La sirène et le lapin.



J W Waterhouse (1849-1917) A mermaid
Albrecht Dürer (1471-1528) Le lièvre de 1502

Il était une fois un petit lapin qui gambadait gaiement dans la prairie, en grignotant de temps en temps quelques brins d’herbe savoureux. Une chantonnante rivière faisait couler son eau claire où se baignaient paisiblement les poissons, les canards et les cygnes. Le lapin ne pensait à rien, il était heureux d’être là sous le chaud soleil, il était heureux de manger de la bonne herbe tendre, il était heureux d’entendre le bruit rassurant de la rivière. Les papillons voletaient autour des fleurs multicolores et se posaient parfois sur la queue du sympathique lapin. Les abeilles bourdonnaient fébrilement dans les airs et butinaient de bon appétit le succulent nectar. Les hirondelles traversaient le ciel à vive allure et se précipitaient joyeusement vers le sol en frôlant les herbes. C’était le paradis, mais le lapin n’en savait rien car il ne connaissait pas encore l’enfer.

Soudain un coup de feu retentit au loin. Le lapin, craignant pour sa vie, s’immobilisa. Quelle était l’origine de ce bruit assourdissant et inquiétant ? Il tourna la tête à droite et à gauche, mais il fut incapable d’identifier la provenance du bruit. De toute façon il ne pouvait pas se réfugier dans son terrier car, ignorant jusqu’à maintenant les dangers de la prairie, il s’en était trop éloigné. Un autre coup de feu. En tremblant, le lapin courut vers la rivière et attendit un peu sur le bord en se cachant derrière les petits brins d’herbe. Il y eut encore un coup de feu, plus proche que le précédent, et le lapin ressentit un violent choc près de lui et la terre gicla dans ses yeux. Le pauvre lapin ne sachant que faire et se croyant perdu, se jeta dans la rivière.

Malheureusement il ne savait pas nager et son corps fut rapidement emporté au fond de l’eau. Il allait se noyer. L’eau entrait dans ses poumons, il commençait à suffoquer douloureusement et il allait mourir, quand une main providentielle le saisit par la queue et le sortit doucement de l’eau. Tout surpris d’être encore vivant, le lapin se tourna vers le sauveur qui le maintenait toujours par la queue et il vit une magnifique sirène.


La sirène
Une jolie sirène

La jolie sirène déposa délicatement le lapin sur la rive et vint se coucher à côté de lui pour faire sécher ses belles écailles luisantes sous les doux rayons du soleil. Elle était si belle, si gracieuse, si envoûtante que le lapin tomba immédiatement amoureux. Il savait pourtant que c’était un amour impossible. Jamais une si belle sirène ne pourrait aimer un si frêle lapin. Mais il ne pouvait pas s’empêcher de l’adorer. Elle était si naturelle, si divine, si douce.

Cependant, la belle sirène semblait très triste. Le lapin eut l’impression que des larmes, mêlées à l’eau de la rivière, coulaient de ses yeux mais il n’osa pas lui en parler tout de suite. En effet les poumons du lapin étaient encore remplis d’eau et il ne savait pas comment l’évacuer sans vulgarité devant une si délicate personne. En plus, il était trop ému par le mélange de beauté et de tristesse de la sirène.

Après avoir réussi, en toussant majestueusement, à recracher la grande quantité d’eau qui le rendait muet,  il parla à la sirène.

