Je suis allongé
nu sur le lit. Il est là, avec moi, il ne me quitte plus, il ne
me quittera plus jamais. Il est si beau. Je le tourne et retourne, et
il brille et il scintille sous l’éclairage jaune de la lampe de
chevet. Il est si doux. Je le caresse et mes doigts glissent sur ses
fines ciselures sans rencontrer d’aspérités. Sa chaleur
se répand dans ma paume et dans mon bras et dans mon corps. Nous
sommes liés pour toujours, rien ne pourra jamais nous
séparer. Nous sommes si unis que j’en oublierais presque sa
présence s’il ne me communiquait pas une douce sensation de
confort et de sécurité. Sa lame est bien aiguisée.
Je pourrais me couper et me vider lentement de mon sang sans ressentir
la moindre douleur.
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La petite boutique est sombre et peu accueillante mais je ressens une
agréable sensation de fraîcheur en y
pénétrant, après avoir longtemps arpenté
les ruelles du souk où le thermomètre atteint les
quarante degrés. Je suis entré dans cette boutique un peu
par hasard, pour m’abriter de la chaleur et du bruit, mais aussi pour
fuir le harcèlement des vendeurs qui, me prenant pour un
touriste avide de souvenirs et d’objets exotiques, voulaient m’attirer
de force dans leurs bazars. Cette boutique ressemble à toutes
les autres mais j’ai le sentiment d’avoir conservé mon
libre-arbitre en la choisissant sans contrainte.
L’éclairage est assuré par de rares ampoules jaunes de
faible puissance et mes yeux s’adaptent lentement à la relative
obscurité. Les marchandises sont entassées en
désordre, à moins qu’elles ne soient classées
selon une logique qui m’est étrangère. Elles sont
accrochées aux murs, aux poutres, au plafond ou
déposées en vrac sur des étals branlants. Il y a
des assiettes, des plats, des couverts, des gobelets, des bols, des
médailles, des cendriers, fabriqués avec du cuivre, de
l’argent ou avec d’autres métaux non identifiables à
cause de l’obscurité et de mon incompétence dans ce
domaine. Les délicates gravures qui couvrent ces objets
représentent de mystérieux symboles qui, dans
l’obscurité, leur confèrent un aspect inhabituel et
magique. Si je n’avais pas le propriétaire des lieux dans mon
dos, j’aurais l’impression d’être un émule d’Ali Baba
visitant une grotte enchantée pour y découvrir des
richesses incommensurables.
Au milieu de ce capharnaüm, mon œil est attiré par un
élégant couteau, semble-t-il en argent, dont les fines
arabesques gravées sur le manche me semblent très belles.
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Je le caresse doucement, lentement. Pour vérifier sa
qualité, je fais passer mon pouce sur le fil de la lame en
appuyant très légèrement. Je n’ai rien senti, ni
douleur ni sensation de coupure, mais je vois qu’une petite
traînée rosâtre à peine visible s’est
formée sur mon doigt. C’est un merveilleux couteau. Je pourrais
faire glisser le tranchant de la lame sur l’ensemble de mon corps pour
y tracer des chemins rosés, des routes écarlates, des
autoroutes cramoisies. Je pourrais y creuser des tranchées, des
canaux, des tunnels, et même des puits qui feraient jaillir mes
fluides vitaux.
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Malgré mon apparence de touriste, je n’avais pas l’intention
d’acheter quoi que ce soit en pénétrant dans cette
boutique. Ma chambre d’hôtel est déjà pleine de
souvenirs inutiles, achetés au hasard de mes
déplacements, et j’ai peur d’en être encombré en
prenant l’avion du retour. En plus j’ignore à quoi tous ces
objets vont me servir dans mon appartement parisien sans style. Je
pense qu’ils vont traîner quelques temps sur les meubles pour
attirer l’œil de mes visiteurs et entretenir la conversation. Puis,
quand ils me gêneront, je les jetterai au fond d’un placard
poussiéreux et je les oublierai. Et un jour, à l’occasion
d’un déménagement ou d’un grand nettoyage, ils finiront
leur vie dans une poubelle.
Le commerçant me surveille et je me rends compte que, sans y
prêter attention, presque machinalement, j’ai pris le couteau
dans ma main. Je le caresse pour en apprécier la texture et la
matière. Il est chaud et doux.
