Le couteau.


 
Je suis allongé nu sur le lit. Il est là, avec moi, il ne me quitte plus, il ne me quittera plus jamais. Il est si beau. Je le tourne et retourne, et il brille et il scintille sous l’éclairage jaune de la lampe de chevet. Il est si doux. Je le caresse et mes doigts glissent sur ses fines ciselures sans rencontrer d’aspérités. Sa chaleur se répand dans ma paume et dans mon bras et dans mon corps. Nous sommes liés pour toujours, rien ne pourra jamais nous séparer. Nous sommes si unis que j’en oublierais presque sa présence s’il ne me communiquait pas une douce sensation de confort et de sécurité. Sa lame est bien aiguisée. Je pourrais me couper et me vider lentement de mon sang sans ressentir la moindre douleur.

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La petite boutique est sombre et peu accueillante mais je ressens une agréable sensation de fraîcheur en y pénétrant, après avoir longtemps arpenté les ruelles du souk où le thermomètre atteint les quarante degrés. Je suis entré dans cette boutique un peu par hasard, pour m’abriter de la chaleur et du bruit, mais aussi pour fuir le harcèlement des vendeurs qui, me prenant pour un touriste avide de souvenirs et d’objets exotiques, voulaient m’attirer de force dans leurs bazars. Cette boutique ressemble à toutes les autres mais j’ai le sentiment d’avoir conservé mon libre-arbitre en la choisissant sans contrainte.

L’éclairage est assuré par de rares ampoules jaunes de faible puissance et mes yeux s’adaptent lentement à la relative obscurité. Les marchandises sont entassées en désordre, à moins qu’elles ne soient classées selon une logique qui m’est étrangère. Elles sont accrochées aux murs, aux poutres, au plafond ou déposées en vrac sur des étals branlants. Il y a des assiettes, des plats, des couverts, des gobelets, des bols, des médailles, des cendriers, fabriqués avec du cuivre, de l’argent ou avec d’autres métaux non identifiables à cause de l’obscurité et de mon incompétence dans ce domaine. Les délicates gravures qui couvrent ces objets représentent de mystérieux symboles qui, dans l’obscurité, leur confèrent un aspect inhabituel et magique. Si je n’avais pas le propriétaire des lieux dans mon dos, j’aurais l’impression d’être un émule d’Ali Baba visitant une grotte enchantée pour y découvrir des richesses incommensurables.

Au milieu de ce capharnaüm, mon œil est attiré par un élégant couteau, semble-t-il en argent, dont les fines arabesques gravées sur le manche me semblent très belles.

Le couteau

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Je le caresse doucement, lentement. Pour vérifier sa qualité, je fais passer mon pouce sur le fil de la lame en appuyant très légèrement. Je n’ai rien senti, ni douleur ni sensation de coupure, mais je vois qu’une petite traînée rosâtre à peine visible s’est formée sur mon doigt. C’est un merveilleux couteau. Je pourrais faire glisser le tranchant de la lame sur l’ensemble de mon corps pour y tracer des chemins rosés, des routes écarlates, des autoroutes cramoisies. Je pourrais y creuser des tranchées, des canaux, des tunnels, et même des puits qui feraient jaillir mes fluides vitaux.

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Malgré mon apparence de touriste, je n’avais pas l’intention d’acheter quoi que ce soit en pénétrant dans cette boutique. Ma chambre d’hôtel est déjà pleine de souvenirs inutiles, achetés au hasard de mes déplacements, et j’ai peur d’en être encombré en prenant l’avion du retour. En plus j’ignore à quoi tous ces objets vont me servir dans mon appartement parisien sans style. Je pense qu’ils vont traîner quelques temps sur les meubles pour attirer l’œil de mes visiteurs et entretenir la conversation. Puis, quand ils me gêneront, je les jetterai au fond d’un placard poussiéreux et je les oublierai. Et un jour, à l’occasion d’un déménagement ou d’un grand nettoyage, ils finiront leur vie dans une poubelle.

Le commerçant me surveille et je me rends compte que, sans y prêter attention, presque machinalement, j’ai pris le couteau dans ma main. Je le caresse pour en apprécier la texture et la matière. Il est chaud et doux.