- Jolie madame, pourquoi pleurez-vous ? Vous venez de me sauver la vie et je suis tout triste de vous voir ainsi pleurer. Je suis prêt à tout pour vous consoler et, qui sait, peut-être pourrais-je vous faire rire. Mais je ne sais pas l’origine de votre tristesse. Laissez-moi vous aider, dites-moi ce qui vous afflige tant.
- Monsieur le lapin, je suis en effet bien triste, mais la pudeur ne me permet pas de vous en confier la raison. Pardonnez-moi, monsieur le lapin, de ne rien vous dire. De toute façon vous ne pouvez pas m’aider. Je vais mourir de chagrin en emportant mon secret avec moi.
- Madame la sirène, dites-moi tout, je vous en prie. Vous êtes ma sauveuse et je veux être votre sauveur. Je ne pourrais pas vivre après vous avoir vu mourir de chagrin. En me taisant votre secret, vous seriez responsable de votre mort mais aussi de la mienne. Ainsi, après m’avoir sauvé, vous deviendriez ma meurtrière. Dites-moi pourquoi vous êtes si triste et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous rendre la gaîté et l’insouciance. J’aimerais tellement vous voir rire, chanter, danser.
- Monsieur le lapin, dit la sirène en rougissant, je vais vous dire la raison de mon chagrin mais, je vous en prie, ne vous moquez pas de moi. J’ai bien honte de ce que je vais vous confier.
- Jamais je ne me moquerais de vous, madame la sirène. Et je sais que vous n’avez que de nobles pensées dont vous n’avez pas à rougir. Je ne puis douter que votre âme soit parfaitement pure et je ne vous crois capable d’accomplir que des actes innocents.
- Monsieur le lapin, continua-t-elle en rougissant encore davantage, je suis amoureuse. Infiniment amoureuse. Désespérément amoureuse. Et ma tristesse vient de l’objet même de mon amour. J’aime un homme. Oh ! Que j’ai honte de vous parler ainsi…
- Pourquoi avoir honte d’aimer un homme ? demanda le lapin dont l’amour croissait chaque fois qu’un délicieux son sortait de la bouche de la sirène.
- J’ai honte, car mon bien-aimé est un homme et je ne suis qu’une sirène. Une bien vilaine sirène. Une misérable sirène. Mon corps est couvert d’écailles repoussantes que je ne puis presser contre la puissante poitrine de l’homme que je désire. Je voudrais avoir de jolies jambes pour gambader à ses côtés, pour le saluer galamment, pour le poursuivre et être poursuivie par lui dans la prairie au cours de nos jeux amoureux. Mais je n’ai que de vulgaires nageoires faites pour nager dans l’eau noire de la rivière. Vous voyez bien que je ne puis l’aimer. L’union entre une sirène et un homme est impossible et je vais en mourir.
- Ma belle sirène, dit le lapin de plus en plus ému devant tant de grâce et d’innocence, je vous promets de vous aider. J’ai entendu parler d’une fleur qui pousse sur une montagne très loin d’ici. On raconte que cette fleur est si admirable que personne ne peut échapper à l’attrait de son charme et de son éclat. Toute femme portant cette fleur provoque immédiatement, chez l’homme qu’elle aime, un amour éternel. Je pense que ce miracle se produit également avec les sirènes... Je vais aller chercher cette fleur et je vous la rapporterai. Votre bien-aimé verra en vous tellement de beauté qu’il en oubliera vos délicieux et sublimes défauts. Je vous en prie, ma belle sirène, ne mourrez pas avant mon retour car sinon mon voyage aura été vain et, en plus, je mourrai de vous avoir laissé mourir. Je pars immédiatement à la recherche de cette fleur enchantée et je veux que vous me promettiez de m’attendre.
- Monsieur le lapin, répondit la sirène un peu consolée mais pas tout à fait convaincue, je vous promets de vous attendre mais revenez vite car la tristesse risque d’être plus forte que ma volonté et je crains de ne pas pouvoir tenir ma promesse très longtemps.

Le lapin partit rapidement vers cette haute montagne qu’il ne connaissait que par la rumeur. Là-haut poussait, il l’espérait, cette merveilleuse fleur, le seul remède pour sauver sa belle sirène de la mélancolie. Il savait que cette fleur, s’il la trouvait, lui ferait perdre à tout jamais la merveilleuse sirène, mais son amour n’était pas égoïste et il ne voulait que le bonheur de sa bien-aimée. Il évita de traverser les chemins et les prairies où sévissaient ces abominables chasseurs qui ne pensaient qu’à tuer, alors que lui ne pensait qu’à secourir.

