Son prénom me
revient en même temps que son visage. Elle est là, devant
moi. Je descends la rue, elle monte en sens inverse et nous allons nous
croiser. Je ne l’ai pas revue depuis très longtemps… Huit
ans ? Dix ans ? Ou plus ? Elle ne semble pas m’avoir vu,
elle marche lentement, le regard dans le vague, le visage un peu rouge
comme si elle était en colère. Je ralentis un peu, pour
retarder notre rencontre et me laisser le temps de
réfléchir. Elle ne paraît pas avoir changé
mais elle est trop loin et l’image que j’ai sous les yeux n’est encore
qu’un subtil mélange de réalité et de souvenirs.
Pourquoi n’aurait-elle pas été marquée comme moi
par le passage du temps ? Quelques rides, quelques cheveux blancs,
une certaine lassitude dans le regard due aux soucis quotidiens…
Je me souviens d’elle, le jour de notre brève rencontre.
C’était un soir, au cours d’une fête, elle était
seule comme moi et nous avons associé nos deux solitudes.
Après cette soirée, nous nous sommes perdus de vue, alors
que nous n’avions guère eu le temps de nous connaître
vraiment. Comment expliquer ça, sans paraître absurde
? Nous avons simplement oublié de nous revoir, peut-être
parce que, ni l’un ni l’autre, nous ne le souhaitions
réellement, peut-être parce que, instinctivement, nous
n’avions pas envie de lier nos existences. Après cette
séparation, peu à peu, l’amnésie s’est appesantie
sur ma mémoire, sur la sienne peut-être aussi, en laissant
derrière elle une tristesse diffuse, des regrets, un grand vide
impossible à combler. Parfois je repense à elle,
confondue avec tous ces gens que j’ai connus et dont je n’ai plus de
nouvelles à la suite de déménagements, de
mariages, de querelles absurdes et oubliées. Ce sont des
souvenirs brumeux, sans consistance, qui s’effilochent dans les minutes
qui suivent, et qui me distraient quand je suis optimiste ou me
dépriment quand mon humeur est sombre.
Et maintenant, je la revois, ou j’ai l’impression de la revoir, et tous
les vieux souvenirs enfouis au fin fond de mon cerveau refont surface
avec une précision étonnante. Je me souviens d’elle comme
si tout s’était passé hier, notre premier regard, nos
premières paroles, le contact de nos doigts, la caresse de nos
corps, nos discussions enflammées. Je me rappelle…
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Le salaud, il me le paiera cher. Quel con ! Mais quel con, ce
mec ! Il est vraiment taré, débile. Je vais demander
le divorce, je ne peux plus le supporter.
Et celui-là en face qui n’arrête pas de me reluquer,
qu’est-ce qu’y me veut ? Encore un fada qui pense qu’à la
baise, un connard, un vicieux, un taré. Pour qui, il se
prend ? Moche comme il est, je ne risque pas de lui faire des
mamours à ce con. Si y continue comme ça je vais changer
de trottoir, je n’ai pas envie de le croiser, il a vraiment l’air
dingue, on dirait qu’y me déshabille rien qu’en me regardant, y
va peut-être me violer en pleine rue.
Et puis, j’en ai ma claque des mecs nases, je ne vais pas en
prendre un autre ! Comment je me suis démerdée
pour gâcher ma vie comme je l’ai fait ? Je rencontre un beau
gosse, on sort ensemble, on couche, on se marie, tout aurait pu bien se
passer. Hé non ! Ca a complètement foiré
comme tout ce que je fais. Y en avait des milliers de types sympas et
gentils et mignons, et il a fallu que je prenne le pire. Et pourtant,
il avait l’air bien, je me rappelle…
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Notre rencontre s’est produite au cours d’une soirée dansante
avec des amis communs. Nous avons été
présentés sommairement avant d’être
abandonnés l’un et l’autre. Au début, ne sachant rien de
nos vies respectives, de nos goûts, de nos relations avec les
autres invités, nous n’avions rien à nous dire.
Après le « bonsoir » suivi du sourire poli
réglementaire, après l’indifférente bise sur les
joues, il y a eu un grand silence entre nous, accompagné par des
regards fuyants et des petits sourires timides. Comme je connaissais
peu de monde et qu’elle semblait dans la même situation que moi,
nous sommes restés ensemble. Puis, presque par
nécessité, pour ne pas paraître ridicules, nous
avons commencé à échanger à contrecœur des
propos banals.
« C’est bien ici ». « Oui, c’est
bien ». « Un peu bruyant ».
« Oui, très bruyant ». « Tu
veux un verre ? ». « Heu… Oui, merci
». « Tu veux quoi ? ».
« Heu… Un cognac ou un whisky, ou autre chose, n’importe
quoi ». « D’accord, je te ramène
ça ».
Pour parvenir jusqu’au bar, j’ai slalomé avec précaution
au milieu de la foule qui s’agitait sur la piste de danse. Quand je
suis revenu avec les deux verres, j’ai été surpris de
constater qu’elle m’avait attendu.
« Voilà, j’ai trouvé du cognac ».
« Merci ».
Pour nous distraire, nous avons siroté nos boissons en regardant
les danseurs se trémousser.
« Il est bon ? ».
« Quoi ? ». « Le cognac, il est
bon ? ». « Oui, ça va ».
« Tu fais quoi dans la vie ? ».
« Je suis secrétaire ».
Nous avons été bousculés et, pour rester ensemble,
nous nous sommes rapprochés l’un de l’autre. A ce moment, j’ai
commencé à éprouver comme une émotion
diffuse, une bouffée de chaleur m’a envahi. Etait-ce dû
à l’effet de l’alcool ou à la proximité de son
corps ?
« Secrétaire ? C’est bien ».
« Et toi ? ». « Comptable, dans
une banque ». « Ha oui ? Moi aussi ».
« Tu es comptable ? ». « Non,
secrétaire, mais dans une banque aussi ».
« C’est bien. Un autre verre ? ».
« Oui, je veux bien ». « Je
reviens ».
Nouvelle traversée de la foule de plus en plus
échauffée et, à mon retour, elle m’attendait
encore.
« Voilà ton cognac ». « Merci,
je vais être pompette ». « Tu veux
danser ? ». « Heu… oui ».