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La coupure sur mon doigt est très petite et presque invisible. Une sorte de fil rouge de deux centimètres de long. Je n’ai pas mal, pas vraiment mal, j’éprouve seulement une douce sensation de chaleur. Le couteau ne me fera jamais de mal. C’est mon ami, mon seul ami. Je fais passer de nouveau le fil de la lame sur mon pouce, à côté de la précédente marque, mais j’appuie un peu plus fort et le sang s’échappe lentement en formant de petites gouttelettes entre les lèvres de la plaie. La sensation de chaleur est plus forte mais je n’ai pas très mal. Ou plus précisément la douleur ne m’incommode pas, elle me réconforte, elle couvre l’autre douleur qui me ronge.

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Le couteau

La boutique est si sombre que je dois approcher le couteau de mon œil pour en étudier les plus fins détails. Il est vraiment magnifique. Les ciselures qui couvrent tout le manche sont d’une beauté exceptionnelle et la lame scintille sous le faible éclairage. J’ignore depuis quand ce couteau est exposé dans la boutique, mais il brille comme s’il venait d’être fabriqué, à moins qu’il ne soit frotté et poli tous les jours pour le mettre en valeur. Il est si beau et si fascinant que je me décide à l’acheter. Ce sera le plus bel objet rapporté de mon voyage. Je ne sais pas ce que je vais en faire, l’accrocher sur un mur ou le déposer sur un meuble ou l’exposer derrière une vitrine, mais je veux qu’il m’appartienne.

Je n’ai pas besoin de chercher le commerçant, il me suit depuis mon entrée dans la boutique. Je suppose qu’il a scruté et analysé tous mes gestes et tous mes regards, même les plus involontaires, et qu’il sait déjà le prix qu’il peut me demander pour tous les objets que j’ai à peine entrevus. Si le montant est proportionnel au temps passé sur chaque objet, il va me proposer un prix faramineux pour ce couteau. Mais je ne suis pas inquiet, j’ai calculé la somme maximum que je souhaite payer et, comme je suis en vacances, j’ai tout le temps qu’il faut pour marchander.

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Je lèche doucement mon pouce. Le sang a disparu, il ne reste que les deux petites marques rouges laissées par le couteau. Elles forment comme une sorte de chemin qui doit me conduire loin, très loin, vers le territoire de la souffrance et même au-delà. J’hésite un peu, par peur de la douleur, par peur de la mutilation. Mais quelle importance ? J’ai trop mal dans ma tête. Alors, lentement, minutieusement, je fais passer le fil de la lame sur ma cuisse droite. Et je regarde la minuscule trace qui vient de se former : elle est longue mais pas trop, pas plus de cinq centimètres, elle ne saigne pas, elle n’est pas douloureuse. C’est une toute petite marque rosée, bien régulière. Ensuite, je fais circuler la lame sur ma cuisse gauche, mais j’appuie un peu plus vigoureusement et plus longtemps. Une longue ligne rouge se forme au fur et à mesure du passage du couteau. Les gouttes écarlates sortent de la plaie et grossissent et, quand elles ont atteint une taille critique, elles s’affaissent, s’écoulent en rigole sur la jambe, se répandent sur les draps. Que c’est doux d’avoir mal, suffisamment mal pour oublier.

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Je demande le prix, en essayant de prendre mon air le plus détaché, comme si l’objet ne m’intéressait pas vraiment.

- 200, me dit-il sans hésiter.
- Heu…

De quoi parle-t-il ? Du prix du couteau ? Le prix en dirhams ou en milliers de dirhams ? En dollars ? En euros ? Sur le moment je ne sais pas quoi lui répondre.

- 200 ?
- 200.
- Vous êtes sûr ?
- Oui, monsieur. 200.
- 200 dirhams ?
- Oui, monsieur.

C’est un prix ridiculement bas. Je suis surpris car mon évaluation était bien supérieure (entre 1000 et 2000 dirhams et peut-être même un peu plus). Vais-je marchander ? Ou accepter son prix sans discuter ? J’ai peur que ça ne cache quelque chose. Payer une somme aussi dérisoire pour un couteau si beau, sans avoir besoin de marchander pendant des heures, me paraît suspect.