Il courait, il courait le lapin. Pressé de trouver la fleur magique, il ne fit pas de halte pendant plusieurs jours et il était très fatigué quand, sur un chemin, il vit une hutte misérable. Il n’avait pas le temps de se creuser un terrier et il se réfugia dans la hutte pour se reposer. Il pensait que cet abri était bien trop miteux pour abriter quelqu’un mais, en entrant, il fut surpris de constater qu’il était occupé par une très vieille femme. Un peu craintif, il s’approcha d’elle et vit qu’elle était malade. Elle ne fit aucun geste pour l’effrayer et le lapin, confiant, lui demanda timidement s’il pouvait l’aider.

- Mon gentil lapin, comme tu le vois, je suis bien malade. Je vais mourir, si tu ne m’aides pas. Je suis désolée de te demander un tel service mais je n’ai personne d’autre que toi et ma mort est tellement proche que je la sens venir. Elle est déjà dans mes os, dans mon cœur. Mon âme s’échappe de mon corps et je ne puis rien y faire. Rien ne t’oblige à m’aider mais je t’en serai éternellement reconnaissante.
- Madame, je suis prêt à vous servir, si vous me dites ce que je dois faire. Je ne suis qu’un petit lapin un peu malingre et très fatigué. Si, malgré mes faiblesses, je peux vous aider à vivre, je suis décidé à faire tout ce qui est en mon pouvoir.
- Mon lapin, va vite dans la forêt et cherche une plante dont les feuilles vertes ont une bordure rouge avec des reflets bleutés, dorés et argentés. Tu ne peux pas te tromper, il n’y a qu’une plante qui ressemble à cette description. Quand tu l’auras trouvée, apporte-la moi et je te dirai comment préparer la potion pour me guérir. Va et reviens vite car je n’ai plus beaucoup de force et la mort va bientôt m’emporter.

Le lapin courut dans la forêt et chercha la plante miraculeuse. C’était une plante très rare mais comme elle poussait au ras du sol et que le lapin était tout petit et courait très vite, il n’eut aucune difficulté à la trouver. Il l’apporta à la vieille dame qui lui donna la recette magique pour faire la potion. Il eut beaucoup de mal à réussir la préparation car il n’était qu’un lapin pas très habile de ses quatre pattes, mais il finit par obtenir une potion dont l’aspect et l’odeur révélaient clairement le puissant pouvoir magique. La vieille dame but la potion bouillonnante et, quelques minutes plus tard, elle se transforma en une belle et majestueuse dame.

- Mon lapin, je suis contente de toi. Tu es un bien charmant lapin. Vois-tu, je suis une sorcière. Oh ! Ne t’inquiète pas, je ne suis pas une méchante sorcière. Je suis une gentille sorcière mais je suis très vieille et j’ai besoin de boire souvent de la potion que tu m’as préparée pour retrouver ma jeunesse et ma beauté. Je dois t’avouer que je n’ai pas été prudente et j’ai oublié de préparer cette potion à l’avance. Je me suis donc retrouvée tout à coup trop faible pour me lever et aller chercher la plante magique. C’est ainsi que tu m’as rencontrée toute flétrie et prête à mourir. Je te dois la vie et, pour le service que tu m’as rendu, je veux te prouver ma reconnaissance. Que veux-tu ? Que souhaites-tu ?
- Madame la gentille sorcière, je ne veux rien. Je n’ai pas fait cela pour être récompensé. Je dois sauver une sirène qui se meurt d’amour pour un homme et je vais chercher sur la haute montagne la fleur qui le rendra amoureux. Je ne veux rien d’autre que trouver cette fleur et revenir avant que la sirène ne se soit éteinte pour toujours.
- Mon lapin, je n’ai pas le pouvoir de te donner cette légendaire fleur que je n’ai jamais vue. Mais je peux faire quelque chose pour toi. Je vais te transformer en un bel étalon bondissant. Ainsi, avec de grandes jambes et de puissants muscles, tu parviendras plus vite au pied de la haute montagne. Sors de cette hutte, mon brave lapin, et tu deviendras un beau cheval noir.

Le lapin sortit de la hutte et fut transformé instantanément en un magnifique cheval bondissant, piaffant et hennissant. Sa belle robe noire brillait sous les rayons du soleil. Le petit lapin chétif, devenu un puissant cheval de race, se sentit tout bizarre. Il voyait maintenant les choses de très haut. Il partit en galopant et il fut heureux de constater qu’il maîtrisait parfaitement tous ses puissants muscles. Il se sentait tellement fort qu’il pensait que désormais il n’aurait plus jamais peur ni des chasseurs ni des prédateurs. Et il prit rapidement la direction de la haute montagne.

