Il était une fois
un petit lapin qui gambadait gaiement dans la prairie, en grignotant de
temps en temps quelques brins d’herbe savoureux. Une chantonnante
rivière faisait couler son eau claire où se baignaient
paisiblement les poissons, les canards et les cygnes. Le lapin ne
pensait à rien, il était heureux d’être là
sous le chaud soleil, il était heureux de manger de la bonne
herbe tendre, il était heureux d’entendre le bruit rassurant de
la rivière. Les papillons voletaient autour des fleurs
multicolores et se posaient parfois sur la queue du sympathique lapin.
Les abeilles bourdonnaient fébrilement dans les airs et
butinaient de bon appétit le succulent nectar. Les hirondelles
traversaient le ciel à vive allure et se précipitaient
joyeusement vers le sol en frôlant les herbes. C’était le
paradis, mais le lapin n’en savait rien car il ne connaissait pas
encore l’enfer.
Soudain un coup de feu retentit au loin. Le lapin, craignant pour sa
vie, s’immobilisa. Quelle était l’origine de ce bruit
assourdissant et inquiétant ? Il tourna la tête
à droite et à gauche, mais il fut incapable d’identifier
la provenance du bruit. De toute façon il ne pouvait pas se
réfugier dans son terrier car, ignorant jusqu’à
maintenant les dangers de la prairie, il s’en était trop
éloigné. Un autre coup de feu. En tremblant, le lapin
courut vers la rivière et attendit un peu sur le bord en se
cachant derrière les petits brins d’herbe. Il y eut encore un
coup de feu, plus proche que le précédent, et le lapin
ressentit un violent choc près de lui et la terre gicla dans ses
yeux. Le pauvre lapin ne sachant que faire et se croyant perdu, se jeta
dans la rivière.
Malheureusement il ne savait pas nager et son corps fut rapidement
emporté au fond de l’eau. Il allait se noyer. L’eau entrait dans
ses poumons, il commençait à suffoquer
douloureusement et il allait mourir, quand une main providentielle le
saisit par la queue et le sortit doucement de l’eau. Tout surpris
d’être encore vivant, le lapin se tourna vers le sauveur qui le
maintenait toujours par la queue et il vit une magnifique sirène.
La sirène
La jolie sirène déposa délicatement le lapin sur
la rive et vint se coucher à côté de lui pour faire
sécher ses belles écailles luisantes sous les doux rayons
du soleil. Elle était si belle, si gracieuse, si
envoûtante que le lapin tomba immédiatement amoureux. Il
savait pourtant que c’était un amour impossible. Jamais une si
belle sirène ne pourrait aimer un si frêle lapin. Mais il
ne pouvait pas s’empêcher de l’adorer. Elle était si
naturelle, si divine, si douce.
Cependant, la belle sirène semblait très triste. Le lapin
eut l’impression que des larmes, mêlées à l’eau de
la rivière, coulaient de ses yeux mais il n’osa pas lui en
parler tout de suite. En effet les poumons du lapin étaient
encore remplis d’eau et il ne savait pas comment l’évacuer sans
vulgarité devant une si délicate personne. En plus, il
était trop ému par le mélange de beauté et
de tristesse de la sirène.
Après avoir réussi, en toussant majestueusement, à
recracher la grande quantité d’eau qui le rendait muet, il
parla à la sirène.
- Jolie madame, pourquoi pleurez-vous ? Vous venez de me sauver la
vie et je suis tout triste de vous voir ainsi pleurer. Je suis
prêt à tout pour vous consoler et, qui sait,
peut-être pourrais-je vous faire rire. Mais je ne sais pas
l’origine de votre tristesse. Laissez-moi vous aider, dites-moi ce qui
vous afflige tant.
- Monsieur le lapin, je suis en effet bien triste, mais la pudeur ne me
permet pas de vous en confier la raison. Pardonnez-moi, monsieur le
lapin, de ne rien vous dire. De toute façon vous ne pouvez pas
m’aider. Je vais mourir de chagrin en emportant mon secret avec moi.