Nous nous sommes mis à danser gauchement puis, l’alcool aidant,
nos corps se sont peu à peu détendus, se sont
collés, nos haleines se sont mélangées. Je ressens
encore maintenant l’excitation due au frottement de nos
vêtements, aux arômes mélangés de parfum, de
sueur et d’alcool, au contact de sa poitrine contre la mienne. J’avais
l’impression qu’elle éprouvait à ce moment le même
désir que moi de se serrer et de s’abandonner. Ma tête
tournait et je m’enivrais des odeurs fortes qui émanaient de nos
corps mêlés, je jouissais de la caresse de sa main sur mon
épaule et du contact de ses cuisses contre les miennes, j’aimais
entendre sa voix douce et chantante me murmurer des paroles anodines
à l’oreille.
« C’est bien ici, on s’amuse bien ».
« Oui, c’est bien ». « Tu connais tout
le monde ? ». « Non, presque
personne ».
A cet instant, la musique était douce et elle nous
entraînait dans son sillage harmonieux. Mes pensées
s’envolaient vers des horizons chatoyants. La banalité de mon
quotidien était bien loin, le travail, le métro, les
factures, les impôts, la grisaille de l’hiver, les travaux
à faire dans mon appartement. Je ne pensais plus à rien
et je planais dans un autre monde où tout était
merveilleux et facile.
« Qui est-ce qui t’a invité ? ».
« Un ami ». « C’est le seul que tu
connais ici ? ». « Oui. Et
toi ? ». « Un ami aussi, mais je suis
comme toi, je ne connais personne d’autre ».
Nous étions joue contre joue, mon nez frôlait son oreille
et ma bouche était à quelques centimètres de son
cou dénudé. Son parfum me montait à la tête
et me grisait. Parfois je relevais la tête pour fixer ses yeux
brillants et nous nous regardions tendrement. Puis, comme si nous
avions découvert dans ce regard un accord, nous nous serrions
plus fort, corps contre corps, cuisse contre cuisse, joue contre joue.
« Tu vis seul ? ». « Oui. Et
toi ? ». « Oui, moi aussi ».
A un moment, nos visages étaient si proches qu’en tournant la
tête pour la regarder, mes lèvres ont effleuré les
siennes, très brièvement, par accident. J’ai rougi, il me
semble, elle aussi peut-être. Cependant, elle ne paraissait pas
fâchée, elle m’a même souri timidement comme pour me
réconforter. Encouragé par son sourire, j’ai
approché mes lèvres des siennes et je l’ai
embrassée délicatement, prêt à
m’éloigner si j’avais senti le moindre reproche ou
dégoût de sa part. Elle n’a rien dit, elle ne m’a pas
repoussé, et j’ai laissé ma bouche posée
chastement sur la sienne quelques secondes, sans chercher à
forcer le passage entre ses lèvres et ses dents. Puis j’ai
éloigné mon visage et je l’ai regardée, pour
m’assurer qu’elle avait joui autant que moi du contact de nos
lèvres, de la fusion de nos haleines chargées d’alcool.
Elle battait rapidement des cils, ses yeux brillaient, elle me souriait
gentiment. Elle a approché son visage du mien, elle a
collé ses lèvres sur les miennes, elle a ouvert la
bouche, nos langues se sont emmêlées, nos salives se sont
mélangées. Avec ma main, je l’ai caressée
doucement, lentement, du cou jusqu’au bas du dos, mais je n’ai pas
osé descendre plus bas. J’ai senti sa peau frémir sous ma
paume, son corps s’abandonnait sous mes caresses. J’ai ramené ma
main derrière sa tête et j’ai frôlé la racine
de ses cheveux. Puis, comme si ma main était devenue autonome et
ne répondait plus à ma volonté, comme si elle
était attirée irrésistiblement par les
voluptueuses rotondités de ma partenaire, elle est redescendue
plus bas et mes doigts ont effleuré le cou duveteux avant de
s’éloigner vers les omoplates et de longer les vertèbres.
Parvenu aux lombaires, j’ai pressé fortement son corps contre le
mien. Nos poitrines et nos cuisses se frottaient les unes contre les
autres, en suivant le rythme lent de la danse. Ma main était
restée en bas de son dos, serrant fermement son bassin contre
moi. Nos lèvres étaient toujours unies dans un baiser
débordant de désir que j’aurais voulu éternel.
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La première fois que je l’ai vu, je me suis dit qu’il devait
être à moi, qu’il était fait pour moi. Il
était tellement beau dans son costume tout blanc, avec ses yeux
bleus et ses cheveux noirs bien coupés, avec ses chaussures bien
cirées, avec son entrain et son franc-parler. Il paraissait
très sûr de lui, un peu macho mais quand même
sympathique. C’était l’homme qu’il me fallait et je savais que
je pouvais l’avoir si je le voulais vraiment.
Il était arrivé avec une bande que je n’avais jamais vue
et je ne connaissais pas les relations entre les filles et les
garçons au sein du groupe. Il parlait avec quelques filles mais
il ne semblait pas particulièrement lié avec l’une
d’entre elles. Ca n’allait pas être facile de l’aborder, je
devais me présenter et m’accrocher à lui, puis
éliminer la ou les concurrentes éventuelles. Mais ce
n’était pas la première fois que je faisais ça et
je m’étais habillée en conséquence, une petite
robe légère et courte mettant en valeur mon corps
parfait, mes cuisses fines et musclées, mes hanches larges et
appétissantes, un profond décolleté qui laissait
voir ma poitrine abondante et ferme, mes cheveux teints en jais pour
contraster avec mes yeux clairs. Je m’étais
préparée longuement en me regardant dans le miroir, en
ajoutant des touches de maquillage par-ci par-là, en essayant
toutes mes robes pour assortir les couleurs et les formes, en
choisissant des sous-vêtements fins afin d’éviter les
marques inélégantes sous ma robe. Pour les choses
importantes, je ne laisse jamais rien au hasard, tout doit être
parfait et donner l’impression d’être naturel.
Nous étions déjà nombreux sur la place pour
participer au bal mais les musiciens n’avaient pas encore
commencé à jouer. J’ai décidé d’attaquer
mon bel apollon immédiatement, de peur que des concurrentes ne
soient plus promptes que moi. Je me suis dirigée vers lui en me
dandinant, feignant de ne pas l’avoir remarqué, puis sans rien
dire, comme si je venais juste de l’apercevoir, je lui ai souri d’une
manière engageante. Il m’a rendu mon sourire sans se forcer. Le
contact était établi, mais je devais jouer serré
pour que tout se passe comme je l’espérais.
