Le cadavre.


 

Le 31 octobre à 22h01 : La découverte macabre.

Sur le palier devant sa porte, le docteur Philiotte vit un cadavre baignant dans son sang. Une hache gisait à côté du corps. Il était 22h01.

Que faisait le docteur à 21h50 ?

Que fera le docteur à 23h05 ?




Le 31 octobre à 21h50 : Fin d’une journée de travail.

Le docteur Philiotte quittait en général son cabinet très tard, après avoir relu et mis à jour les dossiers des patients qu’il avait rencontrés au cours de la journée. Les chemises de diverses couleurs étaient soigneusement alignées sur le côté gauche de son bureau. Il prenait une chemise, il en feuilletait et annotait le contenu et, quand il avait fini, il la déposait sur le côté droit du bureau avant de passer à la suivante. Lorsqu’il constatait que des informations étaient absentes, incomplètes ou erronées, il en prenait note sur son bloc direction dont il détachait ensuite la page griffonnée pour l’insérer dans la chemise.

Parfois, certains dossiers, sans être à proprement parler erronés, ne concordaient plus avec les dernières informations qu’il avait recueillies au cours de la séance du jour. Dans ce cas, il faisait les ajouts nécessaires, mais sans supprimer les pages jugées fautives, ni faire de ratures. Il pensait en effet que toute information prise à un moment donné méritait d’être conservée. D’ailleurs, il prenait toujours soin de bien inscrire la date devant chaque annotation, et il n’oubliait jamais de noter l’état émotionnel du patient au moment de la rencontre, car il savait que les renseignements glanés étaient plus ou moins pertinents selon cette humeur. Il avait même imaginé, à un moment, noter son propre état émotionnel, soupçonnant que cela pouvait influencer non seulement l’état de ses patients mais également son interprétation des symptômes. Mais il avait abandonné cette idée en se disant que les dossiers risquaient de devenir trop lourds à manipuler et trop complexes à relire. En fait, il savait pertinemment qu’il n’avait pas mis en pratique cette idée parce qu’en mélangeant son propre état mental avec celui de ses malades, il se serait senti trop proche d’eux, et peut-être même un peu trop semblable.

Il classait ses clients dans des catégories distinctes, et chaque catégorie disposait de sa couleur de dossier. Les dossiers jaunes concernaient les vrais malades dont les maux étaient visibles dès leur entrée dans son cabinet. Les hypocondriaques, attirés par la psychanalyse comme ils étaient attirés par tous les métiers ayant trait à la médecine, avaient droit aux dossiers bleus. Quant aux dossiers orange, ils étaient remplis de branchés souhaitant suivre une psychothérapie comme leurs amis branchés ; il y rangeait aussi les curieux avides de tenter des expériences inédites et parfois dangereuses. Enfin, il y avait les dossiers rouges, les clients inclassables dont les troubles presque invisibles, ne semblaient guère plus importants que ceux des gens dits normaux.

Le docteur était toujours un peu mal à l’aise face à ces inclassables. Devait-il les rejeter en les considérant comme parfaitement sains avec le risque non négligeable de ne pas avoir décelé leur mal sous prétexte qu’il était trop profondément enfoui ? Devait-il au contraire leur faire subir une longue psychothérapie, peut-être inutile et anodine, mais qui risquait, s’ils étaient vraiment malades, de les faire basculer définitivement dans la folie ? Ni tout à fait malades, ni tout à fait normaux, ils pouvaient franchir à tout moment la barrière fragile qui les séparait des vrais malades ; et pourtant au quotidien ils avaient un comportement très proche du standard. Le docteur était souvent troublé de constater qu’il était lui-même peu différent de certains de ces malades, hormis que ces derniers avaient parfois prouvé dans leur passé qu’ils pouvaient rapidement dégringoler dans l’anormalité la plus profonde. Le docteur avait la certitude de s’être toujours comporté comme un individu normal, sain de corps et d’esprit, toujours maître de lui-même. C’était d’ailleurs ce savant mélange, constitué de ses connaissances intimes des maux de ses malades et de sa propre personnalité anormalement normale, qui faisait de lui l’un des psychanalystes les plus réputés.

Lorsque toutes les chemises de la pile de gauche furent passées à droite, il les rangea soigneusement dans son classeur métallique qu’il ferma ensuite à clé, et il mit la clé dans la poche gauche de son veston. Quelques dossiers restaient sur son bureau, ils concernaient les patients qu’il devait rencontrer le lendemain. Il les prit et les mit dans sa serviette afin de les étudier à son domicile le lendemain matin avant de partir travailler.

Il regarda sa montre, il était 22 h, l’heure de rentrer chez lui. Il prit son manteau et sa serviette, il éteignit les lumières, il ouvrit la porte et il sortit. Machinalement, il appuya sur le bouton de la minuterie de l’escalier et il regarda un instant avec plaisir le nom qui figurait sur la plaque doré de la porte :

DOCTEUR PHILIOTTE
PSYCHIATRE - PSYCHOLOGUE – PSYCHANALYSTE

Sur rendez-vous de 9h à 19h




Le 31 octobre à 21h50 : Le maître chanteur.

Le docteur Philiotte était seul dans son cabinet. Son dernier patient de la journée était parti depuis longtemps. Il était tard mais, malgré sa fatigue, le docteur ne pouvait pas rentrer chez lui. Il attendait quelqu’un, et ce quelqu’un, il ne devait pas le rater. Pas le rater dans tous les sens du terme...

Il regarda sa montre. C’est fou comme le temps passe lentement quand on a quelque chose d’important à faire. Encore dix minutes à attendre... si son visiteur n’était pas en retard. Mais ce n’était pas ce genre de personne à arriver en retard à un rendez-vous comme celui-ci. En attendant, le docteur se mit à genoux devant le divan et récupéra la hache qu’il avait cachée en dessous. Il en vérifia le tranchant sur sa main. Il l’avait bien aiguisée, ça devrait convenir pour l’usage qu’il allait en faire.

Ce visiteur tardif, le docteur allait le tuer. Il n’éprouvait aucun plaisir en y songeant, c’était simplement quelque chose à faire et il fallait absolument qu’il le fasse. C’était de l’autodéfense, en quelque sorte. Et bien sûr, comme il était un homme respectable et respecté, on ne devrait pas le soupçonner du meurtre. Ce sera un crime commis par un de ses patients… D’ailleurs, il avait prévu de faire ça de la manière la plus horrible possible : avec une hache, celle qu’il tenait dans sa main et qu’il s’entraînait à manipuler en faisant des moulinets peu gracieux mais qui seront, selon lui, d’une efficacité redoutable. Qui pourrait penser qu’un médecin sérieux, bardé de diplôme prestigieux, disposant des meilleures références, puisse se débarrasser de quelqu’un d’une façon aussi barbare ?

Tout était bien organisé. Il avait noté sur son carnet de rendez-vous le nom d’un patient fictif et il avait créé pour lui un faux dossier très complet. Bien sûr, les comptes-rendus de ses pseudo-rencontres avec ce patient mettaient en valeur la dangerosité du personnage. Ainsi, ça fera de lui un magnifique suspect que la police ne pourra pas ignorer. Et ensuite, il deviendra un coupable tout désigné. Évidemment, cet individu n’existant pas, la police n’avait aucune chance de le retrouver et de l’arrêter. Mais quelle importance ? C’était le problème des policiers et pas le sien. Après tout, les gens qui venaient le consulter n’étaient pas obligés de décliner leur véritable identité, ils préféraient quelquefois conserver l’anonymat en donnant un faux nom, une fausse adresse, pour se sentir plus à l’aise. Et le docteur ne pouvait pas leur demander leur carte d’identité...

Oui, le docteur allait tuer ce vil personnage. Il y avait trop longtemps qu’il était harcelé, il était arrivé à bout de patience. Et ce ne sera une perte pour personne, ce n’était qu’un vulgaire petit maître chanteur qui menaçait de le dénoncer à la police, lui le prestigieux psychanalyste. Un petit maître chanteur de bas étage qui menaçait de briser sa carrière, de réduire à néant les années d’effort qu’il avait dû faire pour parvenir à ce haut niveau de compétence, à cette réputation qui dépassait largement les frontières. Tout ça pour un petit crime commis il y avait bien longtemps, dans sa jeunesse, une erreur de jeunesse, en quelque sorte. Et une erreur qui était bien excusable, le docteur n’avait aucun doute à ce sujet, même si malheureusement les juges risquaient de ne pas voir les choses comme lui.

Il se rappelait bien de cette fille. Il avait été obligé de s’en débarrasser car, elle aussi, elle menaçait de le dénoncer à la police. Tout ça pour une broutille. Elle le soupçonnait d’avoir tué sa sœur. Alors, forcément, il était obligé de la tuer, comme il avait tué sa sœur. En fait, il n’avait pas vraiment tué sa sœur... quoique... si... un peu... mais c’était un accident malheureux qu’il avait un peu regretté. Cette fille, la première sœur, ne voulait pas coucher avec lui, ce qui était dommage car elle était très belle et lui, il la désirait plus que tout. En plus, il avait l’impression, sans en avoir la preuve, et à vrai dire il n’en était pas sûr du tout, il avait la conviction qu’elle couchait avec tout le monde, ou presque tout le monde, en tout cas avec d’autres. Mais, avec lui, elle ne voulait pas. Et pourtant, il savait qu’en ce temps-là, il était un beau jeune homme, intelligent, ambitieux, plein d’avenir. En plus, il n’était pas vraiment pauvre, on considérait même ses parents comme assez riches. Donc, il aurait dû être privilégié par rapport aux autres, à ceux à qui elle disait vraisemblablement oui. Mais non, pour lui c’était toujours non. Et en lui disant non, elle avait toujours une moue de dégoût qui déformait sa belle bouche à laquelle il voulait désespérément goûter, elle avait aussi une espèce d’expression d’horreur qui enlaidissait son beau visage. Elle se comportait comme s’il avait été difforme et qu’il aurait été dégradant d’être touchée par lui. Lui, il trouvait cette attitude vexante, mais elle était si belle, et il la désirait tant, qu’il continua à la harceler, en espérant que peu à peu, elle s’habituerait à lui et finirait par céder à ses avances, ne serait-ce que pour tenter une nouvelle expérience, ou par appât du gain puisqu’il avait les moyens de la satisfaire non seulement physiquement mais également matériellement.

