« Nous avons
le plaisir de vous annoncer que vous êtes invité le 15
juin à 20h à un concert exceptionnel avec
Ieïytzyÿysö Beuajdiöï et le grand orchestre de
Yoïdnbnxgdôöü. Nous espérons que vous
passerez un excellente fin de journée dans nos
murs ».
La faute d’orthographe sur « un excellente fin de
journée » ne me choque pas trop mais je suis un peu
étonné de recevoir cette invitation de l’ambassade de
Roumanie. Et embarrassé. Je n’ai pas de relations
particulières avec la Roumanie, je n’y ai jamais mis les pieds,
même pas comme touriste. D’ailleurs je suis bien incapable de la
situer exactement sur une carte, elle est quelque part à l’est
mais je confonds un peu la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie, la
Slovaquie, etc. Quelle est la capitale de la Roumanie ? Je suis
sûr de pouvoir m’en souvenir… mais il me faudra un peu de temps.
Alors pourquoi ai-je reçu cette invitation ? Elle m’est
bien adressée puisque l’enveloppe comporte mon nom et mon
adresse qui sont répétés clairement sur le carton
d’invitation et je n’ai pas d’homonyme dans mon immeuble. Je me pose
toutes ces questions, mais je suis quand même un peu
flatté, je suis invité dans une ambassade, alors je ne
vais pas faire la fine bouche.
L'ambassade
Je me présente devant l’ambassade le jour J et à l’heure
convenue. Je pensais trouver une petite foule en attente devant
l’entrée. Je suis arrivé stratégiquement ni trop
tôt ni trop tard pour me mêler incognito à la foule.
Mais il n’y a personne devant la grille de l’ambassade. La rue est
étroite, il y a quelques passants qui circulent, mais je suis
tout seul à attendre. Je passe, je regarde, je repasse, je
re-regarde, personne à l’extérieur, personne à
l’intérieur. Tant pis, il est l’heure, il faut entrer. J’appuie
sur la sonnette. Un vigile avec un air assez peu aimable se
présente.
- Bonjour. Je viens pour le concert.
- Ici, c’est l’ambassade de Roumanie… Pas de concert.
- Vous êtes sûr ?
- Ici, c’est l’ambassade de Roumanie… Pas de concert.
L’accent roumain est plaisant mais le ton est plutôt
désagréable et son vocabulaire en français est
assez limité (mais tout de même meilleur que le mien en
roumain). Heureusement il est derrière la grille, il ne peut pas
me mordre. Mais ça commence plutôt mal. Je m’en
vais ? J’insiste ? Je vérifie d’abord mon carton
d’invitation. C’est bien la bonne ambassade, le bon jour, la bonne
heure, la bonne adresse. A priori tout est bon sauf le cerbère
qui ne veut rien savoir. Et en plus c’est difficile de négocier
avec lui car il a déjà disparu dans l’ambassade où
il a certainement plein de choses importantes à faire… c’est
quand même l’ambassade de Roumanie… J’appuie de nouveau sur la
sonnette. Je m’attends à ce qu’il soit encore plus
déplaisant que la fois précédente, puisque j’ose
le déranger dans son travail hautement stratégique (faire
la sieste, draguer la femme de ménage, regarder le match
Roumanie/Slovaquie…). Il revient sans rien dire, mais je pense qu’il
souhaiterait me donner un bon coup de pied quelque part pour se
débarrasser définitivement de moi.
- C’est encore moi… Je suis désolé de vous
déranger mais je vous assure qu’il y a un concert prévu
à l’ambassade. Regardez mon invitation, c’est bien ici.
Il me prend brutalement mon carton d’invitation, il le regarde et il
retourne dans l’ambassade sans un mot. J’ai tellement l’impression de
l’embêter que j’ai bien envie de m’en aller. Ce n’est pas comme
ça que j’imaginais la soirée. La foule, une grande salle
dorée avec des lustres, un grand orchestre, la cantatrice au
milieu. Le concert a peut-être été annulé
sans que j’en aie été averti. Ou il s’agit d’une
plaisanterie bête, mais le carton d’invitation comporte
l’en-tête de l’ambassade dont le personnel, je pense, est trop
sérieux pour s’amuser à faire ce genre de blague.
Le cerbère revient enfin, un peu plus sociable, mais pas au
point de me prendre dans ses bras.
- Entrez. Mmmm… attendu.
