Le paysan et la chaussure trouée.


 
Matthieu était un pauvre paysan. Il rentrait à la ferme en tirant son lourd chariot. Il était tard et sa journée de travail avait été longue et fatigante. Son pied droit lui faisait mal, ce qui le faisait un peu boiter, mais il n’avait pas le temps de s’arrêter. Il était habitué à supporter la douleur car dans son métier les blessures ne sont pas rares.

Le soir, alors qu’il allait se coucher, il retira sa chaussure et vit que son pied était tout noir de sang coagulé. Sa chaussure était trouée et les cailloux lui avaient écorché le dessous du pied. Il fallait qu’il trouve, dès le lendemain, un moyen de faire réparer son soulier car son pied blessé risquait de l’empêcher de travailler, ce qu’il ne pouvait pas se permettre. Avant de se coucher il le lava soigneusement et mit autour un bout de tissu pour le protéger.

Le lendemain, dès l’aube, il entra dans la boutique du cordonnier qui, en voyant la chaussure trouée, lui dit le prix de la réparation. C’était beaucoup trop cher pour Matthieu. Et les chaussures usagées, que le cordonnier lui proposa à un prix raisonnable, étaient trop abîmées ou n’étaient pas à sa taille. Quant aux chaussures neuves, leurs prix étaient tellement élevés que le cordonnier ne jugea même pas nécessaire de les montrer à Matthieu qui n’aurait pu les acheter qu’en s’endettant pendant plusieurs années.

Matthieu était triste et désespéré en sortant de la boutique du cordonnier car il ne savait pas comment il allait faire pour continuer à travailler avec sa chaussure trouée et son pied blessé. Sur le chemin du retour, alors qu’il marchait clopin-clopant, il rencontra un homme solitaire qui attendait, armé d’un pistolet. L’arme inquiéta un peu le paysan, mais l’homme n’avait pas l’air méchant. De toute façon, à part ses habits loqueteux et ses chaussures délabrées, Matthieu n’avait rien qui puisse être volé.

- Bonjour, paysan, lui dit l’homme.
- Bonjour, monsieur.
- Je m’appelle Jean. Et toi ?
- Matthieu.
- Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu boites beaucoup.
- Mon pied est blessé car j’ai un trou sous ma chaussure.
- Et je pense que tu n’as pas les moyens d’en acheter des neuves ou de faire réparer celles-ci ?
- Je reviens de la boutique du cordonnier, mais les prix sont trop chers pour moi.

Jean eut un petit sourire, comme s’il venait d’avoir tout à coup une idée judicieuse. Après quelques instants de réflexion, il continua :

- Veux-tu qu’on fasse un marché ? Je fais un métier, peut-être peu recommandable, mais qui me permet de vivre correctement et de m’acheter des chaussures quand j’en ai besoin. Je suis un voleur. Veux-tu te joindre à moi ? A deux, nous aurions plus de chances de nous enrichir. Tout seul, je ne peux détrousser que les piétons les plus faibles et les plus misérables et je gagne tout juste de quoi vivre. A nous deux, si nous sommes bien armés et déterminés, nous pourrions arrêter et dévaliser les calèches qui passent souvent sur ces routes. Et peut-être, si nous acceptons de prendre des risques, nous pourrions détrousser les riches carrosses, même s’ils sont accompagnés de nombreux domestiques et hommes de main pour les protéger. Es-tu d’accord pour me seconder ?
- Malheureusement je suis trop honnête et trop faible. Je serais un fardeau pour vous et non un complice efficace.
- Crois-tu qu’avec ton pied blessé tu pourras continuer à travailler longtemps ? Non. Ton pied va se pourrir lentement au contact de la crasse et de la poussière des chemins et un chirurgien devra te l’amputer. Et alors tu seras condamné à mendier pour gagner les quelques sous qui te permettront à peine de survivre. Tu coucheras dehors et tu seras attaqué par les bêtes sauvages et les chiens errants ou par les autres mendiants sans scrupule ou par les brigands dans mon genre qui te voleront ta maigre recette de la journée. Et si, malgré tout, tu survis à toutes ces agressions, tu ne tarderas pas à mourir de froid quand l’hiver viendra et que tu n’auras pour t’abriter que des vieilles ruines sans toit.