Un jour, il l’avait rencontrée, elle était seule sur un chemin désert. Il n’y avait que lui et elle, et les petits oiseaux qui chantaient. Il l’avait abordée et, comme il était un gentil garçon, il avait renouvelé sa demande en bonne et due forme, et elle avait encore refusé en lui disant d’arrêter de la harceler. Alors, après ce nouveau refus, il était devenu moins gentil et il avait voulu faire ce qu’il devait faire, ce que tout homme normal aurait fait à sa place. Malheureusement, même sous la contrainte, elle ne voulait pas se tenir tranquille. Si elle avait été gentille avec lui, ils auraient été heureux tous les deux, mais cette idiote avait trouvé le moyen de se débattre et de crier. Quelle imbécile ! Il avait eu bien du mal à la faire taire, à l’immobiliser. Puis, quand il eut terminé de lui faire tout ce qu’il avait envie de lui faire depuis si longtemps, il se rendit compte qu’elle était toute molle, inerte, sans vie. Franchement, on ne pouvait pas l’accuser d’avoir mal agi, de l’avoir tuée. En fait, elle s’était tuée toute seule, à cause de sa bêtise, de son manque de discernement, et c’était bien fait pour elle.

Et cette fille, sa sœur, qui voulait le dénoncer, et qui risquait de compromettre son avenir, sa carrière, sa future grande carrière pour laquelle il se préparait avec acharnement. Il s’était débarrassé d’elle aussi, assez salement. Déjà, en ce temps-là, il savait manier la hache... Et il en connaissait si bien le maniement qu’il l’avait également utilisée pour découper le corps en morceaux tout menus. Puis il avait enterré ces morceaux dans des petits trous disposés un peu partout dans la forêt. Et on ne l’avait jamais retrouvée, la pauvre, aucun de ses morceaux, elle avait disparu, on avait pensé à une fugue... avec un amoureux ? Finalement, jolie comme elle était (elle ressemblait beaucoup à sa sœur), c’était ce qu’elle aurait pu faire, et même ce qu’elle aurait dû faire. C’est dommage qu’elle lui ait dit non, elle aussi, quand il lui avait proposé de l’emmener au septième ciel. C’est dommage qu’elle se soit débattue quand il avait insisté. Il avait été obligé de la faire taire. Quelle tristesse qu’elle ait été aussi idiote ! Elle aurait pu vivre longtemps. Mais c’est inutile de s’appesantir sur le passé, ce qui est fait est fait, et on ne peut pas le défaire. On ne l’avait jamais soupçonné d’avoir participé activement à cette disparition. Pas plus qu’on ne l’avait soupçonné pour la disparition mystérieuse de sa sœur, la première sœur. Il faut dire qu’il était un spécialiste du découpage à la hache, et les morceaux qu’il enterrait avaient peu de chance d’être retrouvés, même par des chiens disposant d’un flair exceptionnel. D’ailleurs, lui-même ne se rappelait plus très bien où il avait enterré les multiples morceaux. Et, si on les avait retrouvés par le plus grand des hasards, si on lui avait demandé de reconstituer le puzzle des corps des deux sœurs, il est probable qu’il aurait tout mélangé. En fait, il n’était jamais parvenu à bien distinguer les deux sœurs, elles étaient si belles toutes les deux, et il croyait sincèrement n’avoir commis qu’un seul crime, les deux sœurs n’en faisant qu’une pour lui.

Le temps avait passé et le docteur avait presque oublié tout ça, quand ce sinistre individu avait débarqué chez lui. Il avait pris un rendez-vous comme un patient standard. Mais, dès la première séance, il avait déballé tout ce qu’il savait. Il prétendait détenir une preuve, certes ancienne, et peut-être sans valeur, mais dangereuse pour la réputation du brave docteur, même si la justice avait toutes les chances de trouver cette preuve insuffisante. Quelle valeur pouvait avoir un brouillon de lettre de dénonciation qui n’avait même pas été envoyée ? Il avait eu l’occasion d’en lire le contenu (le maître chanteur lui avait montré une photocopie, pas l’original), et ce n’était au mieux qu’une lettre de fille jalouse et méchante. Elle y racontait des évènements qui ne s’étaient jamais passés. Enfin... si... un peu... mais pas tout à fait comme elle le disait... En tout cas, pour avoir donné de tels détails, il fallait qu’elle ait assisté à beaucoup de scènes entre sa sœur et lui, et surtout à la scène en question, la dernière dispute. Elle devait être cachée derrière un arbre ou dans un trou. Elle était vraiment folle d’espionner les gens comme ça. Certes, cette lettre n’aurait pas eu beaucoup de valeur dans un procès, surtout vingt ans plus tard, surtout en l’absence de son auteur, mais la dispute était racontée de manière trop précise. Ce genre de papier lâché dans le public serait dérangeant et risquerait de lui faire du tort. Les mauvaises langues l’auraient calomnié et sa réputation en aurait été ternie.

Au début, le docteur avait préféré payer le maître chanteur. Après tout, il ne demandait qu’une petite somme, et c’était raisonnable pour obtenir la garantie de son silence. Mais le maître chanteur avait refusé de se dessaisir de la lettre de la morte, il avait prétendu que c’était sa garantie à lui, la garantie qu’il ne lui arriverait rien de fâcheux. Mais il était revenu à la charge, quelques semaines plus tard, et cette fois, la somme réclamée était nettement plus conséquente. De nouveau, le docteur avait payé, mais de mauvaise grâce parce que, si ça continuait ainsi, il ne tarderait pas à être ruiné. Il se disait que ces maîtres chanteurs n’étaient pas des gens sérieux, au lieu de se contenter d’une petite somme et de disparaître, ils essayaient de pousser leurs victimes jusqu’à l’extrême limite, et ils ne se rendaient pas compte que, lorsque cette limite était atteinte, les victimes étaient prêtes à tout, elles n’avaient plus rien à perdre. Le docteur qui, finalement, était un homme plutôt sympathique et bon enfant, avait atteint cette limite, et il allait donc faire ce qu’il avait déjà fait dans le passé, ce qu’il était obligé de faire encore. Il allait le faire sans plaisir, par nécessité.

Tsouin... Tsouin...

La sonnerie de la porte d’entrée. Le docteur cacha la hache derrière son dos et se dirigea sans hâte vers la porte.




Le 31 octobre à 21h50 : Il est vraiment fou.

Le docteur Philiotte était assis dans son confortable fauteuil de cuir. Il était bien. Il ne s’était jamais senti aussi bien. Son dernier patient était parti depuis longtemps, la journée s’était bien passée. Il avait révisé ses dossiers et il était prêt à partir chez lui, mais il préférait attendre un peu, il savourait ce silence, cette tranquillité. Malgré sa rêverie, il était parfaitement conscient de son environnement. Chaque objet, chaque meuble était bien à sa place et il avait l’impression de les toucher par la pensée, de les sentir, de les goûter. Il était à la fois en dehors et en dedans de lui-même, en dehors et en dedans de chaque meuble, de chaque bibelot. C’était ses objets à lui, ils étaient en lui, il était en eux. Il ne faisait plus qu’un avec son bureau, avec son fauteuil. Il se détendait dans son grand fauteuil, dans son grand bureau, au milieu de ses objets, mais il n’était plus vraiment là, il était autre part, dans un ailleurs. Il était dans un état second.

Ça lui arrivait parfois de tomber dans cette sorte d’état d’inconscience. Tout en restant dans le monde concret, celui de son quotidien fade et triste, il était en même temps dans un univers abstrait fait de sons, d’images, de toucher. Pas vraiment un monde de cauchemar, plutôt un monde différent, où tout est différent, pas vraiment triste, ni gai, ni ennuyeux, ni captivant. Un monde fait de sensations très physiques mais pourtant ces sensations étaient presque externes à son corps. Il avait l’impression de se voir vivre dans cet autre monde, comme s’il était étranger à lui-même et étranger à cet autre monde. Le docteur était un psychologue de grand talent, et il devait connaître le nom de cet état de demi conscience. Mais, quand ça lui arrivait, il l’ignorait, et donc il réservait ce nom savant pour ses patients.

Pendant ces phases, il pouvait faire des choses qui, en temps normal, l’auraient horrifié. Mais, tant qu’il restait inconscient, ou plus précisément à demi conscient, ces choses lui semblaient normales, naturelles comme de manger et de respirer, et il n’avait pas le sentiment de mal se comporter. Quand il sortait de ces phases, quand il revenait dans le vrai monde, il ne se souvenait de rien. Il lui arrivait d’avoir des soupçons, souvent très vagues et, dans ce cas, il ne s’y attardait pas. Parfois ces soupçons étaient plus précis. Il faut dire que, quand on est dans le monde normal et qu’on se retrouve barbouillé de sang, sans savoir ce qui s’est passé l’instant d’avant, on ne peut pas s’empêcher de se poser des questions. Il n’y pensait pas très longtemps quand même, parce que c’était perturbant pour sa santé mentale. Le docteur s’empressait alors de prendre une douche, il changeait de vêtements, il jetait les vêtements tachés dans une poubelle, puis il essayait de tout oublier, et il y parvenait très bien. Il mettait tous ces évènements sur le compte d’une dépression passagère, et il faisait comme s’il venait de sortir d’un cauchemar.