- Le couteau au complet ?
- Oui, monsieur.
- Ce couteau ?
- Oui, monsieur.
- Je vous donne 200 dirhams et je prends ce couteau ? Et je m’en vais ?
- Oui, monsieur.
- 200 dirhams et rien de plus ?
- Oui, monsieur.

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Je prends le sac rempli de coton que j’ai placé sur la table de nuit et j’éponge la plaie. Puis je dépose une compresse sur la longue déchirure et je la fixe solidement avec du sparadrap. Je regarde le résultat et je suis content. La compresse se teinte peu à peu de rouge en absorbant le sang qui continue à s’échapper de la blessure. Ce n’est pas aussi terrible que je le pensais. Un peu douloureux, mais quel bonheur. La plaie va peu à peu se refermer et il ne subsistera plus aucune marque de la coupure, à part une petite cicatrice que je serai le seul à voir. Mais je n’ai pas encore fini, je ne peux pas laisser cette plaie toute seule. Je dois, pour harmoniser mes souffrances et équilibrer la beauté du tableau, faire la même marque au même endroit sur l’autre cuisse. Je reprends donc le couteau et je découpe ma cuisse droite en essayant de suivre la marque rosée du précédent passage de la lame. Le sang bouillonne et s’écoule sur la jambe. J’attends un instant pour profiter du spectacle de mon corps mutilé et souffrant, puis je reprends du coton, je nettoie la coupure, et je pose une compresse avec du sparadrap. J’attends un peu, pour voir la nouvelle compresse s’imprégner de mon sang. Quand c’est terminé, je suis heureux. Mes deux cuisses sont blessées et soignées. Ma douleur physique va bientôt cacher et remplacer mon autre douleur. Cette autre douleur que je ne pourrai jamais soigner.

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J’ai acheté le couteau sans marchander. Le marchand s’est contenté de prendre mes 200 dirhams et de m’emballer l’objet dans du papier journal. Dès que j’arrive à l’hôtel, je sors le couteau et je l’admire longuement, en profitant de la clarté de ma chambre. Même sous la lumière naturelle, il est d’une beauté étonnante et je ne regrette pas mon achat. Je le prends dans une main, je le fais passer d’une main dans l’autre, je maintiens fermement son manche. Il est si bien adapté à ma paume et à mes doigts qu’il m’apporte un bien-être que je n’aurais jamais pensé éprouver avec un tel objet.

La chambre est silencieuse et je suis seul avec mon couteau dans la main. Je ne veux pas le lâcher, je ne peux plus le lâcher. Est-ce moi qui ai besoin de son contact doux et rassurant ? Ou est-ce lui qui commence à me dominer ? Mais quelle folie de ma part de penser qu’un couteau, certes joli mais somme toute banal, puisse m’imposer sa volonté au point de m’empêcher de l’abandonner quelques instants. En tout cas, le contact est si agréable que je vais avoir du mal à m’en passer, ne serait-ce que pour prendre une douche ou sortir dîner.

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Je reprends le couteau. Sa lame est légèrement teintée de rouge. Je pose la pointe sur le dessus de mon avant-bras gauche, j’appuie fermement et je tranche dans la chair. La plaie est longue et profonde et le sang s’échappe si vite qu’il n’a pas le temps de former les gouttelettes auxquelles je m’étais habitué. La douleur est forte mais elle ne me dérange pas. Elle va bientôt disparaître si je l’oublie. Après avoir longuement apprécié l’ensorcelant spectacle, j’utilise du coton pour interrompre l’hémorragie et je place rapidement une compresse que je serre fortement avec du sparadrap. La compresse devient rouge très rapidement et le sang continue de couler sur le lit. Une grande flaque se forme au milieu des draps. Je remets du sparadrap sur la compresse que je serre encore plus fermement pour arrêter l’hémorragie. Je ne suis pas inquiet, tout est normal, tout se passe comme je le souhaite. J’attends quelques minutes puis je me fais une longue coupure sur le dessus de l’avant-bras droit. La ligne est moins régulière que sur l’autre bras car je suis droitier mais elle me convient parfaitement. Après avoir joui pendant quelques instants de l’harmonie sanglante et douloureuse des deux bras blessés, j’éponge lentement le sang qui gicle, je place une compresse et du sparadrap. Tout est pour le mieux. Je ne pense plus à la douleur, je ne pense plus à rien.