Matthieu avait déjà réfléchi à la vie qu’il mènerait s’il ne pouvait plus travailler à la ferme et il savait que Jean avait raison. Il n’avait pas vraiment le choix mais il hésitait encore à s’engager dans une nouvelle carrière aussi dangereuse et aléatoire.

- Ce que tu dis est vrai, répondit-il au brigand. Mais que dois-je faire ? Je n’ai pas l’habitude de voler les gens et je crains de ne pas savoir leur faire du mal. Comment leur dire que je les tuerais s’ils refusent de me donner leurs bourses, alors que je suis bien incapable de tuer qui que ce soit, à part les lapins et les poulets.
- Ne t’inquiète pas pour ça, je t’apprendrai tout ce qu’il faut savoir sur ce métier. Tu sais, il n’est pas nécessaire de blesser, de torturer ou de tuer pour être pris au sérieux, il faut simplement donner l’impression qu’on est capable de le faire. Je t’apprendrai à emprunter le visage méchant des tortionnaires et des meurtriers, à imiter leurs voix violentes, leurs gestes brutaux. Tu verras que l’imitation de la violence intimide autant et même plus que la violence.

Afin de commencer à se former aux délicates techniques du brigandage, Matthieu accepta de participer, en spectateur, à une attaque. Ils s’en allèrent ensemble se poster sur une route assez fréquentée pour attendre le passage d’une voiture. Ils n’eurent pas beaucoup de temps à patienter car une petite calèche s’approchait que Jean arrêta en brandissant son pistolet. Avec sa grosse voix il cria :

- Arrêtez ! La bourse ou la vie !

Le cocher n’était pas armé et ne pouvait pas se défendre. Le passager de la calèche passa sa tête au travers de la portière pour s’informer de la cause de l’arrêt mais, voyant l’air méchant du brigand qui lui mettait son pistolet sous le nez, il ne chercha pas à négocier et il lui tendit une petite bourse. Dès que Jean lui en donna l’ordre, le cocher fouetta violemment les chevaux et la calèche repartit rapidement.

- Tu vois, dit Jean en faisant sonner les pièces de la bourse, ce n’est pas plus compliqué que ça ! Nous avons maintenant une belle bourse, un peu petite mais bien pleine, et nous n’avons fait de mal à personne. Nous ne leur avons causé qu’une petite frousse bien anodine et ils pourront, en rentrant chez eux, raconter à leurs familles et à leurs amis, leurs mésaventures en exagérant les détails pour mettre en valeur leur courage. Viens avec moi, nous allons t’acheter des chaussures et des armes. Et ensuite il nous restera suffisamment de pièces pour manger et faire la fête pendant quelques jours.

Jean lui apprit, jour après jour, tous les secrets du métier et ils dévalisèrent de nombreuses voitures sur les routes. Ils ne devinrent pas vraiment riches mais ils purent manger, boire, se vêtir et se loger sans tuer ni blesser aucune de leurs victimes et sans mettre en péril leurs propres vies car ils ne prenaient aucun risque. Quand un carrosse était trop bien gardé par de nombreux hommes armés, ils ne cherchaient pas à l’arrêter et ils se cachaient dans les fourrés. Ils évitaient aussi les carrosses avec de trop belles armoiries car ils appartenaient à des personnes trop riches et trop importantes, ce qui pouvait entraîner une enquête et des poursuites par la maréchaussée. Ils vécurent ainsi pendant quelques mois sans être inquiétés, leurs rapines étant trop peu conséquentes.

