L’employé
Madame, je suis désolé mais je vous assure qu’il n’a
jamais été ici. Qu’est-ce que vous voulez que je vous
dise de plus ?
La
vieille dame
Comment ça, il n’a jamais été ici ! Je ne suis pas
folle, quand même ! Si je dis qu’il était ici, c’est
qu’il était ici. Bientôt, vous allez me dire qu’il n’a
jamais existé, que je l’ai inventé, que je viens vous
voir rien que pour vous embêter, comme si je n’avais rien d’autre
à faire que de déranger les gens...
L’employé
Je n’irais pas jusqu’à dire ça. Mais j’affirme, madame,
preuves à l’appui, qu’il n’a jamais été là
où vous prétendez qu’il était. Et s’il n’a jamais
été ici, ça veut dire qu’il ne peut pas y
être maintenant. Ne me demandez pas l’impossible. Je ne peux que
vous montrer les résultats de mes recherches. Et ces
résultats prouvent qu’il n’a jamais été ici.
La
vieille dame
Des preuves... quelles preuves ?
L’employé
Je vous l’ai déjà dit mille fois... D’abord, il n’est pas
là où vous dites qu’il se trouvait. C’est
déjà une preuve suffisante, à mon avis. Ensuite,
quand je regarde le registre, je ne vois rien, il n’est inscrit nulle
part.
La
vieille dame
Vous les avez trafiquées, vos preuves. Et vous pensez que je
vais vous croire ? Je suis vieille mais je ne suis pas idiote. Ce sont
des torchons, vos papiers. Ils sont tout jaunis, tachés,
cornés, à moitié déchirés,
dégoulinants d’humidité. Je me demande ce que vous en
avez fait pour qu’ils soient dans cet état. Ce n’est pas avec ce
genre de preuve que vous allez me faire douter de ma mémoire. Si
vous traitez de la même manière tout ce qu’on vous confie,
ça ne m’étonne plus que vous perdiez les choses les plus
importantes…
L’employé
Ils ont beau être un peu abîmés à force
d’avoir été manipulés, ce sont quand même
des documents officiels...
La
vieille dame
Moi aussi, j’ai mes preuves, et ce sont des documents aussi officiels
que les vôtres. Voilà tous les papiers qu’on m’a
donnés à l’époque. Ils sont quand même en
meilleur état que vos infâmes registres. Moi, quand j’ai
des papiers aussi importants, j’en prends soin. Et puis... et puis...
je ne suis pas gâteuse, je sais bien qu’il était ici.
L’employé
Je ne comprends pas, je ne sais pas ce qui s’est passé.
L’employé qui vous a donné ces papiers a dû faire
une erreur. Et vous n’étiez peut-être pas dans votre
état normal à cette époque - ce qui est excusable
étant donné les circonstances - alors, vous n’avez pas vu
l’erreur. Vous avez pris les papiers qu’on vous a remis, vous les avez
rangés, et maintenant vous êtes persuadée que ce
sont eux qui font foi, alors qu’ils sont bourrés d’erreur.
La
vieille dame
Et voilà, je le savais bien qu’il allait me dire que je suis
folle. Appelez tout de suite l’asile pendant que vous y êtes !
Ils viendront me chercher avec une camisole et je serai enfermée
jusqu’à ma mort. Comme ça, vous serez
débarrassé de moi. C’est ce que vous voulez, n’est-ce
pas ?
L’employé
Heu... ce n’est pas tout à fait ce que j’ai dit. Je voulais
simplement vous faire remarquer que l’émotion, bien naturelle du
fait des circonstances, vous avait peut-être
empêchée d’être aussi vigilante que d’habitude au
moment où les papiers vous ont été remis par nos
services.
La
vieille dame
Mais, c’est pareil ! Vous me prenez pour une folle puisque vous
prétendez qu’il n’a jamais été ici alors que je me
souviens très bien que c’est ici qu’il a été
déposé. Si vous mettez en doute ma mémoire, c’est
que vous me prenez pour une folle. Si c’est ce que vous pensez,
dites-le franchement, ce sera plus clair.
