La fosse.


 
J’avance lentement et parfois je m’égare lorsque le sentier disparaît sous les hautes herbes. Mais je ne suis pas pressé, je n’ai pas de but, je cherche l’inspiration. Un vent léger agite doucement la végétation de la prairie silencieuse et ensoleillée. Autour de moi, les champs sont déserts, ce qui convient parfaitement à mon humeur vagabonde et solitaire. La présence d’autres hommes m’obligerait à discuter de choses sans importance, du beau temps, de la cherté du pain et d’autres sujets qui, présentement, me laissent indifférent. Cette promiscuité me ferait perdre mon état de concentration auquel je parviens si difficilement et que j’ai beaucoup de mal à conserver. Je souhaite rester en harmonie avec cette nature tranquille et sauvage que mon passage dérange peu et qui m’offre libéralement les bienfaits de sa beauté.

Les papillons volettent de fleurs en fleurs et confondent leurs couleurs chatoyantes avec les teintes vives des boutons d’or et des coquelicots. C’est le début de l’été et le soleil inonde le paysage de ses rayons incandescents. Le ciel bleu n’est parcouru que par quelques nuages blancs qui, en se rapprochant, en s’assemblant, en se déformant progressivement, donnent naissance à des sculptures évanescentes qui me font penser à des humains ou à des animaux mythiques. Parfois l’illusion est si complète que je peux reconnaître des visages ou des scènes sophistiquées.

Les hirondelles virevoltent en tout sens, piquant violemment vers le sol, rasant délicatement les brins d’herbe avant de remonter rapidement vers le ciel. Des rapaces tournoient dans l’azur, en un grand vol majestueux, en guettant leurs proies lointaines et invisibles qui ignoreront qu’elles sont épiées jusqu’à ce que des serres puissantes les emportent dans les airs. Les collines environnantes ont pris une teinte bleutée sous l’effet de la chaleur et je distingue à peine les arbres qui les couvrent. Sous les rayons du soleil, les minuscules grains de poussière nagent lentement dans l’air chaud et ne sont bousculés que par le souffle léger du vent. Les sauterelles bondissent devant mes pieds, transformant leurs minuscules sauts en ballet insensé et endiablé. Les abeilles viennent bourdonner avec insistance à mes oreilles, me prenant brièvement pour une fleur, puis s’éloignant pour chercher une nourriture plus appropriée à leur besoin.

L’exubérance colorée des fleurs sauvages qui tapissent le manteau herbeux, le rouge des coquelicots, le bleu des pensées, le jaune des boutons d’or, le violet des violettes, le jaune et l’orange des tournesols, le rose des lauriers, le blanc et le jaune des pâquerettes forment un décor coloré qu’aucune palette de peintre ne saurait reproduire fidèlement. L’odeur délicate de ces fleurs se marie à l’odeur violente de l’herbe mouillée par la pluie de la nuit dernière. Ces fragrances, en général si difficiles à décrire et à nommer, forment une sorte de complément à ma vision, et j’en profite pour leur offrir des noms adaptés à la situation : odeur d’herbe mouillée par la pluie nocturne, odeur de pâquerette solitaire dans une prairie ensoleillée, odeur de pensées perdues sous une haie sombre, odeur de coquelicots se baignant sur un tapis d’herbe tendre.

Je marche depuis longtemps et je suis épuisé, mais je décide de continuer à avancer car je ne me sens pas encore prêt à travailler. Je porte mon lourd chevalet sur l’épaule et j’ai ma palette, mes couleurs et mes pinceaux dans mon sac en bandoulière. J’attends l’inspiration et, quand mes idées seront précises et mûres, quand le décor me semblera en harmonie avec ces idées, j’interromprai mon parcours pour installer mon chevalet sur le sol. Ensuite je mélangerai soigneusement mes couleurs et je commencerai à les étendre lentement sur la toile vierge. Et si je réussis à rester concentré assez longtemps, si mon inspiration n’est pas pervertie par ma technique imparfaite, je repartirai avec une œuvre que je pourrai présenter fièrement à mes parents et à mes amis. Pour l’instant, il me semble que quelque chose manque au décor, peut-être une rivière aux reflets dorés ou un arbre mort ou un rocher aux formes torturées.