Je suis attendu ? Ah ! Mais c’est donc ça. Le concert
va commencer, ou a déjà commencé, et je suis le
dernier arrivé. Et en plus on m’attend. Ma présence
incognito est un peu compromise mais ça explique qu’il n’y ait
pas eu de foule devant l’entrée puisque tout le monde est
déjà à l’intérieur. Et comme c’est une
réception privée, le vigile a pour mission de ne faire
entrer personne d’autres.
Je rentre dans l’ambassade en suivant laborieusement le gardien qui
m’entraîne dans une course d’endurance. Je ne dois pas le perdre
de vue car l’ambassade a un style dans le genre colossal. Nous
parcourons des couloirs, des antichambres, nous montons des escaliers,
nous passons par des paliers, nous traversons des salles grandes comme
des terrains de football. Contrairement à mon appartement, ici
ce n’est pas l’espace qui manque mais les objets pour le remplir. Il y
a peu de meubles, pas de table, pas de vitrine, pas
d’étagère. Sur le moindre palier, on pourrait mettre deux
fois mon appartement, salle de bains et toilettes comprises. Et
peut-être même quatre fois en comptant la hauteur du
plafond. Des tableaux, des sculptures, des dorures, des lustres, des
moulures. C’est très tape-à-l’œil tout ça. A
l’époque de la construction de ce palais, on ne cachait pas
encore son argent en Suisse, on l’étalait à
l’intérieur des hôtels particuliers. Personnellement, je
préfère le style « Conforama » de
mon appartement, c’est plus intime et, l’hiver, c’est plus facile
à chauffer. Mais pour épater les copains, un beau palais
comme ça, il n’y a rien de mieux.
Après avoir parcouru des kilomètres, le vigile frappe
à une porte, me fait entrer puis ressort. Je croyais être
venu pour un concert et je me retrouve dans une salle qui a la taille
d’une salle de concert, mais avec seulement un bonhomme chauve, assis
derrière un bureau. Il me montre un siège face à
lui. Je suis apparemment condamné à lui faire la
causette, alors je m’assois.
- buna seara… commence-t-il.
Au moins il est poli car j’ai comme l’impression que ça veut
dire « bonsoir ». Il continue en français,
avec un très léger accent roumain :
- Bonsoir.
Ah ! J’avais raison. Je connais finalement assez bien le roumain.
- Je vois que vous êtes un peu surpris, continue-t-il.
- Oh ! A peine… Je me demande comment vous allez vous
débrouiller pour remplacer, tout seul, la cantatrice et
l’orchestre. Et le public aussi, car je ne pense pas avoir très
envie d’applaudir.
- Je suis désolé, c’est un malentendu…
Il a l’air de bien s’amuser, à mes dépens. Mais
après tout, c’est naturel. Si j’ai été assez
bête pour tomber dans son piège, c’est normal qu’il soit
content. Mais ça m’énerve quand même un peu :
- Comment ça, un malentendu ! L’invitation m’était
adressée. Elle concernait un concert et je ne vois pas de
concert. Il n’a quand même pas été annulé
parce que j’ai reçu l’invitation par erreur.
- Mais il n’y a pas eu d’erreur de personne. L’invitation vous a
été envoyée parce que je voulais vous rencontrer.
Quant au concert ce n’était pas vraiment une erreur,
c’était un petit mensonge. Ici c’est une ambassade
sérieuse. Il n’y a jamais eu de concert à l’ambassade et
il n’y en aura jamais.
- Pourquoi vouliez-vous me rencontrer ? Je ne vois vraiment pas
à quoi je peux vous servir. Qui êtes-vous ?
Il regarde sur son bureau à la recherche de quelque chose. Si
c’est un papier qu’il cherche, il va avoir beaucoup de mal à le
trouver car son bureau en est rempli. Ils sont de toutes les couleurs,
emballés dans des dossiers ou disposés anarchiquement, en
boule, pliés, découpés, déchirés,
mâchonnés, tachés, dactylographiés,
imprimés, griffonnés, vierges. Tiens ! Il n‘a pas de
cocottes en papier ! Il m’a peut-être invité pour que
je lui apprenne à les faire. Mais ma spécialité,
c’est plutôt les avions en papier que je peux faire voler sur 3
ou 4 mètres. Après une petite hésitation, il prend
son ton professoral pour m’expliquer :
- Je ne vous dirai pas qui je suis. Sachez seulement que je travaille
à l’ambassade et que j’ai été dentiste dans le
passé, ce qui ne vous intéresse pas du tout, je pense.
- Non, pas vraiment. A moins que vous ne vouliez m’arracher une dent.
- Non, pas encore…
Un petit silence, un peu inquiétant car je hais les dentistes.