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Après l’atterrissage à Paris, je prends un taxi pour rentrer chez moi. Je vais enfin retrouver ma femme, mes amis, ma famille. C’est surtout Valérie, ma femme, qui m’a manqué pendant ces deux semaines de voyage. Arrivé à mon domicile, je regarde le contenu de ma boîte aux lettres : elle est pleine. Valérie n’a semble-t-il pas ramassé le courrier depuis longtemps. Parmi les publicités et les factures, je trouve une lettre qui m’est adressée et je reconnais l’écriture de Valérie. Je me sens tout à coup mal à l’aise et déprimé, et je monte rapidement dans mon appartement. Tout est silencieux, bien rangé : il n’y a personne. Mes doigts tremblent en déchirant l’enveloppe : je me demande ce que Valérie a jugé nécessaire de m’écrire alors qu’elle aurait pu me le dire de vive voix. D’ailleurs pourquoi m’envoie-t-elle un courrier par la poste ? A-t-elle dû s’absenter pour une urgence ? Ses parents sont-ils malades ? Ou mes parents ? Je lis :

André,

Tu as dû être étonné de trouver cette lettre dans ton courrier. Mais je ne peux pas attendre ton retour et je ne veux pas te dire tout ça en face. Je préfère te l’écrire quand tu n’es pas là. Si tu le souhaites, nous pourrons en parler un jour, l’un en face de l’autre mais pour l’instant, je n’en ai pas envie. Je suis une lâche, c’est vrai, mais je ne désire pas croiser ton regard accusateur.

Depuis quelques mois, tu as pu constater que nos relations sont devenues difficiles. On ne peut pas vraiment parler de relations tendues, en fait il n’y a plus de relations entre nous. Nous vivons dans le même appartement mais nous nous comportons comme si nous étions des étrangers forcés de cohabiter pour des raisons d’économie. Quand tu rentres, tu manges, tu allumes la télé et tu regardes des programmes débiles. Tu m’adresses à peine la parole pour me demander des nouvelles de mon travail, de ma santé. Tu sais que je suis très sensible à certaines choses, des choses que les autres remarquent à peine. J’ai besoin de contact, j’ai besoin qu’on s’intéresse à moi, qu’on s’occupe de moi, j’ai besoin de me sentir aimée, de me sentir protégée, j’ai besoin de savoir que quelqu’un a besoin de moi. Je ne peux plus vivre comme nous vivons actuellement. Et je pense que nous n’avons pas, ni toi ni moi, envie de faire l’effort de nous rapprocher.

Je ne sais pas ce qui nous a amenés à cette situation : l’ennui naturel au bout de quelques années de vie commune, le regret d’avoir entamé une relation sans avenir, des reproches que nous avons l’un envers l’autre mais que nous n’osons pas formuler clairement. Ou peut-être autre chose que je ne connais pas. De toute façon, je ne me sens plus le courage de vivre aux côtés de quelqu’un avec qui je n’entretiens plus une relation intime, riche et vivante. Je me suis mariée, pas seulement pour cohabiter avec un partenaire, mais aussi pour me fondre dans un ensemble qu’on appelle un couple. Et notre couple n’existe plus. Je ne suis plus heureuse avec toi et je le regrette sincèrement. J’ai donc décidé de chercher le bonheur autre part.

J’espère que tu n’auras pas de remords en lisant ce mot. Mon intention n’est pas de te culpabiliser. Nous avons des torts en commun et je ne veux pas que tu te sentes le seul responsable de cet échec. J’en demande peut-être trop à la vie, mon idéal est peut-être trop difficile ou impossible à atteindre. Je vais peut-être me « ramasser », être encore plus malheureuse sans toi, je vais peut-être te regretter toute ma vie. Mais tant pis, j’ai bien réfléchi et je ne peux plus continuer à vivre avec toi.