L’employé
Je ne sais plus quoi vous dire. On l’a déjà
cherché partout et on ne l’a pas trouvé.
La
vieille dame
Quand même ! Il ne s’est pas envolé. Dites-moi qu’il n’a
pas pu s’envoler ! Puisqu’il était là, il devrait y
être encore. Ou alors, ce n’est pas moi qui délire, mais
c’est le monde qui est devenu complètement fou.
L’employé
Je vous rassure, le monde n’est pas devenu fou. Il est aussi logique
que d’habitude, et je peux affirmer qu’ici je n’ai jamais vu quoi que
ce soit s’envoler, à part les oiseaux. Et rien ne
disparaît spontanément. Tout ce qu’on nous confie est
soigneusement répertorié, classé. On ne perd
jamais rien. Donc, s’il n’est pas là, s’il n’est pas
répertorié, c’est qu’il n’a jamais été
là. Je ne peux rien vous dire d’autre.
La
vieille dame
Ou alors, on l’a volé. Mais pourquoi aurait-on fait ça ?
Ce n’est pas ce genre de chose qu’on vole. Il est précieux pour
moi, mais pour les autres, il n’a aucune valeur, même en
pièces détachées, même comme engrais.
L’employé
Madame, on a fait le maximum, on ne peut pas faire mieux. Il n’est pas
là, un point c’est tout. On ne peut pas passer tout notre temps
à s’occuper de votre problème. On a d’autres choses
à faire, on a d’autres soucis. Vous n’êtes pas la seule…
La
vieille dame
Ah ! Vous l’avouez enfin ! Je me doutais bien que je
n’étais pas la seule… Et vous osez l’avouer ! Quel
toupet ! Et il y a combien d’autres personnes qui se plaignent
comme moi ?
L’employé
Vous interprétez de travers tout ce que je dis… Dans ces
conditions, je préfère me taire. Si vous n’êtes pas
satisfaite, adressez-vous à la direction. Envoyez une
réclamation officielle, et s’ils acceptent de vous croire, ce
dont je doute, il y aura une enquête. Et je souhaite bien du
courage aux enquêteurs. Je suis sûr qu’après avoir
remué des tonnes de documents, en respirant au passage des kilos
de poussière, ils s’en iront bredouilles. Et pourquoi ils ne
trouveront rien ? Parce que tout simplement il n’y a rien à
trouver.
La
vieille dame
Si j’ai bien compris, vous voulez vous débarrasser de moi. C’est
ça ? Je vous ennuie ? Je sais bien qu’une réclamation
officielle a toutes les chances de se perdre quelque part dans un
service. Ou, si elle n’est pas perdue, elle sera aussi mal
classée que vos registres. Et dans dix ans, j’attendrai encore
la réponse. Mais... vous ne vous rendez pas compte de ce que
ça représente pour moi. J’en avais qu’un seul... un seul.
Et, maintenant que vous me l’avez perdu, je n’ai plus rien. Plus
rien... Vous savez ce que ça veut dire, avoir tout perdu ? Se
retrouver sans rien, à mon âge ? Il ne me reste plus
qu’à disparaître. D’ailleurs, c’est ce que vous voulez,
que je disparaisse. Ce serait plus facile pour vous. Vous seriez
débarrassé de la casse-pieds qui vient toujours
réclamer.
L’employé
S’il vous plaît, madame, arrêtez de vous lamenter.
Ça fait six mois que vous venez me voir et je vous ai dit, et je
vous le dis encore, je vous le jure sur ce que j’ai de plus
précieux : j’ai fait, et mes collègues aussi, tout ce
qu’il était possible de faire. Maintenant, il faut que vous
arrêtiez de nous harceler... Nous aussi, on n’en peut plus. En
nous accusant de négligence, vous nous donnez mauvaise
conscience, on a l’impression d’avoir fait quelque chose de mal alors
qu’au contraire on a fait le maximum pour vous rendre service. Rien
qu’en vous voyant débouler, j’ai l’estomac qui se contracte, je
sais que ça va être une mauvaise journée, que je
vais passer ma nuit sans dormir, à ruminer comme si
j’étais coupable. D’ailleurs, quand ma femme me voit rentrer le
soir, je n’ai pas besoin de lui raconter votre visite, elle devine
immédiatement en voyant ma tête que vous êtes venue
et que ça s’est mal passé.
