J’avance lentement et
parfois je m’égare lorsque le sentier disparaît sous les
hautes herbes. Mais je ne suis pas pressé, je n’ai pas de but,
je cherche l’inspiration. Un vent léger agite doucement la
végétation de la prairie silencieuse et
ensoleillée. Autour de moi, les champs sont déserts, ce
qui convient parfaitement à mon humeur vagabonde et solitaire.
La présence d’autres hommes m’obligerait à discuter de
choses sans importance, du beau temps, de la cherté du pain et
d’autres sujets qui, présentement, me laissent
indifférent. Cette promiscuité me ferait perdre mon
état de concentration auquel je parviens si difficilement et que
j’ai beaucoup de mal à conserver. Je souhaite rester en harmonie
avec cette nature tranquille et sauvage que mon passage dérange
peu et qui m’offre libéralement les bienfaits de sa
beauté.
Les papillons volettent de fleurs en fleurs et confondent leurs
couleurs chatoyantes avec les teintes vives des boutons d’or et des
coquelicots. C’est le début de l’été et le soleil
inonde le paysage de ses rayons incandescents. Le ciel bleu n’est
parcouru que par quelques nuages blancs qui, en se rapprochant, en
s’assemblant, en se déformant progressivement, donnent naissance
à des sculptures évanescentes qui me font penser à
des humains ou à des animaux mythiques. Parfois l’illusion est
si complète que je peux reconnaître des visages ou des
scènes sophistiquées.
Les hirondelles virevoltent en tout sens, piquant violemment vers le
sol, rasant délicatement les brins d’herbe avant de remonter
rapidement vers le ciel. Des rapaces tournoient dans l’azur, en un
grand vol majestueux, en guettant leurs proies lointaines et invisibles
qui ignoreront qu’elles sont épiées jusqu’à ce que
des serres puissantes les emportent dans les airs. Les collines
environnantes ont pris une teinte bleutée sous l’effet de la
chaleur et je distingue à peine les arbres qui les couvrent.
Sous les rayons du soleil, les minuscules grains de poussière
nagent lentement dans l’air chaud et ne sont bousculés que par
le souffle léger du vent. Les sauterelles bondissent devant mes
pieds, transformant leurs minuscules sauts en ballet insensé et
endiablé. Les abeilles viennent bourdonner avec insistance
à mes oreilles, me prenant brièvement pour une fleur,
puis s’éloignant pour chercher une nourriture plus
appropriée à leur besoin.
L’exubérance colorée des fleurs sauvages qui tapissent le
manteau herbeux, le rouge des coquelicots, le bleu des pensées,
le jaune des boutons d’or, le violet des violettes, le jaune et
l’orange des tournesols, le rose des lauriers, le blanc et le jaune des
pâquerettes forment un décor coloré qu’aucune
palette de peintre ne saurait reproduire fidèlement. L’odeur
délicate de ces fleurs se marie à l’odeur violente de
l’herbe mouillée par la pluie de la nuit dernière. Ces
fragrances, en général si difficiles à
décrire et à nommer, forment une sorte de
complément à ma vision, et j’en profite pour leur offrir
des noms adaptés à la situation : odeur
d’herbe mouillée par la pluie nocturne, odeur de
pâquerette solitaire dans une prairie ensoleillée, odeur
de pensées perdues sous une haie sombre, odeur de coquelicots se
baignant sur un tapis d’herbe tendre.
Je marche depuis longtemps et je suis épuisé, mais je
décide de continuer à avancer car je ne me sens pas
encore prêt à travailler. Je porte mon lourd chevalet sur
l’épaule et j’ai ma palette, mes couleurs et mes pinceaux dans
mon sac en bandoulière. J’attends l’inspiration et, quand mes
idées seront précises et mûres, quand le
décor me semblera en harmonie avec ces idées,
j’interromprai mon parcours pour installer mon chevalet sur le sol.
Ensuite je mélangerai soigneusement mes couleurs et je
commencerai à les étendre lentement sur la toile vierge.
Et si je réussis à rester concentré assez
longtemps, si mon inspiration n’est pas pervertie par ma technique
imparfaite, je repartirai avec une œuvre que je pourrai
présenter fièrement à mes parents et à mes
amis. Pour l’instant, il me semble que quelque chose manque au
décor, peut-être une rivière aux reflets
dorés ou un arbre mort ou un rocher aux formes torturées.