- Madame la sirène, dites-moi tout, je vous en prie. Vous
êtes ma sauveuse et je veux être votre sauveur. Je ne
pourrais pas vivre après vous avoir vu mourir de chagrin. En me
taisant votre secret, vous seriez responsable de votre mort mais aussi
de la mienne. Ainsi, après m’avoir sauvé, vous
deviendriez ma meurtrière. Dites-moi pourquoi vous êtes si
triste et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous rendre la
gaîté et l’insouciance. J’aimerais tellement vous voir
rire, chanter, danser.
- Monsieur le lapin, dit la sirène en rougissant, je vais vous
dire la raison de mon chagrin mais, je vous en prie, ne vous moquez pas
de moi. J’ai bien honte de ce que je vais vous confier.
- Jamais je ne me moquerais de vous, madame la sirène. Et je
sais que vous n’avez que de nobles pensées dont vous n’avez pas
à rougir. Je ne puis douter que votre âme soit
parfaitement pure et je ne vous crois capable d’accomplir que des actes
innocents.
- Monsieur le lapin, continua-t-elle en rougissant encore davantage, je
suis amoureuse. Infiniment amoureuse.
Désespérément amoureuse. Et ma tristesse vient de
l’objet même de mon amour. J’aime un homme. Oh ! Que j’ai
honte de vous parler ainsi…
- Pourquoi avoir honte d’aimer un homme ? demanda le lapin dont l’amour
croissait chaque fois qu’un délicieux son sortait de la bouche
de la sirène.
- J’ai honte, car mon bien-aimé est un homme et je ne suis
qu’une sirène. Une bien vilaine sirène. Une
misérable sirène. Mon corps est couvert d’écailles
repoussantes que je ne puis presser contre la puissante poitrine de
l’homme que je désire. Je voudrais avoir de jolies jambes pour
gambader à ses côtés, pour le saluer galamment,
pour le poursuivre et être poursuivie par lui dans la prairie au
cours de nos jeux amoureux. Mais je n’ai que de vulgaires nageoires
faites pour nager dans l’eau noire de la rivière. Vous voyez
bien que je ne puis l’aimer. L’union entre une sirène et un
homme est impossible et je vais en mourir.
- Ma belle sirène, dit le lapin de plus en plus ému
devant tant de grâce et d’innocence, je vous promets de vous
aider. J’ai entendu parler d’une fleur qui pousse sur une montagne
très loin d’ici. On raconte que cette fleur est si admirable que
personne ne peut échapper à l’attrait de son charme et de
son éclat. Toute femme portant cette fleur provoque
immédiatement, chez l’homme qu’elle aime, un amour
éternel. Je pense que ce miracle se produit également
avec les sirènes... Je vais aller chercher cette fleur et je
vous la rapporterai. Votre bien-aimé verra en vous tellement de
beauté qu’il en oubliera vos délicieux et sublimes
défauts. Je vous en prie, ma belle sirène, ne mourrez pas
avant mon retour car sinon mon voyage aura été vain et,
en plus, je mourrai de vous avoir laissé mourir. Je pars
immédiatement à la recherche de cette fleur
enchantée et je veux que vous me promettiez de m’attendre.
- Monsieur le lapin, répondit la sirène un peu
consolée mais pas tout à fait convaincue, je vous promets
de vous attendre mais revenez vite car la tristesse risque d’être
plus forte que ma volonté et je crains de ne pas pouvoir tenir
ma promesse très longtemps.
Le lapin partit rapidement vers cette haute montagne qu’il ne
connaissait que par la rumeur. Là-haut poussait, il
l’espérait, cette merveilleuse fleur, le seul remède pour
sauver sa belle sirène de la mélancolie. Il savait que
cette fleur, s’il la trouvait, lui ferait perdre à tout jamais
la merveilleuse sirène, mais son amour n’était pas
égoïste et il ne voulait que le bonheur de sa
bien-aimée. Il évita de traverser les chemins et les
prairies où sévissaient ces abominables chasseurs qui ne
pensaient qu’à tuer, alors que lui ne pensait qu’à
secourir.
Il courait, il courait le lapin. Pressé de trouver la fleur
magique, il ne fit pas de halte pendant plusieurs jours et il
était très fatigué quand, sur un chemin, il vit
une hutte misérable. Il n’avait pas le temps de se creuser un
terrier et il se réfugia dans la hutte pour se reposer. Il
pensait que cet abri était bien trop miteux pour abriter
quelqu’un mais, en entrant, il fut surpris de constater qu’il
était occupé par une très vieille femme. Un peu
craintif, il s’approcha d’elle et vit qu’elle était malade. Elle
ne fit aucun geste pour l’effrayer et le lapin, confiant, lui demanda
timidement s’il pouvait l’aider.
