Le miroir cristalloplasmaoïde.


 
J’ai installé le miroir tout neuf dans ma salle de bains.

C’était un miroir très ordinaire. Si j’en avais eu les moyens, j’aurais pu acheter un luxueux miroir avec un cadre en bois précieux, décoré à l’or fin, incrusté de pierres précieuses. Un miroir fabriqué sur mesures et signé par un maître. Il est évident que tout peut arriver avec ce genre de miroirs anciens, sur lesquels se sont reflété de nombreuses scènes de meurtres, de tortures, de complots, d’adultères.

Mais mon miroir était un miroir très simple, très ordinaire. Le cadre était en plastique et la seule signature qu’il portait était celle de l’usine de fabrication. Il y avait aussi une petite étiquette autocollante sur laquelle on lisait difficilement « miroir cristalloplasmaoïde ». Je n’avais jamais entendu parler de miroir cristalloplasmaoïde, mais les fabricants sont capables d’employer n’importe quel terme compliqué pour vendre les produits les plus banals. En fait mon miroir ressemblait à des milliers d’autres miroirs. D’ailleurs je l’avais acheté en promotion dans un supermarché et il y en avait des centaines ou des milliers d’exemplaires entassés dans le passage le plus fréquenté, prêts à être ramassés par le premier client venu. Il n’était pas particulièrement beau. C’était un objet purement fonctionnel, sans fioriture, sans originalité, sans particularité, peu onéreux, un miroir destiné uniquement à renvoyer une image non déformée de tout ce qui lui faisait face. A l’époque, je n’imaginais pas encore qu’un miroir aussi rudimentaire puisse avoir des propriétés autres que celles prévues par les lois de l’optique.

Donc, j’ai installé le miroir dans la salle de bains. Les premiers jours, j’en étais très content. Il me renvoyait mon image bien fidèlement. Une image un peu ravagée le matin au réveil, avec ma barbe noire, mes yeux chassieux de myope, mes joues rouges et boutonneuses, mes cheveux gris et rares en broussaille. Mais, quelle que soit mon opinion sur ma personne, c’était strictement mon visage qui m’était renvoyé. Il me suffisait de prendre mon rasoir et, en quelques minutes, l’image réfléchie s’améliorait un peu. Le passage du peigne dans la chevelure assurait la finition et le résultat devenait à peu près acceptable.

Quelques jours après l’installation du nouveau miroir, j’ai constaté que certains objets disparaissaient de la salle de bains. D’abord les plus petits. Le peigne a disparu, me semble-t-il, en premier. C’était un peigne en plastique rouge très quelconque mais tout de même bien utile. Puis ce fut le tour des ciseaux qui me servaient à tailler ma moustache. Plus tard, et c’était beaucoup plus fâcheux, le rasoir électrique s’est évanoui. Je l’ai remplacé immédiatement par un rasoir mécanique qui a lui aussi disparu avec la mousse à raser et l’après-rasage. Les serviettes de bain, les gants de toilette, les savons… envolés. Ma salle de bains se vidait progressivement. Le remplacement des objets se soldait immanquablement par la disparition des remplaçants, en quelques jours ou même en quelques heures pour les moins volumineux. A ce rythme effréné, le miroir serait bientôt le seul objet restant dans la salle de bains.

Me regarder dans le miroir le matin devenait de plus en plus déprimant. Je n’avais plus de rasoir, plus de ciseaux, plus de peigne, plus rien pour me laver, me sécher. Toutes les nuits, je faisais des cauchemars où il n’était question que de disparitions, l’univers lui-même disparaissait en me laissant seul au milieu du néant. Le matin je me réveillais fatigué et le miroir me renvoyait une image qui s’enlaidissait de jour en jour.

Mais ma triste histoire ne s’arrête pas là. Je n’ai raconté pour l’instant que les broutilles. Si j’avais été clairvoyant à ce moment, j’aurais peut-être pu changer le cours de ma destinée. Mais je n’ai pas compris, pas réagi. Et le drame devenait inévitable.

Un matin j’ai constaté, en me voyant dans le miroir, que mon image avait un peu changé, elle était plus claire, plus nette. Je ne veux pas dire que j’y apparaissais plus beau ou plus majestueux, en fait mon visage était toujours aussi altéré. Mais le miroir me renvoyait une image très belle de mon abject délabrement. Il transformait ma repoussante laideur en superbe laideur. Un miroir qui s’améliore avec le temps, c’est un peu surprenant et, au début, j’ai pensé que ce n’était qu’une impression personnelle, peut-être due à la dépression et à l’insomnie.

Mais au bout de quelques jours, j’ai pu vérifier que je n’avais pas la berlue. Mon image, transmise par le miroir, était devenue plus nette que moi-même. En me regardant, sans l’aide du miroir, j’ai vu que mon corps était légèrement translucide, à la limite du transparent, comme s’il avait commencé à s’effacer. Dans les jours qui ont suivi, cette impression s’est confirmée, mon corps disparaissait. Je disparaissais du monde réel. Et, en même temps, j’étais de plus en plus visible et présent dans le miroir.

Le miroir était en train de m’absorber, de me dévorer. Comme il avait déjà absorbé tous les objets de ma salle de bains. Il était trop tard pour réagir. Je n’existais plus qu’à moitié ici et l’autre moitié se trouvait déjà dans le miroir. Faire disparaître le miroir me détruirait à coup sûr. Je ne pouvais que laisser se poursuivre ma lente et inévitable destruction.

Quel monde m’attend dans le miroir ? Une autre vie ? Ou la même vie mais inversée ? Vais-je rencontrer mon double inversé ? Ou bien vais-je me dissoudre dans le néant ?

Que va devenir le miroir après ma disparition ? Va-t-il continuer à gober tout ce qui l’entoure ? La salle de bains, l’appartement, l’immeuble, la Terre, l’univers ?

Sa rapacité est-elle infinie ?

Je ne peux plus continuer à écrire car je vais bientôt quitter ce monde. Et je crains de ne pas pouvoir écrire quand je serai de l’autre côté.

Adieu et faites attention aux miroirs mangeurs d’hommes, vendus en promotion dans les supermarchés. Surtout le modèle « cristalloplasmaoïde ».
 


Le 19 mai 2004.

Fabrice Guyot.