Il est trois heures du matin, c'est la meilleure heure. Il a tout
prévu. La maison est isolée, la route est déserte.
Les pavillons les proches sont à des kilomètres de
là. Il avance rapidement vers la petite maison entourée
de son coquet jardin. Il n'y a aucun risque. Malgré sa
démarche lourde, malgré son pas un peu hésitant,
personne ne peut le voir, et personne ne le verra, comme d'habitude. Il
est une ombre parmi les ombres.
Les nuages découvrent de temps à autre la lune, et sa
sombre clarté se répand alors sur le paysage
fantomatique. Les arbres, bousculés par un léger vent,
balancent leurs branches spectrales au-dessus de la route et
étirent leurs ombres mouvantes, comme pour prendre possession
des âmes perdues déambulant sur leur territoire.
Il voit les brefs éclairs projetés par les vers luisants
au sein des broussailles, il entend le crissement des grillons et le
bruissement des feuilles qui couvrent le silence effrayant. Un
hululement sinistre tout proche le fait soudain tressaillir, puis lui
parviennent les cris aigus d'un animal imprudent pris dans les
puissantes serres du rapace. Il sourit, ce n'est pas lui qui se
laisserait surprendre de cette manière, il est plus intelligent
que cet animal idiot, il a tout prévu, tout
préparé jusque dans les moindres détails.
Tout est calme autour de lui, peut-être trop calme... Il
s'approche de la maison.
Sans bruit, il entre dans le jardin. Les massifs de fleurs embaument
l'air mais il n'a pas le temps de s'attarder. Il s’approche de la porte
de la maison. Elle est entrouverte... Ce n'est pas prudent de laisser
une porte ouverte à tout venant... Si des rôdeurs
passaient par là ? Quelqu'un ou quelque chose se cache-t-il
derrière cette porte ? Il frissonne. La peur ? La
fraîcheur de la nuit ? Il a tout prévu mais... la
porte n’aurait pas dû être ouverte.
Il la pousse prudemment. Il a une légère
hésitation. Puis il ôte ses chaussures et il entre.
Tout est sombre à l'intérieur mais, malgré
l'obscurité, il n'a aucun mal à se diriger. Il a tout
prévu, il connaît parfaitement le plan de la maison, il
sait exactement l'emplacement des fauteuils, des tables, des chaises.
Quand on fait ce qu'il fait, on ne doit laisser aucune place au hasard,
à l'incertitude. Il se déplace donc sans bruit, sur la
pointe des pieds, en longeant les murs, en contournant sans erreur les
obstacles.
Enfin, il atteint l’escalier. Il commence à monter. Les marches
ne grincent pas. Arrivé sur la cinquième marche, il
enjambe la sixième pour passer directement à la
septième. Il a tout prévu, il sait que la sixième
marche grince, un grincement très léger, presque
inaudible, mais quand on se prépare comme il s'est
préparé, on ne peut pas prendre le risque qu'une marche
fasse tout capoter.
Il arrive au premier étage. Il n'y a aucun bruit. Les rayons de
la lune, qui pénètrent par la grande fenêtre du
couloir, créent un clair-obscur envoûtant et
inquiétant. Les meubles, dont les contours se mélangent
à l'ombre, prennent une apparence surréaliste digne d'un
peintre fou. Les bibelots, grossis démesurément, semblent
sortis de cauchemars dantesques.
Les ombres sont impénétrables mais il n'hésite pas
un instant. Il avance doucement, les mains en avant, en tâtonnant.
Il sursaute. Le silence a été troublé par le
ronflement d'un réfrigérateur au rez-de-chaussée.
Il attend. Quand le silence revient, il reprend sa marche, comme s'il
n'avait pas été interrompu. Il avance prudemment, il est
presque arrivé. Il ne doit rien bousculer, ce serait trop
bête de se faire prendre maintenant, alors que le but est si
proche, presque à portée de main.
