La rue… Le roulement des voitures, le bruit pétaradant
des scooters, le crissement des freins, le ronflement des moteurs, le
rugissement des pneus, les klaxons stridents. Derrière les
relents puants d'essence mal brûlée, on sent l’odeur
de la ville et de ses habitants dégoulinants d’humeurs
sombres et pestilentielles. La porte grande ouverte du bar semble
m’accueillir. J'entre, et je me réfugie dans le coin le
plus éloigné de la porte. J’espère y trouver
le calme. La radio joue en sourdine du jazz, et le rythme
saccadé m’emporte dans son sillage délicat.
Je ne suis pas seul dans ce coin retiré. Un jeune couple est
attablé non loin de moi. Ils murmurent, et je ne peux pas saisir
le sens de leur conversation mais l’expression de leurs visages
semble exprimer de la rancœur, peut-être de la
colère. Se sont-ils disputés ? Je l’ignore, et je
ne le saurai jamais puisque deux minutes après que je me suis
installé, ils se lèvent pour partir. En m'asseyant trop
près d’eux, j'ai dû les déranger. Je les
comprends : ils préfèrent s’échanger
des mots désagréables en l'absence d'oreilles
indiscrètes.
Les autres clients du bar passent leurs commandes,
répétées ensuite à tue-tête par le
serveur.
- Un café..., demande un client.
- ET UN EXPRESS..., crie le serveur.
- Un demi...
- ET UN DEMI...
Les verres tintent avec violence sur le comptoir, les bouteilles
glougloutent, la tireuse à bière chuinte en laissant
couler le liquide ambré dans les verres, les porte-filtre
grincent quand le barman les visse ou les dévisse de la machine
à café, les bouteilles de soda et d'eau minérale
pétillante font un pschhh prolongé au moment du
décapsulage. Au loin, assourdi par la distance, le vrombissement
des voitures continue. Le son de la radio a été
relevé, et elle diffuse maintenant une musique dont les
sonorités acidulées sont aussi désagréables
que les scooters tonitruants du dehors.
Je me fais tout petit sur mon siège, comme pour me
protéger de ces agressions sonores, et j’attends. Peu
à peu, les bruits se mélangent au point qu’ils en
deviennent presque indéfinissables, comme s’ils me
parvenaient au travers d’un brouillard épais. C’est
une sorte de concert cacophonique auquel chaque instrument apporte sa
touche à l’ensemble mais sans qu’aucun ne domine. Au
milieu de ce brouhaha fait de sons tonnants, grinçants,
crépitants, chuintants, assommé par la chaleur humide, je
m’assoupis doucement.
- VOUS VOULEZ QUOI, M’SIEUR ?
C’est le serveur qui hurle en me secouant violemment. Que puis-je lui
répondre ? La vérité ?
- Monsieur, je voudrais entendre le doux chant des oiseaux, le
bourdonnement des insectes ensemençant les fleurs, le
bruissement des brins d’herbe qui s’entrechoquent, le bruit
du vent dans les ramures, le glougloutement de la pluie sur les tuiles
du toit, le craquement du bois qui se consume lentement dans la
cheminée, le crissement du gravier sous les pas d’une
personne aimée. Et, si ce n’est pas trop vous demander,
pourriez-vous me servir tous ces sons accompagnés d’une
douce mélodie de Chopin… un nocturne, ou mieux…
une valse.
Mais non… Le pauvre homme ne peut me proposer que ce qu’il
a, des consommations qui me permettront d’oublier pendant un
moment… oublier que je ne suis pas là où
j’aimerais me trouver, que je ne ressemble pas au personnage que
je souhaiterais être, que je ne suis finalement rien
d’autre qu’une loque méprisable que tout le monde
fuit. Alors :
- Un double whisky bien tassé, s’il vous plaît…, je lui
dis.
- ET UN DOUBLE WHISKY..., hurle le serveur.
Le
23 décembre 2006.
Fabrice Guyot.