Si j’étais optimiste, je dirais que cette séparation n’est peut-être pas définitive. Si nous voyons que nous ne pouvons pas vivre l’un sans l’autre, nous aurons toujours la possibilité de faire marche arrière, nous pourrons nous retrouver un jour, et peut-être qu’alors nous serons plus apaisés et plus heureux. Je ne connais pas le futur, mais aujourd’hui, je sais que je dois partir parce que je ne vois pas d’autre solution.

Adieu.

Valérie.

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Maintenant je connais bien le maniement du couteau et je sais quelle force et quelle vitesse permettent d’obtenir le plus bel effet. Je tranche profondément le haut du bras gauche. Le sang gicle et la douleur est insoutenable. Rapidement, pour ne pas m’affaiblir en perdant trop de sang, j’éponge avec du coton et je serre fermement une compresse contre la plaie. La viscosité du sang empêche la colle du sparadrap d’adhérer correctement et je suis obligé d’en faire passer plusieurs épaisseurs autour du bras. J’attends un peu que la douleur s’estompe et que l’hémorragie se calme avant de trancher le bras droit.

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Qu’ai-je fait pour qu’elle me quitte aussi brutalement ? Je n’ai rien vu venir, jamais je n’aurais soupçonné qu’elle était malheureuse avec moi. J’ai du mal à tenir sur mes jambes et pour ne pas tomber je me retiens à un fauteuil qui bascule en m’entraînant dans sa chute. Ma tête s’est cognée brutalement contre un des pieds du fauteuil et ça me met en colère. Je ramasse le fauteuil et je le lance contre la vitrine d’un meuble qui en éclatant projette des milliers d’éclats de verre dans le salon. Je fais glisser rapidement ma main sur le dessus des meubles et les bibelots, les vases, les cendriers tombent par terre et se cassent. Je vide tous les meubles en jetant leur contenu sur le tapis. Je trépigne de rage, je hurle et je piétine tous les débris qui jonchent le sol. J’attrape une chaise et je la lance violemment vers la télévision dont le tube se fendille mais n’implose pas, ce qui me met encore plus en colère. Je prends la télévision dans mes bras et je vais jusqu’à la cuisine où je la lâche sur le carrelage dur. Je retourne dans le salon et je continue à casser tout ce qui me tombe sous la main. J’ai envie d’incendier l’appartement pour tout détruire, je voudrais effacer toutes les traces de la présence de Valérie afin qu’aucun objet ne me rappelle son existence. Mais je suis trop fatigué, je m’effondre sur le tapis au milieu des débris et je commence à sangloter.

Après cet instant de folie destructrice, je reste prostré pendant des heures avant de retrouver mon calme. Je me relève lentement et je détache les éclats de verre qui se sont plantés sur mes mains et mes genoux. Je constate l’effroyable désordre de l’appartement. J’aime l’ordre et la propreté et ça me rend malade de voir l’appartement dans cet état. Alors, pour m’occuper et ne plus penser, je commence à tout ranger. Je remarque un cahier avec une élégante couverture en cuir. Je ne l’avais jamais vu. Il était certainement caché quelque part mais, au milieu de ce désordre, je ne peux pas savoir d’où il provient. Je l’ouvre : c’est le journal intime de ma femme. Pourquoi l’a-t-elle laissé ? En temps normal, je ne me serais jamais permis de le lire. Mais dans les circonstances actuelles, je n’hésite pas et je commence à le feuilleter. Les premières pages sont sans intérêt et je les survole rapidement. Puis j’arrive aux dernières pages et je lis :

Mardi 14 décembre :

Journée sans intérêt. Tout est calme au bureau. A la maison, rien à signaler à part l’ennui.

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Je pose le couteau sur ma poitrine, sous le sein gauche, et je tranche rapidement en traçant une belle ligne droite. Le sang sort abondamment de la plaie et coule sur mon torse pour se répandre sur le lit. Je découpe ensuite sous le sein droit et je regarde le sang s’écouler. Je souffre horriblement mais je suis content de voir tout ce sang dégouliner. Puis je m’éponge la poitrine avec du coton et je place des compresses sur les deux blessures. Les pansements sont rapidement imprégnés et ils n’empêchent pas l’hémorragie de continuer. Ce n’est pas grave, les blessures vont bientôt se refermer. Les draps sont si trempés que j’ai l’impression de naviguer sur une rivière de sang qui me conduit vers l’oubli.