Il courait, il courait le cheval. Il ne fit aucune halte pendant des jours et des jours. Il était épuisé lorsqu’il atteignit enfin la montagne. Il s’arrêta un bref instant pour boire un peu d’eau fraîche à la source qui coulait des pentes rocheuses et il en profita pour se reposer un peu avant d’entamer l’ascension de la montagne. Elle s’élevait très haut vers le ciel et il ne pouvait même pas en voir la cime car elle était perdue dans les nuages. Lorsque le cheval se sentit bien reposé, il commença à gravir les flancs abrupts et dangereux. Mais après plusieurs heures d’escalade, il n’avait que très peu progressé et il se rendit compte qu’il ne pouvait pas monter plus haut. La pente était trop forte et, même pour un puissant cheval, l’ascension était devenue impossible. Il redescendit les quelques mètres qu’il avait difficilement gravis et commença à faire le tour de la montagne en espérant trouver un sentier qui le conduirait vers le sommet.


La montagne inaccessible
La montagne

Il trottait dans un pré autour de la montagne quand il vit un gros oiseau qui gisait sur le sol. L’oiseau faisait des efforts pour se relever mais il avait une aile cassée et il ne pouvait plus s’envoler. C’était bien triste de voir un oiseau dans cet état et le cheval vint lui porter secours.

- Oh ! Bel oiseau, lui dit-il. Je vois que tu es gravement blessé. Je ne sais pas recoller les ailes cassées car je ne suis qu’un cheval. Peut-être veux-tu que je te transporte dans un lieu plus sûr ? Car ici tu es à la merci des bêtes féroces qui vont te dévorer.
- Noble cheval noir. Tu peux en effet m’aider. Va vite dans la forêt et rapporte-moi une plante rouge avec une bordure verte dotée de reflets bleutés, dorés et argentés. Tu ne peux pas te tromper, il n’y a qu’une plante qui soit comme je te l’ai décrite. Rapporte-moi très vite cette plante magique car les prédateurs ne vont pas tarder à venir, attirés par l’odeur de ma mort prochaine.

Le cheval s’élança vers la forêt pour trouver la plante. C’était une plante très rare mais comme elle poussait très haut et que le cheval était très grand et courait très vite, il n’eut aucune difficulté à la trouver. Il rapporta la plante à l’oiseau blessé qui la mangea sans attendre. Et soudain l’oiseau se transforma en une belle et majestueuse dame dont le bras cassé pendait vilainement le long du corps.

- Oh ! Mon beau cheval, dit la belle dame. Comme tu es gentil. Je suis une sorcière, une gentille sorcière, et tu m’as sauvé la vie. Un de mes ennemis sorciers, qui est très puissant et très méchant, m’a transformée, au cours d’une querelle idiote, en oiseau et comme je ne suis pas très habile avec des ailes, je suis tombée et une de mes ailes s’est cassée. Ne t’inquiète pas pour mon bras cassé, je peux maintenant aller chercher la plante qui guérit les fractures. Grâce à ton aide j’ai gardé la vie et je suis redevenue une sorcière. Avant de me guérir mon bras, je souhaite que tu profites de mon pouvoir retrouvé. Dis-moi ce que tu veux et je te le donnerai.
- Oh ! Belle et gentille sorcière. Je suis heureux de vous avoir rendu ce service mais je ne veux rien. Je suis venu ici seulement pour cueillir une fleur enchantée. Ma belle sirène se meurt d’amour et je dois lui apporter cette fleur qui la guérira en rendant amoureux l’homme qu’elle aime.
- Noble cheval noir. On dit que cette fleur légendaire pousse tout là-haut sur la montagne mais je ne l’ai jamais vue. Ce qui est sûr c’est que jamais un cheval, même puissant comme tu l’es, ne pourra l’atteindre, car aucun sentier ne monte jusqu’à la cime. Je vais te transformer en un bel oiseau muni de grandes ailes qui te permettront de monter jusqu’au sommet, afin que tu puisses cueillir sans danger la fleur que tu désires tant.