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La coupure sur mon doigt est très petite et presque invisible.
Une sorte de fil rouge de deux centimètres de long. Je n’ai pas
mal, pas vraiment mal, j’éprouve seulement une douce sensation
de chaleur. Le couteau ne me fera jamais de mal. C’est mon ami, mon
seul ami. Je fais passer de nouveau le fil de la lame sur mon pouce,
à côté de la précédente marque, mais
j’appuie un peu plus fort et le sang s’échappe lentement en
formant de petites gouttelettes entre les lèvres de la plaie. La
sensation de chaleur est plus forte mais je n’ai pas très mal.
Ou plus précisément la douleur ne m’incommode pas, elle
me réconforte, elle couvre l’autre douleur qui me ronge.
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La boutique est si sombre que je dois approcher le couteau de mon œil
pour en étudier les plus fins détails. Il est vraiment
magnifique. Les ciselures qui couvrent tout le manche sont d’une
beauté exceptionnelle et la lame scintille sous le faible
éclairage. J’ignore depuis quand ce couteau est exposé
dans la boutique, mais il brille comme s’il venait d’être
fabriqué, à moins qu’il ne soit frotté et poli
tous les jours pour le mettre en valeur. Il est si beau et si fascinant
que je me décide à l’acheter. Ce sera le plus bel objet
rapporté de mon voyage. Je ne sais pas ce que je vais en faire,
l’accrocher sur un mur ou le déposer sur un meuble ou l’exposer
derrière une vitrine, mais je veux qu’il m’appartienne.
Je n’ai pas besoin de chercher le commerçant, il me suit depuis
mon entrée dans la boutique. Je suppose qu’il a scruté et
analysé tous mes gestes et tous mes regards, même les plus
involontaires, et qu’il sait déjà le prix qu’il peut me
demander pour tous les objets que j’ai à peine entrevus. Si le
montant est proportionnel au temps passé sur chaque objet, il va
me proposer un prix faramineux pour ce couteau. Mais je ne suis pas
inquiet, j’ai calculé la somme maximum que je souhaite payer et,
comme je suis en vacances, j’ai tout le temps qu’il faut pour
marchander.
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Je lèche doucement mon pouce. Le sang a disparu, il ne reste que
les deux petites marques rouges laissées par le couteau. Elles
forment comme une sorte de chemin qui doit me conduire loin,
très loin, vers le territoire de la souffrance et même
au-delà. J’hésite un peu, par peur de la douleur, par
peur de la mutilation. Mais quelle importance ? J’ai trop mal dans
ma tête. Alors, lentement, minutieusement, je fais passer le fil
de la lame sur ma cuisse droite. Et je regarde la minuscule trace qui
vient de se former : elle est longue mais pas trop, pas plus de cinq
centimètres, elle ne saigne pas, elle n’est pas douloureuse.
C’est une toute petite marque rosée, bien
régulière. Ensuite, je fais circuler la lame sur ma
cuisse gauche, mais j’appuie un peu plus vigoureusement et plus
longtemps. Une longue ligne rouge se forme au fur et à mesure du
passage du couteau. Les gouttes écarlates sortent de la plaie et
grossissent et, quand elles ont atteint une taille critique, elles
s’affaissent, s’écoulent en rigole sur la jambe, se
répandent sur les draps. Que c’est doux d’avoir mal,
suffisamment mal pour oublier.
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Je demande le prix, en essayant de prendre mon air le plus
détaché, comme si l’objet ne m’intéressait pas
vraiment.
- 200, me dit-il sans hésiter.
- Heu…
De quoi parle-t-il ? Du prix du couteau ? Le prix en
dirhams ou en milliers de dirhams ? En dollars ? En
euros ? Sur le moment je ne sais pas quoi lui répondre.
- 200 ?
- 200.
- Vous êtes sûr ?
- Oui, monsieur. 200.
- 200 dirhams ?
- Oui, monsieur.
C’est un prix ridiculement bas. Je suis surpris car mon
évaluation était bien supérieure (entre 1000 et
2000 dirhams et peut-être même un peu plus). Vais-je
marchander ? Ou accepter son prix sans discuter ? J’ai peur
que ça ne cache quelque chose. Payer une somme aussi
dérisoire pour un couteau si beau, sans avoir besoin de
marchander pendant des heures, me paraît suspect.
- Le couteau au complet ?