Puis il reprend :
- Avant de vous expliquer pourquoi vous êtes là, je
souhaiterais vous faire un petit rappel historique. Je suppose que vous
n’avez pas jugé utile de vous renseigner sur l’histoire de ce
lieu. Vous êtes dans l’hôtel de Béhague qui a
été acheté par l’état roumain en 1939 et
qui sert d’ambassade depuis cette date. A l’origine il y avait deux
bâtiments, le grand hôtel et le petit hôtel qui ont
été construits en 1867. Le grand hôtel a
été complètement démoli en 1893 ainsi
qu’une partie du petit hôtel pour construire le bâtiment
dans lequel vous vous trouvez maintenant. Seulement quelques
éléments du précédent bâtiment ont
été conservés, tels que les boiseries.
Voilà ce que nous disent les livres d’histoire.
Il est toujours en train de chercher au milieu du fouillis
indescriptible entassé sur son bureau. Il a dû perdre
quelque chose de vraiment très important car il semble
énervé. Il continue :
- Mais les livres parlent rarement des choses triviales comme les
fondations, les soubassements, les souterrains, les caves. Or le nouvel
hôtel a été construit sur les anciennes fondations.
Et donc les souterrains de l’ancienne construction ont
été conservés et nous ne savons pas pourquoi. Les
fondations étaient peut-être en bon état mais nous
voulons savoir s’il n’y aurait pas une autre raison.
- Je ne vois pas en quoi je suis concerné par les souterrains
d’un palais construit il y a plus d’un siècle.
Et c’est vrai que je ne me sens pas vraiment concerné ni par le
bâtiment ni par toutes ces histoires de mystérieux
souterrains. Il inspecte toujours son bureau, en remuant le
désordre et en déstabilisant les piles instables de
dossiers. Il pousse de profonds soupirs et ses mains tremblent
légèrement. Quelques papiers en surplus tombent par
terre. La femme de ménage ne va pas être contente… Si
j’étais lui, je prendrais tous ces beaux papiers que je
transformerais en belles boules bien rondes et bien dures et je ferais
des paniers dans la corbeille placée à trois
mètres. C’est souvent l’activité la plus excitante dans
un bureau lorsqu’on a terminé de dénigrer le
collègue qui vient juste de s’absenter.
- Vous vous appelez bien Destailleur, n’est-ce pas ? me
demande-t-il.
- Oui…
- Votre père s’appelait bien Destailleur ?
- Evidemment…
- Savez-vous que l’architecte de 1867 s’appelait Destailleur ?
- Non.
- Et que l’architecte qui a tout reconstruit en 1893 s’appelait
Destailleur ?
- Ah ! C’est curieux.
- Ce n’est pas un hasard. C’était le fils du premier.
- Si j’ai le même nom que ces deux architectes, ce n’est pas non
plus un hasard, c‘est ce que vous allez me dire, n’est-ce pas ?
- Eh oui, si vous aviez fait l’effort de vous renseigner sur votre
généalogie, vous sauriez que vous êtes
l’arrière-petit-fils de l’architecte de 1893 et donc
l’arrière-arrière-petit-fils de l’architecte de 1867.
- C’est un honneur pour moi. Mais qu’est-ce que je peux faire ?
C’est toujours agréable d’apprendre qu’on a des ancêtres
qui ont construit de belles choses solides et durables. Mais je n’en
vois pas trop l’intérêt pour moi, mon solde
débiteur en banque est très solide, mes factures
impayées formeront bientôt une solide construction de
trois étages et je vois mal mes aïeuls sortir de leurs
tombeaux pour venir m’aider. L’ex-dentiste a bouleversé tous les
papiers et dossiers empilés sur son bureau, sans avoir
trouvé, apparemment, ce qu’il cherche. Ses mains tremblent de
plus en plus. Heureusement qu’il est chauve car, s’il avait des
cheveux, il s’en arracherait quelques poignées.
- Le Destailleur de 1893, continue-t-il nerveusement sans lever les
yeux de son bureau et en bégayant un peu, a donc construit le
nouveau bâtiment sur les souterrains de l’ancienne construction.
Si Marie de Béarn lui a commandé les travaux ce n’est
peut-être pas à ses talents d’architecte qu’elle faisait
appel mais au fils de l’architecte de 1867 qui disposait, après
la mort de son père, des plans des souterrains. Or ces plans ont
disparu. Ils sont introuvables dans les archives et les
bibliothèques que nous avons fouillées. Et nous en avons
besoin pour explorer ces souterrains. Voyez-vous, nous aimons savoir ce
que nous avons sous nos pieds. Nous voulons ces plans.