La
vieille dame
Voilà ! C’est bien ce que je pensais. Dès que vous me
voyez arriver, vous vous dites : voilà encore l’enquiquineuse
qui va me gâcher ma journée. Je me doutais bien que vous
seriez content de me voir morte. Comme ça, le problème
serait résolu pour vous. Un dossier classé sans suite...
comme beaucoup d’autres, certainement.
L’employé
Madame, s’il vous plaît, arrêtez ! Je ne peux rien faire
pour vous aider, je suis désolé.
La
vieille dame
Vous voulez ma mort... Et vous n’êtes pas le seul, tous vos
collègues doivent espérer la même chose. Mais,
monsieur, il faut que je vous dise : je ne peux pas mourir. C’est
impossible, je ne peux pas. Car, voyez-vous, si je meurs... avec qui je
serai enterrée ? J’ai vécu cinquante ans avec mon mari.
Pendant ces cinquante ans, nous ne nous sommes jamais quittés.
Nous étions inséparables, nous vivions l’un pour l’autre.
Mon mari, c’était tout pour moi, et j’étais tout pour
lui. Maintenant, quand je rentre chez moi, je sais que c’est le silence
et la solitude qui m’attendent. Le silence quand je me prépare
à manger, le silence quand je mets le couvert, le silence quand
je mange. Le silence… toujours le silence et la solitude. J’ai
supporté cette solitude parce que je savais qu’un jour j’irai le
rejoindre. Mais maintenant qu’il est perdu, je n’ai même plus cet
espoir… Pendant toutes nos années de vie commune, mon mari et
moi, nous parlions parfois de la mort, de notre mort à tous les
deux. Nous nous disions que ce serait terrible si l’un de nous mourait
avant l’autre. Que ferait le survivant ? Seul, sans personne à
aimer ? Alors, nous avions décidé, si la malchance
faisait que nous ne mourrions pas ensemble, que le survivant
continuerait à vivre jusqu’au bout, et puis qu’au moment de sa
mort, il irait rejoindre son conjoint dans la même tombe. Nous
avions tout arrangé comme ça. Nous nous étions mis
d’accord avec les pompes funèbres, avec le notaire. Ainsi,
après notre mort, nous serions réunis pour
l’éternité. Vous comprenez maintenant pourquoi je ne peux
pas mourir tant qu’on n’a pas retrouvé sa tombe ? Il faut me la
retrouver cette tombe, vous comprenez ? Il faut retrouver mon mari. Je
sais qu’il a été enterré ici. Je le sais, vous
comprenez ? S’il n’est plus là, s’il a disparu, avec qui je vais
être enterrée ? Seule ? Je serai seule dans ma tombe
? Seule pour l’éternité ? Il faut me comprendre, je ne
veux pas rester seule pendant l’éternité. C’est avec mon
mari que je veux passer cette éternité ! Alors, s’il
n’est plus là, si vous ne le retrouvez pas, je ne peux pas
mourir... Et… je veux mourir. Oui, je veux mourir le plus vite possible
pour aller le rejoindre. Je suis si seule sans lui... Monsieur, je vous
en supplie, il faut me retrouver mon mari. Vous me comprenez ? Il
était là, à l’emplacement que je vous ai
indiqué. Je suis sûre qu’il m’attendait dans son cercueil,
il était impatient de me revoir, impatient de me serrer dans ses
bras. Et puis, s’il vous faut un prétexte pour le chercher plus
efficacement, sachez que quand vous l’aurez retrouvé, je
n’embêterai plus personne, je vous le jure, je pourrai enfin
mourir… j’attends ça depuis si longtemps. Je serai si heureuse
quand je l’aurai rejoint. Nous resterons ensemble, enlacés pour
l’éternité. Monsieur, je n’ai plus qu’un but dans la vie
: mourir... Alors, s’il vous plaît, retrouvez mon mari. Je sais
qu’il a été enterré ici. Je le sais… je le sais...