- Oui, monsieur.
- Ce couteau ?
- Oui, monsieur.
- Je vous donne 200 dirhams et je prends ce couteau ? Et je m’en
vais ?
- Oui, monsieur.
- 200 dirhams et rien de plus ?
- Oui, monsieur.
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Je prends le sac rempli de coton que j’ai placé sur la table de
nuit et j’éponge la plaie. Puis je dépose une compresse
sur la longue déchirure et je la fixe solidement avec du
sparadrap. Je regarde le résultat et je suis content. La
compresse se teinte peu à peu de rouge en absorbant le sang qui
continue à s’échapper de la blessure. Ce n’est pas aussi
terrible que je le pensais. Un peu douloureux, mais quel bonheur. La
plaie va peu à peu se refermer et il ne subsistera plus aucune
marque de la coupure, à part une petite cicatrice que je serai
le seul à voir. Mais je n’ai pas encore fini, je ne peux pas
laisser cette plaie toute seule. Je dois, pour harmoniser mes
souffrances et équilibrer la beauté du tableau, faire la
même marque au même endroit sur l’autre cuisse. Je reprends
donc le couteau et je découpe ma cuisse droite en essayant de
suivre la marque rosée du précédent passage de la
lame. Le sang bouillonne et s’écoule sur la jambe. J’attends un
instant pour profiter du spectacle de mon corps mutilé et
souffrant, puis je reprends du coton, je nettoie la coupure, et je pose
une compresse avec du sparadrap. J’attends un peu, pour voir la
nouvelle compresse s’imprégner de mon sang. Quand c’est
terminé, je suis heureux. Mes deux cuisses sont blessées
et soignées. Ma douleur physique va bientôt cacher et
remplacer mon autre douleur. Cette autre douleur que je ne pourrai
jamais soigner.
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J’ai acheté le couteau sans marchander. Le marchand s’est
contenté de prendre mes 200 dirhams et de m’emballer l’objet
dans du papier journal. Dès que j’arrive à l’hôtel,
je sors le couteau et je l’admire longuement, en profitant de la
clarté de ma chambre. Même sous la lumière
naturelle, il est d’une beauté étonnante et je ne
regrette pas mon achat. Je le prends dans une main, je le fais passer
d’une main dans l’autre, je maintiens fermement son manche. Il est si
bien adapté à ma paume et à mes doigts qu’il
m’apporte un bien-être que je n’aurais jamais pensé
éprouver avec un tel objet.
La chambre est silencieuse et je suis seul avec mon couteau dans la
main. Je ne veux pas le lâcher, je ne peux plus le lâcher.
Est-ce moi qui ai besoin de son contact doux et rassurant ? Ou
est-ce lui qui commence à me dominer ? Mais quelle folie de
ma part de penser qu’un couteau, certes joli mais somme toute banal,
puisse m’imposer sa volonté au point de m’empêcher de
l’abandonner quelques instants. En tout cas, le contact est si
agréable que je vais avoir du mal à m’en passer, ne
serait-ce que pour prendre une douche ou sortir dîner.
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Je reprends le couteau. Sa lame est légèrement
teintée de rouge. Je pose la pointe sur le dessus de mon
avant-bras gauche, j’appuie fermement et je tranche dans la chair. La
plaie est longue et profonde et le sang s’échappe si vite qu’il
n’a pas le temps de former les gouttelettes auxquelles je
m’étais habitué. La douleur est forte mais elle ne me
dérange pas. Elle va bientôt disparaître si je
l’oublie. Après avoir longuement apprécié
l’ensorcelant spectacle, j’utilise du coton pour interrompre
l’hémorragie et je place rapidement une compresse que je serre
fortement avec du sparadrap. La compresse devient rouge très
rapidement et le sang continue de couler sur le lit. Une grande flaque
se forme au milieu des draps. Je remets du sparadrap sur la compresse
que je serre encore plus fermement pour arrêter
l’hémorragie. Je ne suis pas inquiet, tout est normal, tout se
passe comme je le souhaite. J’attends quelques minutes puis je me fais
une longue coupure sur le dessus de l’avant-bras droit. La ligne est
moins régulière que sur l’autre bras car je suis droitier
mais elle me convient parfaitement. Après avoir joui pendant
quelques instants de l’harmonie sanglante et douloureuse des deux bras
blessés, j’éponge lentement le sang qui gicle, je place
une compresse et du sparadrap. Tout est pour le mieux. Je ne pense plus
à la douleur, je ne pense plus à rien.
