Matthieu était un
pauvre paysan. Il rentrait à la ferme en tirant son lourd
chariot. Il était tard et sa journée de travail avait
été longue et fatigante. Son pied droit lui faisait mal,
ce qui le faisait un peu boiter, mais il n’avait pas le temps de
s’arrêter. Il était habitué à supporter la
douleur car dans son métier les blessures ne sont pas rares.
Le soir, alors qu’il allait se coucher, il retira sa chaussure et vit
que son pied était tout noir de sang coagulé. Sa
chaussure était trouée et les cailloux lui avaient
écorché le dessous du pied. Il fallait qu’il trouve,
dès le lendemain, un moyen de faire réparer son soulier
car son pied blessé risquait de l’empêcher de travailler,
ce qu’il ne pouvait pas se permettre. Avant de se coucher il le lava
soigneusement et mit autour un bout de tissu pour le protéger.
Le lendemain, dès l’aube, il entra dans la boutique du
cordonnier qui, en voyant la chaussure trouée, lui dit le prix
de la réparation. C’était beaucoup trop cher pour
Matthieu. Et les chaussures usagées, que le cordonnier lui
proposa à un prix raisonnable, étaient trop
abîmées ou n’étaient pas à sa taille. Quant
aux chaussures neuves, leurs prix étaient tellement
élevés que le cordonnier ne jugea même pas
nécessaire de les montrer à Matthieu qui n’aurait pu les
acheter qu’en s’endettant pendant plusieurs années.
Matthieu était triste et désespéré en
sortant de la boutique du cordonnier car il ne savait pas comment il
allait faire pour continuer à travailler avec sa chaussure
trouée et son pied blessé. Sur le chemin du retour, alors
qu’il marchait clopin-clopant, il rencontra un homme solitaire qui
attendait, armé d’un pistolet. L’arme inquiéta un peu le
paysan, mais l’homme n’avait pas l’air méchant. De toute
façon, à part ses habits loqueteux et ses chaussures
délabrées, Matthieu n’avait rien qui puisse être
volé.
- Bonjour, paysan, lui dit l’homme.
- Bonjour, monsieur.
- Je m’appelle Jean. Et toi ?
- Matthieu.
- Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu boites beaucoup.
- Mon pied est blessé car j’ai un trou sous ma chaussure.
- Et je pense que tu n’as pas les moyens d’en acheter des neuves ou de
faire réparer celles-ci ?
- Je reviens de la boutique du cordonnier, mais les prix sont trop
chers pour moi.
Jean eut un petit sourire, comme s’il venait d’avoir tout à coup
une idée judicieuse. Après quelques instants de
réflexion, il continua :
- Veux-tu qu’on fasse un marché ? Je fais un métier,
peut-être peu recommandable, mais qui me permet de vivre
correctement et de m’acheter des chaussures quand j’en ai besoin. Je
suis un voleur. Veux-tu te joindre à moi ? A deux, nous
aurions plus de chances de nous enrichir. Tout seul, je ne peux
détrousser que les piétons les plus faibles et les plus
misérables et je gagne tout juste de quoi vivre. A nous deux, si
nous sommes bien armés et déterminés, nous
pourrions arrêter et dévaliser les calèches qui
passent souvent sur ces routes. Et peut-être, si nous acceptons
de prendre des risques, nous pourrions détrousser les riches
carrosses, même s’ils sont accompagnés de nombreux
domestiques et hommes de main pour les protéger. Es-tu
d’accord pour me seconder ?
- Malheureusement je suis trop honnête et trop faible. Je serais
un fardeau pour vous et non un complice efficace.
- Crois-tu qu’avec ton pied blessé tu pourras continuer à
travailler longtemps ? Non. Ton pied va se pourrir lentement au
contact de la crasse et de la poussière des chemins et un
chirurgien devra te l’amputer. Et alors tu seras condamné
à mendier pour gagner les quelques sous qui te permettront
à peine de survivre. Tu coucheras dehors et tu seras
attaqué par les bêtes sauvages et les chiens errants ou
par les autres mendiants sans scrupule ou par les brigands dans mon
genre qui te voleront ta maigre recette de la journée. Et si,
malgré tout, tu survis à toutes ces agressions, tu ne
tarderas pas à mourir de froid quand l’hiver viendra et que tu
n’auras pour t’abriter que des vieilles ruines sans toit.