Parfois de vagues souvenirs lui revenaient, parfois des images précises le hantaient pendant des heures. Il assistait alors dans sa tête à des scènes d’une violence extrême, des meurtres, des viols, des tortures, des mutilations. Heureusement, ces actes barbares étaient impossibles dans la réalité, c’était des cauchemars issus de son cerveau fatigué. Après ces brèves incursions de son univers de demi conscience au sein de son monde concret, la vie reprenait son cours normal, le petit train-train quotidien et assommant se chargeait de lui faire tout oublier. Quand les patients qui venaient le consulter lui parlaient de leurs pulsions meurtrières, il les écoutait, il prenait des notes, il émettait un avis sur leur mal, il les soulageait du mieux qu’il pouvait. Il se savait utile et compétent, il était sûr qu’il avait réussi à en guérir quelques-uns. Mais il ne se sentait pas solidaire avec eux, il n’avait pas l’impression de leur ressembler. On l’aurait d’ailleurs bien étonné si on lui avait dit qu’entre eux et lui, il y avait peu de différences.

Tsouin... tsouin...

On sonnait à sa porte. L’occupant du bureau entendit la sonnerie mais il n’était plus vraiment le docteur. Il ne se posa pas de question sur le fait qu’à cette heure, il n’avait plus de rendez-vous. Toujours dans le même état second, il se leva lentement, comme un somnambule, il prit la hache que lui-même, la partie demi consciente du docteur, avait cachée dans le bureau à l’insu de l’autre individu qui occupait le même corps. Il n’éprouvait aucun plaisir, aucune haine. Il n’avait plus que la sensation d’interagir avec le monde dans lequel il se trouvait, l’autre monde, un monde où le bien et le mal n’avaient pas leur place. En tenant fermement la hache, il se dirigea vers la porte.




Le 31 octobre à 21h50 : Le bûcheron débutant.

Tsouin... tsouin....

La sonnerie de la porte. Qui ça pouvait être ? Le docteur Philiotte n’attendait plus de visite. C’était peut-être un de ses patients qui avait oublié quelque chose, un parapluie ou une serviette. Ce sont souvent des gens distraits... Le docteur ouvrit la porte.

- Bonsoir, monsieur.
- Heu... Bonsoir.

Cet homme n’avait rien de vraiment bizarre, il était même assez ordinaire, mais il avait un objet insolite dans la main : une hache. C’était sûrement un original, quelqu’un qui ne pouvait pas se passer pendant cinq minutes de son objet fétiche. L’homme dit au docteur :

- Excusez-moi de vous déranger mais je passais à tout hasard pour savoir si vous auriez des connaissances particulières concernant le maniement de la hache.

Voilà qui expliquait la présence de la hache. Maintenant, ce n’était plus l’objet qui était insolite mais la question. Pourquoi poser cette question à un psychanalyste ? Cet homme devait bien savoir qu’il s’adressait à un psychanalyste puisqu’il y avait une plaque sur la porte qui indiquait clairement la profession de l’occupant des lieux. En plus, le docteur avait l’impression de le connaître cet homme, il était certainement déjà venu mais il ne savait plus pour quoi. Il lui répondit assez sèchement :

- Heu... pas vraiment. Je ne suis qu’un psychanalyste, pas un bûcheron. Pourquoi me posez-vous cette question ?
- Hé bien, nous sommes voisins, lui dit le voisin sans se démonter, et je pensais que peut-être vous auriez des connaissances intéressantes sur ce sujet. En plus, nous nous connaissons. J’étais venu vous consulter, il y a quelques temps, à cause d’une légère phobie. Mais c’est fini, maintenant je me sens très bien.

Par principe, le docteur n’aimait pas rencontrer ses anciens patients, peut-être parce qu’il avait peur de déceler en eux des failles psychologiques qu’il n’avait pas été capable d’éliminer totalement. Bien sûr, il ne pouvait pas empêcher les habitants de l’immeuble de venir le consulter mais il faisait tout pour les dissuader de revenir le voir, car, étant des voisins, il y avait plus de risque de les rencontrer à l’improviste, dans l’ascenseur ou dans l’escalier. Pour se débarrasser de ces voisins indésirables, il leur donnait en général les coordonnées d’un confrère, installé dans un lointain quartier, qu’il prétendait être plus doué que lui. Malheureusement, quand les clients se faisaient rares, comme à l’époque où il avait dû prendre celui-ci, il n’avait pas les moyens d’en laisser s’échapper un, il était donc obligé de s’occuper de tous ceux qui se présentaient, même quand c’était contraire à ses principes ou quand il n’en avait pas envie.

Le voisin, pas du tout intimidé par l’air revêche du docteur, reprit :

- Alors, comme voisin et ex-patient, je pensais qu’une petite visite ne me ferait pas de mal. Et par la même occasion, si vous aviez des renseignements utiles concernant l’usage de la hache, ça me rendrait service.
- Non, désolé, je n’ai rien à dire. Je n’ai pas de hache, je n’en ai jamais eu et je n’en aurai certainement jamais.

Le ton était rude mais le voisin semblait incapable de se vexer. Il continua avec bonne humeur :

- Parfois, on est surpris de l’étendue des connaissances de certaines personnes. Par exemple, j’ai connu un voisin, ouvrier sur des chantiers, qui faisait du tricot le soir en rentrant chez lui. Et aussi un vendeur de légumes, faisant les marchés, qui savait tout sur la civilisation des Dogons.
- Je suis désolé, moi je ne sais rien. Je ne connais que les anomalies du comportement humain, et rien concernant les arbres ou le tricot. Je ne sais même pas si un dogon est un animal ou un végétal.

Le ton de voix du docteur était devenu franchement agressif, mais a priori il en aurait fallu plus pour empêcher le voisin casse-pieds de continuer :

- Voyez-vous, j’ai acheté une petite maison de campagne entourée d’arbres. C’est très joli, mais je voudrais couper quelques arbres pour dégager la perspective. Malheureusement, je n’y connais rien. J’ai bien pensé faire appel à des spécialistes mais je crains que ça ne me coûte très cher et j’ai déjà dépensé toutes mes économies pour la maison. On m’a dit qu’avec une tronçonneuse ce serait plus rapide, mais c’est dangereux ces engins, et j’ai peur de ma maladresse. La hache me convient mieux mais je ne sais pas m’en servir. Alors, je fais le tour des voisins pour trouver quelqu’un qui pourrait m’en expliquer les rudiments.

À bout de patience, le docteur eut envie de claquer la porte au nez de l’importun, mais comme il avait bénéficié d’une bonne éducation dont la base était la politesse et le respect des autres, il n’osa pas. Il était condamné à laisser le voisin terminer son quasi-monologue. Et celui-ci, pas gêné du tout, continua :

- Comme je ne suis pas du genre à importuner mes voisins, j’ai essayé de me débrouiller tout seul mais je ne suis pas certain d’être parvenu à l’efficacité maximum. Je vais vous montrer le mouvement que je me suis entraîné à faire et vous me direz ce que vous en pensez.
- Montrez-moi ça, mais vite, s’il vous plaît, j’ai un rendez-vous important dans une demi-heure à l’autre bout de la ville.
- Je ne vais pas vous déranger très longtemps. Ce n’est pas mon genre d’embêter les gens. Voilà le mouvement.

Et il se mit à faire un geste ample avec sa hache. Le docteur était un peu inquiet, à la fois pour sa porte qui risquait d’être transformée en petit bois, mais aussi pour sa vie. Il tempêta contre son voisin :

- S’il vous plaît, arrêtez-vous, vous allez blesser quelqu’un avec votre hache. Le mouvement que vous avez fait me semble très bien, mais ce serait mieux de le tester sur un vrai arbre dans votre jardin. Les paliers des immeubles ne sont pas prévus pour se former au maniement de la hache.

En disant ça, le docteur pensait que ce serait bien qu’un des arbres du jardin en question tombe sur la tronche de cet indésirable. Il imaginait avec délectation le bruit que ferait son crâne en s’ouvrant comme une noix de coco. Sans savoir ce que cachaient les paroles du docteur, le voisin approuva :

- Vous avez raison, mais il fallait que je vous montre pour avoir votre avis. Je vais essayer un autre mouvement et vous me direz franchement si vous le jugez plus adéquat.

Il fit en effet un autre mouvement, encore plus large et dangereux que le précédent. La hache passa à quelques centimètres du nez du docteur qui se mit à pâlir avant de rougir de colère. Il s’écria :

- Nom de Dieu de nom de dieu, je t’ai dit d’arrêter. Bordel de merde, je t’enfonce la hache dans le trou du cul, si tu t’arrêtes pas tout de suite.
- Ah ! On se tutoie ? Pour moi, c’est d’accord. Tu as eu peur, n’est-ce pas ? C’est impressionnant ces engins. Mais il ne faut pas avoir peur comme ça. Avant de venir te voir, j’ai essayé tous ces mouvements devant ma femme et elle n’a rien dit, elle n’a pas bronché, elle n’a même pas cligné des yeux. Faut dire que c’est une gaillarde, elle n’est pas peureuse comme toi.

Ce genre de remarque n’était pas fait pour calmer le bon docteur, dont le cœur continuait à battre (heureusement) mais à un rythme accéléré. Il prit violemment son voisin par le col et lui dit en postillonnant abondamment :

- Tu vas te taire, connard ? Si t’as pas disparu dans les cinq secondes, je te balance dans la cage de l’ascenseur et on passera des heures pour retrouver tes bouts d’os éparpillés.
- Qu’est-ce que tu es colérique, mon cher docteur. Il faudrait te faire soigner. Je connais justement l’adresse d’un bon psychologue, mais il n’exerce pas dans cet immeuble.

En essayant de se dégager des mains du docteur qui le tenait toujours fermement par le col, le voisin fit un mouvement sur le côté, mouvement assez élégant mais mal adapté à la situation car, en même temps qu’il faisait ce mouvement, le docteur lâcha sa prise. Entraîné par son élan, le voisin perdit l’équilibre et tomba. La chute ne fut pas si terrible, le palier était recouvert d’une épaisse moquette qui amortit le choc. Malheureusement, la hache était tombée peu de temps avant, et quand le voisin atteignit le niveau du sol, la hache l’attendait, le tranchant dirigé vers le haut. La petite chute sans gravité du voisin se termina donc par une énorme giclée de sang et de cervelle lorsque le tendre crâne toucha la dure lame.




Le 31 octobre à 21h50 : Légitime défense.

Tsouin... Tsouin...

La sonnerie de la porte.

