Le coup de téléphone.


 
Et tout à coup, quand j’allais sortir, une sonnerie de téléphone portable retentit, en plein accouchement, et ma maman a dû tout arrêter pour répondre alors que j'avais la tête à moitié au-dehors et coincée, et l'autre abruti au bout du fil ne voulait pas raccrocher et pourtant ma maman lui disait qu'elle était en plein travail, en pleine parturition, et qu'elle n'avait pas le temps mais que plus tard, il pourrait rappeler et qu'ils discuteraient de plein de choses très intéressantes, mais que maintenant ce n'était pas possible parce qu'elle avait un petit truc à terminer, assez urgent et qui ne pouvait pas être remis à un autre jour ou à  la semaine suivante, mais l'autre au téléphone, il ne voulait rien savoir, rien comprendre et il ne voulait pas interrompre la discussion qu'il trouvait aussi importante que le travail sur une partition, et moi, je n'avais rien d'autre à faire qu'attendre et je m'ennuyais alors je me disais "mais quand est-ce qu'il va raccrocher cet imbécile, mon dieu, faites qu'il ait une extinction de voix, qu'il ait un chat dans la gorge qui lui fasse cracher ses poumons et ses tripes et qu'il lâche ce maudit téléphone qui retarde mon entrée en scène" et lui, il continuait à raconter ses salades et y causait et y causait, et pendant ce temps-là, moi j'attendais et j'étouffais et je ne pouvais même pas crier et je voulais sortir et vivre ma vie comme tout le monde, et puis c'était la fin de l'été, je ne voulais pas perdre une minute, je souhaitais profiter des derniers beaux jours et de la chaleur, et y avait aussi que j'avais faim et soif et que je voulais respirer et hurler normalement comme tous les nouveaux-nés et que je ne voulais pas être embêté par ce malotru qui appelait au pire moment, au plus beau moment, quand j'avais une chose aussi importante à faire que de naître et de découvrir le monde et de m'amuser et de rire et de gambader et de m'extasier devant tout et n'importe quoi, et l'autre il continuait à parler, parler, pour dire des sornettes et moi, je ne pouvais même pas me renfoncer là d'où je venais, bien au chaud, et me rendormir, et attendre que la causette soit terminée, alors je patientais et je m'impatientais et je trépignais et j'essayais de pousser et de tirer, pas pour sortir car je savais que j’étais coincé, mais pour qu'on fasse un peu attention à moi, pour qu'on ne m'abandonne pas en plein milieu de ma sortie alors que c'était mon premier jour et mon plus grand jour, peut-être mon seul grand jour, le jour où j'aurais dû être la principale attraction, une star montant sur le podium, et que je me retrouvais à moitié bloqué dans les coulisses à attendre qu'un sombre crétin veuille bien me céder la place, et lui, il n’arrêtait pas de raconter sa vie et moi, ce que je voulais c'est justement qu’on me la donne cette vie qu'on m'avait promise et qu'on était en train de me confisquer alors que j’étais encore innocent, que je n'avais fait aucun mal à personne, à part balancer quelques tendres coups de pieds dans le ventre de ma maman quand j’étais dedans, au chaud, pas méchamment mais parce que j’avais peur et que je ne voulais pas qu’elle oublie que j’étais là et que j’attendais, et que quand je sortirai, ça allait être un grand jour pour nous deux, et tandis que l’autre au téléphone pérorait, jacassait bêtement, je voulais qu'on me décoince, qu’on me tire de là et que ma maman me prenne dans ses bras et m’embrasse et m’aime, je voulais vivre seulement… sans téléphone.
 


Le 2 avril 2005.

Fabrice Guyot.