Matthieu avait déjà réfléchi à la
vie qu’il mènerait s’il ne pouvait plus travailler à la
ferme et il savait que Jean avait raison. Il n’avait pas vraiment le
choix mais il hésitait encore à s’engager dans une
nouvelle carrière aussi dangereuse et aléatoire.
- Ce que tu dis est vrai, répondit-il au brigand. Mais que
dois-je faire ? Je n’ai pas l’habitude de voler les gens et je
crains de ne pas savoir leur faire du mal. Comment leur dire que je les
tuerais s’ils refusent de me donner leurs bourses, alors que je suis
bien incapable de tuer qui que ce soit, à part les lapins et les
poulets.
- Ne t’inquiète pas pour ça, je t’apprendrai tout ce
qu’il faut savoir sur ce métier. Tu sais, il n’est pas
nécessaire de blesser, de torturer ou de tuer pour être
pris au sérieux, il faut simplement donner l’impression qu’on
est capable de le faire. Je t’apprendrai à emprunter le visage
méchant des tortionnaires et des meurtriers, à imiter
leurs voix violentes, leurs gestes brutaux. Tu verras que l’imitation
de la violence intimide autant et même plus que la violence.
Afin de commencer à se former aux délicates techniques du
brigandage, Matthieu accepta de participer, en spectateur, à une
attaque. Ils s’en allèrent ensemble se poster sur une route
assez fréquentée pour attendre le passage d’une voiture.
Ils n’eurent pas beaucoup de temps à patienter car une petite
calèche s’approchait que Jean arrêta en brandissant son
pistolet. Avec sa grosse voix il cria :
- Arrêtez ! La bourse ou la vie !
Le cocher n’était pas armé et ne pouvait pas se
défendre. Le passager de la calèche passa sa tête
au travers de la portière pour s’informer de la cause de
l’arrêt mais, voyant l’air méchant du brigand qui lui
mettait son pistolet sous le nez, il ne chercha pas à
négocier et il lui tendit une petite bourse. Dès que Jean
lui en donna l’ordre, le cocher fouetta violemment les chevaux et la
calèche repartit rapidement.
- Tu vois, dit Jean en faisant sonner les pièces de la bourse,
ce n’est pas plus compliqué que ça ! Nous avons
maintenant une belle bourse, un peu petite mais bien pleine, et nous
n’avons fait de mal à personne. Nous ne leur avons causé
qu’une petite frousse bien anodine et ils pourront, en rentrant chez
eux, raconter à leurs familles et à leurs amis, leurs
mésaventures en exagérant les détails pour mettre
en valeur leur courage. Viens avec moi, nous allons t’acheter des
chaussures et des armes. Et ensuite il nous restera suffisamment de
pièces pour manger et faire la fête pendant quelques jours.
Jean lui apprit, jour après jour, tous les secrets du
métier et ils dévalisèrent de nombreuses voitures
sur les routes. Ils ne devinrent pas vraiment riches mais ils purent
manger, boire, se vêtir et se loger sans tuer ni blesser aucune
de leurs victimes et sans mettre en péril leurs propres vies car
ils ne prenaient aucun risque. Quand un carrosse était trop bien
gardé par de nombreux hommes armés, ils ne cherchaient
pas à l’arrêter et ils se cachaient dans les
fourrés. Ils évitaient aussi les carrosses avec de trop
belles armoiries car ils appartenaient à des personnes trop
riches et trop importantes, ce qui pouvait entraîner une
enquête et des poursuites par la maréchaussée. Ils
vécurent ainsi pendant quelques mois sans être
inquiétés, leurs rapines étant trop peu
conséquentes.
Un jour, alors qu’ils étaient en train de ripailler dans une
auberge, Matthieu vit une jeune femme très belle qui
dînait à la table d’à côté. Il n’avait
jamais vu une femme aussi jolie, aussi attirante, aussi fascinante.
Elle était accompagnée d’un homme de grande stature dont
le visage ingrat et sauvage ne laissait présager rien de bon
pour le téméraire qui lui chercherait querelle. Il
semblait violent et autoritaire tandis que la jeune femme à ses
côtés semblait timide et soumise comme une esclave devant
son maître.