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Après l’atterrissage à Paris, je prends un taxi pour
rentrer chez moi. Je vais enfin retrouver ma femme, mes amis, ma
famille. C’est surtout Valérie, ma femme, qui m’a manqué
pendant ces deux semaines de voyage. Arrivé à mon
domicile, je regarde le contenu de ma boîte aux lettres :
elle est pleine. Valérie n’a semble-t-il pas ramassé le
courrier depuis longtemps. Parmi les publicités et les factures,
je trouve une lettre qui m’est adressée et je reconnais
l’écriture de Valérie. Je me sens tout à coup mal
à l’aise et déprimé, et je monte rapidement dans
mon appartement. Tout est silencieux, bien rangé : il n’y a
personne. Mes doigts tremblent en déchirant l’enveloppe :
je me demande ce que Valérie a jugé nécessaire de
m’écrire alors qu’elle aurait pu me le dire de vive voix.
D’ailleurs pourquoi m’envoie-t-elle un courrier par la poste ?
A-t-elle dû s’absenter pour une urgence ? Ses parents
sont-ils malades ? Ou mes parents ? Je lis :
André,
Tu as dû être étonné de trouver cette lettre
dans ton courrier. Mais je ne peux pas attendre ton retour et je ne
veux pas te dire tout ça en face. Je préfère te
l’écrire quand tu n’es pas là. Si tu le souhaites, nous
pourrons en parler un jour, l’un en face de l’autre mais pour
l’instant, je n’en ai pas envie. Je suis une lâche, c’est vrai,
mais je ne désire pas croiser ton regard accusateur.
Depuis quelques mois, tu as pu constater que nos relations sont
devenues difficiles. On ne peut pas vraiment parler de relations
tendues, en fait il n’y a plus de relations entre nous. Nous vivons
dans le même appartement mais nous nous comportons comme si nous
étions des étrangers forcés de cohabiter pour des
raisons d’économie. Quand tu rentres, tu manges, tu allumes la
télé et tu regardes des programmes débiles. Tu
m’adresses à peine la parole pour me demander des nouvelles de
mon travail, de ma santé. Tu sais que je suis très
sensible à certaines choses, des choses que les autres
remarquent à peine. J’ai besoin de contact, j’ai besoin qu’on
s’intéresse à moi, qu’on s’occupe de moi, j’ai besoin de
me sentir aimée, de me sentir protégée, j’ai
besoin de savoir que quelqu’un a besoin de moi. Je ne peux plus vivre
comme nous vivons actuellement. Et je pense que nous n’avons pas, ni
toi ni moi, envie de faire l’effort de nous rapprocher.
Je ne sais pas ce qui nous a amenés à cette
situation : l’ennui naturel au bout de quelques années de
vie commune, le regret d’avoir entamé une relation sans avenir,
des reproches que nous avons l’un envers l’autre mais que nous n’osons
pas formuler clairement. Ou peut-être autre chose que je ne
connais pas. De toute façon, je ne me sens plus le courage de
vivre aux côtés de quelqu’un avec qui je n’entretiens plus
une relation intime, riche et vivante. Je me suis mariée, pas
seulement pour cohabiter avec un partenaire, mais aussi pour me fondre
dans un ensemble qu’on appelle un couple. Et notre couple n’existe
plus. Je ne suis plus heureuse avec toi et je le regrette
sincèrement. J’ai donc décidé de chercher le
bonheur autre part.
J’espère que tu n’auras pas de remords en lisant ce mot. Mon
intention n’est pas de te culpabiliser. Nous avons des torts en commun
et je ne veux pas que tu te sentes le seul responsable de cet
échec. J’en demande peut-être trop à la vie, mon
idéal est peut-être trop difficile ou impossible à
atteindre. Je vais peut-être me
« ramasser », être encore plus malheureuse
sans toi, je vais peut-être te regretter toute ma vie. Mais tant
pis, j’ai bien réfléchi et je ne peux plus continuer
à vivre avec toi.