Tout à coup, il se lève, va ouvrir la porte et se met
à crier quelque chose en roumain à quelqu’un qui lui
répond calmement dans la même langue. C’est très
gênant de se retrouver au milieu d’une discussion aussi
animée dans une langue qu’on ignore. A la place du concert,
j’aurais au moins eu droit à des aboiements spectaculaires,
même s’ils ne sont pas très harmonieux. Quand il revient,
il a un léger tic à l’œil droit que je n’ai pas encore
remarqué. Et ses mains continuent de trembler. Il se rassoit en
bousculant son bureau, quelques feuilles de papier s’envolent et
retombent à terre. Mais qu’il est nul ! Il n’a même
pas réussi à faire tomber un seul papier dans la poubelle.
- A propos, connaissez-vous Isadora Duncan ? me demande-t-il.
C’est une question un peu bizarre. Je ne vois pas le lien avec la
discussion de tout à l’heure. Il a peut-être oublié
où en était restée notre conversation quand il est
parti hurler dans le couloir. Je lui réponds quand
même car, de toute façon, ma soirée est fichue
et je n’ai rien d’autre à faire.
- Oui… de nom. J’ai vu un film sur sa vie où l’actrice dansait
tellement mal que j’ai préféré oublier le reste du
film. A part sa mort qui est assez… particulière.
- Savez-vous qu’elle a dansé dans la salle byzantine de cet
hôtel en 1909 ? La suite de sa vie a été
plutôt dramatique : en 1913 ses deux enfants meurent
noyés dans une voiture tombée dans la Seine, en 1925 son
mari se suicide après l’avoir abandonnée, en 1927 elle
s’étrangle avec son foulard dont une extrémité
s’est enroulée sur une roue de sa voiture en marche. C’est
triste, n’est-ce pas ?
- Oui, je crois…
- Avez-vous les plans des souterrains ?
Les souterrains ?
On ne peut pas avoir une conversation sérieuse sans qu’il pense
aux souterrains. C’est une idée fixe. Et son tic à l’œil
m’agace. Et ses mains tremblantes m’énervent. Et ses fouilles
solitaires dans les profondeurs paperassières de son bureau de
fonctionnaire pépère m’exaspèrent. Bref, je lui
réponds :
- Ca ne doit pas être si compliqué d’explorer vos
souterrains sans plan. Il n’y a pas des kilomètres à
parcourir, je pense.
- Eh si !… Ces souterrains ont été conçus
comme des labyrinthes. Des labyrinthes à plusieurs niveaux pour
bien compliquer les choses. Les architectes de cette époque
étaient très joueurs... A moins que la commanditaire des
travaux ait voulu cacher quelque chose… Nous y avons envoyé des
dizaines de membres de l’ambassade, accompagnés de chiens, et
nous ne les avons jamais revus, ni les chiens ni les humains. C’est
bizarre, non ?
- J’espère que les chiens ont survécu…
- Dites-moi franchement si vous avez les plans des souterrains et je
vous laisserai partir.
- Vous pensez que j’ai ces plans ?
Apparemment je suis indispensable pour la survie de l’ambassade. Il
jette toujours des regards angoissés sur son bureau.
J’espère qu’il ne cherche pas un couteau pour m’égorger…
ou une pince de dentiste pour m’arracher une dent.
- C’est ce que je crois, me répond-il. Avez-vous ces plans ?
- Ca ne vous regarde pas.
Je me lève pour partir, car il me semble que notre conversation
a assez duré.
- Puisque vous êtes si acharné à ne rien dire, me
dit-il, nous allons employer les grands moyens. Et d’abord vous ne
sortirez pas d’ici. Nous allons faire un petit tour dans ces
souterrains, tout au moins dans la partie que nous connaissons. Nous
pouvons même vous y abandonner et nous ne vous reverrons
peut-être jamais, sauf… si vous en connaissez par cœur les plans.
C’est un bon moyen pour vous forcer à avouer, n’est-ce pas ?
- Non, je ne descendrai jamais dans vos maudits souterrains. Je
déteste les souterrains.
Il commence à devenir méchant. Il fouille toujours son
bureau avec ses mains tremblantes. Il s’arrête de temps en temps
pour pianoter nerveusement en me lançant des regards hostiles.
- Mince… MON STYLO… Mais où est passé mon stylo ?…
C’est donc un stylo qu’il cherche si fébrilement. Pour me crever
les yeux ou pour me signer un chèque ? Il se tourne vers
moi :
- Avez-vous vu mon stylo ?