En cherchant l’inspiration, j’ai poursuivi mon chemin et je suis parvenu sur un tertre d’où je domine la vallée. Au bas de la colline, je vois de riches fermes bien entretenues. Le bétail est en liberté, les vaches broutent tranquillement l’herbe, les poules picorent dans les hautes herbes, les cochons dorment béatement près de leurs auges. La vue de ces fermes prospères me met mal à l’aise car quelque chose d’indéfinissable me paraît inhabituel. Je n’aperçois pas d’humain mais les paysans sont peut-être partis travailler dans un champ lointain ou ils sont rentrés pour prendre leur repas ou faire la sieste. Ce n’est qu’après réflexion que j’entrevois ce qui me semble anormal : les cheminées des bâtiments d’habitation ne fument pas. Les fermes paraissent pourtant bien vivantes avec tous ces animaux en train de se repaître ou de dormir mais il n’y a pas de trace de présence humaine, comme si tout venait d’être abandonné à l’instant même. Cette solitude, cet abandon me fait penser aux rumeurs qui circulaient en ville, avant mon départ, concernant une maladie qui sévissait dans cette région. Je n’avais pas voulu y croire et, moi qui suis peintre, j’ai bien du mal à imaginer qu’un paysage aussi somptueux puisse être le théâtre d’une maladie si terrible.

Je prends un petit sentier pour descendre de la colline et je me dirige vers la ferme la plus proche. Les cochons que je croyais endormis sont morts. Leurs corps sont décharnés et leurs replis graisseux ont été creusés par des milliers d’insectes qui s’activent sous la peau en formant des protubérances secouées de mouvements réguliers. De loin, ces mouvements m’ont fait penser à la respiration tranquille d’animaux endormis. Des charognards ont commencé à les dévorer et ont laissé les marques de leurs dents dans la chair à vif. Au milieu de la basse-cour, les plumes et les os qui jonchent le sol me font comprendre que les quelques poules qui picorent encore sont les seules rescapées d’une grande hécatombe et qu’elles ne survivront pas longtemps à leurs prédateurs.

En entrant dans le bâtiment d’habitation, je ne rencontre pas âme qui vive mais j’entends un bourdonnement fort et ininterrompu de mouches qui volent en tout sens. Les occupants sont partis si précipitamment que les deux bancs sont renversés. Ils ont laissé les vestiges de leur dernier repas sur la grande table de bois. Les assiettes sont à moitié pleines de soupe recouverte d’une couche de moisi. Les mouches tournoient autour de ce festin et s’y posent doucement pour en extraire quelques miettes avant de reprendre leur vol pour laisser la place à leurs congénères. Les verres sont encore en partie remplis de vin noirâtre où baignent les corps des mouches noyées. D’épaisses tranches de pain noir, devenues dures comme de la pierre, sont placées près des couverts sales. Une longue colonne de fourmis, transportant des débris, fait la navette entre la table et le mur du fond où doit se trouver leur nid.

En continuant ma visite, je découvre, dans une pièce sombre, un cadavre. Effrayé, je ne cherche pas à savoir si ce cadavre était un homme, une femme, un enfant ou un vieillard. Il porte si visiblement les traces de la maladie que je n’ai plus de doute sur la véracité des rumeurs concernant l’épidémie. La maladie est là, devant moi. Je l’ai peut-être touchée en entrant dans la maison, je l’ai peut-être respirée près du cadavre, je suis peut-être déjà malade. Bientôt je serai peut-être comme ce corps déformé, abandonné dans un coin de ferme isolée ou gisant sur un chemin, les rares passants contournant mon cadavre puant et ne prenant pas le risque de le ramasser pour m’enterrer dignement. Je m’éloigne si vite de la ferme que je laisse tomber mon chevalet et mon sac, et je n’ose pas retourner en arrière pour les récupérer. Je viens de perdre mes outils de travail et bientôt je perdrai peut-être la vie.