Si j’étais optimiste, je dirais que cette séparation
n’est peut-être pas définitive. Si nous voyons que nous ne
pouvons pas vivre l’un sans l’autre, nous aurons toujours la
possibilité de faire marche arrière, nous pourrons nous
retrouver un jour, et peut-être qu’alors nous serons plus
apaisés et plus heureux. Je ne connais pas le futur, mais
aujourd’hui, je sais que je dois partir parce que je ne vois pas
d’autre solution.
Adieu.
Valérie.
---------------------
Maintenant je connais bien le maniement du couteau et je sais quelle
force et quelle vitesse permettent d’obtenir le plus bel effet. Je
tranche profondément le haut du bras gauche. Le sang gicle et la
douleur est insoutenable. Rapidement, pour ne pas m’affaiblir en
perdant trop de sang, j’éponge avec du coton et je serre
fermement une compresse contre la plaie. La viscosité du sang
empêche la colle du sparadrap d’adhérer correctement et je
suis obligé d’en faire passer plusieurs épaisseurs autour
du bras. J’attends un peu que la douleur s’estompe et que
l’hémorragie se calme avant de trancher le bras droit.
---------------------
Qu’ai-je fait pour qu’elle me quitte aussi brutalement ? Je n’ai
rien vu venir, jamais je n’aurais soupçonné qu’elle
était malheureuse avec moi. J’ai du mal à tenir sur mes
jambes et pour ne pas tomber je me retiens à un fauteuil qui
bascule en m’entraînant dans sa chute. Ma tête s’est
cognée brutalement contre un des pieds du fauteuil et ça
me met en colère. Je ramasse le fauteuil et je le lance contre
la vitrine d’un meuble qui en éclatant projette des milliers
d’éclats de verre dans le salon. Je fais glisser rapidement ma
main sur le dessus des meubles et les bibelots, les vases, les
cendriers tombent par terre et se cassent. Je vide tous les meubles en
jetant leur contenu sur le tapis. Je trépigne de rage, je hurle
et je piétine tous les débris qui jonchent le sol.
J’attrape une chaise et je la lance violemment vers la
télévision dont le tube se fendille mais n’implose pas,
ce qui me met encore plus en colère. Je prends la
télévision dans mes bras et je vais jusqu’à la
cuisine où je la lâche sur le carrelage dur. Je retourne
dans le salon et je continue à casser tout ce qui me tombe sous
la main. J’ai envie d’incendier l’appartement pour tout
détruire, je voudrais effacer toutes les traces de la
présence de Valérie afin qu’aucun objet ne me rappelle
son existence. Mais je suis trop fatigué, je m’effondre sur le
tapis au milieu des débris et je commence à sangloter.
Après cet instant de folie destructrice, je reste prostré
pendant des heures avant de retrouver mon calme. Je me relève
lentement et je détache les éclats de verre qui se sont
plantés sur mes mains et mes genoux. Je constate l’effroyable
désordre de l’appartement. J’aime l’ordre et la propreté
et ça me rend malade de voir l’appartement dans cet état.
Alors, pour m’occuper et ne plus penser, je commence à tout
ranger. Je remarque un cahier avec une élégante
couverture en cuir. Je ne l’avais jamais vu. Il était
certainement caché quelque part mais, au milieu de ce
désordre, je ne peux pas savoir d’où il provient. Je
l’ouvre : c’est le journal intime de ma femme. Pourquoi l’a-t-elle
laissé ? En temps normal, je ne me serais jamais permis de
le lire. Mais dans les circonstances actuelles, je n’hésite pas
et je commence à le feuilleter. Les premières pages sont
sans intérêt et je les survole rapidement. Puis j’arrive
aux dernières pages et je lis :
Mardi 14 décembre :
Journée sans intérêt. Tout est calme au bureau. A
la maison, rien à signaler à part l’ennui.
---------------------
Je pose le couteau sur ma poitrine, sous le sein gauche, et je tranche
rapidement en traçant une belle ligne droite. Le sang sort
abondamment de la plaie et coule sur mon torse pour se répandre
sur le lit. Je découpe ensuite sous le sein droit et je regarde
le sang s’écouler. Je souffre horriblement mais je suis content
de voir tout ce sang dégouliner. Puis je m’éponge la
poitrine avec du coton et je place des compresses sur les deux
blessures. Les pansements sont rapidement imprégnés et
ils n’empêchent pas l’hémorragie de continuer. Ce n’est
pas grave, les blessures vont bientôt se refermer. Les draps sont
si trempés que j’ai l’impression de naviguer sur une
rivière de sang qui me conduit vers l’oubli.