En cherchant l’inspiration, j’ai poursuivi mon chemin et je suis
parvenu sur un tertre d’où je domine la vallée. Au bas de
la colline, je vois de riches fermes bien entretenues. Le bétail
est en liberté, les vaches broutent tranquillement l’herbe, les
poules picorent dans les hautes herbes, les cochons dorment
béatement près de leurs auges. La vue de ces fermes
prospères me met mal à l’aise car quelque chose
d’indéfinissable me paraît inhabituel. Je
n’aperçois pas d’humain mais les paysans sont peut-être
partis travailler dans un champ lointain ou ils sont rentrés
pour prendre leur repas ou faire la sieste. Ce n’est
qu’après réflexion que j’entrevois ce qui me semble
anormal : les cheminées des bâtiments d’habitation ne
fument pas. Les fermes paraissent pourtant bien vivantes avec tous ces
animaux en train de se repaître ou de dormir mais il n’y a pas de
trace de présence humaine, comme si tout venait d’être
abandonné à l’instant même. Cette solitude, cet
abandon me fait penser aux rumeurs qui circulaient en ville, avant mon
départ, concernant une maladie qui sévissait dans cette
région. Je n’avais pas voulu y croire et, moi qui suis peintre,
j’ai bien du mal à imaginer qu’un paysage aussi somptueux puisse
être le théâtre d’une maladie si terrible.
Je prends un petit sentier pour descendre de la colline et je me dirige
vers la ferme la plus proche. Les cochons que je croyais endormis sont
morts. Leurs corps sont décharnés et leurs replis
graisseux ont été creusés par des milliers
d’insectes qui s’activent sous la peau en formant des
protubérances secouées de mouvements réguliers. De
loin, ces mouvements m’ont fait penser à la respiration
tranquille d’animaux endormis. Des charognards ont commencé
à les dévorer et ont laissé les marques de leurs
dents dans la chair à vif. Au milieu de la basse-cour, les
plumes et les os qui jonchent le sol me font comprendre que les
quelques poules qui picorent encore sont les seules rescapées
d’une grande hécatombe et qu’elles ne survivront pas longtemps
à leurs prédateurs.
En entrant dans le bâtiment d’habitation, je ne rencontre pas
âme qui vive mais j’entends un bourdonnement fort et ininterrompu
de mouches qui volent en tout sens. Les occupants sont partis si
précipitamment que les deux bancs sont renversés. Ils ont
laissé les vestiges de leur dernier repas sur la grande table de
bois. Les assiettes sont à moitié pleines de soupe
recouverte d’une couche de moisi. Les mouches tournoient autour de ce
festin et s’y posent doucement pour en extraire quelques miettes avant
de reprendre leur vol pour laisser la place à leurs
congénères. Les verres sont encore en partie remplis de
vin noirâtre où baignent les corps des mouches
noyées. D’épaisses tranches de pain noir, devenues dures
comme de la pierre, sont placées près des couverts sales.
Une longue colonne de fourmis, transportant des débris, fait la
navette entre la table et le mur du fond où doit se trouver leur
nid.
En continuant ma visite, je découvre, dans une pièce
sombre, un cadavre. Effrayé, je ne cherche pas à savoir
si ce cadavre était un homme, une femme, un enfant ou un
vieillard. Il porte si visiblement les traces de la maladie que je n’ai
plus de doute sur la véracité des rumeurs concernant
l’épidémie. La maladie est là, devant moi. Je l’ai
peut-être touchée en entrant dans la maison, je l’ai
peut-être respirée près du cadavre, je suis
peut-être déjà malade. Bientôt je serai
peut-être comme ce corps déformé, abandonné
dans un coin de ferme isolée ou gisant sur un chemin, les rares
passants contournant mon cadavre puant et ne prenant pas le risque de
le ramasser pour m’enterrer dignement. Je m’éloigne si vite de
la ferme que je laisse tomber mon chevalet et mon sac, et je n’ose pas
retourner en arrière pour les récupérer. Je viens
de perdre mes outils de travail et bientôt je perdrai
peut-être la vie.