Les autres fermes sont dans le même état d’abandon mais je n’ai pas envie de les visiter car je suis certain d’y trouver le même spectacle lugubre. La maladie est partout et je dois l’éviter même si la mort est peut-être déjà à l’œuvre dans mon corps. Des vautours planent dans le ciel et forment un ballet macabre. Les nuages si finement sculptés, qui m’évoquaient naguère de belles scènes mythiques, sont devenus gris et lourds et me font penser à des farandoles funèbres et diaboliques. Des ombres furtives agitent les hautes herbes, d’inquiétants bruits de reptation dans les fourrés rompent le silence effrayant. Ce sont peut-être des loups ou des charognards à la recherche de cadavres d’animaux ou d’humains.

Je vois au loin un long filet de fumée qui se mêle à la brume. Je ne sais pas si c’est prudent mais je me dirige vers ce dernier vestige de civilisation. Vais-je me retrouver devant des malades détruisant tout par désespoir ? Ou devant des hommes sains qui utilisent leurs dernières ressources pour subsister ? Malgré l’ambiance sinistre et le peu d’espoir que je conserve, je m’accroche à l’idée que des hommes ont pu survivre au milieu de cette débâcle.

La ville est devant moi, entourée de ses hautes fortifications. Une épaisse fumée noire s’en échappe, salissant le ciel qui en est devenu sombre et menaçant. Je suis encore bien loin mais il me semble voir un va-et-vient incessant de véhicules entre la porte de la ville et quelque chose qui ressemble à une grande fosse creusée à cent mètres des murs. Je sens l’odeur pénétrante de la fumée qui, quand je m’approche, se mêle à une odeur écoeurante dont je ne parviens pas à déterminer l’origine. Je traverse le vaste terrain vague menant à la ville et j’y rencontre de nombreux chiens maigres qui déguerpissent à mon passage. Leurs museaux frissonnants se lèvent vers le ciel comme s’ils avaient perçu et compris mieux que moi la raison de cette odeur fétide et qu’au lieu de les dégoûter, elle les attirait.

En m’approchant, je vois mieux le spectacle effrayant et je regrette de ne pas m’être éloigné plus tôt. Il y a un déplacement continuel de charrettes, entre la ville et une fosse immense et profonde. Ces véhicules sont manœuvrés par des hommes habillés de longs manteaux gris. Ils portent de grandes cagoules qui cachent presque totalement leurs visages, ne laissant entrevoir parfois que le bout de leurs nez ou l’ébauche de leurs lèvres au fond d’un grand trou sombre. Je comprends enfin l’origine de l’odeur qui m’avait tant incommodé, les charrettes sont remplies de cadavres partiellement décomposés. Les croque-morts en jettent le contenu macabre dans la grande fosse puis repartent vers la ville, remplacés par d’autres hommes et d’autres charrettes pleines. Au bord de la fosse, se trouve un homme vêtu du même manteau long que les croque-morts. C’est un prêtre, me semble-t-il, car une large croix a été cousue sur son manteau. Il tient à la main un grand livre doré, peut-être une bible, et il marmonne de façon inaudible des mots, certainement des prières pour les morts. Les croque-morts et le prêtre sont si occupés par leur tâche qu’ils ne remarquent pas, ou feignent de ne pas voir, les chiens affamés qui se sont introduits dans la fosse pour y dévorer la chair pourrie des cadavres qu’on leur jette si généreusement.

Tandis que je regarde cette scène horrible, je perçois un bruit léger derrière mon dos, mais je n’ai pas le temps de me retourner, on me jette un grand linge sombre sur la tête et je suis aveuglé. On me pousse à terre, mes jambes et mes bras sont immobilisés. J’entends des hommes échanger quelques mots incompréhensibles avant de recevoir un terrible coup sur la tête...

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L’épidémie est terrible. Les morts ne sont plus ni dénombrés ni notés dans les registres, comme on le faisait au début. Maintenant ils sont trop nombreux et nous sommes trop occupés à nous en débarrasser au plus vite. Nous parcourons les rues de la cité à la recherche des cadavres que nous jetons dans notre charrette. Lorsqu’elle est pleine de dépouilles boursouflées et puantes, nous partons la vider dans la grande fosse creusée à l’extérieur de la ville.