- Je vois que tu regardes cette belle jeune femme, dit en chuchotant
Jean. Fais attention, car son ami est un brigand de grande envergure,
un chef de bande. Il ne fait pas partie de la même
catégorie que nous, il est prêt à tout pour
s’enrichir, même à tuer. Tu ne devrais pas regarder la
femme ainsi car, s’il te voit, il pourrait te tordre le cou sur place
ou t’envoyer sa bande, cette nuit, pour t’égorger. On raconte
que beaucoup d’hommes ont disparu, sans laisser de trace, après
avoir simplement regardé quelques secondes de trop le visage de
sa maîtresse ou après avoir osé lui adresser la
parole ou simplement après lui avoir ramassé galamment
son mouchoir.
- Mais pourquoi cette femme si belle, qui semble douce et gentille,
vit-elle avec un homme aussi rustre, aussi méchant ?
- Oh ! Ce sont les aléas de la vie, je pense. Qu’est-ce que
j’en sais, moi ? Il a dû lui arriver des choses bien tristes
à cette femme. On ne le saura peut-être jamais, mais elle
n’a peut-être pas le choix de vivre autrement. D’ailleurs, si
elle souhaitait s’échapper en partant avec un autre homme, elle
ne survivrait pas bien longtemps car son amant n’est pas un homme que
l’on quitte facilement. Il est très jaloux et sa vengeance
serait terrible, et pour la jeune femme, et pour l’homme qui aurait eu
l’audace de vouloir l’aider à s’enfuir. S’il est prêt
à tuer pour un regard trop insistant ou une parole anodine,
imagine ce qu’il peut faire si on lui vole sa maîtresse.
- Comment s’appelle-t-elle ? demanda Matthieu.
- Ah ! Voilà une bien inquiétante question. Si tu
souhaites savoir son nom, c’est que tu comptes lui parler. Et je t’ai
prévenu que son compagnon est très jaloux et très
violent.
- Quel est son nom ?
- On l’appelle Anthéa. Mais ne la regarde plus comme tu le fais
en ce moment et ne lui adresse jamais la parole car tu signerais ton
arrêt de mort. Et moi je serais bien embêté car,
même s’il oublie que je suis ton ami et qu’il m’épargne,
je me retrouverais de nouveau seul pour exercer mon métier.
Matthieu ne pouvait pas s’empêcher de regarder furtivement la
jeune femme, malgré les conseils avisés de son ami. Dans
les jours qui suivirent, il eut souvent l’occasion de la voir, toujours
accompagnée de son amant. Matthieu savait à quelle heure
ils venaient à l’auberge et il était souvent là,
à les attendre, quant ils arrivaient. Il ne souhaitait que voir
Anthéa, pour l’admirer comme on admire une idole inaccessible,
mais souvent ses regards étaient tellement insistants que la
jeune femme ne pouvait faire autrement que de le remarquer. Alors ses
beaux yeux tristes se dirigeaient dans sa direction et elle semblait
étonnée qu’un homme aussi simple puisse braver ainsi son
compagnon possessif et brutal qui, heureusement, ne semblait rien
remarquer.
Quelques semaines plus tard, Anthéa disparut en même temps
que son amant. Matthieu ne les revit plus et personne ne put lui dire
où ils étaient partis. Ce fut comme si un épais
brouillard glacé lui envahissait le coeur. Il ne pensait pas
pouvoir survivre sans la présence d’Anthéa, même
s’il ne l’avait vue que pendant quelques brefs instants chaque jour,
même si au cours de ces rencontres il devait souvent
détourner son regard pour éviter que l’amant ne
s’aperçoive de son brûlant désir. Et puis les
semaines passèrent et le désespoir fit place à la
nostalgie, puis la nostalgie fit place au regret. Mais il n’oublia
jamais la belle Anthéa et son doux regard triste et soumis.
Un jour, Matthieu et son compagnon de brigandage attendaient sur une
route le passage d’une voiture. Un grand carrosse noir avec de grandes
armoiries s’approcha. Ils auraient dû se cacher prudemment car ce
carrosse était bien trop imposant pour de petits brigands. Mais
ces temps-ci leurs vols ne leur avaient pas rapporté
suffisamment et leur bourses étaient totalement vides comme
leurs estomacs. Pour la première fois depuis le début de
leur association, ils prirent le risque de dévaliser un riche
carrosse.