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Mercredi 15 décembre :

Calme. Ennui. Routine. Rien à signaler. Je crois que je vais cesser de tenir ce journal. A quoi bon répéter tous les jours les mêmes mots ? Calme, ennui, routine, rien à signaler. Si je tenais mon journal sur un ordinateur, il me suffirait de faire un copier/coller de ces quelques mots du 1er janvier au 31 décembre. Je pourrais aussi y consigner la météo ou le programme télé ou les nouvelles du journal télévisé, ce serait finalement plus intéressant. Mais comme journal intime, il ne me sert plus à rien. Je n’ai plus d’incidents intimes à y noter depuis très longtemps. André m’ennuie et semble s’ennuyer avec moi. Mes amis me barbent. Je n’ai pas rencontré quelqu’un d’intéressant depuis bien longtemps, que ce soit chez moi, dans les transports ou au travail. Tout est devenu ennuyeux, à moins que je ne sois à l’origine de mon propre ennui, moi qui ne supporte plus personne, moi qui ne vois plus d’intérêt à rien ni à personne. Quelque chose me manque dans ma vie et tout m’embête. Mais qu’est-ce qui me manque ? Peut-être la liberté…

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Avant de recommencer, j’attends que le sang s’arrête de couler de mes multiples plaies. Je retire de temps en temps les pansements dégoulinants et je les remplace par des pansements secs. Heureusement j’ai tout prévu et j’ai suffisamment de compresses pour aller jusqu’au bout de mon voyage dans la souffrance. Je ressens une douleur épouvantable sur tout le corps mais, en m’efforçant de l’oublier, elle me semble moins intense, plus lointaine comme si elle ne me concernait pas. Je fais passer mon doigt sur les pansements et j’appuie doucement pour vérifier la réalité des plaies recouvertes. L’hémorragie va bientôt cesser et je vais pouvoir reprendre mes bienfaisantes scarifications.

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Samedi 18 juin :

André est parti. Malheureusement son départ n’est pas définitif. Il a souhaité passer ses quinze jours de vacances au Maroc et il voulait m’y entraîner avec lui. J’ai refusé, en prétextant des problèmes au travail qui m’empêchaient de m’absenter à cette période. J’ai bien fait. Il est parti depuis deux jours et je me sens revivre. Je peux rentrer quand je veux, faire ce que je veux sans qu’il soit derrière mon dos à me faire des remarques ou des reproches. Ce matin j’ai fait tomber un verre en remplissant le lave-vaisselle et j’ai été heureuse qu’il ne soit pas là pour se moquer de ma maladresse. Hier, j’ai oublié le rôti dans le four et, quand je l’ai sorti, il était carbonisé. J’ai dû me contenter d’une salade pour le dîner, mais au moins il n’était pas là pour me reprocher ma distraction. Je vis enfin pour moi, rien que pour moi. 

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Je me suis endormi. Combien de temps ? Je ne sais pas. J’ai rêvé d’un couteau tranchant, de sang inondant mon lit, de pansements qui me couvraient le corps. Et de douleur. C’était un horrible cauchemar. Mais… était-ce un cauchemar ?

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Jeudi 23 juin :

C’est décidé. Je le quitte. J’ai préparé mes bagages et je pars demain. En attendant de trouver un logement, je prendrai une chambre dans un hôtel, loin d’ici. Et il ne saura pas où me retrouver. Je viens de lui écrire une lettre d’adieu dans laquelle j’ai tenté de ne pas être trop méchante. Après tout, il n’y est peut-être pour rien dans cette situation. C’est peut-être moi qui suis responsable de la lente dégradation de nos rapports. Je déposerai la lettre à la poste en sortant. Avant de partir, je vais nettoyer et bien ranger l’appartement pour qu’il ne me fasse pas des reproches au sujet de l’entretien. J’ai aussi rempli le réfrigérateur et le congélateur. C’est la dernière fois que je me comporte en bonne ménagère pour lui.

