La fenêtre sur le vide.


 
- Le vide…
- …
- Le vide… Tout mon problème vient de là : le vide. Ma fenêtre donne maintenant sur le vide. Et j’ai tout perdu…
- …
- Je vois le vide, le vide total, complet, absolu. Le néant…
- …
- Tout est vide, inutile...

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Quelle idée absurde avais-je eue d’aller voir un psychiatre. Il ne pouvait pas m’aider. Personne ne pouvait m’aider. Le désespoir m’avait submergé quelques jours auparavant et ma première réaction avait été de contacter ce psychiatre inutile qui ne pouvait que me donner des conseils inutiles et me prescrire des médicaments inutiles que je n’irai même pas chercher à la pharmacie. Je suis le seul à pouvoir m’aider et je ne suis pas sûr de le vouloir ni d’en être vraiment capable.

Ce que je n’ai pas pu clairement dire au psychiatre, je peux l’écrire et je vais essayer de raconter cette journée-là, cette journée où j’ai ouvert les yeux sur l’inutilité de ma vie.

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L'arbre dans toute sa
splendeur

Le plus bel arbre du monde

Je me lève, comme à l’accoutumée, de bien mauvaise humeur car j’ai mal dans le dos et dans les articulations. Je me déplace lentement en boitillant beaucoup. Mes 88 ans et ma santé fragile ne me permettent plus de marcher vite et chacun de mes déplacements est douloureux. J’ouvre le rideau, puis la fenêtre. Tout est un peu flou car je n’ai pas encore mis mes lunettes. Mais je remarque quand même qu’il manque quelque chose. Impossible, pour l’instant, de préciser ce qui a disparu car mon cerveau est aussi brumeux que ma vision, mais je suis sûr que quelque chose d’essentiel n’est plus là. J’attends quelques instants puis je mets mes lunettes. Et enfin je vois, je comprends. L’arbre. Le bel arbre qui me tend ses belles branches tous les matins à mon réveil, avec son beau tronc épais et solide. Cet arbre tellement massif qu’il me semblait presque éternel. L’arbre n’est plus là ou plus précisément il n’est plus dans le même état. Il a été coupé, il est étendu sur le sol. Il est mort. Des hommes en tenue de travail sont autour de lui, ils le démembrent de ses belles branches, ils le débitent en petits morceaux. Un grand camion avec une grue attend pour le transporter quelque part. Ce majestueux arbre qui est devenu du simple bois et qui sera peut-être bientôt de la sciure ou du bois de chauffage. Mon arbre n’est plus là, il ne sera plus jamais là et je suis triste.

Et je comprends tout à coup que cet arbre a été une sorte d’ami intime. C’est au moment de sa disparition, de sa mort que je découvre qu’il était un compagnon fidèle, depuis de nombreuses années. Il ne sera plus là pour m’accueillir le matin au réveil, pour me réconforter quand je suis de mauvaise humeur. Quand je rentre, il ne sera plus là pour me souhaiter la bienvenue à sa manière. La nuit, quand l’insomnie et l’angoisse me submergent, sa masse sombre et imposante et son doux bruissement ne seront plus là pour me rassurer et m’apaiser.

Et soudain, je comprends la perte immense et irrémédiable que je viens de subir et la sensation du vide m’envahit : mon dernier ami est mort.

Je suis vieux et toute ma famille est morte depuis longtemps. Tous mes amis sont morts. Je suis le dernier survivant d’un lointain passé et j’ai l’impression que ma vie n’a été qu’une longue suite ininterrompue de veillées mortuaires et d’enterrements. Et l’arbre, qui était mon dernier ami, un ami dont je n’avais pas encore pris conscience, vient de mourir lui aussi. Et je suis en train d’assister à une dernière veillée mortuaire. Il est mort et je demeure désormais seul. Totalement seul. Et pour toujours. Seul jusqu’à ma mort que j’espère prochaine et que j’appelle maintenant de tous mes vœux.

Je voudrais ne plus penser à tout ce vide autour de moi mais mon cerveau est un organe indocile qui ne peut pas s’empêcher d’analyser, de disséquer. Et je me pose des questions sur l’intérêt de naître et de vivre quand la mort est toujours au bout. Pour nous reproduire en déposant notre semence ? Et ensuite mourir en laissant notre descendance faire la même chose que nous ? Pourquoi nous avoir donné un cerveau pensant pour assurer cette tâche primitive de reproduction ? Nous serions tellement plus heureux avec le cerveau élémentaire et instinctif des insectes. C’est dramatique que l’homme ait un cerveau, un cerveau intelligent qui sait que la mort l’attend inéluctablement. L’homme a inventé des dieux et des paradis, mais ce ne sont que des chimères qui l’aident plus ou moins à accepter l’inévitable : il est né pour mourir.

Et maintenant je n’ai plus envie de vivre. Je veux être un insecte et ne plus penser à tous ces gens que j’ai aimés et qui sont morts depuis longtemps. Ces gens que je ne reverrai plus jamais, ni dans cette vie, ni après ma mort. Je ne veux plus penser à rien, je veux disparaître.

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La plage aux crustacés
Le lieu désert

C’est le matin. Le vieil homme s’allonge sur la plage. Le sable doux épouse le contour de son corps. Il est nu et il attend. Le soleil n’est pas encore levé, l’horizon est rosâtre. Il ne fait pas un geste, il se sent bien. Il regarde le ciel encore noir au zénith.

Il ne peut pas voir l’étendue de sable qui l’entoure, le recouvre, mais il devine la présence des millions de bestioles minuscules, insectes, crustacées, qui rampent et s’agitent autour de lui, sous son corps. Ils vont se réfugier dans des petites cavernes creusées dans le sable et ils attendent. Ils n’ont pas d’état d’âme, pas de chagrin, pas de repentir, pas de dépression, pas de pensées philosophiques sur le passé, le présent et l’avenir. Ils attendent le passage de la proie qu’ils vont tuer, ignorant qu’ils la tuent car ignorant ce qu’est la mort, puis ils la dévorent goulûment. Ils attendent le passage du partenaire sexuel pour déposer leur semence et leurs œufs, ne sachant rien de la nécessité de la reproduction. Quand leur fin est proche, ils attendent la mort sans même savoir qu’elle existe, qu’elle vient et qu’elle est inévitable.

Le vieil homme a décidé d’attendre. Et de ne plus penser. Plus de peur, plus de désirs, plus de regret. Simplement attendre.

Bientôt les petits crabes sortiront de leurs trous et viendront creuser son corps, les coléoptères ramperont sur sa peau et dévoreront ses entrailles en pénétrant par ses orifices béants. Les oiseaux se mêleront à la curée et lui arracheront les yeux et les membres délicats. Tous les insectes volants et rampants se jetteront avidement sur son corps déchirés pour participer au festin, un festin exceptionnel, une grande proie bien grasse pour nourrir de nombreux convives affamés et voraces.

Le vieil homme attend. Ils ne vont pas tarder à venir. Quelques heures pour les plus téméraires. Quelques jours pour les autres. Quelques mois pour sa disparition complète. Une courte attente pour mettre fin à sa longue vie monotone, triste et inutile.
 


Le 30 mai 2004.

Fabrice Guyot.