Un jour, alors qu’ils étaient en train de ripailler dans une auberge, Matthieu vit une jeune femme très belle qui dînait à la table d’à côté. Il n’avait jamais vu une femme aussi jolie, aussi attirante, aussi fascinante. Elle était accompagnée d’un homme de grande stature dont le visage ingrat et sauvage ne laissait présager rien de bon pour le téméraire qui lui chercherait querelle. Il semblait violent et autoritaire tandis que la jeune femme à ses côtés semblait timide et soumise comme une esclave devant son maître.

- Je vois que tu regardes cette belle jeune femme, dit en chuchotant Jean. Fais attention, car son ami est un brigand de grande envergure, un chef de bande. Il ne fait pas partie de la même catégorie que nous, il est prêt à tout pour s’enrichir, même à tuer. Tu ne devrais pas regarder la femme ainsi car, s’il te voit, il pourrait te tordre le cou sur place ou t’envoyer sa bande, cette nuit, pour t’égorger. On raconte que beaucoup d’hommes ont disparu, sans laisser de trace, après avoir simplement regardé quelques secondes de trop le visage de sa maîtresse ou après avoir osé lui adresser la parole ou simplement après lui avoir ramassé galamment son mouchoir.
- Mais pourquoi cette femme si belle, qui semble douce et gentille, vit-elle avec un homme aussi rustre, aussi méchant ?
- Oh ! Ce sont les aléas de la vie, je pense. Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Il a dû lui arriver des choses bien tristes à cette femme. On ne le saura peut-être jamais, mais elle n’a peut-être pas le choix de vivre autrement. D’ailleurs, si elle souhaitait s’échapper en partant avec un autre homme, elle ne survivrait pas bien longtemps car son amant n’est pas un homme que l’on quitte facilement. Il est très jaloux et sa vengeance serait terrible, et pour la jeune femme, et pour l’homme qui aurait eu l’audace de vouloir l’aider à s’enfuir. S’il est prêt à tuer pour un regard trop insistant ou une parole anodine, imagine ce qu’il peut faire si on lui vole sa maîtresse.
- Comment s’appelle-t-elle ? demanda Matthieu.
- Ah ! Voilà une bien inquiétante question. Si tu souhaites savoir son nom, c’est que tu comptes lui parler. Et je t’ai prévenu que son compagnon est très jaloux et très violent.
- Quel est son nom ?
- On l’appelle Anthéa. Mais ne la regarde plus comme tu le fais en ce moment et ne lui adresse jamais la parole car tu signerais ton arrêt de mort. Et moi je serais bien embêté car, même s’il oublie que je suis ton ami et qu’il m’épargne, je me retrouverais de nouveau seul pour exercer mon métier.

Matthieu ne pouvait pas s’empêcher de regarder furtivement la jeune femme, malgré les conseils avisés de son ami. Dans les jours qui suivirent, il eut souvent l’occasion de la voir, toujours accompagnée de son amant. Matthieu savait à quelle heure ils venaient à l’auberge et il était souvent là, à les attendre, quant ils arrivaient. Il ne souhaitait que voir Anthéa, pour l’admirer comme on admire une idole inaccessible, mais souvent ses regards étaient tellement insistants que la jeune femme ne pouvait faire autrement que de le remarquer. Alors ses beaux yeux tristes se dirigeaient dans sa direction et elle semblait étonnée qu’un homme aussi simple puisse braver ainsi son compagnon possessif et brutal qui, heureusement, ne semblait rien remarquer.

Quelques semaines plus tard, Anthéa disparut en même temps que son amant. Matthieu ne les revit plus et personne ne put lui dire où ils étaient partis. Ce fut comme si un épais brouillard glacé lui envahissait le coeur. Il ne pensait pas pouvoir survivre sans la présence d’Anthéa, même s’il ne l’avait vue que pendant quelques brefs instants chaque jour, même si au cours de ces rencontres il devait souvent détourner son regard pour éviter que l’amant ne s’aperçoive de son brûlant désir. Et puis les semaines passèrent et le désespoir fit place à la nostalgie, puis la nostalgie fit place au regret. Mais il n’oublia jamais la belle Anthéa et son doux regard triste et soumis.