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J’ai la peau du visage tendue comme si le contenu de ma tête allait s’échapper. Les pores s’élargissent, la peau se fendille, je sens des déchirures sur mes joues, sur mes pommettes, sur mon front. Je vais éclater et je vois au loin des visages d’enfants brillants et ricanants. Ils ont de grandes dents pointues et coupantes et leurs cheveux lumineux sont hérissés. Ils s’approchent de moi et…

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Vendredi 24 juin :

Je pars ce soir. En sortant du travail, je passerai pour prendre mes bagages. Je tourne la page sur un moment de ma vie et je n’ai pas l’intention de revenir en arrière.

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Les enfants s’approchent, s’approchent et je pointe le couteau dans leur direction pour leur faire peur, pour me défendre. Ils s’approchent toujours, rien ne les arrête. Ils ricanent, ils sont cruels. Ils se moquent de moi, de mon malheur, de ma peur, de ma douleur. Derrière eux, tout est blanc, si blanc que j’en suis ébloui. Derrière eux, il n’y a que le vide. Je fais des moulinets avec le couteau pour éloigner ces visages ricanants. Ils s’approchent toujours, leurs bouches sont grandes ouvertes et leurs dents pointues brillent. Je continue à faire des mouvements de plus en plus larges avec le couteau. Ils s’approchent encore et je ressens une douleur de plus en plus vive, j’ai du mal à respirer. Ils sont presque à côté de moi, ils vont me toucher, ils sont sur moi, ils m’étouffent.

Le couteau sanglant

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Vendredi 15 juillet :

Ce que j’écris va ressembler à un gribouillage infâme car ma main tremble et j’ai du mal à tenir le stylo. Mais, malgré l’émotion qui ne me quitte plus, il faut que j’écrive. Je ne dois pas garder tous ces souvenirs dans les recoins sombres de mon cerveau d’où ils ressurgiraient indéfiniment. Ils doivent être écrits pour que je puisse les oublier ou du moins en atténuer la violence. Et quel meilleur support que ce journal intime ? Il est, après tout, à l’origine de tout ce qui est arrivé. Quand j’aurai fini d’écrire, je le rangerai au fond d’une armoire, très loin, pour essayer de ne plus jamais y penser.

Par où commencer ? Malgré mes efforts, ma mémoire est encore obscurcie par l’horreur et je ne me souviens nettement que d’une vision effroyable. Je ne peux pas empêcher mon cerveau de rejouer cette scène, quand je l’ai vu sur le lit, et c’est comme si je revoyais en boucle, éternellement, le même passage d’un film d’horreur. Je ne pense pas pouvoir analyser les faits avec un détachement suffisant pour les relater clairement mais je vais essayer.

Suis-je responsable de ce qui est arrivé ? Oui, je suis responsable et même coupable. Coupable d’avoir laissé ce journal intime, coupable d’avoir écrit cette affreuse lettre. Comme je l’avais prévu, il a trouvé la lettre et le journal. Après, je ne sais pas précisément ce qui s’est passé mais je le devine sans peine. La lettre était ouverte et j’ai trouvé près du lit le journal ouvert sur la dernière page et il semblait me désigner comme responsable du drame.

La première chose que j’ai vue en entrant dans la chambre c’est le lit… Comment décrire la scène ? Je suis encore trop bouleversée et je vais me contenter de relater ce que j’ai vu, tel que je l’ai vu, en essayant de contenir mon émotion.

André rentrait de son voyage au Maroc le 5. Bien sûr, je ne souhaitais pas le rencontrer dès son retour, je ne suis donc passée le voir que quelques jours plus tard. Quand je suis entrée, l’appartement était complètement saccagé. Tous les meubles avaient été vidés et leur contenu avait été jeté par terre et piétiné, la télévision gisait en mille morceaux dans la cuisine, la chaîne hi-fi, les bibelots, les pendules, tout était cassé et irrécupérable. En voyant ce gâchis, j’ai deviné qu’André n’avait pas pris aussi bien que je le pensais notre rupture. Et j’ai même soupçonné vaguement qu’il s’était passé quelque chose de beaucoup plus grave car ce n’était pas dans ses habitudes de se mettre en colère. Effrayée et inquiète, j’ai fait le tour de l’appartement et je suis entrée dans la chambre. Et c’est là que je l’ai vu.