- Arrêtez ! La bourse ou la vie… dirent-ils en pointant
leurs armes vers les conducteurs.
Le carrosse s’arrêta brusquement. Après un court moment
d’hésitation, comme s’ils attendaient des ordres, les
conducteurs sortirent leurs armes et tirèrent sur les deux
brigands. Ceux-ci n’eurent même pas le réflexe de se
mettre à l’abri ou de se défendre car ils
n’étaient pas habitués à voir leurs victimes
résister. Jean tomba mort, une balle lui étant
entrée dans un œil, une autre dans la poitrine. Matthieu
reçut une balle dans le ventre et son sang se mit à
couler abondamment de la large blessure. Il tomba et resta immobile et
gémissant, attendant qu’on l’achève ou qu’on
l’emmène pour être pendu.
La porte du carrosse s’ouvrit et un passager habillé d’un long
manteau noir en sortit. Il s’approcha du blessé en faisant signe
à ses domestiques encore armés de s’éloigner. Il
regarda un instant le mourant, se pencha sur lui et dit :
- Ta blessure est bien vilaine. Mes acolytes sont très
efficaces, n’est-ce pas ? Je ne peux pas le leur reprocher puisque
c’est moi qui les ai formés.
Avec sa main gantée il tâta doucement l’horrible plaie
ouverte dans le ventre du blessé.
- Si je te laisse ainsi, tu vas mourir. Alors faisons un marché
ensemble. Je veux bien t’accorder la vie mais à une condition. A
ma demande, tu devras tuer la personne que je te désignerai. Tu
devras le faire quelle que soit cette personne, sans
réfléchir, sans hésiter, sans état
d’âme. Je pourrai te commander ce meurtre n’importe quand et
n’importe où. Pas aujourd’hui bien sûr, car tu devras
d’abord te remettre de ta blessure, mais dans un mois ou dans dix ans
ou dans vingt ans. Quand tu auras commis ce crime, notre pacte sera
rompu et je n’aurai plus besoin de toi. C’est à cette seule
condition que je te permets de vivre. Accepte et tu vivras, refuse et
tu mourras maintenant sur cette route. Et si tu acceptes le
marché, je te donnerai une jolie bourse qui a la
particularité de ne jamais se vider. Tu seras riche, très
riche, jusqu’à ta mort. Acceptes-tu ?
Malgré la douleur et la peur de mourir qui l’empêchaient
de penser sereinement, Matthieu avait entendu le marché qui lui
était proposé mais il était trop faible pour
parler et l’homme en noir le comprit.
- Ne dis rien ! Fais-moi simplement un signe de la tête pour
exprimer ton consentement. Fais bien attention, si tu acceptes le
marché, tu devras exécuter mon ordre de mort comme je te
le demanderai. Si tu ne le fais pas ou si tu le fais mal, je te ferai
revenir en arrière, à cet instant précis, tu te
retrouveras sur cette route et tu mourras comme il était
prévu que tu meures. Donc ne t’avise pas de me tromper. Si tu
acceptes ce marché, tu t’engages à l’exécuter et
moi je m’engage à te laisser vivre et à t’enrichir
jusqu’à ta mort.
Matthieu était jeune et il ne voulait pas mourir. Avant sa
rencontre avec Jean, sa courte vie avait été terne et
sans espoir, et il rentrait chaque soir affamé et fatigué
dans sa misérable chambre. Ensuite, quand il avait
commencé sa carrière de voleur, c’était la peur
qui avait remplacé la faim et la fatigue. Maintenant cet homme
en noir lui proposait non seulement de vivre mais aussi de bien vivre.
Il lui offrait une richesse infinie et le pouvoir associé
à cette richesse. Comment pourrait-il refuser un tel cadeau
alors que sa vie passée n’avait été que
misère et qu’il n’avait plus droit à une vie future
puisqu’il allait bientôt mourir. Il pensa aussi à
Anthéa, cette jeune femme si jolie rencontrée à
l’auberge. S’il devenait suffisamment riche, peut-être
pourrait-il la retrouver et l’aider à quitter son sinistre
amant, peut-être pourrait-il la conquérir et être
aimé d’elle.
