps que Dieu n'entend rien, et qu'il ne peut rien
pardonner, et que tout ça, ce sont des foutaises pour les
grenouilles de bénitier.
Voilà comment s’achève ce petit résumé de
l'histoire de Dieu et de ses relations ambiguës avec les hommes.
Pour en revenir à notre histoire, et pour expliquer sa
présence sur cet escalier d’un petit pavillon de banlieue, il
faut comprendre que le seigneur Dieu sort de temps en temps de sa
tanière ensoleillée, mais seulement quand il est à
jeun (comme il y a sur son île tous les ingrédients
nécessaires pour faire de sublimes cocktails, c'est assez rare
qu'il n'ait pas au moins trois ou quatre verres entamés dans ses
multiples mains, et l’équivalent d’une cinquantaine de verres
dans l’estomac, alors…), quand il n'a pas de vahiné en cours
d’utilisation (fait extrêmement rarissime : elles sont si
nombreuses, et si jolies, et il est si puissant que…), quand il ne fait
pas suffisamment beau pour se promener sur la plage de sable fin et
doré (il fait toujours beau sur cette île et donc…), quand
il n'a rien d'autre à faire (les loisirs lui prennent tellement
de temps qu'il voit à peine les journées
s’écouler…) et… quand il est très en colère. Et
c'est
l'une de ses sorties exceptionnelles que je me proposais de vous
raconter quand j'ai été interrompu par moi-même.
Écoutez bien…
Un petit rappel pour les gens dont la mémoire est
défaillante : Dieu est en haut de l'escalier et il est en
colère, la fantômesse, une jambe en l'air (non, m'sieur le
professeur, je n'ai pas parlé de partie de jambes en l'air,
d'ailleurs elle n'a qu'une jambe en l'air et l'autre jambe, je ne sais
pas où elle est. C'est bizarre, m'sieur, comme vous imaginez des
choses. Moi, je n’ai aucune idée de ce qu'on peut faire quand on
a deux jambes en l'air…), était presque arrivée sur la
douzième marche. Vous visualisez bien la scène ? Alors,
continuons.
Dieu s’apprêtait à lancer des éclairs assassins en
direction de la fantômesse pécheresse… quand celle-ci, que
j'ai laissée immobile trop longtemps et dont les articulations
ont dû se gripper, manqua la douzième marche et se
fracassa le squelette en centaines de milliers de millions de morceaux.
Il est inutile de vous dire que tous ces bouts d’os
mélangés et emmêlés dans le drap formaient
une bouillie innommable, et même Dieu, au sein (m'sieur le
professeur, là, j'ai le droit ?) de ce carnage, n'y aurait pas
reconnu ses saints favoris (m'sieur le professeur, ce coup-ci, je ne me
suis pas trompé…).
Le Seigneur Dieu, un peu honteux d’avoir assisté, et un peu
participé, à la brisure de notre fantômesse
préférée, s’esquiva lâchement. Et la
fantômesse esseulée et désespérée dut
se dépatouiller toute seule. Ayant perdu les eaux (heu… pardon :
les os), il lui en manquait tant (des os), qu'elle ne put se relever.
Elle se déplaça en utilisant un système de
reptation très peu élégant. Puis elle recolla tant
bien que mal tous ses os épars pour se reconstituer un squelette
fonctionnel. A la fin, le résultat était à peine
passable car elle avait oublié quelques os coincés sous
les meubles. En plus ses connaissances en anatomie étaient
très mauvaises et elle avait mélangé les os de
pieds avec les vertèbres et les vertèbres avec la
mâchoire et la mâchoire avec la clavicule. Elle se retrouva
donc toute bancale et elle le resta pendant l’éternité
(qui dure assez longtemps, il paraît).
Elle sortit rapidement de la maison car son apparence
négligée inspirait maintenant plus la pitié que la
peur et, dans ces conditions, elle n'avait plus d'espoir d'effrayer nos
deux tourtereaux. Près de la maison, elle découvrit une
grotte où elle s'empressa de se cacher et elle y resta
longtemps, très longtemps. De temps en temps, elle sortait de sa
tanière pour faire semblant de respirer le bon air frais entre
ses côtes mal recollées, mais heureusement pour elle,
c'était un endroit isolé où il y avait peu de
passage, et elle ne rencontrait jamais personne. Et elle attendait
ainsi, terrée dans ce trou malsain où elle eut la chance
de ne pas attraper une pneumonie. Qu'attendait-elle ? Peut-être
la visite de son Dieu et Maître qui, intelligent comme Il
était, aurait pu lui reconstruire un squelette plus
présentable. Mais Il ne vint pas. Il avait dû l'oublier ou
Il ne voulait plus se souvenir d'elle (nous savons, nous, qu'Il
était reparti sur son île déguster ses cocktails et
ses vahinés).
Puis, un jour, longtemps après, la fantômesse rencontra
une petite fille devant la grotte. Elle s’appelait Bernadette et elle
passait là par hasard. Cette Bernadette était un peu
myope et elle crut, en voyant la fantômesse toute floue,
reconnaître quelqu’un d’autre. En revenant en ville après
sa promenade, elle raconta à qui voulait l'entendre l'apparition
à laquelle elle avait assisté, en oubliant de mentionner
sa vision défaillante. Et elle répéta si souvent
son histoire, et elle avait un don de persuasion si
développé, et les gens avaient tellement besoin de croire
en quelque chose, que finalement tout le monde fut persuadé
qu’elle disait la vérité.
Le reste de l’histoire est bien connu. Depuis ce temps, la
fantômesse ne peut plus sortir de sa grotte, il y a trop de
visiteurs qui l'attendent devant l'entrée, avec des appareils
photo qui font clic-clac, et elle n'aime pas être prise en photo,
elle se sent trop laide.
Et que devinrent notre amant et son amante chérie ? Ils
profitèrent de leur ardente passion jusqu'au bout,
c'est-à-dire pendant très longtemps. Ils ne
quittèrent jamais leur petit pavillon de banlieue auquel ils
étaient très attachés et ils n'eurent jamais
à regretter les méfaits bénins qui leur avaient
permis de connaître ce bonheur infini. Ils oublièrent
même de se souvenir de leurs anciens conjoints et ils les
laissèrent reposer en paix.
Quant à Dieu, à notre connaissance, il est toujours en
grève. Et si sa famille continue à s'agrandir à un
rythme effréné, comme c’est le cas actuellement, il devra
sans doute emménager sur une île plus grande,
peut-être l'Australie ou l’Amérique.