- Mon gentil lapin, comme tu le vois, je suis bien malade. Je vais
mourir, si tu ne m’aides pas. Je suis désolée de te
demander un tel service mais je n’ai personne d’autre que toi et ma
mort est tellement proche que je la sens venir. Elle est
déjà dans mes os, dans mon cœur. Mon âme
s’échappe de mon corps et je ne puis rien y faire. Rien ne
t’oblige à m’aider mais je t’en serai éternellement
reconnaissante.
- Madame, je suis prêt à vous servir, si vous me dites ce
que je dois faire. Je ne suis qu’un petit lapin un peu malingre et
très fatigué. Si, malgré mes faiblesses, je peux
vous aider à vivre, je suis décidé à faire
tout ce qui est en mon pouvoir.
- Mon lapin, va vite dans la forêt et cherche une plante dont les
feuilles vertes ont une bordure rouge avec des reflets bleutés,
dorés et argentés. Tu ne peux pas te tromper, il n’y a
qu’une plante qui ressemble à cette description. Quand tu
l’auras trouvée, apporte-la moi et je te dirai comment
préparer la potion pour me guérir. Va et reviens vite car
je n’ai plus beaucoup de force et la mort va bientôt m’emporter.
Le lapin courut dans la forêt et chercha la plante miraculeuse.
C’était une plante très rare mais comme elle poussait au
ras du sol et que le lapin était tout petit et courait
très vite, il n’eut aucune difficulté à la
trouver. Il l’apporta à la vieille dame qui lui donna la recette
magique pour faire la potion. Il eut beaucoup de mal à
réussir la préparation car il n’était qu’un lapin
pas très habile de ses quatre pattes, mais il finit par obtenir
une potion dont l’aspect et l’odeur révélaient clairement
le puissant pouvoir magique. La vieille dame but la potion
bouillonnante et, quelques minutes plus tard, elle se transforma en une
belle et majestueuse dame.
- Mon lapin, je suis contente de toi. Tu es un bien charmant lapin.
Vois-tu, je suis une sorcière. Oh ! Ne t’inquiète
pas, je ne suis pas une méchante sorcière. Je suis une
gentille sorcière mais je suis très vieille et j’ai
besoin de boire souvent de la potion que tu m’as préparée
pour retrouver ma jeunesse et ma beauté. Je dois t’avouer que je
n’ai pas été prudente et j’ai oublié de
préparer cette potion à l’avance. Je me suis donc
retrouvée tout à coup trop faible pour me lever et aller
chercher la plante magique. C’est ainsi que tu m’as rencontrée
toute flétrie et prête à mourir. Je te dois la vie
et, pour le service que tu m’as rendu, je veux te prouver ma
reconnaissance. Que veux-tu ? Que souhaites-tu ?
- Madame la gentille sorcière, je ne veux rien. Je n’ai pas fait
cela pour être récompensé. Je dois sauver une
sirène qui se meurt d’amour pour un homme et je vais chercher
sur la haute montagne la fleur qui le rendra amoureux. Je ne veux rien
d’autre que trouver cette fleur et revenir avant que la sirène
ne se soit éteinte pour toujours.
- Mon lapin, je n’ai pas le pouvoir de te donner cette
légendaire fleur que je n’ai jamais vue. Mais je peux faire
quelque chose pour toi. Je vais te transformer en un bel étalon
bondissant. Ainsi, avec de grandes jambes et de puissants muscles, tu
parviendras plus vite au pied de la haute montagne. Sors de cette
hutte, mon brave lapin, et tu deviendras un beau cheval noir.
Le lapin sortit de la hutte et fut transformé
instantanément en un magnifique cheval bondissant, piaffant et
hennissant. Sa belle robe noire brillait sous les rayons du soleil. Le
petit lapin chétif, devenu un puissant cheval de race, se sentit
tout bizarre. Il voyait maintenant les choses de très haut. Il
partit en galopant et il fut heureux de constater qu’il
maîtrisait parfaitement tous ses puissants muscles. Il se sentait
tellement fort qu’il pensait que désormais il n’aurait plus
jamais peur ni des chasseurs ni des prédateurs. Et il prit
rapidement la direction de la haute montagne.