Il fit de la tête un signe d’acquiescement. L’homme en noir
sortit de sa poche une bourse pleine et la mit dans la poche du
blessé. Puis il remonta dans son carrosse qui repartit
rapidement.
Une calèche arriva quelques instants plus tard et elle
s’arrêta devant les deux corps étendus. Le cocher et les
passagers descendirent de leur voiture et s’approchèrent
lentement, un peu craintifs. Ils ne savaient pas si ces personnes
étaient des victimes à secourir ou des leurres
placés là par des brigands pour les arrêter et les
dévaliser. Ils regardèrent dans les fourrés aux
alentours mais ne virent rien d’inquiétant. L’un des deux hommes
étendus était mort mais l’autre était encore
vivant et il gémissait. Sa blessure était très
grave et il perdait beaucoup de sang. Les passagers le montèrent
avec précaution dans la calèche et ils repartirent en
laissant le corps du mort pourrir sur place.
Dans son malheur, Matthieu avait eu de la chance car l’un des passagers
de la calèche était un chirurgien réputé et
talentueux. La blessure fut soigneusement recousue et pansée et,
après quelques semaines d’alitement, Matthieu put se remettre
debout. Il ne lui resta de cet évènement qu’une grande
cicatrice blanche sur le ventre et le vague souvenir d’un homme en noir
à qui, dans son délire, il avait fait une promesse
bizarre. Mais était-ce vraiment une hallucination ? Il n’en
était pas si sûr, car il avait trouvé dans sa poche
une bourse qui ne lui appartenait pas, une bourse qu’il n’avait pas
volée. Avec les pièces contenues dans la bourse, il avait
payé grassement ses hôtes et le chirurgien en
récompense de leurs soins attentifs et compétents. Et,
comme le lui avait dit l’homme en noir, malgré les nombreuses
pièces d’or qu’il avait distribuées, sa bourse
était toujours aussi pleine que le premier jour. Donc
c’était vrai, la bourse ne se vidait jamais. Maintenant il
était riche, beaucoup plus riche que quiconque. Mais avait-il
vraiment fait un pacte avec cet homme en noir ? S’était-il
vraiment engagé à commettre un acte aussi barbare que de
tuer sans motif un inconnu ?
Après sa complète guérison, il mena la grande vie.
Il était riche, pourquoi n’en profiterait-il pas ? Il
acheta un grand palais luxueusement meublé et s’y installa. Il
se procura un grand équipage avec de nombreux domestiques. Il
s’acheta un titre de noblesse et de belles armoiries. Il était
invité à toutes les grandes fêtes organisées
dans la bonne société et il s’y présentait
richement habillé par les plus grands couturiers. Il pouvait
enfin réaliser ses rêves les plus fous et il ne s’en
privait pas. Au bout de quelques mois il avait presque
complètement oublié sa vie de paysan misérable,
son ami le brigand et l’homme en noir ainsi que la promesse qu’il avait
été obligé de lui faire. Il était enfin
riche, heureux et libre.
Seule la belle Anthéa ne fut pas oubliée par lui. Il ne
connaissait d’elle que ce nom étrange et, malgré tout
l’argent qu’il dépensa pour la rechercher, elle resta
introuvable. Etait-elle morte ? Avait-elle quitté son amant
et se cachait-elle ? Son amant l’avait-il emmenée très
loin ? Elle avait disparu mais il ne perdit pas l’espoir de la
retrouver un jour. Pour cela, il employait une dizaine
d’enquêteurs qui étaient chargés exclusivement de
cette recherche et qui sillonnaient en permanence tout le pays.
Quelques mois plus tard, un domestique vint le prévenir qu’un
homme souhaitait le rencontrer. Cette personne n’avait pas voulu donner
son nom mais monsieur le comte (c’était le titre de noblesse de
l’ancien paysan) accepta tout de même de le recevoir, en pensant
que cet homme venait lui apporter des nouvelles d’Anthéa.
Malheureusement, c’était l’homme en noir, le bienfaiteur qu’il
aurait souhaité ne plus jamais revoir.