Je suis arrivé dans cette cité malade il y a trois semaines et, après avoir vérifié que j’étais sain, les autorités ont décidé de m’enrôler de force comme croque-mort. Nous étions alors encore nombreux mais ce n’est plus le cas maintenant car nous côtoyons continuellement les malades et nous ne sommes pas immunisés contre le fléau. Dès que l’un d’entre nous porte les premières traces de la maladie, nous abrégeons ses souffrances et nous jetons son corps dans notre charrette avec les autres cadavres. Je sais que c’est cruel et criminel, et au début je me suis rebellé contre cette façon de traiter des créatures de Dieu, mais nous voyons tellement de cadavres que nous ne pouvons plus nous apitoyer sur les malades, même quand il s’agit de nos compagnons ou de nos amis. Parmi les cadavres, certains voient leurs pères, leurs mères, leurs enfants, leurs épouses, leurs amis. Les belles jeunes filles, dont la grâce et la beauté bouleversaient tous les hommes quelques jours plus tôt, se sont transformées en cadavres hideux et repoussants. Leurs sourires radieux et charmeurs, déformés par la maladie et la souffrance, sont devenus grimaçants. Heureusement, je ne peux pas voir les visages cachés de mes compagnons les croque-morts mais j’entends quelquefois des râles ou des sanglots qui s’échappent de la grande ouverture sombre de leur cagoule et je comprends que l’un d’eux vient de reconnaître, parmi les morts, un de ses proches.

Les malades encore vivants se cachent dans les décombres des maisons détruites et brûlées. Ils sont terrorisés par la maladie qui les a frappés mais ils craignent aussi les croque-morts qui vont venir les ramasser. Quand nous les rencontrons, nous ne prenons même plus le temps de les achever, nous les jetons dans notre charrette, tremblants et gémissants. Ils seront enterrés vivants ou ils mourront dans la fosse, dévorés par les chiens ou les rats, à moins qu’ils n’aient la chance de trépasser avant. Aucun traitement ne peut les guérir et nous ne pouvons pas les laisser mourir dans la cité. Nous parcourons les rues désertes, vêtus de notre grand manteau gris et de notre cagoule, accompagnés par le grincement des roues de la  charrette et les aboiements des chiens errants. Quand nous jetons les corps pourris dans la charrette, des morceaux de chair se détachent parfois et tombent sur la chaussée. Alors les chiens s’élancent et se battent violemment pour se repaître de cette viande putride.

Nous visitons les maisons, nous inspectons les coins et les recoins à la recherche de nos proies. Nous ramassons les morts et les malades, nous exterminons leurs familles, nous incendions leurs maisons. Les quelques survivants encore indemnes des familles décimées se dissimulent car ils savent que nous ne pouvons pas les épargner, nous devons les tuer pour qu’ils ne contaminent pas les rares habitants encore sains de la ville. On nous a expliqué que nous étions les derniers protecteurs de la cité, que se débarrasser des malades et des morts était le seul moyen de mettre fin au fléau. Nous faisons donc notre devoir sans faiblesse, sans regret, sans humanité. Nous sommes devenus des tueurs. Le soir, quand notre travail est terminé, nous nous allongeons sur le sol, exténués, bouleversés. Le soleil rougeoyant qui se couche sur l’horizon nous rappelle heureusement que le monde n’est pas totalement mort, qu’une vie meilleure existe encore autre part.

Avant de s’endormir, certains prient Dieu. Ils prient pour tous ces morts anonymes. Ils prient pour les survivants. Ils prient pour les âmes des croque-morts qui ont tué et enterré tant de vrais et faux malades. Ils prient pour la survie du plus grand nombre d’habitants. Ils prient pour que Dieu vienne en aide à la cité et mette fin à Sa terrible colère. Ils prient pour que Sa volonté soit faite.

D’autres, comme moi, se contentent de souhaiter que le futur, si nous avons un futur, soit moins sombre que le présent. Quand l’épidémie sera terminée, plus rien ne sera comme avant. Les quelques malheureux survivants épuisés devront tout reconstruire, leur vie, leur famille, leur travail. Ils devront oublier l’odeur de la mort qui les a accompagnés pendant des mois, ils devront oublier la grande fosse et la ville brûlée.

Demain, à peine reposés après une nuit remplie de cauchemars, déprimés par les souvenirs de la veille et effrayés par la nouvelle journée qui commence, au milieu de la brume matinale, nous retournerons à notre tâche avec notre charrette grinçante et nous ferons notre devoir jusqu’à ce que la mort nous emporte nous aussi.