Et le bel étalon noir se transforma en un bel oiseau blanc au plumage d’argent.

Il volait, il volait le bel oiseau blanc. Ses immenses ailes puissantes le menèrent rapidement au sommet de la montagne. Il chercha longtemps la fleur mais, malheureusement, il ne la trouva pas. Partout il chercha, dans les replis de terrain broussailleux, dans les trous des rochers, dans les grottes sombres, dans les crevasses exiguës, dans les entassements de roches écroulées, dans les petits arbres chétifs et dans les grands arbres majestueux, dans les nids d’aigle les plus vertigineux, dans les rivières bouillonnantes et tumultueuses, sous les cascades bruyantes, dans les terriers étroits et malsains. Il risqua plus d’une fois sa vie en pénétrant dans les cachettes les plus dangereuses, en s’enfonçant au fond des rivières les plus profondes, en passant sous les cascades les plus puissantes, en se mêlant aux éboulis de roches les plus instables, en côtoyant les animaux les plus féroces. La fleur était introuvable. Etait-ce une légende ? L’oiseau ne pouvait pas l’admettre car, dans ce cas, il ne pourrait pas tenir sa promesse et cela signifierait la mort de sa belle sirène bien-aimée. Comme il ne voulait pas qu’elle meure, il continua à chercher pendant très longtemps. Tous les animaux de la montagne finirent par le connaître, tous parlaient de lui, de son inlassable et vaine recherche, de son amour éternel, infini et désintéressé pour la sirène, de son courage, de sa persévérance. Nul animal n’ignorait l’objet de sa quête et tous auraient voulu l’aider. Mais personne ne le pouvait car, si tous les animaux connaissaient la légende de la fleur enchantée, aucun ne l’avait vue et aucun n’avait entendu quelqu’un prétendre l’avoir vue.

La rumeur de la quête désespérée de l’oiseau finit par parvenir aux oreilles du génie de la montagne. Ses terres étaient bien troublées par les commentaires circulant sur le bel oiseau qui volait partout et sans trêve. Le génie eut pitié de lui et il le convoqua à sa cour.

- Oiseau, lui dit-il, j’apprends que tu cherches une fleur miraculeuse qui rend amoureux. Je suis désolé de te l’apprendre mais sache que c’est une légende. Cette fleur n’existe pas. Elle n’a jamais existé. Ta quête est donc vaine et tu vas mourir d’épuisement en la cherchant inutilement.
- Noble génie de la montagne, si cette fleur n’existe pas, je vais la créer car je ne peux pas laisser mourir la plus belle, la plus digne et la plus gentille sirène. Je vais continuer ma quête et je suis sûr que, en la cherchant beaucoup et avec toute mon énergie, avec tout mon acharnement, en souhaitant la trouver de tout mon coeur, en ne pensant qu’à elle, cette fleur sortira de terre et  je serai le seul à pouvoir la voir et la cueillir.
- Fidèle oiseau, je ne peux pas t’empêcher de continuer ta folle quête. Va, mais sache que, si tu persistes à poursuivre la mort ainsi, elle ne va pas tarder à t’emporter.

L’oiseau repartit et continua sa quête sans tenir compte des conseils du génie de la montagne et des animaux qu’il rencontrait. Il était épuisé, il ne buvait plus, ne mangeait jamais, volait nuit et jour, dans le noir le plus absolu et dans la clarté la plus aveuglante, sous la pluie glaciale, sous le soleil ardent, sous la neige froide, dans le brouillard épais. Et, un jour, il tomba brutalement sur le sol. Il était désormais trop faible pour se relever et reprendre son vol. Et il mourut. Tous les animaux de la montagne assistèrent à sa fin et ils pleurèrent tous ce brave et fidèle oiseau dont l’amour et la constance avaient provoqué l’affaiblissement du corps mais dont l’âme était restée forte jusqu’au bout. Cet oiseau qui ne s’était jamais découragé devant l’impossible. Cet oiseau qui, après sa mort, allait devenir une nouvelle légende de la montagne. Cet oiseau qui, quelques jours plus tard, avait complètement disparu, dévoré par les nuées d’insectes affamés.