Samedi 16 juillet :

Il était étendu sur le lit, nu. Sa main tenait un couteau. Son corps était horriblement mutilé. Sa gorge était tranchée…

Dimanche 17 juillet :

Je me suis arrêtée d’écrire assez longtemps, pour tenter de me calmer et de dormir. Pour y parvenir, j’ai dû prendre beaucoup de cachets. Maintenant je suis plus calme mais je ne vais pas tarder à me rendormir, assommée par toutes les pilules que j’ai absorbées. Je dois terminer rapidement cette confession pour ranger définitivement ce journal et l’oublier. Je dois tout oublier. Quel gâchis ! Quel affreux gâchis ! Et dire que c’est moi qui en suis responsable. Pourtant je ne voulais pas ça. Je voulais au contraire que tout s’arrange. Et en voulant trop en faire, j’ai tout détruit.

Mon cher André, tu n’es plus là pour m’entendre mais je vais quand même m’adresser à toi. André, mon amour, non, je ne m’ennuyais pas avec toi, je n’ai jamais songé à te quitter, je ne voulais pas vivre sans toi, je ne pouvais pas vivre sans toi. Non, je n’ai jamais cessé de t’aimer, je ne cesserai jamais de t’aimer même maintenant que tu as décidé de m’abandonner.

Je voulais… quoi ? Je ne sais pas. Je désirais peut-être ajouter un peu de piquant dans notre relation, lui apporter un peu d’originalité, un peu de romanesque. J’ai donc tout imaginé, j’ai créé une histoire qui aurait dû bouleverser un moment notre relation mais qui ensuite l’aurait renforcée. C’est à ça que j’ai pensé en écrivant des mensonges dans mon journal. Car, vois-tu, le journal que j’ai laissé traîner dans l’appartement, pour que tu le trouves sans difficulté, était un faux journal. Son contenu n’était qu’une fiction que j’avais créée, une histoire que j’aurais voulue belle et romantique avec une fin tendre et heureuse.

Une plaisanterie, ce n’était qu’une bonne blague. Comment as-tu pu croire que je souhaitais te quitter ? Je pensais que tu comprendrais que toute cette histoire était fausse, que tout avait été inventé de toutes pièces par moi. J’ai inventé l’ennui dont je parlais dans mon journal, j’ai inventé la fin de notre liaison, j’ai inventé mon départ. Pour que ça ait l’air vrai, pour que tu sois persuadé que j’étais partie pour toujours, je me suis amusée à écrire une belle lettre de rupture. J’avais l’intention de te laisser seul pendant quelques jours, puis de revenir. Et nous aurions fêté joyeusement nos retrouvailles avec le champagne que j’avais acheté pour cette occasion et que j’ai laissé volontairement dans le réfrigérateur avant de partir pour que tu y voies une sorte de clin d’œil amusant. J’ai fait tout ça par amour pour toi. J’ai inventé ce journal et cette lettre pour que nous riions ensemble, pour que nous nous aimions encore plus fort. Je voulais tellement que nous terminions notre vie dans les bras l’un de l’autre, comme le font les héros romantiques. Mais malheureusement, tu as décidé, à cause de mon trop-plein d’imagination, d’achever ta vie sans moi. Cette histoire aurait dû être une comédie mais le dénouement m’a échappé et elle s’est transformée malgré moi en tragédie.

J’ai tout détruit et je ne peux pas m’empêcher de me poser des questions sur mes vraies intentions lorsque j’ai imaginé cette plaisanterie. Je me demande si je n’ai pas provoqué volontairement cette catastrophe. N’est-ce pas une sorte de désir sadomasochiste qui m’a poussée, la volonté de détruire ce que j’aimais le plus au monde ? N’ai-je pas inconsciemment fait ce qu’il fallait pour m’autodétruire ? En inventant cette histoire cruelle, ne me suis-je pas automutilée moralement comme tu l’as fait physiquement ? Je ne sais pas. Mais maintenant je me sens très seule et l’avenir me paraît bien sombre et infiniment triste.

Heureusement, si un jour la vie me semble trop difficile ou trop longue sans toi, il me reste le couteau que j’ai caché dans le tiroir de la table de chevet, près du lit…
 
Le couteau



Le 16 février 2005.

Fabrice Guyot.