Les autres fermes sont dans le même état d’abandon mais je
n’ai pas envie de les visiter car je suis certain d’y trouver le
même spectacle lugubre. La maladie est partout et je dois
l’éviter même si la mort est peut-être
déjà à l’œuvre dans mon corps. Des vautours
planent dans le ciel et forment un ballet macabre. Les nuages si
finement sculptés, qui m’évoquaient naguère de
belles scènes mythiques, sont devenus gris et lourds et me font
penser à des farandoles funèbres et diaboliques. Des
ombres furtives agitent les hautes herbes, d’inquiétants bruits
de reptation dans les fourrés rompent le silence effrayant. Ce
sont peut-être des loups ou des charognards à la recherche
de cadavres d’animaux ou d’humains.
Je vois au loin un long filet de fumée qui se mêle
à la brume. Je ne sais pas si c’est prudent mais je me dirige
vers ce dernier vestige de civilisation. Vais-je me retrouver devant
des malades détruisant tout par désespoir ? Ou
devant des hommes sains qui utilisent leurs dernières ressources
pour subsister ? Malgré l’ambiance sinistre et le peu d’espoir
que je conserve, je m’accroche à l’idée que des hommes
ont pu survivre au milieu de cette débâcle.
La ville est devant moi, entourée de ses hautes fortifications.
Une épaisse fumée noire s’en échappe, salissant le
ciel qui en est devenu sombre et menaçant. Je suis encore bien
loin mais il me semble voir un va-et-vient incessant de
véhicules entre la porte de la ville et quelque chose qui
ressemble à une grande fosse creusée à cent
mètres des murs. Je sens l’odeur pénétrante de la
fumée qui, quand je m’approche, se mêle à une odeur
écoeurante dont je ne parviens pas à déterminer
l’origine. Je traverse le vaste terrain vague menant à la ville
et j’y rencontre de nombreux chiens maigres qui déguerpissent
à mon passage. Leurs museaux frissonnants se lèvent vers
le ciel comme s’ils avaient perçu et compris mieux que moi la
raison de cette odeur fétide et qu’au lieu de les
dégoûter, elle les attirait.
En m’approchant, je vois mieux le spectacle effrayant et je regrette de
ne pas m’être éloigné plus tôt. Il y a un
déplacement continuel de charrettes, entre la ville et une fosse
immense et profonde. Ces véhicules sont manœuvrés par des
hommes habillés de longs manteaux gris. Ils portent de grandes
cagoules qui cachent presque totalement leurs visages, ne laissant
entrevoir parfois que le bout de leurs nez ou l’ébauche de leurs
lèvres au fond d’un grand trou sombre. Je comprends enfin
l’origine de l’odeur qui m’avait tant incommodé, les charrettes
sont remplies de cadavres partiellement décomposés. Les
croque-morts en jettent le contenu macabre dans la grande fosse puis
repartent vers la ville, remplacés par d’autres hommes et
d’autres charrettes pleines. Au bord de la fosse, se trouve un homme
vêtu du même manteau long que les croque-morts. C’est un
prêtre, me semble-t-il, car une large croix a été
cousue sur son manteau. Il tient à la main un grand livre
doré, peut-être une bible, et il marmonne de façon
inaudible des mots, certainement des prières pour les morts. Les
croque-morts et le prêtre sont si occupés par leur
tâche qu’ils ne remarquent pas, ou feignent de ne pas voir, les
chiens affamés qui se sont introduits dans la fosse pour y
dévorer la chair pourrie des cadavres qu’on leur jette si
généreusement.
Tandis que je regarde cette scène horrible, je perçois un
bruit léger derrière mon dos, mais je n’ai pas le temps
de me retourner, on me jette un grand linge sombre sur la tête et
je suis aveuglé. On me pousse à terre, mes jambes et mes
bras sont immobilisés. J’entends des hommes échanger
quelques mots incompréhensibles avant de recevoir un terrible
coup sur la tête...
---------------------------
L’épidémie est terrible. Les morts ne sont plus ni
dénombrés ni notés dans les registres, comme on le
faisait au début. Maintenant ils sont trop nombreux et nous
sommes trop occupés à nous en débarrasser au plus
vite. Nous parcourons les rues de la cité à la recherche
des cadavres que nous jetons dans notre charrette. Lorsqu’elle est
pleine de dépouilles boursouflées et puantes, nous
partons la vider dans la grande fosse creusée à
l’extérieur de la ville.