Alors se produisit un évènement inconnu de tous les animaux de la montagne, inconnu même du génie de la montagne. Cet évènement, nul être vivant n’y avait jamais assisté car il ne peut se produire qu’à la suite de circonstances tellement improbables qu’il ne s’était peut-être jamais produit ou, s’il s’était déjà produit, c’était dans un passé trop ancien pour que quiconque ait pu le voir ou puisse s’en souvenir.


La fleur enchantée
La fleur enchantée

A l’emplacement des restes du corps de l’oiseau, un sillon s’ouvrit dans le sol d’où une fleur, dont la beauté et la majesté dépassent l’entendement, s’élança vers le ciel et le soleil. Les formes, les couleurs, les odeurs mélangées de cette fleur ne peuvent pas être décrites par des mots humains. Il faudrait connaître des millions de mots ne parlant que de la beauté pour que la description de cette merveille puisse s’approcher un peu de la réalité. La fleur enchantée venait d’éclore, une fleur qui ne pousse que si la terre a été nourrie par un être doté d’une bonté infinie et d’un amour infini. Une fleur qui, pour naître, a besoin d’un sacrifice car sa beauté est le reflet de la générosité d’un martyr. Le bel oiseau blanc au plumage d’argent était mort et la fleur étincelante était née.

Une dame oiseau avait assisté à cette éclosion miraculeuse. Comme tous les animaux de la montagne, elle connaissait l’oiseau qu’elle avait souvent croisé alors qu’il volait en tous sens. Au cours de ces rencontres, l’oiseau était si obsédé par sa quête qu’il ne l’avait jamais saluée ni même remarquée. Mais la dame oiseau l’avait trouvé tellement beau qu’elle en était tombée amoureuse. Elle l’avait souvent suivi en essayant de le détourner un peu de sa quête mais sans aucun résultat. Elle avait pourtant essayé tous les artifices de la séduction, les danses les plus lascives accompagnées de doux chants mélancoliques, les dons de nourritures, le chatouillis des plumes avec le bec, les grands vols enflammés au-dessus des nuages vers le soleil chaud et brillant. Aucune de ses manœuvres n’avait réussi à distraire le bel oiseau. Mais elle l’aimait tellement qu’elle n’avait jamais abandonné l’espoir de le conquérir. Et elle avait beaucoup pleuré en assistant à sa mort car elle perdait son unique amour et elle ne pouvait rien faire pour le sauver.

A la naissance de la fleur, la dame oiseau, qui avait longtemps douté du bien-fondé de la quête, se rendit compte qu’elle avait eu tort. Elle avait pensé que l’oiseau était merveilleusement beau mais un peu fou car mourir pour une fleur légendaire que nul être vivant n’avait jamais vue était un signe de délire. Elle savait maintenant que ce qu’elle avait pris pour de la folie avait été de la générosité. Malheureusement, l’oiseau mort ne pouvait pas achever sa quête et, si personne n’emportait la fleur pour la déposer aux pieds de la sirène, sa mort s’avérerait inutile et la légende raconterait qu’il était mort pour une chimère. La dame oiseau ne voulait pas que la fleur, qui était tout ce qui lui restait de son bel oiseau, restât bêtement sur le sommet de la montagne, sans aucune utilité, alors que l’oiseau aurait tant souhaité l’emporter vers la sirène. Par amour et par fidélité pour son bel oiseau mort, la dame oiseau prit la fleur dans son bec et s’élança en direction de la rivière et de la sirène.

Elle volait, elle volait la belle dame oiseau. Elle traversa les champs, les étangs, les marécages, les villes et les villages et les fermes, sans s’arrêter pour boire, manger et se reposer. Elle savait qu’il ne restait plus beaucoup de temps et que la sirène risquait d’être morte à son arrivée si elle traînait trop en chemin.