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Un jour, en pénétrant seul dans les décombres d’une maison brûlée, j’entends un bruit de pleurs. En me déplaçant difficilement au milieu des gravats, je vois un enfant en train de se lamenter. Je m’approche avec précaution et je constate qu’il ne semble pas atteint par la maladie.

- Enfant, que fais-tu là ? Où sont tes parents ?

Il continue de pleurnicher sans me répondre. Il cache en partie son visage dans ses mains, comme pour se protéger du mal que je pourrais lui faire.

- Où sont tes parents ? T’ont-ils abandonné ? Sont-ils morts ?

Je n’obtiens toujours pas de réponse. Il semble muet ou imbécile, à moins qu’il n’ait peur de moi et de mon costume gris de croque-mort. Ses parents, avant de mourir, lui ont peut-être appris à se cacher silencieusement, pour échapper aux prédateurs et aux croque-morts. Je devrais le prendre sans ménagement, pour le jeter dans la charrette ou le remettre aux mains des autorités qui décideront certainement de sa mort. Mais je suis las. Las de voir mourir, las de tuer. Je ne veux pas de mal à cet enfant effrayé, je veux le laisser vivre, il a déjà tellement souffert.

Je m’avance doucement vers lui pour l’amadouer. Il se recroqueville sur lui-même pour se faire encore plus petit. Il gémit de terreur et il me regarde avec des yeux effrayés et larmoyants. Je m’approche et je le prends délicatement dans mes bras. Il se débat mollement. Je regarde son visage, son corps, il n’a aucune trace de la maladie mais il est très maigre comme s’il n’avait pas mangé depuis plusieurs semaines. Toutes ses forces se sont épuisées quand il a essayé de m’échapper. Il semble maintenant si fatigué qu’il ne bouge plus. Il est sans doute résigné, à moins qu’il n’ait compris que mon intention n’est pas de le tuer. Je le caresse et je lui parle pour le tranquilliser. Il s’est tu, il s’agrippe à mon vêtement avec ses petites mains fragiles. Il semble apaisé, confiant.

Mes compagnons les croque-morts attendent devant la maison avec la charrette et je ne peux pas sortir de ce côté car je ne pense pas parvenir à leur faire comprendre ce que je viens à peine de réaliser. La mission des croque-morts est ignoble et nous devons cesser d’aider le mal à nous détruire. Nous devons au contraire sauver cet enfant ainsi que tous les enfants indemnes. Malheureusement, mes compagnons voudront se conformer aux instructions qu’ils ont reçues et, au mieux, conduire cet enfant aux autorités. Pour leur échapper, je cherche une sortie dérobée dans la maison délabrée et je découvre une porte donnant sur l’arrière. Elle débouche sur une rue déserte et j’emporte l’enfant endormi dans mes bras. Je le conduis dans une des maisons d’un quartier déserté de tous ses habitants, où les croque-morts ne viennent jamais car il n’y a plus personne pour y tomber malade, plus personne pour y mourir. Je cache l’enfant et je repars à la recherche de nourriture dont il a besoin rapidement.

Toujours habillé de mon manteau et de ma cagoule, je n’attire pas les soupçons des habitants car ils pensent que je suis un croque-mort à la recherche des malades. En visitant des maisons détruites, je rencontre parfois d’autres enfants affamés mais indemnes. Ils ont peur quand je m’approche d’eux, vêtu en croque-mort, et ils tentent de s’échapper en courant, pensant que je suis venu pour les prendre et les tuer. Quand je réussis à les convaincre que je viens pour les sauver, je les ramène dans mon abri. Malheureusement, je trouve parfois des enfants malades et, ne disposant pas d’un remède miraculeux pour les guérir, je ne peux pas les aider. Quand j’ai sur moi assez de nourriture, je leur en laisse un peu, en espérant rendre leur mort plus paisible. Puis je m’en vais, furieux d’être aussi impuissant devant ce drame.