« Bonjour. Madame… ? Mademoiselle… ? ».
« Bonjour. C’est mademoiselle ». « Tu
es du coin ? ». « Non, en
vacances ». « Moi aussi. Tu es
seule ? ». « Oui. Je suis venue avec mes
copines mais elles peuvent se passer de moi ».
« Moi aussi, je suis venu avec mes copains mais ils n’ont
pas besoin d’un chaperon ».
Il a ri de sa plaisanterie et j’ai souri poliment pour ne pas le vexer.
« On ne danse pas encore mais on peut commencer à
boire ». « Oui, on peut ».
« On va à la buvette ? ».
« Oui, on y va ».
Nous sommes allés à la buvette où la foule
bigarrée se désaltérait avant le début du
bal.
« Tu veux quoi ? ». « Je ne sais
pas, comme toi ». « Une
bière ? ». « Oui, une
bière ».
Nous avons bu tranquillement notre bière, en discutant de nos
vacances, en nous moquant des accoutrements et des grimaces des autres
participants au bal. Puis, comme l’orchestre était toujours
silencieux, nous avons bu une autre bière, puis une
troisième avant qu’une voix venant des haut-parleurs ne demande
le silence. La foule s’est tue progressivement. « Nous
sommes désolés mais, pour des raisons graves, nous devons
annuler le bal. J’espère vous retrouver ici, samedi prochain,
pour un nouveau bal ».
« Bon, bah, c’est raté pour le bal ».
« Oui, c’est raté ». « Tu veux
faire quoi ? ». « Je ne sais
pas ». « On va en
boîte ? ». « Heu, je ne sais pas, je
n’ai pas trop envie ». « J’en connais une qui est
bien, tu verras ». « Bon, d’accord, on y
va ».
On est partis en voiture vers la boîte de nuit. L’ambiance
était sombre, la musique violente, les alcools forts. Nous nous
sommes retrouvés rapidement à danser, dans les bras l’un
de l’autre. Il me serrait trop fort, mais je n’ai rien dit.
Après tout, c’est moi qui l’avais dragué, je ne pouvais
pas lui reprocher de m’imaginer comme une chose acquise. Il passait
brutalement sa main sur mon dos en descendant jusqu‘aux fesses qu’il
pressait fort contre son sexe dur. Avec son autre main, il me pelotait
la poitrine et le ventre. S’il avait eu une troisième main, il
en aurait profité pour continuer à picoler.
« Qu’est-ce que tu veux faire,
après ? ». « Je ne sais
pas ». « Tu veux venir chez moi ? On
boira un dernier verre ». « Oui, peut-être, on
verra ». « On y va tout de
suite ? ». « Tout à l’heure, pas tout
de suite ».
Nous sommes allés boire quelques verres au bar, puis il a voulu
se remettre à danser et il m’a entraînée
malgré moi sur la piste. Ses mains baladeuses me labouraient le
corps et je commençais à avoir mal au dos et à la
poitrine. Au travers de ma robe, il essayait de détacher
l’agrafe de mon soutien-gorge, ça devait l’exciter, mais il
était trop soûl pour y parvenir, et je n’avais pas envie
de l’aider à me déshabiller en public. Avec ses gestes
maladroits, il me faisait si mal que j’attendais impatiemment la fin de
la danse pour être débarrassée de lui. Quand la
danse s’est terminée, j’ai prétendu avoir besoin d’aller
aux toilettes et je suis partie m’asseoir dans un coin sombre et je
l’ai perdu de vue. Malheureusement, comme un requin poursuivant sa
proie, il a fini par me retrouver et il m’a rejointe en zigzaguant avec
des verres pleins dans les deux mains.
« Après ces verres, on part ? Tu vas voir,
j’ai une surprise pour toi ».
« Ha ? ». « Ouais, une belle
surprise, une grosse surprise ». « C’est
quoi ? ». « Ha ha ha ! Je l’ai dans la
culotte, bien emballée au chaud, la surprise. Ha ha
ha ! »
Il gloussait bêtement comme s’il avait raconté l’histoire
la plus drôle du monde. Il ne me semblait plus aussi beau
qu’avant. Mais après tout, c’était moi qui l’avais
choisi, j’avais fait une bêtise, il fallait que je l’assume.
« Alors, tu viens ? ». « On ne
peut pas attendre un peu ? ».
J’espérais peut-être inconsciemment qu’à force de
boire, il s’effondrerait et que je pourrais me défiler en le
laissant en plan.
« Non, allez, on y va tout de suite. Viens ».
« Bon, d’accord ». « Chouette, en
avant. Qui m’aime me suive ».
Il était trop soûl pour conduire mais malheureusement il
ne l’était pas assez pour ne plus se rappeler son adresse. Il
l’a donnée au chauffeur du taxi qui nous a déposés
quelques minutes après devant chez lui.
« Tu préfères continuer à
picoler ? Ou on baise maintenant et on picole après
? ». « Je ne sais pas. Il n’y a pas une
troisième option ? ». « Hé
non, ma poulette, la picole et la baise, il n’y a que ça dans la
vie, mais tu peux choisir dans quel ordre tu
préfères ». « Heu… ».
« Bon, alors, je décide pour toi. Encore un petit
coup avant le grand coup. Ha ha ha ! ».
En fait, le grand coup n’a pas été aussi grand qu’il le
prétendait. Il était si bourré que ses doigts
maladroits n’ont pas été fichus de me déshabiller.
L’agrafe du soutien-gorge lui a encore résisté et,
après avoir abandonné l’espoir de le retirer, il s’est
acharné à vouloir m’ôter mes bas en ne
réussissant qu’à les déchirer. Après cet
effort herculéen, alors qu’il tentait
désespérément de me retirer ma culotte, le
soi-disant bel étalon avec une grosse surprise s’est
effondré sur le lit où il s’est endormi en ronflant
bruyamment. Moi, je suis restée bêtement assise sur le
lit, avec mes bas déchirés en main et mon soutien-gorge
indéboulonnable sur la poitrine. J’avais envie de vomir et de
pleurer, et je ne savais pas encore ce que j’allais faire en
premier. Ma soirée était fichue à cause de ce
pourceau. Mais aussi, et surtout, à cause de moi, de ma
bêtise qui me faisait toujours choisir le mauvais lot.
