La télécommande.


 

... et ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants.

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- ...
- ...
- Heu...
- Quoi ?
- Tu n’as pas oublié quelque chose ?
- ?
- Le début de l’histoire...
- Oui, mais c’est volontaire. Nous vivons dans un monde où tout doit aller vite. Alors j’ai décidé d’aller à l’essentiel. Je supprime l’introduction, le développement, et hop, je passe directement à la conclusion.
- Mais ça ne veut plus rien dire...
- Bah, tous les contes se terminent ainsi par une coucherie déguisée. Alors, pourquoi tout embrouiller avec des péripéties idiotes ? Moi, je commence et je termine avec la conclusion, et le reste doit être imaginé par l’auditoire, s’il en a envie. Ça, c’est de l’art moderne...
- C’est moi qui dois imaginer le reste de l’histoire ?
- Oui, c’est ma vision de l’art. Je n’enferme pas mon public dans un carcan. Je lui donne une phrase (presque toujours la même) et il doit créer le reste.
- Alors... il était une fois...
- C’est bien comme début. Pas très novateur mais ça sonne bien.
- Il était une fois...
- Tu l’as déjà dit.
- Arrête de m’interrompre !
- Je ne dis plus rien. L’histoire est à toi.

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Il était une fois... une jolie télécommande qui fut mariée contre son gré à un téléviseur. Si on lui avait demandé son avis, jamais notre belle télécommande n’aurait choisi un mari aussi imposant. Ses goûts la portaient plutôt vers les maris malingres, dans le genre petit lecteur de CD ou, à la limite, lecteur de DVD. Mais un téléviseur... Malheureusement, comme cela se passe trop souvent à la sortie des chaînes de montage, on lui avait imposé ce mari et elle n’avait pas eu son mot à dire. Un jour, à l’usine, on les avait pris tous les deux, on les avait emmaillotés dans un emballage de plastique qui leur permettait à peine de respirer, et on les avait enfermés dans un grand carton opaque.

Ils avaient attendu longtemps dans cette position inconfortable. Puis, ils avaient ressenti des petits chocs, comme si on manipulait leur carton. Ils entendirent plus tard des cornes de bateaux, ils furent ballottés longtemps par le roulis, avant d’être de nouveau manipulés et déplacés sur une grande distance. Après avoir subi tous ces désagréments, auxquels ils n’avaient rien compris, on les avait laissés tranquilles, au calme. Certes, la situation n’était guère plus confortable, ils continuaient notamment à manquer d’air et de lumière, mais ils n’avaient plus à supporter toutes ces manipulations qui leur donnaient le tournis.

Enfin, un jour, ils firent un dernier voyage assez court. On ouvrit le carton, on les déballa de leur emballage plastique et ils retrouvèrent la lumière et l’agitation du monde extérieur, après avoir supporté des semaines d’obscurité.

Pendant les jours qui suivirent leur libération, la télécommande put regarder à son aise le mari qu’on lui avait imposé. En effet, quand on la manipulait, la télécommande était toujours orientée vers le téléviseur, et elle pouvait donc le voir face à elle, sans obstacle pour lui boucher la vue. Oh ! Mais qu’il était laid, ce téléviseur ! Et quelle odeur ! Quand il avait été déballé du carton, il sentait très fort, pas vraiment une odeur désagréable, mais une odeur très prononcée de plastique neuf. Il avait fallu plusieurs jours avant que cette odeur disparût. Puis, quand il avait été allumé pour la première fois, il avait diffusé une autre odeur, presque insupportable celle-là, une odeur de plastique brûlé qui heureusement n’avait duré que quelques minutes. Tout en ayant été choquée par ces odeurs trop « mâles », la télécommande reconnut cependant par la suite qu’elles étaient peut-être à l’origine du déclic qui l’avait attirée vers le téléviseur.

Comme c’était indiqué dans le mode d’emploi, en toutes les langues, lorsqu’on pressait un de ses nombreux boutons, la télécommande envoyait des messages au téléviseur. Les premiers jours, ça n’enchantait guère la télécommande qu’on l’oblige à transmettre des messages au téléviseur car celui-ci était un peu grognon. En fait, il n’était pas vraiment méchant mais il ne répondait que par monosyllabes, ce qui avait pour effet d’agacer la télécommande qui, comme chacun le sait, fait partie d’une espèce très communicante.