---------------------
Mercredi 15 décembre :
Calme. Ennui. Routine. Rien à signaler. Je crois que je vais
cesser de tenir ce journal. A quoi bon répéter tous les
jours les mêmes mots ? Calme, ennui, routine, rien à
signaler. Si je tenais mon journal sur un ordinateur, il me suffirait
de faire un copier/coller de ces quelques mots du 1er janvier au 31
décembre. Je pourrais aussi y consigner la météo
ou le programme télé ou les nouvelles du journal
télévisé, ce serait finalement plus
intéressant. Mais comme journal intime, il ne me sert plus
à rien. Je n’ai plus d’incidents intimes à y noter depuis
très longtemps. André m’ennuie et semble s’ennuyer avec
moi. Mes amis me barbent. Je n’ai pas rencontré quelqu’un
d’intéressant depuis bien longtemps, que ce soit chez moi, dans
les transports ou au travail. Tout est devenu ennuyeux, à moins
que je ne sois à l’origine de mon propre ennui, moi qui ne
supporte plus personne, moi qui ne vois plus d’intérêt
à rien ni à personne. Quelque chose me manque dans ma vie
et tout m’embête. Mais qu’est-ce qui me manque ?
Peut-être la liberté…
---------------------
Avant de recommencer, j’attends que le sang s’arrête de couler de
mes multiples plaies. Je retire de temps en temps les pansements
dégoulinants et je les remplace par des pansements secs.
Heureusement j’ai tout prévu et j’ai suffisamment de compresses
pour aller jusqu’au bout de mon voyage dans la souffrance. Je ressens
une douleur épouvantable sur tout le corps mais, en
m’efforçant de l’oublier, elle me semble moins intense, plus
lointaine comme si elle ne me concernait pas. Je fais passer mon doigt
sur les pansements et j’appuie doucement pour vérifier la
réalité des plaies recouvertes. L’hémorragie va
bientôt cesser et je vais pouvoir reprendre mes bienfaisantes
scarifications.
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Samedi 18 juin :
André est parti. Malheureusement son départ n’est pas
définitif. Il a souhaité passer ses quinze jours de
vacances au Maroc et il voulait m’y entraîner avec lui. J’ai
refusé, en prétextant des problèmes au travail qui
m’empêchaient de m’absenter à cette période. J’ai
bien fait. Il est parti depuis deux jours et je me sens revivre. Je
peux rentrer quand je veux, faire ce que je veux sans qu’il soit
derrière mon dos à me faire des remarques ou des
reproches. Ce matin j’ai fait tomber un verre en remplissant le
lave-vaisselle et j’ai été heureuse qu’il ne soit pas
là pour se moquer de ma maladresse. Hier, j’ai oublié le
rôti dans le four et, quand je l’ai sorti, il était
carbonisé. J’ai dû me contenter d’une salade pour le
dîner, mais au moins il n’était pas là pour me
reprocher ma distraction. Je vis enfin pour moi, rien que pour
moi.
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Je me suis endormi. Combien de temps ? Je ne sais pas. J’ai
rêvé d’un couteau tranchant, de sang inondant mon lit, de
pansements qui me couvraient le corps. Et de douleur. C’était un
horrible cauchemar. Mais… était-ce un cauchemar ?
---------------------
Jeudi 23 juin :
C’est décidé. Je le quitte. J’ai préparé
mes bagages et je pars demain. En attendant de trouver un logement, je
prendrai une chambre dans un hôtel, loin d’ici. Et il ne saura
pas où me retrouver. Je viens de lui écrire une lettre
d’adieu dans laquelle j’ai tenté de ne pas être trop
méchante. Après tout, il n’y est peut-être pour
rien dans cette situation. C’est peut-être moi qui suis
responsable de la lente dégradation de nos rapports. Je
déposerai la lettre à la poste en sortant. Avant de
partir, je vais nettoyer et bien ranger l’appartement pour qu’il ne me
fasse pas des reproches au sujet de l’entretien. J’ai aussi rempli le
réfrigérateur et le congélateur. C’est la
dernière fois que je me comporte en bonne ménagère
pour lui.