C’est devenu difficile de se procurer honnêtement de quoi nourrir les nombreux enfants que j’abrite et je n’hésite plus à voler la nourriture. Quand je ne trouve rien, je pénètre dans des maisons abandonnées où parfois j’ai la chance de découvrir des déchets pas trop avariés. Souvent il faut que je me batte contre d’autres pilleurs pour en prendre possession. Quand je quitte le lieu du combat, je ne vérifie même plus si mon adversaire est toujours vivant, car sa vie a moins de valeur que les résidus pourris que j’emporte sous mon bras. La situation de la ville est si désespérée que je rencontre souvent des corps de gens qui ne sont pas morts de maladie, mais de faim, comme l’atteste leur extrême maigreur. Ou qui ont été tués au cours de rixes autour de quelques bouchées de pains rassis. Et parfois je découvre, effaré, des cadavres dont les bras et les jambes ont été tranchés et emportés. Je n’ose même pas imaginer à quoi ces membres ont pu servir.

Mon plus grand souci est de garder la maison. Pour nourrir mes orphelins, je dois partir longtemps, en les laissant seuls et sans défense, et j’ai peur que la maison ne soit dévastée par les croque-morts en mon absence. Quand je suis présent, je ne crains rien car j’ai réussi à trouver des armes et je suis prêt à me battre jusqu’à la mort.

J’ai maintenant beaucoup trop d’enfants à ma charge et il faut que nous partions rapidement, car bientôt je ne trouverai plus rien pour les nourrir. Je me suis procuré assez de nourriture pour survivre pendant les quelques jours de voyage qui seront nécessaires pour atteindre une ferme abandonnée. J’ai caché dans la cour intérieure de la maison une petite charrette qui servira à transporter les quelques affaires dont nous aurons besoin. Les enfants devront marcher et les plus petits seront portés par les plus grands. Nous sortirons de la ville par la porte sud qui n’est plus surveillée car il n’y a plus assez de gardiens vivants.

Un matin, nous partons tous. Nous atteignons la porte sans rencontrer d’obstacles et nous sortons. Après avoir parcouru quelques centaines de mètres, nous faisons une brève halte. Nous nous asseyons sur l’herbe et nous regardons la ville au loin. La grande fosse est toujours visible mais le sentier menant à la ville n’est plus emprunté que par de rares charrettes qui se déplacent lentement. Le prêtre, que j’avais vu à mon arrivée, n’est plus là, il repose peut-être dans la grande fosse devant laquelle il officiait autrefois. Il n’y a plus de fumées s’échappant de la ville, les incendies sont éteints et les croque-morts ne sont plus assez nombreux pour les rallumer. Quand je suis arrivé la ville était moribonde, maintenant elle est morte.

Nous repartons et, peu après, je retrouve la ferme où j’ai laissé tomber mes accessoires de peinture. J’ai vu et touché tant de morts depuis cette époque que je ne crains plus rien et je reprends mon chevalet et mon sac. Je pense sans regret à mon voyage qui n’a guère été propice à mon art. Nous allons reprendre la route et je ne sais pas encore ce que je vais faire de tous ces enfants. J’espère qu’ils vivront, qu’ils grandiront. Je me sens responsable d’eux. Il en faudra des enfants comme ceux-là pour donner naissance aux générations futures qui rebâtiront la ville.

Nous allons chercher une ferme abandonnée, assez éloignée de la ville, et nous nous installerons en attendant la renaissance.

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J’ai posé mon chevalet au milieu de la prairie, j’ai préparé mes couleurs et je commence à déposer délicatement l’ocre sur la toile vierge. Devant moi, il y a un grand champ de blé qui ondule sous la brise. Quelques coquelicots tapissent la prairie où broutent tranquillement les vaches. Plus loin, je vois la ferme, belle et prospère, avec son mince filet de fumée qui s’échappe de la cheminée. Les poules picorent nerveusement les grains, les cochons dorment paisiblement près de leurs auges pleines, les oies se dandinent maladroitement, les canes explorent le terrain, à la recherche de nourriture, consciencieusement suivies par leurs petits canetons. Le ciel bleu est parsemé de nuages expressifs. Le soleil inonde la terre et les oiseaux volent, les insectes rampent et bourdonnent. Et mes enfants gambadent au milieu de la prairie, riant de tout, heureux de vivre.

Maintenant, j’ai l’inspiration et le décor qui convient, je suis prêt à peindre.
 


Le 19 octobre 2004.

Fabrice Guyot.