Il courait, il courait le cheval. Il ne fit aucune halte pendant des
jours et des jours. Il était épuisé lorsqu’il
atteignit enfin la montagne. Il s’arrêta un bref instant pour
boire un peu d’eau fraîche à la source qui coulait des
pentes rocheuses et il en profita pour se reposer un peu avant
d’entamer l’ascension de la montagne. Elle s’élevait très
haut vers le ciel et il ne pouvait même pas en voir la cime car
elle était perdue dans les nuages. Lorsque le cheval se sentit
bien reposé, il commença à gravir les flancs
abrupts et dangereux. Mais après plusieurs heures d’escalade, il
n’avait que très peu progressé et il se rendit compte
qu’il ne pouvait pas monter plus haut. La pente était trop forte
et, même pour un puissant cheval, l’ascension était
devenue impossible. Il redescendit les quelques mètres qu’il
avait difficilement gravis et commença à faire le tour de
la montagne en espérant trouver un sentier qui le conduirait
vers le sommet.
La montagne inaccessible
Il trottait dans un pré autour de la montagne quand il vit un
gros oiseau qui gisait sur le sol. L’oiseau faisait des efforts pour se
relever mais il avait une aile cassée et il ne pouvait plus
s’envoler. C’était bien triste de voir un oiseau dans cet
état et le cheval vint lui porter secours.
- Oh ! Bel oiseau, lui dit-il. Je vois que tu es gravement
blessé. Je ne sais pas recoller les ailes cassées car je
ne suis qu’un cheval. Peut-être veux-tu que je te transporte dans
un lieu plus sûr ? Car ici tu es à la merci des
bêtes féroces qui vont te dévorer.
- Noble cheval noir. Tu peux en effet m’aider. Va vite dans la
forêt et rapporte-moi une plante rouge avec une bordure verte
dotée de reflets bleutés, dorés et
argentés. Tu ne peux pas te tromper, il n’y a qu’une plante qui
soit comme je te l’ai décrite. Rapporte-moi très vite
cette plante magique car les prédateurs ne vont pas tarder
à venir, attirés par l’odeur de ma mort prochaine.
Le cheval s’élança vers la forêt pour trouver la
plante. C’était une plante très rare mais comme elle
poussait très haut et que le cheval était très
grand et courait très vite, il n’eut aucune difficulté
à la trouver. Il rapporta la plante à l’oiseau
blessé qui la mangea sans attendre. Et soudain l’oiseau se
transforma en une belle et majestueuse dame dont le bras cassé
pendait vilainement le long du corps.
- Oh ! Mon beau cheval, dit la belle dame. Comme tu es gentil. Je
suis une sorcière, une gentille sorcière, et tu m’as
sauvé la vie. Un de mes ennemis sorciers, qui est très
puissant et très méchant, m’a transformée, au
cours d’une querelle idiote, en oiseau et comme je ne suis pas
très habile avec des ailes, je suis tombée et une de mes
ailes s’est cassée. Ne t’inquiète pas pour mon bras
cassé, je peux maintenant aller chercher la plante qui
guérit les fractures. Grâce à ton aide j’ai
gardé la vie et je suis redevenue une sorcière. Avant de
me guérir mon bras, je souhaite que tu profites de mon pouvoir
retrouvé. Dis-moi ce que tu veux et je te le donnerai.
- Oh ! Belle et gentille sorcière. Je suis heureux de vous
avoir rendu ce service mais je ne veux rien. Je suis venu ici seulement
pour cueillir une fleur enchantée. Ma belle sirène se
meurt d’amour et je dois lui apporter cette fleur qui la guérira
en rendant amoureux l’homme qu’elle aime.
- Noble cheval noir. On dit que cette fleur légendaire pousse
tout là-haut sur la montagne mais je ne l’ai jamais vue. Ce qui
est sûr c’est que jamais un cheval, même puissant comme tu
l’es, ne pourra l’atteindre, car aucun sentier ne monte jusqu’à
la cime. Je vais te transformer en un bel oiseau muni de grandes ailes
qui te permettront de monter jusqu’au sommet, afin que tu puisses
cueillir sans danger la fleur que tu désires tant.