- Non…
- Mais c’est vous qui… Mon stylo, qu’avez-vous fait de mon stylo ?
- Mais je n’ai pas touché à votre stylo. Je n’ai rien
pris. Il ne m’intéresse pas du tout votre stylo.
- Mais… il a bien disparu ce stylo. Vous ne sortirez jamais d’ici si
vous ne me rendez pas mon stylo ! Je l’avais il y a dix minutes…
Vous êtes le seul à être entré ici, vous
êtes donc le seul suspect. Avouez que vous l’avez volé et
rendez-le moi tout de suite.
- Mais je n’ai rien volé. Dans toute ma vie, je n’ai jamais
volé un stylo.
- Si vous ne le rendez pas tout de suite, je vous arrache une dent,
puis une deuxième, puis une troisième. Je vous arrache
même toutes les dents, s’il le faut. Je veux mon stylo.
Mais il est fou. Moi, lui voler un stylo… Il vient devant moi et me
prend brutalement par le col.
- Si vous ne le rendez pas immédiatement, je dis bien
IMMEDIATEMENT, vous ne sortirez JAMAIS d’ici.
Il insiste bien sur le mot « jamais ». Et il
commence à me fouiller. Je le repousse violemment, il se prend
les pieds dans le tapis et il s’effondre par terre. Ses hurlements de
fou sont certainement entendus de l’extérieur car le vigile
entre et me saute dessus. J’essaie de me dégager mais il est
beaucoup plus costaud que moi. Il m’entoure de ses bras et je ne peux
plus faire aucun mouvement. L’autre se relève, prêt
à continuer la fouille corporelle et peut-être à me
maltraiter quand, tout à coup, il regarde sur son bureau dont
une bonne partie du contenu se trouve maintenant par terre. Il
déplace une feuille de papier et découvre un stylo
dessous.
- Oh ! Je l’ai retrouvé, dit-il doucement.
Il le caresse tendrement puis fait signe à son acolyte de me
lâcher. Après avoir desserré son étreinte,
le vigile reste dans mon dos, prêt à m’assommer en cas de
besoin.
- Rasseyez-vous, s’il vous plait, me dit le chauve. Je suis
désolé de vous avoir accusé, il était
là, bien caché. J’ai besoin de mon stylo pour
réfléchir. Certains ont besoin d’une cigarette, d’autres
se grattent le crâne ou se rongent les ongles. Moi, j’ai besoin
de mon stylo.
Son tic à l’œil s’est un peu atténué et ses mains
tremblent moins. C’est peut-être l’effet apaisant du stylo. En
continuant de le manipuler gentiment, il regarde la feuille qui
recouvrait son précieux stylo à penser.
- Oh ! Tiens. C’est bizarre. Vous vous appelez Destailleurs.
- Oui, je vous l’ai déjà dit. C’est d’ailleurs le nom qui
se trouve sur la carte d’invitation que vous m’avez envoyée. Et
j’ajoute, même si vous vous en fichez, que je regrette
d’être venu.
- Ce que je veux dire, c’est que vous vous appelez Destailleurs avec un
S à la fin et non Destailleur sans S comme les architectes.
- Oui, avec un S à la fin. S comme sortie et je veux sortir.
- Alors… Faites-moi voir votre carte d’identité.
- Mais… Je ne suis pas venu ici pour subir un contrôle
d’identité. Je n’ai pas de raison de vous montrer ma carte
d’identité… Ce que je veux c’est partir et ne plus jamais vous
revoir.
- Montrez-moi votre carte d’identité ou… sinon…
Avec le vigile dans mon dos, je n’ai pas le choix. Je sors ma carte
d’identité et je la lui montre.
- Avec un S, mais ça change tout. Vous n’avez donc rien à
voir avec les architectes. Vous êtes en train de me faire perdre
mon temps. Vous ne pouvez pas avoir les plans. Pourquoi ne pas l’avoir
dit plus tôt ?
- Mais je vous l’ai dit…
- Ah bon ? Allez, disparaissez tout de suite et je vous prierais
de ne plus jamais revenir nous importuner. C’est quand même une
ambassade, ici. C’est sérieux. Nous n’avons pas besoin de
perturbateur comme vous. Allez, partez !
Le vigile me raccompagne un peu plus brusquement qu’à l’aller et
me jette presque dans la rue. Ouf, je m’en suis bien tiré. J’ai
cru, à un moment, que je n’en sortirais jamais. J’ai même
réussi à conserver toutes mes dents. Mais je regrette de
ne pas avoir pu visiter les souterrains car, contrairement à ce
que j’ai dit, j’adore les souterrains.