Enfin, il voit la porte baignée par la clarté lunaire. La
porte qu'il cherche… Il la pousse. Elle ne grince pas, mais
c'était prévu.
Il entre doucement, sans faire de bruit, comme une ombre. Il avance, il
avance encore.
Et il voit… Il voit le lit. Et dans le lit... il voit une femme.
C’était prévu, mais…
C’est une très belle femme. Son épaisse chevelure noire,
contrastant avec la pâleur de son visage éclairé
par la lune, s'étale en éventail sur l’oreiller, donnant
l'impression d’une auréole d'ombre entourant un visage d’ange.
Pendant son sommeil, visiblement agité, elle a repoussé
le drap qui gît désormais au pied du lit. Sa chemise de
nuit est ouverte, dévoilant son merveilleux corps nu.
Et il voit...
Il voit son cou... Son cou blanc, blanc et immaculé...
Il voit sa gorge… sa gorge blanche, blanche et fragile, offerte...
Il voit sa poitrine... sa poitrine ronde et douce, tressautant à
chaque inspiration…
Il voit son ventre... son ventre blanc et lisse, qui débouche
sur une sombre vallée...
Il voit ses pieds... ses petits pieds... ses mollets... ses genoux...
Il voit ses cuisses... ses cuisses entrouvertes... qui
révèlent un abîme...
L'instinct le pousse à avancer, encore et encore. Avancer vers
cette gorge blanche, vers cette tendre poitrine, vers ce ventre si
proche du but ultime, vers ces cuisses qui donnent accès au
paradis... à l'enfer, parfois...
Le désir lui fait abandonner toute prudence. Il sait qu'il ne
devrait pas, il sait qu'il n'est pas venu pour ça... Mais
comment rester indifférent devant ce spectacle ? L'instinct du
mâle... Le rut... L'accouplement... Des millions d'années
d'évolution n'ont pas changé l'homme, il est toujours un
animal. Peut-il résister à l'instinct qui a poussé
des milliards d'hommes à faire ce qu'il veut faire, ce qu'il va
faire ? Peut-on rester stoïque devant ce divin cadeau offert par
la nature ? Peut-il ignorer l'appel de ses milliards de cellules qui le
poussent vers ce ventre, vers ces cuisses, vers cette source de
jouissance et de vie ? Il a tout prévu, mais il n’a pas
pensé à l'instinct pourtant prévisible, l'instinct
primaire et irrésistible de la bête... Il frissonne mais
ce n'est pas dû à la peur, ni à la fraîcheur
de la nuit. Il sent au contraire son sang bouillonner, il sent sa
tête chavirer comme sous l’effet d’une fièvre. Il ne pense
plus. Il a vraiment tout prévu mais l'instinct est plus puissant
que l'intelligence. Il est redevenu un animal instinctif, il n'est plus
qu'une bête en rut...
Il s’approche, il s’approche, les mains prêtes à saisir
ces cheveux soyeux, prêtes à masser cette poitrine
abondante et ce ventre si doux, prêtes à écarter
ces cuisses pour explorer cette caverne sombre. Et cette gorge si
fragile qu'il va serrer entre ses grandes mains pour en extraire le
grand râle, la raison d’être de la bête humaine...
Ses mains ont presque atteint leur but. Cette poitrine... ce ventre...
ces cuisses... cette…, quand… soudain…
La femme, qui semble-t-il feignait de dormir, lui dit de la
façon la moins érotique qui soit :
- Alors c’est à c’t’heure-là qu’tu rentres. Où
qu’t’as été traîné encore, hein ? T’es
encore bourré, j’parie.
Il avait tout prévu. Absolument tout.
Sauf l'instinct qui, pendant un moment, avait brusquement
échauffé et durci son bas-ventre, habituellement
plutôt flasque.
Et la scène de ménage qui, au retour de cette
soirée bien arrosée entre copains, a eu pour effet de
tout refroidir et ramollir.
Le
26 octobre 2005.
Fabrice Guyot.