Je suis arrivé dans cette cité malade il y a trois
semaines et, après avoir vérifié que
j’étais sain, les autorités ont décidé de
m’enrôler de force comme croque-mort. Nous étions alors
encore nombreux mais ce n’est plus le cas maintenant car nous
côtoyons continuellement les malades et nous ne sommes pas
immunisés contre le fléau. Dès que l’un d’entre
nous porte les premières traces de la maladie, nous
abrégeons ses souffrances et nous jetons son corps dans notre
charrette avec les autres cadavres. Je sais que c’est cruel et
criminel, et au début je me suis rebellé contre cette
façon de traiter des créatures de Dieu, mais nous voyons
tellement de cadavres que nous ne pouvons plus nous apitoyer sur les
malades, même quand il s’agit de nos compagnons ou de nos amis.
Parmi les cadavres, certains voient leurs pères, leurs
mères, leurs enfants, leurs épouses, leurs amis. Les
belles jeunes filles, dont la grâce et la beauté
bouleversaient tous les hommes quelques jours plus tôt, se sont
transformées en cadavres hideux et repoussants. Leurs sourires
radieux et charmeurs, déformés par la maladie et la
souffrance, sont devenus grimaçants. Heureusement, je ne peux
pas voir les visages cachés de mes compagnons les croque-morts
mais j’entends quelquefois des râles ou des sanglots qui
s’échappent de la grande ouverture sombre de leur cagoule et je
comprends que l’un d’eux vient de reconnaître, parmi les morts,
un de ses proches.
Les malades encore vivants se cachent dans les décombres des
maisons détruites et brûlées. Ils sont
terrorisés par la maladie qui les a frappés mais ils
craignent aussi les croque-morts qui vont venir les ramasser. Quand
nous les rencontrons, nous ne prenons même plus le temps de les
achever, nous les jetons dans notre charrette, tremblants et
gémissants. Ils seront enterrés vivants ou ils mourront
dans la fosse, dévorés par les chiens ou les rats,
à moins qu’ils n’aient la chance de trépasser avant.
Aucun traitement ne peut les guérir et nous ne pouvons pas les
laisser mourir dans la cité. Nous parcourons les rues
désertes, vêtus de notre grand manteau gris et de notre
cagoule, accompagnés par le grincement des roues de la
charrette et les aboiements des chiens errants. Quand nous jetons les
corps pourris dans la charrette, des morceaux de chair se
détachent parfois et tombent sur la chaussée. Alors les
chiens s’élancent et se battent violemment pour se
repaître de cette viande putride.
Nous visitons les maisons, nous inspectons les coins et les recoins
à la recherche de nos proies. Nous ramassons les morts et les
malades, nous exterminons leurs familles, nous incendions leurs
maisons. Les quelques survivants encore indemnes des familles
décimées se dissimulent car ils savent que nous ne
pouvons pas les épargner, nous devons les tuer pour qu’ils ne
contaminent pas les rares habitants encore sains de la ville. On nous a
expliqué que nous étions les derniers protecteurs de la
cité, que se débarrasser des malades et des morts
était le seul moyen de mettre fin au fléau. Nous faisons
donc notre devoir sans faiblesse, sans regret, sans humanité.
Nous sommes devenus des tueurs. Le soir, quand notre travail est
terminé, nous nous allongeons sur le sol,
exténués, bouleversés. Le soleil rougeoyant qui se
couche sur l’horizon nous rappelle heureusement que le monde n’est pas
totalement mort, qu’une vie meilleure existe encore autre part.
Avant de s’endormir, certains prient Dieu. Ils prient pour tous ces
morts anonymes. Ils prient pour les survivants. Ils prient pour les
âmes des croque-morts qui ont tué et enterré tant
de vrais et faux malades. Ils prient pour la survie du plus grand
nombre d’habitants. Ils prient pour que Dieu vienne en aide à la
cité et mette fin à Sa terrible colère. Ils prient
pour que Sa volonté soit faite.
D’autres, comme moi, se contentent de souhaiter que le futur, si nous
avons un futur, soit moins sombre que le présent. Quand
l’épidémie sera terminée, plus rien ne sera comme
avant. Les quelques malheureux survivants épuisés devront
tout reconstruire, leur vie, leur famille, leur travail. Ils devront
oublier l’odeur de la mort qui les a accompagnés pendant des
mois, ils devront oublier la grande fosse et la ville
brûlée.
Demain, à peine reposés après une nuit remplie de
cauchemars, déprimés par les souvenirs de la veille et
effrayés par la nouvelle journée qui commence, au milieu
de la brume matinale, nous retournerons à notre tâche avec
notre charrette grinçante et nous ferons notre devoir
jusqu’à ce que la mort nous emporte nous aussi.