- Je n’attends personne à cette heure, se dit le docteur Philiotte. Ça doit être encore une erreur.

Tsouin... Tsouin...

- Encore ! Bon, je vais aller voir.

Un inconnu attendait derrière la porte. Il tenait une hache dans sa main. Il dit poliment au docteur :

- Bonsoir, docteur.
- Heu... bonsoir...
- Vous me reconnaissez ?

Le docteur avait l’impression de le connaître mais c’était très vague. Prudemment, il répondit :

- Heu... je ne sais pas, peut-être, je ne suis pas sûr.
- C’est bien dommage car je préférerais que vous me reconnaissiez avant que je fasse ce que je suis venu faire.
- Et vous êtes venu faire quoi ?
- Docteur, je vais vous tuer.
- Heu...

C’est difficile de trouver ses mots quand quelqu’un vous fait sans préambule ce genre de déclaration. Le docteur ne put que se répéter :

- Heu...

Et c’est seulement ensuite qu’il pensa à poser la question usuelle dans une telle situation :

- Heu... et pourquoi voulez-vous me tuer ?
- Je vais vous tuer parce que vous avez tué ma femme.
- Heu... je n’ai jamais tué personne. Pas que je sache...
- Vous l’avez tuée.

Il semblait bien affirmatif. Le docteur aussi était très sûr de lui. Il répondit insolemment, au risque de fâcher l’autre :

- Non, c’est impossible.
- Je vous dis que vous l’avez tuée. Je n’aime pas qu’on me contredise. Quand j’affirme quelque chose, je ne me trompe jamais.

Le docteur chercha dans sa mémoire à quel moment il avait pu tuer quelqu’un mais il ne trouva rien. De toute façon, il n’avait pas l’intention de céder face à cet individu armé. Et comme celui-ci était déjà en colère, il ne pouvait pas l’énerver plus. Le docteur rétorqua :
 
- Je vous dis que non. Je n’ai pas de voiture donc je n’ai pas pu la tuer sur la route. Je n’ai même pas de pots de fleurs sur mon balcon qui auraient pu lui tomber sur la tête.
- Je vous répète que vous l’avez tuée et c’est la dernière fois. Elle est morte, je ne la reverrai plus jamais, et vous êtes responsable de sa mort.

Après quelques instants de réflexion, le docteur trouva enfin la deuxième question qu’il faut poser quand on est à deux doigts de se faire assassiner :

- Ai-je le droit de savoir comment je l’ai tuée, s’il vous plaît ?
- C’était une de vos patientes. Et elle est morte. Elle s’est suicidée.
- Vous savez, la psychanalyse n’est pas une science exacte. On peut réussir avec certains patients et pas avec d’autres.
- Oui, je l’admets. Mais là, vous l’avez complètement ratée, la pauvre.

Le docteur était désolé. Mais il ne savait pas quoi dire ni quoi faire pour réconforter le malheureux veuf. Alors, il dit :

- Je suis désolé mais je ne sais pas quoi dire ni quoi faire pour vous réconforter. Maintenant, il me semble vous reconnaître. Vous êtes déjà venu me consulter, n’est-ce pas ?
- Oui. C’est d’ailleurs ici que j’ai rencontré ma femme. Elle sortait quand moi j’arrivais. Je l’ai aimée tout de suite. Elle avait un beau regard un peu perdu. Dès que je l’ai vue, j’ai eu envie de la prendre dans mes bras pour la protéger.

Le docteur n’aimait pas que ses patients se croisent dans son cabinet. Il s’arrangeait en général pour espacer ses rendez-vous de manière à ce que ces rencontres soient impossibles. Malheureusement, il avait du mal à organiser les allées et venues, certains de ses visiteurs étaient systématiquement en retard, d’autres toujours en avance, ainsi les rencontres étaient inévitables de temps en temps. A priori, en voyant l’air menaçant de son interlocuteur, et en se rappelant vaguement le contenu de son dossier (en réalité, il ne ressemblait guère à l’image du protecteur bienveillant qu’il voulait se donner à cet instant), le docteur allait payer chèrement ce problème de synchronisme des rendez-vous. Pour gagner du temps, il demanda à son ex-patient :

- Que puis-je faire pour vous empêcher de me tuer ?
- Rien. Je vais vous tuer avec cette hache et puis c’est tout. Si vous pouviez vous arranger pour beaucoup souffrir, je crois que ça me plairait. Mais l’essentiel pour moi est que vous mouriez. Ainsi, ma femme sera vengée.
- Et si je vous proposais des séances d’analyse gratuites ? Vous savez que mes services coûtent cher, c’est donc une affaire intéressante pour vous. Vous vous rendez compte des économies que vous allez faire ? En plus, ça vous éviterait la prison, peut-être l’asile d’aliénés où vous passerez la moitié de votre temps attaché dans une camisole, et l’autre moitié assommé par les drogues.

Sans même réfléchir à cette proposition pourtant alléchante, le fou répondit :

- Vous me prenez pour un imbécile ? On a assez parlé, il est temps de passer à l’acte. Préparez-vous, vous vivez vos dernières secondes.

Il leva la hache très haut. Elle était prête à tomber sur la petite tête friable du docteur. Désespéré, celui-ci se jeta sur le bonhomme et le prit à bras-le-corps. Il était un peu frêle, et le forcené était costaud, mais, en s’accrochant à lui, le docteur l’empêchait de manœuvrer la hache. Pendant ce temps, l’agresseur donnait avec sa main libre des coups de poing désordonnés sur le dos et sur la tête du vaillant docteur pour lui faire lâcher prise. Mais celui-ci tenait bon, malgré la douleur qu’il ressentait à chaque coup reçu. Après tout, c’était une question de survie pour lui, il n’allait pas se laisser décapiter sans réagir. Malheureusement, il n’avait pas l’habitude de la lutte. Le dernier sport qu’il avait pratiqué datait de sa jeunesse, donc ses muscles rabougris étaient loin de valoir ceux d’un athlète. Il se fatigua plus vite que son adversaire et, après quelques minutes de lutte sans merci, le brave docteur, ayant épuisé toutes ses forces, dut lâcher son adversaire. Ses jambes molles et tremblantes ne le soutenaient plus, il s’évanouit et tomba à la renverse. Le fou, surpris de voir s’échapper de ses bras le corps tout mou du docteur qui, un instant avant, le maintenait fermement, crut qu’il s’agissait d’une feinte et il se précipita pour le rattraper. Cependant, ayant mal calculé l’énergie nécessaire, le mouvement trop puissant le fit basculer par terre. Il avait laissé tomber la hache juste avant, alors, quand son crâne atteignit le sol, elle l’attendait de pied ferme, et ce qui aurait pu être l’instrument de son crime devint l’instrument de sa mort. 




Le 31 octobre à 21h50 : Le suicidé accidentel.

Le docteur Philiotte attendait patiemment, assis dans son large fauteuil. Son dernier patient n’allait pas tarder. En général, même s’il restait toujours tard dans son cabinet, le docteur n’aimait pas recevoir ses clients après le départ de son assistante. Mais, ce soir, il y était obligé, il s’agissait d’un patient un peu... spécial. Tellement spécial que le docteur n’avait pas noté le rendez-vous sur son carnet. C’était une sorte de patient incognito, personne ne savait qu’il allait venir, excepté le docteur et le patient lui-même.

Le problème de ce malade venait de son aversion pour les autres. Il ne supportait la présence de personne. Et cette haine concernait plus particulièrement ses semblables, les autres... anormaux. Le docteur pensait que ce qui le stressait c’était de voir chez les autres malades une partie de ses propres tares. Et ce stress provoquait chez lui des crises majeures qui le rendaient impossible à maîtriser. Quand le docteur avait compris qu’il ne pouvait pas être reçu à une heure où il risquait de rencontrer d’autres patients venant de terminer leur séance d’analyse, il avait décidé de lui planifier ses rendez-vous après la fermeture du cabinet. Depuis que tous les deux s’étaient organisés ainsi, les incidents étaient devenus rarissimes.

Bien évidemment, ça ne rassurait guère le docteur de se trouver seul avec ce patient car celui-ci supportait parfois mal la présence, même silencieuse, de son analyste. On sentait qu’il faisait des efforts pour se dominer, pour ne pas sauter à la gorge de celui qui se permettait parfois d’ouvrir la bouche pour mettre en lumière un aspect nouveau du mal qui rongeait son patient. Il était même arrivé qu’il ne puisse plus se maîtriser et qu’il se jette sur le docteur pour tenter de l’étrangler. Celui-ci se précipitait alors dans le bureau de son assistante et fermait la porte à clé, en attendant que le forcené se calme. Bien sûr, au cours de ces séances nocturnes, le docteur devait rester très éveillé afin de réagir instantanément dès qu’il remarquait chez son interlocuteur la moindre trace d’excitation maladive.

Tsouin... tsouin...

- Le voilà.

Le docteur se leva pour ouvrir la porte. C’était son patient spécial, mais ce soir il semblait différent, affaissé physiquement et abattu moralement, et encore plus désespéré que d’habitude si c’était possible. En général, dès que la porte s’ouvrait, il souhaitait nerveusement le bonsoir au docteur. Mais cette fois-ci, il ne dit rien. Le docteur comprit immédiatement que ce n’était pas un de ses bons jours. Il allait devoir prendre des gants et contrôler chacune de ses phrases pour éviter l’explosion de violence qui n’attendait qu’un  prétexte pour se déchaîner. Le docteur se dit que, dans un premier temps, il serait plus prudent de se comporter selon son habitude, comme s’il n’avait rien remarqué. Il dit doucement à son patient :

- Bonsoir. Entrez, cher monsieur.
- Non, je ne veux pas entrer. Plus jamais.
- Je vous assure que ce serait mieux si vous entriez. Des voisins pourraient passer et ça ne vous plairait pas du tout.

Le regard fou que le malade lui jeta fit comprendre au docteur qu’il valait mieux ne pas s’appesantir sur ce sujet. Pendant ses périodes de crise aiguë, son patient ne supportait pas plus les voisins que les autres malades, et il n’admettait même pas qu’on lui en parle. Le docteur continua :

- Entrez, s’il vous plaît. Pour me faire plaisir.
- Je n’entre pas. Plus jamais. Je vais me tuer.