- Bonjour monsieur le comte, dit l’homme en noir. Je vois que vous me
reconnaissez. Nous nous sommes vus dans des circonstances assez
pénibles. Pénibles pour vous, bien sûr. A cette
époque, vous n’étiez qu’un malfaiteur en train de perdre
son sang et sa vie.
- Je me souviens très bien de vous. Et vous me rappelez des
souvenirs de ma vie passée que j’aurais souhaités
oublier. Que voulez-vous ?
- Vous m’avez fait une promesse, continua l’homme en noir. Et c’est
d’ailleurs l’acceptation de cette promesse qui vous a permis de vivre
et de mener la joyeuse vie que vous avez actuellement. Vous
souvenez-vous de cette promesse ?
- Oui. Mais j’étais dans une telle situation de faiblesse que je
ne pouvais faire autrement que d’accepter votre pacte. Maintenant je
pense que cette promesse m’a été extorquée de
force. D’autant plus que, si je me souviens bien, ce pacte était
ridicule.
- Non, non, lui répondit l’homme en noir. Une promesse est une
promesse. C’était un contrat verbal et un contrat est un
contrat. Vous ne pouvez pas y échapper. Rappelez-vous bien
toutes les conditions. Vous deviez vivre et vous vivez. Vous deviez
être riche et vous êtes riche. J’ai exécuté
la partie du contrat qui me concernait. Maintenant à vous d’en
faire autant. Vous vous êtes engagé à tuer la
personne que je vous désignerai. Je viens pour vous
révéler cette victime et vous devez la tuer. C’est votre
partie du contrat et vous devez l’exécuter. Vous souvenez-vous
de la sanction dont je vous avais parlée si vous refusiez de
faire votre devoir ? Voulez-vous retourner sur cette route, avec
le ventre ouvert, avec le sang qui s’échappe à gros
bouillons de vos entrailles béantes ?
Non, le comte ne voulait pas retourner sur cette route sinistre, il ne
voulait pas voir à nouveau sa vie quitter lentement son corps.
Le comte aurait voulu que cet homme ne vienne jamais réclamer
son dû, mais que pouvait-il faire ? Il devait
exécuter ce qu’il lui demandait, même s’il jugeait
répugnant de commettre un crime sur commande.
- Que dois-je faire ? Qui dois-je tuer pour vous satisfaire ?
- Vendredi, donc dans trois jours, vous irez en fin d’après-midi
sur la route qui part en direction du nord. Vous vous arrêterez
dix milles après la sortie de la ville, à l’emplacement
du premier carrefour, et vous attendrez le passage d’une
calèche. Je veux que vous tuiez la passagère de cette
calèche. Ne vous occupez pas de l’autre passager. Il n’y aura
qu’une seule femme, vous ne pouvez pas vous tromper. Je vous laisse le
choix de l’arme, pistolet, épée, poignard, corde, feu, ou
toutes autres méthodes que vous jugerez bonnes. Mais j’exige que
ce soit vous qui commettiez ce meurtre et pas un de vos domestiques. Je
veux aussi que la passagère vous voie et que vous la voyiez. Je
veux qu’elle sache qu’elle va mourir avant de mourir, qu’elle sache qui
la tue avant d’être tuée, qu’elle se sente mourir au
moment de mourir. Ne cherchez pas à savoir pourquoi j’ai ces
exigences, c’est peut-être une de mes manies. Mais j’y tiens
beaucoup et si vous ne faites pas comme je vous l’ai dit, je
considérerai que votre contrat n’a pas été rempli.
Et vous en connaissez la sanction, n’est-ce pas ?
Trois jours plus tard, le comte attendait depuis une heure au
carrefour. Le soleil venait de se coucher et le jour faiblissait. Il
était venu seul à cheval pour respecter les conditions
imposées par l’homme en noir. Il avait emporté avec lui
un pistolet chargé et prêt à servir. Il pensait que
c’était la façon la moins cruelle de commettre cet acte
atroce. Moins cruelle pour la victime mais aussi pour lui, car il
n’avait encore jamais commis de meurtre et il se voyait mal enfoncer
une épée ou un poignard dans la poitrine d’une femme. Le
sang éjecté violemment viendrait salir sa main et son
costume. Les yeux exorbités de la victime le fixeraient
longuement avant de s’éteindre. Peut-être la main de la
tuée se poserait sur sa main armée en serrant fort, au
début, pour le supplier de lâcher l’arme, puis en serrant
moins fort au fur et à mesure que la vie lui échapperait,
puis le relâchant quand la mort l’aurait définitivement
emportée. Non, pas d’arme perforante, ce serait trop horrible et
la mort viendrait trop lentement. Avec le pistolet ce sera plus rapide,
plus doux pour lui et pour la victime.