---------------------
J’ai la peau du visage tendue comme si le contenu de ma tête
allait s’échapper. Les pores s’élargissent, la peau se
fendille, je sens des déchirures sur mes joues, sur mes
pommettes, sur mon front. Je vais éclater et je vois au loin des
visages d’enfants brillants et ricanants. Ils ont de grandes dents
pointues et coupantes et leurs cheveux lumineux sont
hérissés. Ils s’approchent de moi et…
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Vendredi 24 juin :
Je pars ce soir. En sortant du travail, je passerai pour prendre mes
bagages. Je tourne la page sur un moment de ma vie et je n’ai pas
l’intention de revenir en arrière.
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Les enfants s’approchent, s’approchent et je pointe le couteau dans
leur direction pour leur faire peur, pour me défendre. Ils
s’approchent toujours, rien ne les arrête. Ils ricanent, ils sont
cruels. Ils se moquent de moi, de mon malheur, de ma peur, de ma
douleur. Derrière eux, tout est blanc, si blanc que j’en suis
ébloui. Derrière eux, il n’y a que le vide. Je fais des
moulinets avec le couteau pour éloigner ces visages ricanants.
Ils s’approchent toujours, leurs bouches sont grandes ouvertes et leurs
dents pointues brillent. Je continue à faire des mouvements de
plus en plus larges avec le couteau. Ils s’approchent encore et je
ressens une douleur de plus en plus vive, j’ai du mal à
respirer. Ils sont presque à côté de moi, ils vont
me toucher, ils sont sur moi, ils m’étouffent.
---------------------
Vendredi 15 juillet :
Ce que j’écris va ressembler à un gribouillage
infâme car ma main tremble et j’ai du mal à tenir le
stylo. Mais, malgré l’émotion qui ne me quitte plus, il
faut que j’écrive. Je ne dois pas garder tous ces souvenirs dans
les recoins sombres de mon cerveau d’où ils ressurgiraient
indéfiniment. Ils doivent être écrits pour que je
puisse les oublier ou du moins en atténuer la violence. Et quel
meilleur support que ce journal intime ? Il est, après
tout, à l’origine de tout ce qui est arrivé. Quand
j’aurai fini d’écrire, je le rangerai au fond d’une armoire,
très loin, pour essayer de ne plus jamais y penser.
Par où commencer ? Malgré mes efforts, ma
mémoire est encore obscurcie par l’horreur et je ne me souviens
nettement que d’une vision effroyable. Je ne peux pas empêcher
mon cerveau de rejouer cette scène, quand je l’ai vu sur le lit,
et c’est comme si je revoyais en boucle, éternellement, le
même passage d’un film d’horreur. Je ne pense pas pouvoir
analyser les faits avec un détachement suffisant pour les
relater clairement mais je vais essayer.
Suis-je responsable de ce qui est arrivé ? Oui, je suis
responsable et même coupable. Coupable d’avoir laissé ce
journal intime, coupable d’avoir écrit cette affreuse lettre.
Comme je l’avais prévu, il a trouvé la lettre et le
journal. Après, je ne sais pas précisément ce qui
s’est passé mais je le devine sans peine. La lettre était
ouverte et j’ai trouvé près du lit le journal ouvert sur
la dernière page et il semblait me désigner comme
responsable du drame.
La première chose que j’ai vue en entrant dans la chambre c’est
le lit… Comment décrire la scène ? Je suis encore
trop bouleversée et je vais me contenter de relater ce que j’ai
vu, tel que je l’ai vu, en essayant de contenir mon émotion.
André rentrait de son voyage au Maroc le 5. Bien sûr, je
ne souhaitais pas le rencontrer dès son retour, je ne suis donc
passée le voir que quelques jours plus tard. Quand je suis
entrée, l’appartement était complètement
saccagé. Tous les meubles avaient été vidés
et leur contenu avait été jeté par terre et
piétiné, la télévision gisait en mille
morceaux dans la cuisine, la chaîne hi-fi, les bibelots, les
pendules, tout était cassé et
irrécupérable. En voyant ce gâchis, j’ai
deviné qu’André n’avait pas pris aussi bien que je le
pensais notre rupture. Et j’ai même soupçonné
vaguement qu’il s’était passé quelque chose de beaucoup
plus grave car ce n’était pas dans ses habitudes de se mettre en
colère. Effrayée et inquiète, j’ai fait le tour de
l’appartement et je suis entrée dans la chambre. Et c’est
là que je l’ai vu.