Et le bel étalon noir se transforma en un bel oiseau blanc au
plumage d’argent.
Il volait, il volait le bel oiseau blanc. Ses immenses ailes puissantes
le menèrent rapidement au sommet de la montagne. Il chercha
longtemps la fleur mais, malheureusement, il ne la trouva pas. Partout
il chercha, dans les replis de terrain broussailleux, dans les trous
des rochers, dans les grottes sombres, dans les crevasses exiguës,
dans les entassements de roches écroulées, dans les
petits arbres chétifs et dans les grands arbres majestueux, dans
les nids d’aigle les plus vertigineux, dans les rivières
bouillonnantes et tumultueuses, sous les cascades bruyantes, dans les
terriers étroits et malsains. Il risqua plus d’une fois sa vie
en pénétrant dans les cachettes les plus dangereuses, en
s’enfonçant au fond des rivières les plus profondes, en
passant sous les cascades les plus puissantes, en se mêlant aux
éboulis de roches les plus instables, en côtoyant les
animaux les plus féroces. La fleur était introuvable.
Etait-ce une légende ? L’oiseau ne pouvait pas l’admettre
car, dans ce cas, il ne pourrait pas tenir sa promesse et cela
signifierait la mort de sa belle sirène bien-aimée. Comme
il ne voulait pas qu’elle meure, il continua à chercher pendant
très longtemps. Tous les animaux de la montagne finirent par le
connaître, tous parlaient de lui, de son inlassable et vaine
recherche, de son amour éternel, infini et
désintéressé pour la sirène, de son
courage, de sa persévérance. Nul animal n’ignorait
l’objet de sa quête et tous auraient voulu l’aider. Mais personne
ne le pouvait car, si tous les animaux connaissaient la légende
de la fleur enchantée, aucun ne l’avait vue et aucun n’avait
entendu quelqu’un prétendre l’avoir vue.
La rumeur de la quête désespérée de l’oiseau
finit par parvenir aux oreilles du génie de la montagne. Ses
terres étaient bien troublées par les commentaires
circulant sur le bel oiseau qui volait partout et sans trêve. Le
génie eut pitié de lui et il le convoqua à sa cour.
- Oiseau, lui dit-il, j’apprends que tu cherches une fleur miraculeuse
qui rend amoureux. Je suis désolé de te l’apprendre mais
sache que c’est une légende. Cette fleur n’existe pas. Elle n’a
jamais existé. Ta quête est donc vaine et tu vas mourir
d’épuisement en la cherchant inutilement.
- Noble génie de la montagne, si cette fleur n’existe pas, je
vais la créer car je ne peux pas laisser mourir la plus belle,
la plus digne et la plus gentille sirène. Je vais continuer ma
quête et je suis sûr que, en la cherchant beaucoup et avec
toute mon énergie, avec tout mon acharnement, en souhaitant la
trouver de tout mon coeur, en ne pensant qu’à elle, cette fleur
sortira de terre et je serai le seul à pouvoir la voir et
la cueillir.
- Fidèle oiseau, je ne peux pas t’empêcher de continuer ta
folle quête. Va, mais sache que, si tu persistes à
poursuivre la mort ainsi, elle ne va pas tarder à t’emporter.
L’oiseau repartit et continua sa quête sans tenir compte des
conseils du génie de la montagne et des animaux qu’il
rencontrait. Il était épuisé, il ne buvait plus,
ne mangeait jamais, volait nuit et jour, dans le noir le plus absolu et
dans la clarté la plus aveuglante, sous la pluie glaciale, sous
le soleil ardent, sous la neige froide, dans le brouillard
épais. Et, un jour, il tomba brutalement sur le sol. Il
était désormais trop faible pour se relever et reprendre
son vol. Et il mourut. Tous les animaux de la montagne
assistèrent à sa fin et ils pleurèrent tous ce
brave et fidèle oiseau dont l’amour et la constance avaient
provoqué l’affaiblissement du corps mais dont l’âme
était restée forte jusqu’au bout. Cet oiseau qui ne
s’était jamais découragé devant l’impossible. Cet
oiseau qui, après sa mort, allait devenir une nouvelle
légende de la montagne. Cet oiseau qui, quelques jours plus
tard, avait complètement disparu, dévoré par les
nuées d’insectes affamés.