---------------------------
Un jour, en pénétrant seul dans les décombres
d’une maison brûlée, j’entends un bruit de pleurs. En me
déplaçant difficilement au milieu des gravats, je vois un
enfant en train de se lamenter. Je m’approche avec précaution et
je constate qu’il ne semble pas atteint par la maladie.
- Enfant, que fais-tu là ? Où sont tes parents ?
Il continue de pleurnicher sans me répondre. Il cache en partie
son visage dans ses mains, comme pour se protéger du mal que je
pourrais lui faire.
- Où sont tes parents ? T’ont-ils abandonné ?
Sont-ils morts ?
Je n’obtiens toujours pas de réponse. Il semble muet ou
imbécile, à moins qu’il n’ait peur de moi et de mon
costume gris de croque-mort. Ses parents, avant de mourir, lui ont
peut-être appris à se cacher silencieusement, pour
échapper aux prédateurs et aux croque-morts. Je devrais
le prendre sans ménagement, pour le jeter dans la charrette ou
le remettre aux mains des autorités qui décideront
certainement de sa mort. Mais je suis las. Las de voir mourir, las de
tuer. Je ne veux pas de mal à cet enfant effrayé, je veux
le laisser vivre, il a déjà tellement souffert.
Je m’avance doucement vers lui pour l’amadouer. Il se recroqueville sur
lui-même pour se faire encore plus petit. Il gémit de
terreur et il me regarde avec des yeux effrayés et larmoyants.
Je m’approche et je le prends délicatement dans mes bras. Il se
débat mollement. Je regarde son visage, son corps, il n’a aucune
trace de la maladie mais il est très maigre comme s’il n’avait
pas mangé depuis plusieurs semaines. Toutes ses forces se sont
épuisées quand il a essayé de m’échapper.
Il semble maintenant si fatigué qu’il ne bouge plus. Il est sans
doute résigné, à moins qu’il n’ait compris que mon
intention n’est pas de le tuer. Je le caresse et je lui parle pour le
tranquilliser. Il s’est tu, il s’agrippe à mon vêtement
avec ses petites mains fragiles. Il semble apaisé, confiant.
Mes compagnons les croque-morts attendent devant la maison avec la
charrette et je ne peux pas sortir de ce côté car je ne
pense pas parvenir à leur faire comprendre ce que je viens
à peine de réaliser. La mission des croque-morts est
ignoble et nous devons cesser d’aider le mal à nous
détruire. Nous devons au contraire sauver cet enfant ainsi que
tous les enfants indemnes. Malheureusement, mes compagnons voudront se
conformer aux instructions qu’ils ont reçues et, au mieux,
conduire cet enfant aux autorités. Pour leur échapper, je
cherche une sortie dérobée dans la maison
délabrée et je découvre une porte donnant sur
l’arrière. Elle débouche sur une rue déserte et
j’emporte l’enfant endormi dans mes bras. Je le conduis dans une des
maisons d’un quartier déserté de tous ses habitants,
où les croque-morts ne viennent jamais car il n’y a plus
personne pour y tomber malade, plus personne pour y mourir. Je cache
l’enfant et je repars à la recherche de nourriture dont il a
besoin rapidement.
Toujours habillé de mon manteau et de ma cagoule, je n’attire
pas les soupçons des habitants car ils pensent que je suis un
croque-mort à la recherche des malades. En visitant des maisons
détruites, je rencontre parfois d’autres enfants affamés
mais indemnes. Ils ont peur quand je m’approche d’eux, vêtu en
croque-mort, et ils tentent de s’échapper en courant, pensant
que je suis venu pour les prendre et les tuer. Quand je réussis
à les convaincre que je viens pour les sauver, je les
ramène dans mon abri. Malheureusement, je trouve parfois des
enfants malades et, ne disposant pas d’un remède miraculeux pour
les guérir, je ne peux pas les aider. Quand j’ai sur moi assez
de nourriture, je leur en laisse un peu, en espérant rendre leur
mort plus paisible. Puis je m’en vais, furieux d’être aussi
impuissant devant ce drame.