Il vit une voiture approcher et il se tint prêt à
l’arrêter en se mettant au milieu de la route. La calèche
s’arrêta devant lui. Il sortit son pistolet, prêt à
abattre le cocher si celui-ci tentait de se défendre.
- Que se passe-t-il ? lui demanda le cocher. C’est une
attaque ? Vous êtes un bandit ?
- Ne bougez pas, je ne vous ferai aucun mal si vous vous tenez
tranquille.
Il ouvrit la portière de la voiture. A l’intérieur se
trouvaient deux personnes. Un homme qu’il entrevit à peine car
il était en partie dans l’ombre et une femme qu’il reconnut
immédiatement. C’était Anthéa, la merveilleuse
femme qu’il cherchait depuis si longtemps. La femme dont le beau et
triste regard l’avait tant ému dans sa précédente
vie de brigand. Oui, c’était bien elle, mais un peu
changée. Elle était toujours aussi belle mais elle
n’avait plus le même regard doux et émouvant. Son regard
était devenu dur, méchant, cruel. Un regard de femme
dominatrice et ambitieuse. Quand elle parla, sa voix était forte
et tranchante.
- Qui êtes-vous ? Pourquoi nous arrêtez-vous ?
Nous sommes pressés. Si c‘est de l’argent que vous voulez,
demandez au cocher, il vous donnera quelques écus. Laissez-nous
partir, tout de suite, sinon vous en subirez les conséquences,
croyez-moi.
Puis elle s’adressa à l’homme qui l’accompagnait dans la
calèche :
- C’est incroyable, tout de même. Moi, être
arrêtée par un vulgaire détrousseur de bourses. Un
crachat de lépreux ne me serait pas plus odieux que cet affreux
repoussoir. Le peuple me dégoûte autant que le crottin de
mes chevaux mais cet individu me révulse tellement que je me
refuse à lui donner un coup de cravache de crainte d’être
souillée par ce contact. Regardez comme il est sale, sentez-vous
comme il empeste. Les hommes de cette sorte devraient tous être
roués à mort, pendus, écartelés,
brûlés. Nous pourrions enfin circuler tranquillement sur
les routes sans avoir à supporter leur laideur repoussante, leur
haleine puante, leurs manières vulgaires et brutales.
Puis se tournant vers le comte, en faisant un geste dédaigneux
lui intimant l’ordre de s’éloigner :
- Allez, mon ami, dégagez la route. Demandez votre pièce
au cocher et laissez-nous tranquilles. Nous n’avons pas que ça
à faire.
Le comte était abasourdi. Jamais il n’avait imaginé que
cette femme, qu’il aimait tant, puisse dire ou penser des choses
pareilles. C’était Satan déguisé en Vénus.
Mais était-ce bien la femme qu’il avait connue ? Etait-ce
bien Anthéa ? Elle lui ressemblait tellement que le doute
n’était pas permis. Mais dans ce cas, quel rôle avait-elle
joué auprès du chef de bande ? Ce n’était
peut-être pas lui qui était cruel malgré son
apparence sauvage. Peut-être était-ce elle la criminelle
au visage d’ange. Peut-être dirigeait-elle la bande de brigands,
alors que tout le monde pensait qu’elle n’était que la
maîtresse du chef. Et elle continuait à clamer ses
horreurs comme une folle en pleine crise de démence :
- Mais cessez de me dévisager ainsi ! Eloignez-vous !
Allez, éloignez-vous ! Vous êtes trop
répugnant, j’ai l’impression d’être avilie rien que par
votre regard salace. Et en plus vous êtes tenace comme la vermine
qui vous ronge. Je vais être obligée de m’inonder de
parfum pour me débarrasser de votre odeur, de votre crasse.