C’était des propos habituels chez ce patient. Le docteur jugea donc que c’était bon signe puisque ça ne révélait pas un changement profond de comportement. Il répondit, en prenant un air sérieux et inquiet qui contredisait volontairement ses paroles :
 
- Allons, ce n’est pas sérieux. Depuis que nous nous rencontrons, votre état s’est amélioré.
- Non.
- Vous traversez une petite crise passagère. Mais après cette séance, ça ira mieux.
- Plus jamais je n’entrerai chez vous, c’est trop tard, c’est la fin, ça va trop mal.

En effet, il allait vraiment mal. Jamais le docteur ne l’avait vu dans un tel état. Ce fut à ce moment, peut-être parce qu’il voulait se tenir prêt en cas d’agression furieuse, qu’il baissa les yeux vers les mains de son patient et vit l’objet qu’il tenait. Avec un ton mi-ironique et mi-sérieux, il dit :

- Qu’avez-vous dans la main ? Je peux voir ?
- Ce n’est rien. C’est une hache.
- Une hache ? Que voulez-vous faire avec une hache ?
- Me tuer.

Il semblait sérieux en disant ça. Mais pourquoi utiliser une hache ? Ça ne paraissait pas l’instrument le plus adapté pour se suicider, à moins que ce patient ait exercé dans le passé la profession de bûcheron. Le docteur insista :

- Allons, lâchez cette hache. C’est un objet dangereux.
- Je la garde, c’est avec elle que je veux mourir ; et si elle est dangereuse, c’est tant mieux.
- D’abord, comment voulez-vous vous tuer avec une hache ?
- Vous voulez que je vous montre ? Hein ? Vous voulez voir ?

En hurlant, il commença à lever l’objet au-dessus de sa tête, et le docteur comprit que le fou n’hésiterait pas un instant à faire la démonstration de la faisabilité d’un suicide à la hache. Il s’empressa de répondre :

- Non, non, arrêtez. J’ai compris.
- Vous voyez bien que c’est possible. De toute façon, je ne veux pas mourir autrement.
- S’il vous plaît, lâchez cette hache, vous allez blesser quelqu’un, vous ou moi, et on sera obligé d’appeler une ambulance. Si vous la lâchez, je vous assure que dans une heure tout ira mieux. Nous discuterons autour d’une tasse de café.
- Je n’aime pas le café.
- Ou une tasse de thé. Ou une tisane. En tout cas, je vous garantis qu’il ne faudra pas plus d’une heure pour tout arranger.

Le docteur se demanda s’il avait été suffisamment persuasif. Avec un autre malade moins atteint, ces paroles réconfortantes auraient suffi, mais celui-ci avait besoin d’autre chose et il ne savait pas quoi. Le patient lui répondit :

- Docteur, arrêtez de me débiter vos sermons. Ça ne sert plus à rien. Je suis venu pour vous dire adieu avant de me suicider. Et puis, je ne voudrais pas que vous vous sentiez responsable de mon geste. J’étais un cas spécial, un fou incurable, et vous ne pouviez rien faire.
- Allons, on peut toujours faire quelque chose. Je veux par exemple réussir à vous faire lâcher cette hache et je suis sûr que je peux y arriver.
- Non, docteur, c’est fini, je suis au bout du rouleau. Adieu, docteur.

Le patient tourna le dos au docteur, il s’apprêtait à partir. Le docteur savait qu’il devait faire quelque chose, tout de suite. Mais quoi ? Les paroles n’avaient pas été suffisantes, il ne restait que la violence. Il se jeta sur le malade pour l’empêcher de s’éloigner. En même temps qu’il immobilisait la main tenant la hache, il serrait le corps du fou avec son autre bras. Le bougre était costaud et le docteur plutôt maigrichon, mais le but de celui-ci n’était pas de lutter pour remporter une victoire, il souhaitait simplement que son adversaire lâche la hache. Une fois celle-ci éliminée, il avait plus de chance de le convaincre avec ses paroles, la seule arme qu’il maîtrisait. Il se rappela tout à coup les quelques séances de judo auxquelles il avait participé dans sa jeunesse. Il fit alors un de-ashi-barai à son adversaire qui ne s’y attendait pas. Celui-ci lâcha la hache avant de basculer en arrière. Le docteur aurait pu considérer cette chute comme une grande victoire, une victoire plutôt inattendue. Mais, malheureusement, il avait perdu, et le patient avait gagné : celui-ci gisait mort sur le sol. Il était tombé sur sa propre hache et s’était fendu le crâne.




Le 31 octobre à 23h05 : L’inspecteur enquête.

- Docteur, pouvez-vous me répéter ce que vous avez vu en sortant de votre cabinet.

L’inspecteur Dujardin avait déjà posé cette question. Et il jubilait à l’idée de la reposer de nombreuses fois. Au cours des interrogatoires, l’inspecteur détenait une sorte de petit pouvoir sur les personnes qu’il avait face à lui, et il en profitait, mais sans en abuser car il était au fond consciencieux et intègre, et la réussite de l’enquête était son seul but.

Il n’avait d’ailleurs aucune raison particulière de suspecter le docteur Philiotte, mais il aimait bien voir cette expression un peu craintive dans le regard des témoins, surtout quand ces témoins étaient innocents mais qu’ils hésitaient à dire certaines choses de peur d’attirer les soupçons sur eux. Et il faut bien avouer que ce petit travers sadique de l’inspecteur était stimulé lorsqu’il s’agissait de provoquer l’ombre d’une inquiétude chez un médecin des beaux quartiers. C’était pour lui un plaisir, solitaire et éphémère, mais intense. Surtout lorsque le médecin en question pratiquait la psychanalyse, une profession très proche, selon lui, de l’escroquerie qui justement faisait partie de son domaine professionnel.

Malgré sa fatigue et son irritation, le docteur lui répondit :

- Je suis sorti de mon cabinet, j’ai allumé la minuterie, j’ai fermé les deux serrures de la porte blindée et je m’apprêtais à appeler l’ascenseur quand mon pied a heurté quelque chose de mou. J’ai regardé et j’ai vu un corps qui gisait sur le palier dans une pose inconfortable. Ma première réaction a été peu charitable, j’ai grogné en pensant qu’il s’agissait d’un SDF qui squattait l’immeuble, ou d’un résident trop éméché pour rejoindre son appartement et qui s’était effondré devant ma porte. Je suis habitué aux rencontres parfois dangereuses avec certains de mes patients, je n’ai donc pas hésité à me pencher sur le corps pour le secouer violemment. Comme je n’ai pas constaté de réaction, j’ai vérifié son pouls. Il n’y avait pas de pouls : la personne était morte. D’ailleurs le sang mêlé de matière cervicale qui s’échappait du crâne fendu a confirmé mon diagnostic. Je me suis précipité pour rouvrir la porte de mon cabinet et j’ai appelé la police.

L’inspecteur venait enfin de trouver la question qu’il allait poser inlassablement au docteur tout au long de l’enquête, jusqu’à ce qu’il réussisse à le faire craquer, si toutefois il était coupable :

- Que faisiez-vous dans votre cabinet à une heure aussi tardive ? Vous n’attendiez plus de client, je pense.
- Je consultais mes dossiers. Je suis désolé de ne pas pouvoir vous en dire plus. Je n’ai pas de témoin, pas d’alibi. Mon assistante est partie à 18h30. La femme de ménage est passée à 19h et elle est repartie à 19h30. Donc entre 19h30 et 22h, j’étais seul.
- Vous connaissiez la victime, n’est-ce pas ?
- Oui, je vous l’ai dit. C’était un de mes clients. Mais je n’avais pas de rendez-vous avec lui aujourd’hui, vous pouvez le vérifier en consultant mon agenda. Il n’avait donc rien à faire ici ce soir. Sa présence sur mon palier me surprend autant que vous.
- L’autopsie nous confirmera avec précision l’heure du décès, mais a priori il est mort entre 21h30 et 22h, très peu de temps avant que vous ne quittiez votre cabinet. Pendant votre travail, avez-vous entendu du bruit sur le palier ?
- Non, j’étais trop concentré sur mes dossiers. En plus, mon audition est assez faible et mon bureau est éloigné de la porte d’entrée qui, d’ailleurs, est épaisse et ne laisse passer aucun bruit extérieur. Il n’y avait donc aucune chance pour que j’entende quoi que ce soit.
- Avez-vous remarqué quelque chose quand vous avez ouvert votre porte, des bruits de pas dans l’escalier, des bruits de portes qui se referment, l’ascenseur en marche ?
- Non, la lumière du palier était éteinte et je n’ai pas immédiatement remarqué le corps. A ce moment, je n’avais aucune raison de prêter attention aux bruits de l’immeuble. Tout ce que je peux dire est qu’il y a sept étages et que les allées et venues sont fréquentes.
- Vous n’avez pas remarqué immédiatement, semble-t-il, l’arme du crime, la hache jetée près du corps. Comment expliquez-vous ça ?
- J’étais trop abasourdi pour remarquer ce détail. Dès que j’ai constaté que l’homme était mort, j’ai appelé la police.
- La victime était votre client depuis longtemps, reprit l’inspecteur. Voudriez-vous me dire quelques mots sur ses maux ?
- Je le rencontrais de temps en temps. Ce n’était pas un client régulier. Mais je pense qu’il devait voir d’autres psychologues. Et je ne peux pas vous révéler ses problèmes, c’est un secret médical.
- Le juge pourra vous demander son dossier médical, donc nous gagnerions du temps si vous m’en parliez tout de suite. Ça pourrait nous aiguiller sur une piste intéressante. Et ça vous éviterait peut-être d’être classé parmi les suspects. Qu’en pensez-vous ?
- Heu... Il souffrait de troubles psychotiques, un complexe de persécution plus précisément. C’était assez léger au début de nos rencontres mais ça s’était beaucoup aggravé ces dernières semaines. Il me disait être poursuivi en permanence par une ombre. Les troubles n’ont pas cessé au cours de l’analyse, mais j’étais tout de même arrivé à lui faire prendre conscience que ce n’était que des hallucinations, et il parvenait, selon ses dires, à se maîtriser suffisamment pour mener une vie à peu près normale.
- Heu... Les hallucinations ont la main tellement lourde que son crâne ne les a pas supportées. Finalement, ses ennemis imaginaires étaient peut-être bien réels. Qu’en dites-vous ?
- Rien. Je ne suis pas policier, je suis psy, je ne traque que des ennemis imaginaires et je vous laisse les ennemis réels. Avant de venir chez moi, il m’a dit avoir porté plainte auprès de la police. Mais les policiers ont, semble-t-il, classé l’affaire et lui ont conseillé la rencontre avec un psy. Voilà pourquoi il s’est présenté chez moi. Aurais-je dû lui conseiller de retourner à la police ? Ou faire l’enquête moi-même ?