Alors se produisit un évènement inconnu de tous les
animaux de la montagne, inconnu même du génie de la
montagne. Cet évènement, nul être vivant n’y avait
jamais assisté car il ne peut se produire qu’à la suite
de circonstances tellement improbables qu’il ne s’était
peut-être jamais produit ou, s’il s’était
déjà produit, c’était dans un passé trop
ancien pour que quiconque ait pu le voir ou puisse s’en souvenir.
La fleur enchantée
A l’emplacement des restes du corps de l’oiseau, un sillon s’ouvrit
dans le sol d’où une fleur, dont la beauté et la
majesté dépassent l’entendement, s’élança
vers le ciel et le soleil. Les formes, les couleurs, les odeurs
mélangées de cette fleur ne peuvent pas être
décrites par des mots humains. Il faudrait connaître des
millions de mots ne parlant que de la beauté pour que la
description de cette merveille puisse s’approcher un peu de la
réalité. La fleur enchantée venait
d’éclore, une fleur qui ne pousse que si la terre a
été nourrie par un être doté d’une
bonté infinie et d’un amour infini. Une fleur qui, pour
naître, a besoin d’un sacrifice car sa beauté est le
reflet de la générosité d’un martyr. Le bel oiseau
blanc au plumage d’argent était mort et la fleur
étincelante était née.
Une dame oiseau avait assisté à cette éclosion
miraculeuse. Comme tous les animaux de la montagne, elle connaissait
l’oiseau qu’elle avait souvent croisé alors qu’il volait en tous
sens. Au cours de ces rencontres, l’oiseau était si
obsédé par sa quête qu’il ne l’avait jamais
saluée ni même remarquée. Mais la dame oiseau
l’avait trouvé tellement beau qu’elle en était
tombée amoureuse. Elle l’avait souvent suivi en essayant de le
détourner un peu de sa quête mais sans aucun
résultat. Elle avait pourtant essayé tous les artifices
de la séduction, les danses les plus lascives
accompagnées de doux chants mélancoliques, les dons de
nourritures, le chatouillis des plumes avec le bec, les grands vols
enflammés au-dessus des nuages vers le soleil chaud et brillant.
Aucune de ses manœuvres n’avait réussi à distraire le bel
oiseau. Mais elle l’aimait tellement qu’elle n’avait jamais
abandonné l’espoir de le conquérir. Et elle avait
beaucoup pleuré en assistant à sa mort car elle perdait
son unique amour et elle ne pouvait rien faire pour le sauver.
A la naissance de la fleur, la dame oiseau, qui avait longtemps
douté du bien-fondé de la quête, se rendit compte
qu’elle avait eu tort. Elle avait pensé que l’oiseau
était merveilleusement beau mais un peu fou car mourir pour une
fleur légendaire que nul être vivant n’avait jamais vue
était un signe de délire. Elle savait maintenant que ce
qu’elle avait pris pour de la folie avait été de la
générosité. Malheureusement, l’oiseau mort ne
pouvait pas achever sa quête et, si personne n’emportait la fleur
pour la déposer aux pieds de la sirène, sa mort
s’avérerait inutile et la légende raconterait qu’il
était mort pour une chimère. La dame oiseau ne voulait
pas que la fleur, qui était tout ce qui lui restait de son bel
oiseau, restât bêtement sur le sommet de la montagne, sans
aucune utilité, alors que l’oiseau aurait tant souhaité
l’emporter vers la sirène. Par amour et par
fidélité pour son bel oiseau mort, la dame oiseau prit la
fleur dans son bec et s’élança en direction de la
rivière et de la sirène.
Elle volait, elle volait la belle dame oiseau. Elle traversa les
champs, les étangs, les marécages, les villes et les
villages et les fermes, sans s’arrêter pour boire, manger et se
reposer. Elle savait qu’il ne restait plus beaucoup de temps et que la
sirène risquait d’être morte à son arrivée
si elle traînait trop en chemin.