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Nos lèvres se sont séparées, ma respiration
était haletante et j’entendais son cœur battre la chamade contre
ma poitrine. Sa main, posée sur mon épaule, est descendue
le long de mon bras pour me prendre ma main libre et la placer contre
ses lèvres douces et humides. En faisant ce petit geste tendre,
elle me regardait et me souriait, et ses yeux brillaient. Son bassin
frottait doucement mon entrejambe. Je devinais son désir
à ses gestes et à son regard et elle ne pouvait avoir
aucun doute sur le mien. Nous étions déjà si
intimes que je ne ressentais aucune gêne à ce qu’elle
touche la preuve de mon désir. Ma main était
restée posée sur son dos et je la déplaçais
lentement en cherchant une ouverture sur sa robe pour toucher sa peau
lisse et chaude. Sous les omoplates, mes doigts ont rencontré
l’attache du soutien-gorge et j’ai pensé que nous pourrions
terminer cette nuit ensemble, dans une chambre, sous une lumière
chaude et tamisée, moi la déshabillant, le manteau,
l’écharpe, la robe, les chaussures, les bas ou le collant, le
soutien-gorge, la culotte, elle me déshabillant, le manteau, la
veste, la chemise, les chaussures, le pantalon, les chaussettes, le
caleçon. Voyant peut-être mon trouble, elle se remit
à me parler.
« En dehors du travail, tu t’intéresses à quoi
dans la vie ? ». « Je lis, je vois des
films. Et toi ? ». « Je lis aussi, tout ce
qui me passe dans les mains. Tu lis quoi, toi ? ».
« Plein de choses, l’essentiel c’est que ce soit
intéressant. Science-fiction, policiers, les classiques
aussi ». « Moi aussi. Hugo,
d’Aurevilly ». « Ha ! D’Aurevilly. Tu as lu
"Une vieille maîtresse" ? ». « Ho
oui ! Quelle merveilleuse histoire ». « Tu
te rappelles la scène où le corps de l’enfant mort de la
Vellini et de Ryno est brûlé sur un bûcher, le soir,
sur une plage de l’Adriatique ? ». « Ha
oui ! Et la mère désespérée se jette
dans les flammes pour reprendre le cadavre de son enfant ».
« Et la scène où la femme enceinte de Ryno
traverse un champ de neige pour voir son mari, caché dans une
cabane, enlaçant sa maîtresse ? ».
Tout le monde s’agitait autour de nous, en suivant le rythme
frénétique de la musique techno, pendant qu’elle et moi
continuions à danser le slow en nous enflammant pour une
histoire romantique écrite un siècle et demi avant.
« Et Gustave Ristremont ? ». « Ho
oui, j’ai lu "La famille Massepierre". L’histoire d’une honorable
famille bourgeoise, ruinée par des financiers véreux. Ils
sont séparés et ils dégringolent peu à peu
les échelons de la société pour se retrouver dans
la fange, au milieu du bas peuple affamé qu’ils
méprisaient avant leur chute ». « Le
père mendie dans les rues, la mère se prostitue dans les
bouges des quartiers misérables où elle a pour
clientèle des pouilleux, des truands, des alcooliques, des
sadiques ». « La fille se fait engager comme
servante dans la maison d’un des hommes d’affaires responsables de sa
ruine et elle doit coucher avec toute la famille, depuis le père
jusqu’au plus jeune rejeton, y compris la mère, les filles et
les amis de passage ». « Et le fils s’engage dans
la marine marchande et meurt au cours d’une rixe sur le port. Son corps
est jeté à l’eau ». « Un jour, le
père fait la queue devant une soupe populaire et voit passer sa
femme qu’il n’a pas rencontrée depuis longtemps, elle est sale
et débraillée, son visage est bouffi par l’alcool, elle
titube en avançant, elle est si soûle qu’elle tient
à peine debout. Le père désespéré
quitte la soupe populaire pour aller se tuer dans les eaux du
port ». « Et quelques jours plus tard, la femme
ivre, voulant pourchasser un client qui lui devait quelques sous, tombe
dans l’eau après s’être rompu le cou sur la jetée
». « Et ensuite, le corps de la fille, mutilé
et tailladé à coups de canif, est précipité
du haut du quai ». « A la fin, les quatre corps
ondulent au rythme des vagues, se rencontrant et s’entrechoquant, parmi
les immondices abandonnées par les bateaux ».
« Et les marins autour sont trop occupés à
manœuvrer leurs voiliers et leurs barques pour s’intéresser
à des dépouilles de miséreux ».
« Ils ne sont repêchés qu’au bout de quelques
semaines, quand la puanteur de leurs cadavres s’est répandue
dans le port, et ils sont enterrés côte à
côte, dans une fosse commune, enfin réunis pour
toujours ».
Nous avions les larmes aux yeux en nous remémorant cette
histoire macabre. Nous sommes restés silencieux quelques
instants, unis dans une même compassion pour ces malheureux, nos
corps enlacés pleins de désirs, nos pensées
s’abreuvant des pensées de l’autre.
« J’ai envie de toi ». « Moi
aussi ».
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Faute de moyen de transport pour rentrer chez moi, je me suis
étendue sur le canapé et j’ai essayé de dormir un
peu, en me bouchant les oreilles pour ne pas entendre ses ronflements
de pochard. Le lendemain, j’étais debout avant lui, prête
à partir, quand malheureusement, il s’est
réveillé. Il avait le visage ahuri, marqué par une
sévère gueule de bois qui l’empêchait de garder les
yeux complètement ouverts. C’est vrai qu’il n’était pas
folichon mais il paraissait tout de même moins vulgaire que la
veille quand il était ivre mort.
« C’est la dernière fois que je bois ».
« Ouais ? ». « Je me sens trop
mal… ». « Ha ! ». « Tu
vas bien, toi ? ». « Ouais, ça
va ». « Tu as bien dormi ? ».
« Un peu… ». « Tu veux bien me
préparer un café ? Je crois que je vais m’effondrer
si j’essaie d’aller jusqu’à la cuisine ».
« Je vais le faire ».
J’ai préparé du café et je l’ai servi dans des
tasses que j’ai dû laver, faute d’en trouver des propres.