Le 31 octobre à 23h05 : Tout doit disparaître !

Le docteur Philiotte enfourna le corps dans le coffre de sa voiture.

- Ouf... Quelques kilomètres à faire, je bazarde ce machin dans la flotte et on n’en parle plus...

Une heure s’était écoulée depuis la découverte du cadavre. Après un premier moment de surprise et d’égarement, il s’était rapidement ressaisi. Découvrir un cadavre devant sa porte n’est pas une petite affaire. En voyant ce crâne fendu répandant ses bouts de cervelle sur la moquette du palier, il avait failli se trouver mal. On a beau être médecin, on n’a pas forcément l’habitude de voir tous les jours ce genre de macchabées en piteux état traîner devant chez soi.

Après avoir découvert le corps, la nature foncièrement honnête et généreuse du docteur l’avait instinctivement poussé à appeler la police. Il faut l’excuser, ce brave homme, c’est finalement une réaction normale de petit bourgeois craintif. Et après tout, ça aurait résolu son souci principal : être débarrassé de cette chose infâme qui salissait son beau palier en y déposant son trop-plein d’hémoglobine et de cervelle. Et puis, les policiers sont payés pour voir ces horreurs gluantes, ce qui n’est pas le cas des psychanalystes qui ne sont formés que pour extraire les saletés virtuelles de l’âme.

Heureusement, après réflexion, il s’était ressaisi avant d’atteindre le téléphone. En effet, la situation n’était pas si simple. S’il appelait la police, en l’absence du vrai coupable, c’est lui qui serait considéré comme le suspect principal. D’autant plus que, comble de déveine, ce cadavre, il le connaissait parfaitement, et tout le monde savait qu’il le connaissait. C’était un de ses patients. Il faisait partie de ces gens que les psychanalystes conservent pendant des années, parfois jusqu’à la retraite, et qui constituent en quelque sorte leur fond de commerce.

Bien sûr, il ne doutait pas du sérieux de la police et de la justice. Il était persuadé que, étant innocent, on finirait par le disculper (quoique... ce n’était pas si sûr...), mais entre-temps, il risquait de passer quelques jours ou quelques semaines très désagréables : interrogatoires, convocations, re-interrogatoires, re-convocations, peut-être une garde à vue, peut-être une détention préventive, et pendant ce temps ses clients seraient délaissés et s’en iraient consulter chez un confrère, son assistante partirait chercher du travail dans un autre cabinet, les honoraires ne rentreraient plus, il ne pourrait plus payer les remboursements de l’emprunt pour sa maison de campagne, ses vacances d’été à Tahiti seraient compromises, sa femme se dégotterait un autre mari plus chanceux, etc. Bref, malgré son innocence, ça risquait de devenir un enfer pire que s’il avait été coupable.

Dans ces conditions, il n’y avait qu’une solution. Il traîna le cadavre dans son cabinet. Il n’était pas particulièrement léger. Quelle poisse de tomber sur un cadavre aussi lourd, il aurait préféré une petite victime de cinquante kilos, plus facile à transporter. Mais bon, il n’avait pas vraiment le choix et il fallait faire vite avant qu’un voisin ne le voie manipuler le colosse inerte. Il ramassa ensuite la hache qui se trouvait près du corps, nettoya soigneusement les traces de sang sur le palier, puis enfin referma sa porte.

Maintenant qu’il était réfugié dans son cabinet avec son cadavre à ses pieds, il pouvait se détendre. Il lui restait beaucoup de temps pour réfléchir avant que l’immeuble et les voisins ne s’éveillent. Comment se débarrasser de ce corps encombrant et compromettant ?

Il avait lu quelques polars et il connaissait les techniques classiques pour faire disparaître un mort, par exemple l’enrouler dans un tapis pour le transporter jusqu’au coffre de la voiture. Mais déménager un tapis à minuit n’est pas une chose habituelle, et il courait le risque de rencontrer des gens trop curieux. De toute façon, il n’avait pas de tapis, il avait seulement un beau parquet ciré bien inutile pour emballer un corps, et un petit paillasson dont il aurait fallu au moins une centaine d’exemplaires pour accomplir la même tâche.

Découper le corps en morceaux suffisamment menus pour les emballer dans des sacs poubelles ? Malheureusement, un cabinet de psychanalyste est fort mal équipé : il n’avait ni tronçonneuse, ni scie sauteuse, ni acide pour dissoudre le corps ; pas même un simple couteau de boucher. A la limite, il pourrait peut-être trouver un couteau de poche, ou un coupe-papier, mais il faut bien admettre que ces accessoires étaient assez mal adaptés pour couper en rondelles un tel cadavre. Bien sûr, il disposait d’une hache, celle trouvée près du cadavre. Mais il frémissait rien qu’à l’idée de découper le cadavre avec une hache. Il imaginait les giclées de sang projetées contre les murs, le plafond, les beaux meubles rustiques. Sans compter les dégoulinades d’humeurs puantes sur son beau parquet ciré, les bouts d’os qui iraient se coller dans les recoins les plus inaccessibles. Il lui faudrait des jours et des litres de produit de nettoyage pour lessiver tout ce bazar, et il ne disposait que de quelques heures. D’ailleurs, il n’était pas sûr de pouvoir trouver des sacs poubelles pour emballer correctement tous les morceaux. Et même s’il dénichait assez de sacs poubelles, il devrait les trimballer jusqu’à sa voiture ou jusqu’à une poubelle (si possible, la poubelle d’un autre immeuble) : en faisant un rapide calcul, il avait estimé qu’il lui faudrait une quinzaine de sacs. Hors, ne pouvant porter que trois sacs à chaque fois, ça nécessiterait au moins cinq voyages pour se débarrasser de l’ensemble du corps.

Il pourrait aussi jeter le cadavre par la fenêtre et faire semblant de n’avoir rien vu ? Mais c’est comme installer un tue-mouche pour faire fuir les mouches. L’enquête mènerait les policiers chez tous les résidents de l’immeuble, tout le monde serait interrogé, surtout ceux ayant une fenêtre surplombant l’endroit où le corps serait tombé, et il leur serait facile de découvrir que ce corps avait appartenu à un de ses patients. De là à le suspecter, il n’y aurait qu’un pas que même le policier le plus imbécile ferait sans hésitation.

Donc, que faire ? Tout à coup, il eut une idée d’abord confuse puis de plus en plus précise. L’audace, voilà la solution. Emballer le cadavre, c’est finalement attirer l’attention sur le fait que l’on veut cacher quelque chose. La bonne solution, c’était de ne rien cacher. Et de faire vite, car les grandes batailles se gagnent par la surprise. Il partit donc à l’assaut.

Il descendit au sous-sol où il prit le chariot qui servait au gardien à transporter les lourdes charges. Remonté dans son cabinet, il plaça le corps sur le chariot. Il prit la précaution de reboucher avec des bouts de tissu les fissures suintantes du crâne du mort pour éviter de déposer une traînée sanglante sur son passage. Puis, après avoir vérifié que l’escalier était silencieux, il chargea le chariot dans l’ascenseur et descendit jusqu’au rez-de-chaussée. Il sortit dans la rue en poussant son chariot, atteignit sa voiture, mit le corps dans le coffre. Enfin, il ramena le chariot là où il l’avait trouvé puis revint vers sa voiture. Tout cela lui avait pris dix minutes et il n’avait rencontré personne.

Il ne lui restait plus qu’à démarrer et rouler jusqu’à ce qu’il trouve un emplacement discret pour se débarrasser de cette cochonnerie...




Le 31 octobre à 23h05 : Elle est folle !

Le docteur Philiotte émergea lentement de son inconscience. Il était un peu vaseux et il avait très mal derrière le crâne. Où était-il ? Il ne voyait rien, ses yeux devaient être obturés par un épais bandeau. Il avait aussi mal au dos, apparemment il était allongé sur un sol dur et froid. Mais pourquoi ? Et pourquoi avait-il un bandeau devant les yeux ? En plus, il avait mal aux poignets. Quand il essaya de changer de position pour calmer la douleur et dégager ses yeux, il se rendit compte qu’il ne pouvait faire aucun mouvement, ses mains et ses jambes étaient ligotées. Il voulut crier pour appeler quelqu’un à l’aide, mais sa bouche était bâillonnée. On l’avait kidnappé a priori. Pourquoi ? Pour une rançon ?

Ses idées s’éclaircissaient peu à peu mais le processus était long et pénible à cause de la migraine. Les souvenirs lui revenaient par fragments. Le cadavre sur le palier... Oui, c’est ça, tout avait commencé à cet instant... Il avait l’impression qu’une partie de sa mémoire restait inaccessible. Ne s’était-il pas passé quelque chose d’important entre le moment où il avait fermé la porte et celui où il avait découvert le cadavre ? La migraine était terrible et il ne parvenait pas à réfléchir. En tout cas, il se rappelait très bien qu’il admirait la belle plaque dorée qui ornait sa porte lorsqu’il avait entendu du bruit dans son dos. Il s’était retourné, et c’est seulement à cet instant qu’il avait vu le corps gisant sur le palier. Il s’était approché prudemment et il s’était rendu compte que l’homme à qui avait appartenu ce corps n’avait plus besoin de ses soins, il baignait dans une épaisse mare de sang fraîchement répandu. Alors qu’il constatait le décès, le docteur avait entendu de nouveau du bruit derrière lui. Quand il s’était retourné, il avait vu un individu masqué et apparemment menaçant qui s’approchait. Le docteur avait essayé de se défendre mais il était accroupi au-dessus du mort et sa position ne lui permettait pas d’éviter l’agresseur. Avant qu’il ne puisse crier, il avait été assommé... Et après, c’était le trou noir... jusqu’à ce réveil douloureux. Quel était le lien entre le mort qui se trouvait devant sa porte et son propre enlèvement ?