Mais un jour, alors qu’elle volait sans inquiétude vers son but,
le malheur survint. Elle eut tout juste le temps d’entendre un coup de
feu et d’éprouver une terrible douleur dans la poitrine. Elle
tomba morte sur le sol. Le cruel chasseur, accompagné de son
chien, vint ramasser son corps ensanglanté et ils disparurent
tous deux avec le cadavre qui n’allait pas tarder à griller dans
une rôtissoire. Le chasseur était bien trop niais et
fruste pour voir la merveilleuse fleur tombée sur le bord du
chemin, loin du corps de la dame oiseau. Et elle resta là,
attendant que quelqu’un vienne la prendre.
Un jour, un prince passa sur ce chemin. Il s’ennuyait tellement
à la cour de son père qu’il avait souhaité
échapper à la compagnie frivole des courtisans. Il
était parti se promener seul sans son cheval, estimant que le
voyage serait plus long et plus intéressant à pied. Il
vit la fleur qui gisait sur le bas-côté de la route. Il
éprouva immédiatement pour elle de l’admiration et il la
ramassa. Il ne savait pas encore ce qu’il allait en faire. Elle
était trop belle pour être laissée sur place, trop
belle pour être donnée à n’importe quelle donzelle
rencontrée à la cour de son père, trop belle pour
être donnée à une passante au hasard. Il l’emporta
donc sans savoir qui serait digne de la recevoir.
Il marchait, il marchait le prince. Passant par des chemins, des
sentiers, des passages, des défilés, des ponts, enjambant
les creux, les bosses, les trous, traversant des territoires inconnus
des cartes, circulant dans des villes dont le nom était
imprononçable, il finit par atteindre une belle rivière
dont le cours paisible lui sembla propice au repos. Au bord de l’eau il
y avait une sirène étendue qui semblait très
malade. Le prince avait toujours été compatissant envers
les pauvres et les malades. Il vint vers la sirène pour lui
demander ce qu’il pouvait faire pour elle.
La sirène
désespérée
La sirène jeta sur lui un regard fatigué et presque
éteint. Elle s’était tellement affaiblie depuis le
départ du lapin qu’elle ne reconnut pas immédiatement le
prince. Et pourtant elle avait devant elle l’objet de sa
mélancolie, la raison de son mal. C’était son
bien-aimé qui se penchait sur elle, l’homme dont elle
était amoureuse au point de ne plus souhaiter vivre.
- Mademoiselle, lui dit le prince qui ne reconnaissait pas la
sirène et ne savait rien de son amour. Je vous vois bien malade
mais je ne sais que faire pour vous soigner. Je ne suis pas
médecin et, même si j’étais médecin, je ne
suis pas sûr que je saurais choisir le bon remède pour une
sirène. Pouvez-vous me conseiller et me dire quelle est votre
maladie ? Si vous me confiez les symptômes de votre mal,
j’irais dans la ville la plus proche pour y chercher les potions
nécessaires à votre guérison.
- O mon doux prince, dit la sirène qui avait remarqué que
le prince ne se souvenait même pas de leur unique rencontre qui,
pour elle, avait été inoubliable. O mon doux prince, je
meurs car je suis bien malheureuse. Mais je ne vous dirai pas la raison
de mon malheur car si vous l’ignorez, c’est que vous ne pouvez pas la
comprendre. Sachez simplement que j’ai fait la promesse de ne pas
mourir avant le retour d’un sauveur. Mais il est parti depuis tellement
longtemps que plus rien n’a le pouvoir de me maintenir en vie. Je vais
mourir bientôt et ce sera une délivrance.
- Jolie sirène, je vous ordonne de ne pas mourir. Laissez-moi
une chance de comprendre votre mal. Dites-moi ce qui peut rendre si
malheureuse une si belle sirène.
- Adieu, mon doux prince, laissez-moi mourir.
- Ma belle sirène, je vous en prie, ne mourez pas. Tenez, pour
vous encourager à vivre, je vais vous donner une fleur, une
très belle fleur que j’ai trouvée sur mon chemin. Je ne
savais pas à qui la donner car je pensais que personne ne la
méritait. Mais maintenant je suis sûr que cette fleur vous
était destinée, qu’elle avait été
posée là afin que je vous l’apporte, pour vous obliger
à vivre. O ma douce sirène, c’est une fleur de vie que je
vous donne car je veux que vous viviez.
Et il donna la fleur enchantée à la sirène…