Mais un jour, alors qu’elle volait sans inquiétude vers son but, le malheur survint. Elle eut tout juste le temps d’entendre un coup de feu et d’éprouver une terrible douleur dans la poitrine. Elle tomba morte sur le sol. Le cruel chasseur, accompagné de son chien, vint ramasser son corps ensanglanté et ils disparurent tous deux avec le cadavre qui n’allait pas tarder à griller dans une rôtissoire. Le chasseur était bien trop niais et fruste pour voir la merveilleuse fleur tombée sur le bord du chemin, loin du corps de la dame oiseau. Et elle resta là, attendant que quelqu’un vienne la prendre.

Un jour, un prince passa sur ce chemin. Il s’ennuyait tellement à la cour de son père qu’il avait souhaité échapper à la compagnie frivole des courtisans. Il était parti se promener seul sans son cheval, estimant que le voyage serait plus long et plus intéressant à pied. Il vit la fleur qui gisait sur le bas-côté de la route. Il éprouva immédiatement pour elle de l’admiration et il la ramassa. Il ne savait pas encore ce qu’il allait en faire. Elle était trop belle pour être laissée sur place, trop belle pour être donnée à n’importe quelle donzelle rencontrée à la cour de son père, trop belle pour être donnée à une passante au hasard. Il l’emporta donc sans savoir qui serait digne de la recevoir.

Il marchait, il marchait le prince. Passant par des chemins, des sentiers, des passages, des défilés, des ponts, enjambant les creux, les bosses, les trous, traversant des territoires inconnus des cartes, circulant dans des villes dont le nom était imprononçable, il finit par atteindre une belle rivière dont le cours paisible lui sembla propice au repos. Au bord de l’eau il y avait une sirène étendue qui semblait très malade. Le prince avait toujours été compatissant envers les pauvres et les malades. Il vint vers la sirène pour lui demander ce qu’il pouvait faire pour elle.


La sirène désespérée
La sirène désespérée

La sirène jeta sur lui un regard fatigué et presque éteint. Elle s’était tellement affaiblie depuis le départ du lapin qu’elle ne reconnut pas immédiatement le prince. Et pourtant elle avait devant elle l’objet de sa mélancolie, la raison de son mal. C’était son bien-aimé qui se penchait sur elle, l’homme dont elle était amoureuse au point de ne plus souhaiter vivre.

- Mademoiselle, lui dit le prince qui ne reconnaissait pas la sirène et ne savait rien de son amour. Je vous vois bien malade mais je ne sais que faire pour vous soigner. Je ne suis pas médecin et, même si j’étais médecin, je ne suis pas sûr que je saurais choisir le bon remède pour une sirène. Pouvez-vous me conseiller et me dire quelle est votre maladie ? Si vous me confiez les symptômes de votre mal, j’irais dans la ville la plus proche pour y chercher les potions nécessaires à votre guérison.
- O mon doux prince, dit la sirène qui avait remarqué que le prince ne se souvenait même pas de leur unique rencontre qui, pour elle, avait été inoubliable. O mon doux prince, je meurs car je suis bien malheureuse. Mais je ne vous dirai pas la raison de mon malheur car si vous l’ignorez, c’est que vous ne pouvez pas la comprendre. Sachez simplement que j’ai fait la promesse de ne pas mourir avant le retour d’un sauveur. Mais il est parti depuis tellement longtemps que plus rien n’a le pouvoir de me maintenir en vie. Je vais mourir bientôt et ce sera une délivrance.
- Jolie sirène, je vous ordonne de ne pas mourir. Laissez-moi une chance de comprendre votre mal. Dites-moi ce qui peut rendre si malheureuse une si belle sirène.
- Adieu, mon doux prince, laissez-moi mourir.
- Ma belle sirène, je vous en prie, ne mourez pas. Tenez, pour vous encourager à vivre, je vais vous donner une fleur, une très belle fleur que j’ai trouvée sur mon chemin. Je ne savais pas à qui la donner car je pensais que personne ne la méritait. Mais maintenant je suis sûr que cette fleur vous était destinée, qu’elle avait été posée là afin que je vous l’apporte, pour vous obliger à vivre. O ma douce sirène, c’est une fleur de vie que je vous donne car je veux que vous viviez.

Et il donna la fleur enchantée à la sirène…
 


Le 7 juin 2004.

Fabrice Guyot.