« Il est bon, ton café ».
« Merci ». « Tu n’as pas la gueule de
bois ? ». « Non ».
Il buvait son café chaud en grimaçant à chaque
fois qu’il avalait une gorgée.
« J’ai mal à l’estomac. Je devrais m’arrêter de
picoler, je ne supporte pas ». « Ouais, j’ai
remarqué ». « Je ne t’ai pas trop
déçue hier ? ». « Non,
ça va ». « Je veux dire que… je pense que
je n’ai pas pu faire grand-chose dans l’état où
j’étais ». « Non, pas grand-chose ».
« C’est con, j’aurais dû moins boire ».
« Ce n’est pas grave ». « Ce sera pour
une autre fois, tu veux bien ? ». « Ouais,
une autre fois, peut-être ». « On se revoit
quand ? ». « Je ne sais pas ».
« Pas ce soir, il faut que je cuve ».
« Ouais ». « Tu es en vacances, on
peut se revoir demain soir, si tu veux ? ».
« Heu… Ouais… heu… demain soir… ».
« Sur la place, à 8 h ? ».
« Heu… Ouais… demain sur la place, si je peux ».
Je n’étais pas vraiment enchantée de ce rendez-vous mais,
je ne sais pas pourquoi, peut-être par désœuvrement, ou
par peur de la solitude, ou pour m’éviter de tomber sur pire que
lui, le lendemain je suis allée sur la place à 8 h 30 et
il m’attendait.
« Bonsoir ». « Bonsoir ».
« Ca va ? ». « Ouais, ça
va ». « Tu es bien
reposée ? ». « Ouais, et
toi ? ». « Oui, ça va. Qu’est-ce que
tu veux faire ? ». « Je ne sais
pas ». « On va manger, si tu veux. Et
après, on verra ». « D’accord ».
La soirée n’a pas été aussi catastrophique que je
le craignais. Nous n’avons bu que des boissons légères et
il a réussi à meubler la conversation sans excès
de vulgarité. En sortant du restaurant, nous sommes allés
chez lui. Il n’a pas jugé nécessaire de me demander si je
voulais l’accompagner, nous avions entamé ce rituel deux jours
avant et il ne restait plus qu’à l’achever. Je n’ai pas
protesté et je me suis laissée faire.
Quand je me suis réveillée le lendemain, j’étais
dans son lit et il dormait près de moi, son bras posé en
travers de ma poitrine. Je l’ai regardé dormir. La nuit
s’était bien passée, sans avoir été
exceptionnelle. Comme j’ai pu le vérifier plus tard, chez lui
rien n’était vraiment mauvais, ni totalement bon. Dans tous les
domaines, il était passable, parfois tout juste suffisant. A
l’école, s’il avait été mon élève,
je n’aurais pas pu m’empêcher de lui donner la moyenne pour
toutes les matières, mais sans vraiment le distinguer des autres
élèves. Il aurait été un
élève du milieu, parmi ceux qui ne font pas de bruit et
qui, incapables de faire partie de l’élite, n’ont
néanmoins pas le cran de s’associer aux cancres. En somme,
c’était un rigolo ordinaire, un amant ordinaire, un homme
ordinaire.
Et maintenant, c’est un mari ordinaire.
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Nous avons dansé toute la nuit et au petit matin nous nous
sommes retrouvés sur le trottoir, au milieu de la clarté
blafarde et sous une pluie glaciale. En revenant aussi vite dans le
monde réel, nous étions intimidés, comme des
étrangers qui se découvrent. J’avais une
légère migraine, j’avais mal à l’estomac, la
tête me tournait un peu. J’étais déprimé et
sans volonté. Elle avait les traits tirés et le regard
ensommeillé.
« Il pleut ». « Oui, il
pleut ». « Et il fait froid ».
« Oui, très froid ».
« C’était bien, cette soirée ».
« Oui, ça m’a bien plu ». « Tu
grelottes. Tu veux ma veste ? ». « Non, je
vais prendre un taxi ». « Je te
raccompagne ? ». « Non, je suis
fatiguée, je vais rentrer directement et me
coucher ». « Tu veux qu’on se revoie
? ». « Oui ». « Je
t’appelle demain ? ». « Oui ».
J’ai griffonné mon numéro de téléphone sur
un papier et j’ai noté le sien.
« Je t’appelle demain ».
« D’accord ».
Elle s’est éloignée vers la station de taxis et je l’ai
regardée partir sans essayer de la retenir. Elle s’est
retournée un instant, elle m’a souri en faisant un petit geste
amical, puis elle est entrée dans un taxi qui s’est
éloigné rapidement. A ce moment, je sentais que quelque
chose n’allait pas. Même si je ne savais pas encore que ce
souvenir me hanterait pendant des années, j’avais l’impression
d’avoir raté une occasion importante qui ne se
représenterait plus jamais. Elle venait de partir et je ne
connaissais presque rien d’elle, à part son prénom et son
numéro de téléphone.
Je suis rentré chez moi, je me suis couché
immédiatement et je n’ai pas tardé à m’endormir.
Mon sommeil a été lourd et agité, rempli des
souvenirs de la soirée. A début, le rêve
était agréable et optimiste, je nageais dans une
espèce de bonheur, sans savoir précisément ce qui
me rendait si euphorique. Puis le rêve est devenu sombre,
sinistre, avant de se transformer en cauchemar. J’étais seul et
je cherchais quelque chose, ignorant ce que j’avais perdu, ne sachant
pas où le chercher, ni comment le chercher. J’éprouvais
une pénible sensation de manque comme si j’avais subi une perte
douloureuse et irrémédiable. Je courais partout en
quête de ce quelque chose qui pourrait être une
consolation, qui me redonnerait peut-être une sorte de
bien-être. Mais je tournais en rond, me cognant contre les
obstacles, j’étais épuisé et j’avais mal à
la tête et au ventre, et j’étais
désespéré de ne rien trouver, de ne rencontrer que
le vide et la solitude, la souffrance et le mal de vivre.
Je me suis réveillé en fin d’après-midi,
j’étais endolori et vaseux. J’avais la désagréable
impression d’avoir oublié quelque chose d’important qui
m’échappait dès que j’essayais d’y penser. En attendant
que le souvenir me revienne, j’ai pris quelques aspirines et je me suis
recouché.
C’est beaucoup plus tard, dans la nuit, que je me suis rappelé.