C’est devenu difficile de se procurer honnêtement de quoi nourrir
les nombreux enfants que j’abrite et je n’hésite plus à
voler la nourriture. Quand je ne trouve rien, je pénètre
dans des maisons abandonnées où parfois j’ai la chance de
découvrir des déchets pas trop avariés. Souvent il
faut que je me batte contre d’autres pilleurs pour en prendre
possession. Quand je quitte le lieu du combat, je ne vérifie
même plus si mon adversaire est toujours vivant, car sa vie a
moins de valeur que les résidus pourris que j’emporte sous mon
bras. La situation de la ville est si désespérée
que je rencontre souvent des corps de gens qui ne sont pas morts de
maladie, mais de faim, comme l’atteste leur extrême maigreur. Ou
qui ont été tués au cours de rixes autour de
quelques bouchées de pains rassis. Et parfois je
découvre, effaré, des cadavres dont les bras et les
jambes ont été tranchés et emportés. Je
n’ose même pas imaginer à quoi ces membres ont pu servir.
Mon plus grand souci est de garder la maison. Pour nourrir mes
orphelins, je dois partir longtemps, en les laissant seuls et sans
défense, et j’ai peur que la maison ne soit
dévastée par les croque-morts en mon absence. Quand je
suis présent, je ne crains rien car j’ai réussi à
trouver des armes et je suis prêt à me battre
jusqu’à la mort.
J’ai maintenant beaucoup trop d’enfants à ma charge et il faut
que nous partions rapidement, car bientôt je ne trouverai plus
rien pour les nourrir. Je me suis procuré assez de nourriture
pour survivre pendant les quelques jours de voyage qui seront
nécessaires pour atteindre une ferme abandonnée. J’ai
caché dans la cour intérieure de la maison une petite
charrette qui servira à transporter les quelques affaires dont
nous aurons besoin. Les enfants devront marcher et les plus petits
seront portés par les plus grands. Nous sortirons de la ville
par la porte sud qui n’est plus surveillée car il n’y a plus
assez de gardiens vivants.
Un matin, nous partons tous. Nous atteignons la porte sans rencontrer
d’obstacles et nous sortons. Après avoir parcouru quelques
centaines de mètres, nous faisons une brève halte. Nous
nous asseyons sur l’herbe et nous regardons la ville au loin. La grande
fosse est toujours visible mais le sentier menant à la ville
n’est plus emprunté que par de rares charrettes qui se
déplacent lentement. Le prêtre, que j’avais vu à
mon arrivée, n’est plus là, il repose peut-être
dans la grande fosse devant laquelle il officiait autrefois. Il n’y a
plus de fumées s’échappant de la ville, les incendies
sont éteints et les croque-morts ne sont plus assez nombreux
pour les rallumer. Quand je suis arrivé la ville était
moribonde, maintenant elle est morte.
Nous repartons et, peu après, je retrouve la ferme où
j’ai laissé tomber mes accessoires de peinture. J’ai vu et
touché tant de morts depuis cette époque que je ne crains
plus rien et je reprends mon chevalet et mon sac. Je pense sans regret
à mon voyage qui n’a guère été propice
à mon art. Nous allons reprendre la route et je ne sais pas
encore ce que je vais faire de tous ces enfants. J’espère qu’ils
vivront, qu’ils grandiront. Je me sens responsable d’eux. Il en faudra
des enfants comme ceux-là pour donner naissance aux
générations futures qui rebâtiront la ville.
Nous allons chercher une ferme abandonnée, assez
éloignée de la ville, et nous nous installerons en
attendant la renaissance.
-----------------------
J’ai posé mon chevalet au milieu de la prairie, j’ai
préparé mes couleurs et je commence à
déposer délicatement l’ocre sur la toile vierge. Devant
moi, il y a un grand champ de blé qui ondule sous la brise.
Quelques coquelicots tapissent la prairie où broutent
tranquillement les vaches. Plus loin, je vois la ferme, belle et
prospère, avec son mince filet de fumée qui
s’échappe de la cheminée. Les poules picorent
nerveusement les grains, les cochons dorment paisiblement près
de leurs auges pleines, les oies se dandinent maladroitement, les canes
explorent le terrain, à la recherche de nourriture,
consciencieusement suivies par leurs petits canetons. Le ciel bleu est
parsemé de nuages expressifs. Le soleil inonde la terre et les
oiseaux volent, les insectes rampent et bourdonnent. Et mes enfants
gambadent au milieu de la prairie, riant de tout, heureux de vivre.
Maintenant, j’ai l’inspiration et le décor qui convient, je suis
prêt à peindre.