En tout cas, même si le docteur avait la chance d’être encore vivant, l’agresseur ne l’avait pas épargné, sa migraine était terrible et tout son corps était douloureux. En grimaçant, il essaya encore de faire quelques mouvements pour vérifier la solidité des liens, mais ils étaient trop serrés et ses doigts étaient presque paralysés.

Alors qu’il essayait de se libérer, il entendit du bruit sans pouvoir exactement en déterminer la provenance. Quelqu’un s’approchait, attiré peut-être par le mouvement qu’il avait tenté de faire. Le bandeau fut retiré violemment et, ébloui par la clarté blanche du tube fluorescent au-dessus de sa tête, il cligna des yeux jusqu’à ce qu’ils se soient réadaptés à la lumière. Quelqu’un était penché au-dessus de lui, mais...  était-il possible que ce soit son agresseur ? Non, c’était impensable. C’était un ange qu’il voyait, une merveille absolue. Cette femme était dotée d’une beauté inimaginable, elle ne pouvait pas être une meurtrière. Le docteur était sûr que bientôt tout allait devenir limpide, tout s’expliquerait, cette femme ne venait pas le tuer, elle n’était pas responsable du crime commis sur son palier, ce n’était pas elle qui l’avait sauvagement agressé, elle venait au contraire le libérer des griffes des méchants, elle venait le sauver d’une mort certaine. Comment imaginer qu’une personne aussi belle puisse commettre un meurtre aussi atroce, digne d’un fou à lier ? Pouvait-on imaginer une personne aussi gracieuse, avec ses longues boucles blondes et ses beaux yeux bleus, brandissant une hache pour jouer le rôle d’un tueur en série ? Son regard froid ajoutait une touche irrésistible à sa beauté, un petit côté hautain bien plus attirant qu’un regard aguicheur. Malheureusement, nul n’est parfait. Le rasoir que cette belle dame manipulait avec assurance, lui retirait un peu de son charme angélique.

- Bonsoir, docteur Philiotte, dit-elle. Vous êtes le bienvenu chez moi. Je suis désolée de vous recevoir d’une manière aussi cavalière. Vous auriez préféré, je pense, une invitation plus classique. Mais je ne suis pas une femme ordinaire.

Le bâillon du psychanalyste l’empêchait de répondre à ces mondanités. D’ailleurs, sa réponse aurait été plus proche du hurlement que du « bonsoir, gente dame, comment allez-vous ? ».

- Me reconnaissez-vous ? continua la belle. Je vois à votre regard que non. Pourtant nous avons eu de nombreux rendez-vous… professionnels. J’ai été une de vos patientes les plus assidues. Nous nous sommes rencontrés pendant six mois, quand même… C’est pénible de se rendre compte qu’on a été oublié si vite... Comprenez-moi, cela pourrait me vexer, m’énerver peut-être.

Il avait du mal à se concentrer car la peur et la migraine ralentissaient ses pensées. Mais en y réfléchissant bien, il se rappela vaguement son visage. C’était d’ailleurs plutôt bizarre qu’il ait pu oublié un si beau visage. Peut-être à cause de son genre de beauté, comparable à la beauté figée d’une statue, une beauté lointaine, inaccessible, une beauté presque inhumaine. Ou peut-être une infime modification dans le regard de son ex-patiente l’avait transformée au point de la rendre méconnaissable. Le docteur supposa qu’elle faisait partie de la liste de ses patients inclassables, des gens inquiétants car leurs troubles sont cachés sous une épaisse couche de normalité. Il regrettait de ne pas avoir son dossier sous la main pour se remémorer son profil psychologique, ce qui est toujours utile face à une femme faisant danser un rasoir au-dessus d’une gorge avec tellement d’élégance.

- Je vois à votre regard que vous commencez à me reconnaître. Arrêtez de me regarder avec cet air condescendant du grand spécialiste de l’âme face à une malade irrécupérable. C’est vrai que je suis une malade, une anormale, mais n’oubliez pas que vous n’êtes pas tout à fait normal vous-même. Je connais des choses sur vous que vous seriez peut-être étonné d’apprendre. Vous devriez savoir avec votre expérience que personne n’est normal, pas plus vous que moi. Et avec vos grands airs, vous êtes certainement plus malade que moi.

Le rasoir suivait le rythme de sa pensée, il traçait des spirales virtuelles plus ou moins près de la gorge du docteur, il était plus ou moins rapide, avec parfois des accélérations que la jeune femme semblait maîtriser parfaitement mais qui donnaient des sueurs froides au docteur. Il aurait suffi d’une petite maladresse, de quelques microsecondes d’inattention pour que le rasoir lui tranche la gorge ou lui arrache un œil.

- Voyez-vous, docteur, je crains que ne m’ayez pas tout à fait guérie. Je crois même que mon analyse m’a fait basculer définitivement dans la folie. Et il me paraît normal que vous soyez le premier à en subir les conséquences. Quand un chauffeur routier rate un virage, il perd la vie. Quand un cascadeur rate sa cascade, il perd la vie. Je pense qu’un psychanalyste qui rate une analyse doit perdre la vie. Et ne pensez-vous pas que ce soit normal que la victime du ratage se charge en personne de lui ôter la vie ? Vous m’avez ratée, je vous tue. Et comme vous avez mis six mois pour aboutir à cet échec, je devrais mettre six mois pour vous tuer. Mais ne vous alarmez pas, nous y consacrerons moins de six mois car je n’aurai pas la patience et vous n’aurez pas la résistance pour tenir aussi longtemps. Disons un mois, un mois et demi ? Le programme vous convient ? Vous vous rendez bien compte que, passer un mois avec moi, ce sera la quintessence de votre vie ? Son ultime sommet ? Beaucoup d’hommes en ont rêvé, je fais partie de leurs fantasmes les plus torrides. Mais c’est vous seul que j’ai choisi pour notre plus grand plaisir à tous les deux...

En parlant, elle ne cessait de faire tourner le rasoir autour du visage du docteur terrorisé. Le mouvement était très beau. Au cours d’une de ces élégantes oscillations, le rasoir effleura délicatement la joue du docteur qui ne ressentit aucune douleur, mais la lame laissa derrière elle une belle traînée rouge ornée de fines gouttelettes étincelantes.




Le 31 octobre à 23h05 : Il est fou !
 
Le docteur Philiotte était dans le noir. Il tenait quelque chose dans sa main mais il ne savait pas quoi. Il ignorait où il était, il n’avait aucun repère. Il se déplaça lentement en essayant de se rappeler l’endroit où il se trouvait. Enfin, en cherchant à tâtons, il rencontra une porte avec une petite plaque métallique qui ressemblait à… sa porte. Il était dans son immeuble, devant sa porte. Il appuya sur le bouton de la minuterie dont il connaissait l’emplacement par cœur, et la lumière le tranquillisa un peu. Il pouvait enfin voir ce qu’il avait dans sa main : c’était un objet un peu surprenant pour un psychanalyste exerçant son activité dans un bel immeuble de standing. Il tenait fermement le manche d’une hache. Comment cette hache lui était-elle venue dans la main ? Il n’en savait rien, et c’était inquiétant. Il se rappelait seulement avoir découvert un cadavre avant de perdre toute notion de temps. Et le cadavre était toujours là.

Il avait l’impression qu’il ne s’était rien passé entre le moment où il avait fermé la porte de son cabinet et la découverte du cadavre. Était-il sorti avec cette hache ? Bizarre... il n’avait pourtant jamais eu de hache dans son cabinet, ce qui est normal puisque c’est un objet finalement assez peu usuel dans un cabinet de psychanalyste, et même assez dangereux puisque c’est un endroit où circulent des gens perturbés qu’il vaut mieux éviter de tenter. Alors, pourquoi tenait-il une hache ? Il était sûr qu’il s’était passé beaucoup de choses depuis qu’il était sorti de son cabinet, et il devinait qu’un temps assez long s’était écoulé, mais il était incapable de se rappeler quoi que ce soit.

Il ne pouvait que constater la situation présente. Le tranchant de la hache était imbibé d’un liquide rouge et visqueux qui ne pouvait être que du sang. Du sang assez récent, qui avait à peine eu le temps de coaguler. Ça ne faisait aucun doute, c’était le tranchant de cette hache qui avait provoqué cette terrible blessure sur le crâne de la victime.

Le docteur lâcha la hache qui fit un petit bruit assourdi en tombant sur la moquette du palier. Puis il s’effondra à terre. Mais qu’était-il arrivé ? Lui avait-on mis la hache en main après avoir frappé l’individu dont la cervelle s’échappait doucement du crâne ? Il ne se rappelait de rien, absolument de rien. C’était le trou noir, le vide. Mais non, c’était impossible qu’on lui ait joué ce vilain tour, il devait l’admettre, et l’hypothèse d’un autre meurtrier était totalement invraisemblable. Ce ne pouvait être que lui le meurtrier.

Et pourtant, il n’avait aucun souvenir de la présence d’une hache dans son bureau. Mais il l’avait peut-être apportée le matin même, ou un autre jour, et il l’avait peut-être cachée dans un placard ou sous un meuble. Il ne se souvenait pas non plus avoir frappé l’individu qui se trouvait sur le palier face à lui. Mais il était peut-être sorti de son cabinet avec la hache et il avait fracassé le crâne de cet inconnu qui passait malencontreusement à ce moment-là. Il ne savait pas pourquoi il avait apporté la hache à son bureau, ni pour quelle raison il avait tué cette personne. Mais, il n’y avait aucune autre explication logique, il devait se l’avouer à lui-même : il était le meurtrier. Il ne pouvait qu’être le meurtrier.