Je me sentais mieux et je me suis levé. En fouillant mes
vêtements à la recherche d’une cigarette, j’ai
retrouvé le papier sur lequel j’avais noté le
prénom et le numéro de téléphone de ma
belle inconnue. Il était très tard et je risquais de la
déranger en téléphonant maintenant. J’étais
étonné qu’elle ne m’ait pas appelé mais
peut-être avait-elle été aussi mal en point que
moi après cette nuit très arrosée ? Ou
peut-être attendait-elle mon appel ? Je ne savais plus qui
avait promis à l’autre d’appeler. A moins qu’elle ne m’ait
oublié ? Ou qu’elle regrette de s’être laissée
aller, à cause de l’alcool et de l’ambiance de
relâchement, et qu’elle ne souhaite pas que notre relation aille
plus loin ? Je l’appellerai demain pour savoir.
Le lendemain, je ne l’ai pas appelée et elle ne m’a pas
appelé. Les jours se sont écoulés, puis les mois,
les années, et le souvenir de cette brève rencontre s’est
estompé. Je n’ai pas vraiment oublié, je vois cet
épisode comme une sorte de morceau de vie inachevée.
Quelle aurait été notre vie si nous nous étions
revus ? Nous serions mariés, nous aurions des enfants, un
pavillon en banlieue, nous passerions nos vacances dans un camping
surpeuplé au bord de la mer, en regardant nos enfants se
bagarrer ou faire des châteaux de sable ? Ou nous aurions eu une
relation agréable, mais sans lendemain ? J’éprouve
quelques regrets mais, pour me consoler, je me dis qu’une histoire
incomplète n’est ni triste ni gaie, on peut imaginer n’importe
quelle fin, même la plus improbable. Un jour, mon aventure avec
ma belle inconnue pourrait connaître une conclusion heureuse si
je la revoyais et si nous décidions de reprendre là
où nous avons tout laissé en suspens.
Maintenant, les années se sont écoulées et je suis
dans la rue en train de dévisager une femme qui pourrait
être ma belle inconnue. Vue de près, je ne la reconnais
plus, seule une vague ressemblance m’a fait croire que c’était
elle, peut-être la taille, la forme du visage, la couleur des
cheveux. Plus je la regarde moins je pense que ce soit elle…
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Nous avons vécu ensemble quelques temps, puis nous nous sommes
mariés, pour faire comme tout le monde. Ca fait dix ans que
ça dure et je m’ennuie. Je ne suis ni heureuse, ni vraiment
malheureuse, mais j’étouffe. Lui aussi, je pense. Je suis
presque contente quand nous nous querellons comme aujourd’hui, ces
scènes de ménage sont une sorte de distraction, de
petites tempêtes qui agitent de petites vagues sur un immense
océan de routine.
Et celui-là, en face, il continue à me regarder.
Qu’est-ce qu’il veut ? Il me sourit comme s’il me connaissait. Il
est peut-être un peu bête mais finalement il n’est pas si
mal. En tout cas, bête ou pas, il a l’air gentil. C’est
peut-être un type comme ça que j’aurais dû choisir
au lieu de me jeter sur le premier phallo inculte que j’ai
rencontré. Il va m’adresser la parole ? Non, je ne pense
pas que ce soit son style, il a l’air trop timide, il est du genre
à me laisser passer sans oser m’aborder, en détournant le
regard vers les pigeons qui picorent sur le trottoir. Pourtant
ça ne me déplairait pas d’échanger quelques mots
avec lui, pas forcément pour aller plus loin, mais comme
ça, pour faire connaissance, et puis après, on ne sait
jamais, on pourrait se revoir et s’entendre assez pour dépasser
les limites du convenable. Qui sait ? Pour une fois, je pourrais
tomber sur un type bien.
Comment faire ? Je ne peux quand même pas l’accoster et
entamer moi-même la conversation, il risque de mal
interpréter mon attitude et de me prendre pour une
prostituée en quête d’un client, ou de croire que je suis
une femme émancipée à la recherche d’une aventure
pour l’après-midi, ou de croire que je suis une folle ou une
nymphomane.
Nous nous croisons et, comme je le craignais, il baisse le nez et fait
semblant d’être très intéressé par la vie
sexuelle des pigeons. Tant pis pour lui. Et tant pis pour moi.
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Mais c’est peut-être elle… En tout cas elle n’a pas paru me
reconnaître. Elle est passée, juste un regard qui m’a
semblé indifférent, puis elle m’a dépassé.
Non, ce n’était pas elle. Je ne pense pas, mais…
peut-être… Je ne sais plus.
Je m’arrête pour la regarder s’éloigner. J’ai encore un
petit espoir que ce soit elle et qu’elle se retourne pour revenir sur
ses pas, puis qu’elle me dise : « Bonjour, comment
ça va ? », et puis : « Ca fait
longtemps qu’on ne s’est pas vus ». Qu’est-ce que je lui
répondrais ? « Bonjour. Moi ça va et
toi ? Qu’est-ce que tu es devenue depuis si
longtemps ? ». Et après ? C’est difficile
de rétablir le contact avec des amis après une longue
séparation, surtout quand il s’agit d’une amie qui a
été à la fois très proche pendant quelques
heures, tout en étant une quasi-inconnue.
Elle ralentit le pas comme si elle pensait à quelque chose mais
elle ne s’arrête pas. Est-elle en train de se souvenir de
moi ? Peut-être se dit-elle : « Son visage
me rappelle quelqu’un mais impossible de me souvenir, en tout cas
ça remonte à loin ». Elle est de plus en plus
éloignée, prête à tourner le coin de la rue
pour pénétrer dans le boulevard où elle va
disparaître dans la foule et redevenir une anonyme.
Peut-être pense-t-elle en ce moment : « De toute
façon, ce n’est pas si important sinon il m’aurait
arrêtée pour me parler ».
C’est fini, elle vient de se mêler aux passants du boulevard et
je ne la vois plus. Ce n’était certainement qu’une illusion, qui
m’a fait un peu mal mais qui m’a permis de me rappeler ce bref instant
de bonheur du passé, quand ma vie aurait pu basculer vers je ne
sais quoi.
Je repars et je vais essayer de l’oublier encore. Peut-être que,
dans un an, dans dix ans, je verrai une autre femme qui me fera encore
penser à cette fugitive rencontre. Jusqu’au jour où je
serai trop vieux et trop proche de la fin pour éprouver du
regret.