Ainsi que cela se passe en général chez les jeunes couples, surtout quand le mariage a été imposé aux deux partenaires, il fallut beaucoup de temps à la télécommande et au téléviseur pour s’habituer à vivre ensemble. Ils étaient toujours en face l’un de l’autre, à se mirer droit dans les yeux, et malheureusement ils ne pouvaient s’ignorer. La télécommande trouvait le téléviseur trop imposant, trop moche, et elle détestait son caractère renfermé. En gros, elle le trouvait exécrable. Le téléviseur, quant à lui, comme il l’avoua plus tard, trouvait l’attitude de la télécommande un peu trop légère. Elle était toujours prête à entrer en contact avec quiconque d’un peu mignon lui faisant de l’œil. Et elle envoyait des messages en tous sens, vers la chaîne HIFI, vers les lecteurs DVD. Bien sûr, ces appareils ne lui répondaient pas. Ou, s’ils lui répondaient, c’était pour l’insulter ou pour lui demander de se taire. Mais la télécommande n’était pas vexée par ces rebuffades. En fait, il faut les comprendre ces télécommandes, elles sont faites ainsi : elles parlent à tout le monde, même quand on les envoie balader.

Après quelques semaines d’un contact froid et purement professionnel, assorti quelquefois de clins d’œil taquins que la télécommande ne pouvait s’empêcher d’envoyer, celle-ci réussit à dégeler ses relations avec le téléviseur. Il comprit enfin que son épouse, la télécommande, l’aimait vraiment, et qu’elle ne communiquait si souvent avec les autres appareils que parce que c’était dans son caractère. En réalité, elle n’avait nullement l’intention de le tromper avec quoi que ce soit. Quant à la télécommande, à force de regarder son mari, elle se rendit compte qu’il n’était pas si laid qu’elle l’avait pensé au départ. Certes, son apparence était un peu spéciale, il n’était pas vraiment beau, mais à bien le regarder, elle finit par découvrir en lui un charme qui la séduisit. En plus, près de lui, elle se sentait à l’aise et parfaitement en sécurité. C’était un appareil fort et puissant, et même son caractère un peu taciturne lui apparut bientôt attirant parce que c’était la marque de sa force morale. Elle se dit que jamais un tel téléviseur, aussi costaud et finalement assez débonnaire, ne l’abandonnerait. Et elle ne tarda pas à se sentir si bien avec lui que, pour rien au monde, elle n’aurait souhaité l’échanger contre un autre appareil, même plus beau, même plus bavard.
 
Après s’être enfin rendu compte de cette attirance mutuelle, notre jeune couple ne cessa plus de communiquer. Toute la journée, et même pendant toutes les nuits, la télécommande et le téléviseur s’envoyaient des messages doux et enflammés. Ils exprimaient dans ces messages toute la tendresse qu’ils avaient l’un pour l’autre, ils se parlaient de leur beauté, de leur grâce, de leur intelligence, de leur gentillesse. Heureusement, comme l’imagination en ce domaine a des limites, ils n’avaient pas peur de se répéter souvent. Et tous ces messages se terminaient par des petits noms gentils qu’ils se donnaient.

Las ! Le bonheur ne pouvait pas durer éternellement. Ils ne le savaient pas, nos deux amoureux, mais ces messages incessants qui passaient de l’un à l’autre avaient des conséquences dramatiques : les piles de la télécommande finirent par s’user très vite. Ces piles qui, en usage normal, devraient durer au moins un an, parfois deux ans, se déchargèrent complètement en trois semaines. En conséquence, la télécommande fut rapportée en urgence au service après-vente, et elle fut mise au rebut parce qu’elle consommait trop d’énergie. Le jour même, le téléviseur, qui commençait à s’inquiéter de la disparition soudaine de son épouse, vit apparaître une nouvelle télécommande. Elle lui déplut dès les premières secondes, et ce n’est pas le caractère acariâtre de la nouvelle venue qui avait des chances d’adoucir leurs relations.

Le pauvre téléviseur ne revit jamais sa douce télécommande, et il ne se consola pas de cette perte. Son image devint terne, ses couleurs disparurent, des rayures apparurent sur son écran, des zébrures déchirèrent son image. Et, parfois, il s’éteignait pour rester seul avec sa douleur.

Et il mourut de désespoir dans les semaines qui suivirent.

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- Alors... Une conclusion sans mariage ? Et pas d’enfants ?
- Oh ! Pardon, j’ai oublié. Enfin... tant pis. Le mariage est au début, et ils n'eurent pas d’enfants. C’est un conte triste. J’ai le droit de faire des contes tristes.
- Et si on allait manger maintenant. Je t’invite au restaurant.
- D’accord. On se regardera droit dans les yeux.
- Et on essaiera de ne pas oublier que l’amour dure plus longtemps quand on n’en parle pas trop.
- Alors, de quoi allons-nous parler ?

 


Le 24 mai 2006.

Fabrice Guyot.