Samedi 16 juillet :
Il était étendu sur le lit, nu. Sa main tenait un
couteau. Son corps était horriblement mutilé. Sa gorge
était tranchée…
Dimanche 17 juillet :
Je me suis arrêtée d’écrire assez longtemps, pour
tenter de me calmer et de dormir. Pour y parvenir, j’ai dû
prendre beaucoup de cachets. Maintenant je suis plus calme mais je ne
vais pas tarder à me rendormir, assommée par toutes les
pilules que j’ai absorbées. Je dois terminer rapidement cette
confession pour ranger définitivement ce journal et l’oublier.
Je dois tout oublier. Quel gâchis ! Quel affreux
gâchis ! Et dire que c’est moi qui en suis responsable.
Pourtant je ne voulais pas ça. Je voulais au contraire que tout
s’arrange. Et en voulant trop en faire, j’ai tout détruit.
Mon cher André, tu n’es plus là pour m’entendre mais je
vais quand même m’adresser à toi. André, mon amour,
non, je ne m’ennuyais pas avec toi, je n’ai jamais songé
à te quitter, je ne voulais pas vivre sans toi, je ne pouvais
pas vivre sans toi. Non, je n’ai jamais cessé de t’aimer, je ne
cesserai jamais de t’aimer même maintenant que tu as
décidé de m’abandonner.
Je voulais… quoi ? Je ne sais pas. Je désirais
peut-être ajouter un peu de piquant dans notre relation, lui
apporter un peu d’originalité, un peu de romanesque. J’ai donc
tout imaginé, j’ai créé une histoire qui aurait
dû bouleverser un moment notre relation mais qui ensuite l’aurait
renforcée. C’est à ça que j’ai pensé en
écrivant des mensonges dans mon journal. Car, vois-tu, le
journal que j’ai laissé traîner dans l’appartement, pour
que tu le trouves sans difficulté, était un faux journal.
Son contenu n’était qu’une fiction que j’avais
créée, une histoire que j’aurais voulue belle et
romantique avec une fin tendre et heureuse.
Une plaisanterie, ce n’était qu’une bonne blague. Comment as-tu
pu croire que je souhaitais te quitter ? Je pensais que tu
comprendrais que toute cette histoire était fausse, que tout
avait été inventé de toutes pièces par moi.
J’ai inventé l’ennui dont je parlais dans mon journal, j’ai
inventé la fin de notre liaison, j’ai inventé mon
départ. Pour que ça ait l’air vrai, pour que tu sois
persuadé que j’étais partie pour toujours, je me suis
amusée à écrire une belle lettre de rupture.
J’avais l’intention de te laisser seul pendant quelques jours, puis de
revenir. Et nous aurions fêté joyeusement nos
retrouvailles avec le champagne que j’avais acheté pour cette
occasion et que j’ai laissé volontairement dans le
réfrigérateur avant de partir pour que tu y voies une
sorte de clin d’œil amusant. J’ai fait tout ça par amour pour
toi. J’ai inventé ce journal et cette lettre pour que nous
riions ensemble, pour que nous nous aimions encore plus fort. Je
voulais tellement que nous terminions notre vie dans les bras l’un de
l’autre, comme le font les héros romantiques. Mais
malheureusement, tu as décidé, à cause de mon
trop-plein d’imagination, d’achever ta vie sans moi. Cette histoire
aurait dû être une comédie mais le dénouement
m’a échappé et elle s’est transformée
malgré moi en tragédie.
J’ai tout détruit et je ne peux pas m’empêcher de me poser
des questions sur mes vraies intentions lorsque j’ai imaginé
cette plaisanterie. Je me demande si je n’ai pas provoqué
volontairement cette catastrophe. N’est-ce pas une sorte de
désir sadomasochiste qui m’a poussée, la volonté
de détruire ce que j’aimais le plus au monde ? N’ai-je pas
inconsciemment fait ce qu’il fallait pour m’autodétruire ?
En inventant cette histoire cruelle, ne me suis-je pas
automutilée moralement comme tu l’as fait physiquement ? Je
ne sais pas. Mais maintenant je me sens très seule et l’avenir
me paraît bien sombre et infiniment triste.
Heureusement, si un jour la vie me semble trop difficile ou trop longue
sans toi, il me reste le couteau que j’ai caché dans le tiroir
de la table de chevet, près du lit…