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Je reviens sur mes pas et je le regarde s‘éloigner lentement. Je
trouve ça infiniment triste de rencontrer quelqu’un,
d’espérer qu’il se passe quelque chose d’imprévu,
peut-être quelque chose d’exceptionnel, et que, au bout du
compte, il ne se produise rien, par manque de volonté, par peur
de l’inconnu ou parce qu’on refuse de bouleverser son existence
actuelle. Etre condamné à oublier quand on
espérait tant… Retourner à son vide intérieur
quand on avait pour ambition d’être comblé…
Si lui n’ose pas, moi je suis capable de le faire. Après tout,
qu’est-ce que j’ai à perdre ? Qu’est-ce qu’il a à
perdre ? S’il ne me plait pas ou si je ne lui plais pas, on le
saura bientôt et il suffira que nous nous disions au revoir et
puis tout sera fini. Mais je ne peux pas supporter l’idée de ne
pas avoir fait un seul effort pour séduire quelqu’un qui
m’attire, quand le hasard ou le destin m’en a fourni l’occasion.
Je marche rapidement dans sa direction pour le rejoindre avant qu’il ne
disparaisse pour toujours.
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Je m’arrête. Est-ce que je vais passer encore une fois à
côté d’une occasion ? Serai-je capable de supporter
encore des années de regret à cause de mon
indécision, de ma bêtise ? C’est maintenant que je
dois décider, il faut que je lui parle et que je sache. Et peu
importe que ce soit ma belle inconnue d’antan ou une autre.
Peut-être pourrai-je avec elle enfin oublier l’ancienne, celle
que j’ai perdue ? Et si je l’ai confondue avec celle du
passé, ce n’est peut-être pas parce qu’elle lui ressemble
mais parce qu’elle me plait, tout simplement. Il n’est peut-être
pas trop tard pour la rattraper ? Mais que vais-je lui dire ?
« Votre visage me rappelle quelqu’un » ? Un
peu bête comme entrée en matière. Et si elle
accepte de discuter et de me répondre : « Je ne
pense pas », ça m’oblige à tout lui raconter.
Je ne peux pas lui dire : « Vous me
plaisez » ou « Vous êtes jolie, j’ai envie
de vous », c’est trop direct et je risque une claque. A
moins que je lui demande mon chemin : « Je cherche le
boulevard Saint-Germain » mais la conversation risque
d’être courte puisque le boulevard est au bout de la rue.
Anxieux et indécis, je me retourne, et je la vois s’approcher de
moi. Elle sourit. Je regarde autour de moi, pour savoir si ce sourire
m’est adressé. Je suis seul et, à moins qu’elle
rêve debout ou qu’elle soit folle, c’est bien à moi
qu’elle sourit.
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Et maintenant, vous avez le choix entre quatre conclusions.
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« J’aime bien les pigeons ».
« Ils sont beaux ces pigeons ». « Oui,
très beaux. Mais si on parlait de nous ? ».
« Heu… Peut-être que… Sais-tu comment les pigeons se
reproduisent ? ». « Heu… non. Heu… Qu’est-ce que
tu es devenu depuis cette soirée ? ».
« Ca va. Heu… C’est très curieux le système de
reproduction des pigeons. Le pigeon rencontre… ».
« Pourquoi ne m’as-tu pas
appelée ? ». « Heu… Donc le pigeon
rencontre la pigeonne et ils se plaisent… ».
« J’attendais ton appel, tu m’avais bien dit que tu
m’appellerais ? ». « Heu… Et pour se prouver
qu’ils s’aiment, ils se tournent autour, ils remuent leurs queues, ils
roucoulent gaiement et sans complexe ». « Je suis
restée près du téléphone toute la
journée, j’attendais qu’il sonne et rien… ».
« Heu… Pour nous, ça a l’air simple les amours
pigeonnières. Quand on les voit s’agiter ensemble, on se
dit : c’est un mâle et une femelle, et ils s’adorent et…
bon… ils vont faire des choses. Mais on ne sait pas vraiment ce qui,
chez le pigeon, attire la pigeonne ; et vice-versa ».
« Je n’ai pas bien compris ton indifférence et je
t’en ai voulu pendant longtemps. Tu avais l’air de m’aimer, alors
pourquoi tu n’as pas fait l’effort de prendre ton
téléphone ? ». « Heu… C’est vrai
que nous, les humains, on a un peu de mal à différencier
les pigeons, ils se ressemblent tous. Je t’avouerais même, et
j’en ai honte, que je ne suis pas capable de faire la distinction entre
un mâle et une femelle ». « Un simple coup
de téléphone, je n’en demandais pas plus ».
« Alors quand il s’agit de décider si un pigeon est
plus beau qu’un autre, on en est bien incapables. Il faut comprendre,
nous ne sommes que des humains et nos sens sont
limités ». « Tu ne veux pas me
répondre ? Si je ne te plaisais pas, il aurait suffi de me
le dire. Je ne suis pas du genre à m’accrocher ».
« Donc le pigeon rencontre la pigeonne et ils sont libres de
s’aimer. Alors ils entament leur parade amoureuse, parfois c’est
très rapide, on peut presque parler d’un coup de foudre, mais
souvent ça dure longtemps, peut-être parce que le pigeon
doit prouver qu’il est le plus beau, le plus fort, le plus intelligent,
etc., et la pigeonne doit démontrer qu’elle est la plus
mignonnette des pigeonnes ». « C’est ça, je ne
te plais pas ? Je n’étais qu’une rencontre
occasionnelle ? Ce soir-là tu n’avais personne d’autre ?
Bien, j’ai compris. Alors… adieu, je pense qu’on ne se reverra plus. Si
je te revois, je changerai de trottoir et tu peux faire la même
chose ». « Heu… Je t’aime… Je… Alors quand le
pigeon et la pigeonne se sont séduits, ils se frottent le bec et
ils se caressent et ils tournent et ils roucoulent. Leurs
démonstrations d’amour, nous les humains, on ne peut pas les
comprendre, mais ils font comme ça les pigeons ».
« Qu’est-ce que tu as dit ? ».
« Et il paraît que quand ils s’aiment, c’est pour la
vie. Ils peuvent faire des centaines et peut-être des milliers de
kilomètres pour se rejoindre, rien ne les
arrête ». « Tu m’aimes ? ».