Le comte sentit la colère monter en lui. Sa rage venait du fait
qu’il était insulté, mais surtout que l’insulte venait
d’une femme qu’il avait adorée et qu’il adorait encore,
malgré lui, malgré l’horreur qu’elle lui inspirait
maintenant. Il ne savait pas comment extérioriser sa
colère. Les paroles qu’il pourrait lui dire ne seraient pas
suffisantes pour exprimer le dégoût et l’adoration qu’il
avait pour elle. La battre ? Lui cracher dessus ? La
tuer ? Oui, la tuer. C’était la seule solution pour se
débarrasser d’elle, comme lorsqu’on écrase entre le pouce
et l’index un pou qui vient de se gorger de notre sang. Il pointa le
pistolet sur la poitrine d’Anthéa et tira en direction du cœur.
Elle s’effondra en répandant abondamment son sang dans la
voiture.
Alors le passager qui accompagnait la femme et qui était
resté silencieux jusqu’ici, se pencha pour sortir de l’ombre :
c’était l’homme en noir, le commanditaire du meurtre. Et il se
mit à rire doucement puis bruyamment. Il était
secoué de spasmes violents provoqués par son rire
hystérique, il se baignait joyeusement dans le sang qui inondait
la banquette.
- Oh ! Que c’est drôle, dit-il sans arrêter son rire
bruyant et ses gesticulations. Mais que c’est drôle. C’est
vraiment trop drôle. Vous avez été très bon,
excellent, sublime, exceptionnel. Mais qu’est-ce que je me suis
amusé ! C’est bien dommage que nous ne puissions demander
un bis de cette scène car elle était admirable, un vrai
chef-d’oeuvre. Malheureusement cette scène ne pouvait être
jouée qu’une fois puisque nous avons perdu un de nos personnages
principaux. Mais ce n’est pas grave, j’en garderai un très bon
souvenir. Vous aussi, j’espère ? Mais, j’y pense... Mais…
Mais…
Son rire s’arrêta brutalement pour laisser place à un
sourire démoniaque :
- Mais vous avez commis une erreur, une toute petite erreur. Vous avez
été trop rapide. Je n’ai pas l’impression qu’elle ait eu
très peur de vous. Elle n’a pas eu le temps de comprendre ce que
vous alliez lui faire. Vous n’avez réussi qu’à provoquer
son dégoût mais pas sa peur. Elle ne s’attendait pas du
tout à ce que vous la tuiez, elle ne vous en croyait même
pas capable. Et sa mort a été un peu bâclée,
à mon goût. C’est dommage. Je pense que vous avez trop
forcé sur l’émotion, vous auriez dû vous retenir,
faire monter peu à peu la tension avant d’en arriver à ce
coup de feu qui n’aurait dû être qu’une conclusion logique
après le long développement. Oh ! mais vous
étiez très bien quand même. J’aurais seulement
souhaité qu’elle ait eu beaucoup plus peur et qu’elle meure un
peu plus lentement. Enfin, tant pis. Ce n’était pas parfait, ce
n’est jamais parfait. Et c’est tant pis pour moi.
Il ne riait plus, il ne souriait plus. Maintenant il semblait avoir
repris son aspect naturel, car son visage n’exprimait plus que la
cruauté.
- Et c’est tant pis pour vous. Vous vous rappelez mes conditions ?
Je voulais qu’elle sente la mort s’approcher lentement d’elle, qu’elle
ait la sensation d’être emportée par elle. Eh bien
là, vous avez échoué. Vous avez raté votre
examen et il n’y a pas de deuxième chance. Je suis vraiment
désolé. Adieu, mon cher ami. Et pensez à souhaiter
le bonjour à mes collègues quand vous serez en enfer.
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La route était totalement déserte, aucune voiture
n’allait venir. Il y avait seulement deux corps étendus sur le
sol. Ils étaient immobiles.
L’un des corps avait été un beau jeune homme mais tout
son sang s’était échappé de son ventre ouvert. Il
avait souffert très longtemps mais maintenant tout était
fini, il venait enfin de mourir. Pendant son agonie, il avait dit
quelques mots. Mais ils étaient tellement mêlés
à ses gémissements que seule une oreille très fine
aurait pu les comprendre. Ces mots, adressés au vide ou à
un personnage imaginaire, ressemblaient à
« Anthéa… Anthéa… ».