Mais cet homme était-il un inconnu ? Dans son désarroi, il n’avait regardé que la large fente sanguinolente sur le crâne. Il rampa en direction de la victime et orienta le visage sanglant vers la lumière. Oui, il le connaissait, c’était un de ses patients. Mais pourquoi aurait-il souhaité sa mort ? C’était un patient bien anodin, d’après ce qu’il se rappelait, il était semblable à des dizaines d’autres qu’il avait suivis au cours de sa carrière. Et, en dehors de leurs relations médicales, il ne se souvenait pas l’avoir jamais rencontré nulle part, ni avoir eu avec lui une discussion qui sortait du cadre de l’analyse, ni avoir éprouvé pour lui une quelconque haine, une quelconque envie.

Mais fallait-il chercher un mobile à son geste meurtrier ? Le bon docteur, dont la compétence était reconnue de tous, était bien obligé de l’admettre, il était fou et dangereux, et c’était la seule raison de ce geste. Il allait appeler la police. Et après... après... certainement l’internement dans un asile.




Le 31 octobre à 23h05 : Le docteur incompétent.
 
Quand il avait découvert le corps, le docteur Philiotte l’avait reconnu immédiatement : c’était un de ses patients. Puis, en voyant la rigole de sang qui s’échappait du crâne, il s’était effondré par terre et il était resté prostré longtemps, incapable de faire le moindre mouvement, les yeux hagards fixés sur le corps sans vie. Encore un. Il ne s’agissait pas de la première mort violente dont il se sentait responsable mais jamais il ne parviendrait à s’y habituer. Encore un de ses patients qui mourait de mort violente.

Maintenant, il était dans le noir. Toujours immobile, léthargique, son cerveau fonctionnait au ralenti. Il se disait qu’il avait connu beaucoup de malades mais finalement peu de guérison. Bien sûr, un psychanalyste ne peut pas guérir tous ses malades, il ne peut qu’atténuer leur mal, le rendre moins invalidant. En fait, ce qu’on demande à un psychanalyste, c’est de recouvrir les pulsions de ses malades d’une couverture sociale afin de les rendre moins dangereux et de leur permettre de vivre une vie à peu près normale. Mais le docteur Philiotte avait une conscience professionnelle qui le poussait à vouloir faire mieux que la moyenne de ses confrères, et il était persuadé qu’il en était capable. Il se croyait infaillible et il n’imaginait pas qu’il puisse se tromper.

Malheureusement, il fallait qu’il admette enfin que son action avait toujours été inefficace. Sa carrière professionnelle était un long chemin jonché de suicides, de meurtres, de mutilations, de violences diverses. Et lui, le bon psychanalyste, que tout le monde considérait comme compétent, il avait été en fait totalement et désespérément inefficace, il avait été nul. Et même dangereux. N’était-il pas responsable de ses malades, et donc des actes horribles qu’ils commettaient ? Du fait de ses insuffisances, de ses maladresses, de son incompétence, ne les avait-il pas poussés indirectement à perpétrer des actes violents et souvent irréparables envers les autres et envers eux-mêmes ? Pendant longtemps, le docteur avait cru qu’il était à la hauteur de sa tâche, en oubliant tous les morts qu’il avait laissés derrière lui. Maintenant qu’il se trouvait face à un de ces morts, il avait  la preuve qu’il était nuisible et même dangereux.

Ce meurtre avait été commis par un de ses patients, c’était certain. Quelle personne psychologiquement normale aurait pu tuer en usant d’une méthode aussi violente ? Le crâne avait été fracassé avec la hache, le bruit de brisure des os avait dû être horrible, le sang avait giclé partout sur le palier et sur les portes. Ce meurtrier ne pouvait qu’être un de ses patients, un patient qu’il avait été incapable de guérir comme tant d’autres. En plus, la victime était un autre de ses patients. Il ne pouvait plus ignorer son impuissance face à ses malades, alors qu’il prétendait pourtant leur faire bénéficier des meilleurs traitements, alors qu’il promettait de les guérir ou au moins d’atténuer fortement leurs maux. En réalité, ce n’était que de la vanité, il n’était rien, il ne valait rien, et la preuve de sa vacuité se trouvait face à lui : deux échecs, ce patient mort et cet autre patient en liberté, coupable de ce crime abominable, et pourtant simple victime de pulsions irrépressibles que lui, le brillant psychanalyste, n’avait pas réussi à éliminer.

Le coupable, en fait, c’était lui, même s’il n’avait pas commis directement le meurtre, même si personne ne viendrait l’en accuser explicitement. Il n’avait pas rempli sa mission et il ne lui restait qu’une issue...

Lentement, il se leva. Il appuya sur le bouton de la minuterie. Ses jambes tremblaient mais il se força à rester debout. Il appela l’ascenseur, attendit qu’il arrive. Il monta dans l’ascenseur et appuya sur le bouton du dernier étage. Il descendit de l’ascenseur, prit le petit escalier en bois qui menait sous le toit. Il ouvrit la porte donnant sur le toit et fit quelques pas en direction du bord. Il regarda en bas. Il ferma les yeux. Il bascula vers l’avant. Quelques secondes d’attente. Quelques souvenirs. Une douleur. Puis plus rien.




Le 31 octobre à 23h05 : Le méchant voisin.

Le docteur Philiotte rouvrit les yeux. Il était étendu sur le sol, dans le noir. Il s’était évanoui, apparemment. Était-il resté dans cet état longtemps ? Il ne le savait pas. Mais pourquoi cet évanouissement ? Il avait dû subir un choc terrible. Mais quoi ? Il lui fallut quelques minutes pour se rappeler ce qui lui était arrivé. Le corps baignant dans une mare de sang, le crâne fendu. Il se releva et, en tâtonnant, appuya sur le bouton de la minuterie. Il regarda autour de lui : ce n’était pas un cauchemar, le corps était toujours là. Il entendit des bruits de pas dans l’escalier. Il était encore en train de regarder la victime, un peu hébété, quand un de ses voisins apparut.

Les relations entre le psychanalyste et ce voisin avaient toujours été un peu tendues. Ce dernier, qui considérait qu’il avait une sorte de mission de maintien de l’ordre, n’appréciait guère le passage de « fous » dans cet immeuble de grand standing. Le fait que le docteur ne l’aimait guère ne facilitait pas non plus l’amélioration de leurs rapports. La quasi-haine qu’éprouvait ce voisin vis-à-vis du docteur s’exprimait par des reproches divers concernant les mégots jetés par les visiteurs dans l’escalier (les « fous » sont de grands fumeurs), l’ascenseur qui tombait très souvent en panne (comme chacun sait, les « fous » ont l’habitude de s’amuser avec les boutons des ascenseurs), les divers détritus jetés dans les parties communes (les « fous » sont sales et malfaisants), les nombreuses allées et venues, les nuisances sonores, etc.

Et ce n’était pas la découverte d’un cadavre, dont le sang se répandait abondamment sur la belle moquette devant la porte du psychanalyste, qui allait faire changer d’avis ce voisin têtu.

- Bon dieu, que se passe-t-il encore ici ? demanda le voisin de son ton le plus aimable. Qu’est-ce que vous avez fait à ce bonhomme ? Vous êtes fou ! Encore plus fou que vos satanés visiteurs.
- Mais je n’ai rien fait à cette personne. Je me suis évanoui en découvrant le corps et je viens juste de revenir à moi. Avouez qu’il y a de quoi tourner de l’œil en voyant cette boucherie.
- Bah, ça alors ! Vous n’allez pas me dire que vous n’avez rien fait. Je le reconnais bien, c’était un de vos fous. Je l’ai déjà vu assez souvent, il montait chez vous. Je le sais, c’était mon métier de reconnaître les gens, j’étais policier avant la retraite.

Effectivement, le docteur ne pouvait pas nier qu’il connaissait le mort, c’était un de ses patients.

- En plus, reprit le voisin, vous avez les mains pleines de sang. Vous ne pouvez pas prétendre que vous passiez là par hasard. Et l’arme est encore là, à côté de vous, regardez la hache qui a abîmé la moquette. Et tout ce sang... comment on va faire pour nettoyer tout ça ?
- Mais je n’ai rien fait, je sortais de mon cabinet quand j’ai découvert le corps… Je l’ai touché pour voir s’il était mort, c’est pour çà que j’ai du sang sur les mains.
- Vous avez prévenu la police, j’espère.
- Non, je n’ai pas encore eu le temps. Comme je vous disais, je venais juste de sortir de mon évanouissement quand vous êtes arrivé…
- En plus, vous n’avez même pas prévenu la police. Ben, vous êtes dans de sales draps, je vous le dis. Je m’en vais les prévenir et vous n’avez pas intérêt à vous faire la malle en mon absence, parce que, moi, je vais tout leur dire. Oh ! vous allez voir. Je l’ai toujours dit, quand on travaille avec des fous, on devient fou, c’est obligatoire.

Et en s’éloignant, le voisin continua : « Tuer à la hache, quand même, faut être dingue, complètement dingue ».

Le voisin disparut, et le psychanalyste, maussade, attendit avec inquiétude l’arrivée de la police. Il était, comme le disait si méchamment ce voisin, dans de sales draps. Un de ses clients, morts devant sa porte ; lui-même, avec les mains pleines du sang du mort ; la hache, qui avait servi à fendre le crâne de la victime, se trouvant à ses pieds. Les policiers, malgré toute leur bonne volonté, auront vraiment beaucoup de mal à croire qu’il n’est pas coupable.
 
Il eut une petite pensée pour les clients qu’il aurait dû rencontrer le lendemain. Il allait devoir trouver un moyen pour prévenir son assistante afin d’annuler ses rendez-vous, ceux du lendemain et peut-être aussi ceux des jours suivants.

 


Le 1er juillet 2006.

Fabrice Guyot.