« Heu… Oui… Même après avoir été
séparés pendant des années, quand ils se
retrouvent, par hasard, au coin d’une rue, le pigeon et sa pigeonne
sont capables de se reconnaître. Et on ne peut pas dire qu’ils
recommencent à s’aimer car en fait ils n’ont certainement jamais
cessé de s’aimer. Enfin… je ne suis qu’un humain et c’est ce que
je crois comprendre des pigeons ». « Mon
chéri… ». « Ils sont comme ça, les
pigeons, amoureux, fidèles, pour toujours. J’aime bien les
pigeons ». « Comment te faire taire ? Je
n’ai rien contre les pigeons mais je ne veux plus en entendre parler.
J’ai bien un moyen : je vais te couper le souffle en te serrant
très fort dans mes bras, je vais t’obstruer la bouche avec mes
lèvres, je vais t’emprisonner la langue avec ma langue ».
« Alors… les… pi… geons… mmmmmmmmmm….. ».
Photo : MT (c) 2005
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« Il tue accidentellement sa femme et son amant ».
En voulant se rejoindre trop vite, ils dégringolèrent du
trottoir sur la chaussée. La voiture du mari de la dame (c'est
compliqué mais il faut suivre) passait à ce moment avec
le mari de la dame au volant... enfin... ce n'est pas la dame qui est
au volant, c'est le mari qui est au volant de la dame, quoique la dame
n'ait pas de volant... Bref il était bourré comme
d'habitude (le mari de la dame, pas le véhicule du mari de la
dame, ni le volant) et ils ne purent freiner à temps (le mari de
la dame avec la complicité de la voiture du mari de la dame)
pour éviter les deux tourtereaux inconscients (la dame et son
ex-futur amant).
Le lendemain, on pouvait lire dans les journaux : « Il tue
accidentellement sa femme et son amant ». Remarque : pour
forcer les curieux à acheter leurs feuilles de chou, les
journalistes privilégient malheureusement le tape-à-l’œil
à la clarté (le titre ne précise même pas si
c'est l'amant de la femme ou l'amant du mari qui est tué).
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« Il me semble vous reconnaître ».
« Heu… Bonjour, madame ».
« Bonjour ». « Auriez-vous l’heure,
s’il vous plait ? ». « Oui, 15
h ». « Heu… merci ». « De
rien ». « Et… ». « Et
quoi ? ». « Je cherche le boulevard
Saint-Germain ». « Il est là, au bout de
la rue ». « Ha oui, c’est vrai.
Merci ». « Il n’y a pas de quoi ».
« Et… ». « Et
quoi ? ». « Heu… Je peux vous demander autre
chose ? J’espère que vous me pardonnerez ma hardiesse, je
n’ai pas l’habitude d’aborder les inconnues dans la rue ».
« Mais ce n’est pas grave, j’aime les hommes qui savent
prendre des initiatives ». « A vrai dire, je ne
suis pas si hardi que j’en ai l’air, et je ne sais pas comment
m’exprimer ». « Dites ce qui vous passe par la
tête sans réfléchir ». « Heu…
Hé bien, voilà… Il me semble vous
reconnaître… ». « Ha ? ».
« Heu… je sais que ça a l’air bête de dire
ça, vous allez peut-être penser que je suis un dragueur et
que j’emploie une méthode un peu surannée pour engager
une conversation avec vous ». « Mais non. Il y a
très longtemps qu’on n’a pas utilisé cette technique avec
moi et je le regrette un peu. On se serait rencontrés
à quelle occasion ? ». « Mais… heu… je
devrais plutôt dire qu’il me semblait vous
reconnaître ». « Vous ne me reconnaissez
plus ? ». « Ben, finalement non. Votre
visage me faisait penser à quelqu’un que j’ai rencontré
brièvement, il y a longtemps, dix ans peut-être. Mais, en
vous voyant de près, je me rends compte que j’ai fait une
erreur ». « Et vous avez perdu cette
personne ? ». « Oui, perdu de vue, je pense
qu’elle vit encore, quoique je n’en sache rien ».
« Et vous la regrettez toujours depuis dix ans
? ». « Oui, un peu ». « Si
je comprends bien, le fait de m’avoir vue vous a attristé,
ça vous a rappelé un souvenir
douloureux ? ». « Heu… oui. Enfin… non, ce
n’est pas ce que je voulais dire ». « Bah, ne
vous inquiétez pas pour moi, si mon visage vous a rappelé
un souvenir, c’est déjà bien ».
« Heu… oui ». « Et après
? ». « Pardon ? ».
« Vous n’avez rien d’autre à me dire ? Que je
suis belle ? Que je vous plais ? Que vous avez envie de me
revoir ? Que vous voulez me conter fleurette ? Que vous
voulez me déshabiller et me serrer dans vos bras pendant
des heures ? ». « Heu… ben… si… heu… ».
« On va boire un verre ? ».
« Heu… oui ». « Je vous laisserai me
dire tout ça calmement et après… on
verra ». « Heu… oui ».
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« Je suis désolé de vous avoir
dérangée ».
« S’il vous plait, madame, je peux vous poser une
question ? ». « Oui ». « Je
ne veux pas être importun mais si vous n’avez rien à
faire, est-ce que… est-ce que nous pourrions discuter un
peu ? ». « Heu… j’allais faire des courses
mais je peux… ». « Ha oui, c’est vrai, on ne se
connaît pas et c’est normal que vous n’ayez pas envie de
m’écouter. Excusez-moi, je pensais que… mais je me suis
trompé ». « De quoi vouliez-vous me
parler ? ». « De rien. Si vous n’avez pas le
temps, ce n’est pas grave, je vous laisse tranquille ».
« Mais si, dites-moi… ». « Ne vous
inquiétez pas, je n’avais finalement rien
d’intéressant à dire et comme vous êtes
pressée… ». « Mais je veux bien… ».
« Je suis désolé de vous avoir
dérangée. Vous avez certainement beaucoup d’autres
occupations et je ne veux pas vous faire perdre votre temps en vous
infligeant mes propos futiles ». « Mais enfin, je
vous dis que je veux… ». « Pardonnez-moi. Au
revoir ». « Mais,
écoutez-moi… ». « Au revoir et bonne
journée ».