Un jour, Matthieu et son compagnon de brigandage attendaient sur une route le passage d’une voiture. Un grand carrosse noir avec de grandes armoiries s’approcha. Ils auraient dû se cacher prudemment car ce carrosse était bien trop imposant pour de petits brigands. Mais ces temps-ci leurs vols ne leur avaient pas rapporté suffisamment et leur bourses étaient totalement vides comme leurs estomacs. Pour la première fois depuis le début de leur association, ils prirent le risque de dévaliser un riche carrosse.

- Arrêtez ! La bourse ou la vie… dirent-ils en pointant leurs armes vers les conducteurs.

Le carrosse s’arrêta brusquement. Après un court moment d’hésitation, comme s’ils attendaient des ordres, les conducteurs sortirent leurs armes et tirèrent sur les deux brigands. Ceux-ci n’eurent même pas le réflexe de se mettre à l’abri ou de se défendre car ils n’étaient pas habitués à voir leurs victimes résister. Jean tomba mort, une balle lui étant entrée dans un œil, une autre dans la poitrine. Matthieu reçut une balle dans le ventre et son sang se mit à couler abondamment de la large blessure. Il tomba et resta immobile et gémissant, attendant qu’on l’achève ou qu’on l’emmène pour être pendu.

La porte du carrosse s’ouvrit et un passager habillé d’un long manteau noir en sortit. Il s’approcha du blessé en faisant signe à ses domestiques encore armés de s’éloigner. Il regarda un instant le mourant, se pencha sur lui et dit :

- Ta blessure est bien vilaine. Mes acolytes sont très efficaces, n’est-ce pas ? Je ne peux pas le leur reprocher puisque c’est moi qui les ai formés.

Avec sa main gantée il tâta doucement l’horrible plaie ouverte dans le ventre du blessé.

- Si je te laisse ainsi, tu vas mourir. Alors faisons un marché ensemble. Je veux bien t’accorder la vie mais à une condition. A ma demande, tu devras tuer la personne que je te désignerai. Tu devras le faire quelle que soit cette personne, sans réfléchir, sans hésiter, sans état d’âme. Je pourrai te commander ce meurtre n’importe quand et n’importe où. Pas aujourd’hui bien sûr, car tu devras d’abord te remettre de ta blessure, mais dans un mois ou dans dix ans ou dans vingt ans. Quand tu auras commis ce crime, notre pacte sera rompu et je n’aurai plus besoin de toi. C’est à cette seule condition que je te permets de vivre. Accepte et tu vivras, refuse et tu mourras maintenant sur cette route. Et si tu acceptes le marché, je te donnerai une jolie bourse qui a la particularité de ne jamais se vider. Tu seras riche, très riche, jusqu’à ta mort. Acceptes-tu ?

Malgré la douleur et la peur de mourir qui l’empêchaient de penser sereinement, Matthieu avait entendu le marché qui lui était proposé mais il était trop faible pour parler et l’homme en noir le comprit.

- Ne dis rien ! Fais-moi simplement un signe de la tête pour exprimer ton consentement. Fais bien attention, si tu acceptes le marché, tu devras exécuter mon ordre de mort comme je te le demanderai. Si tu ne le fais pas ou si tu le fais mal, je te ferai revenir en arrière, à cet instant précis, tu te retrouveras sur cette route et tu mourras comme il était prévu que tu meures. Donc ne t’avise pas de me tromper. Si tu acceptes ce marché, tu t’engages à l’exécuter et moi je m’engage à te laisser vivre et à t’enrichir jusqu’à ta mort.

Matthieu était jeune et il ne voulait pas mourir. Avant sa rencontre avec Jean, sa courte vie avait été terne et sans espoir, et il rentrait chaque soir affamé et fatigué dans sa misérable chambre. Ensuite, quand il avait commencé sa carrière de voleur, c’était la peur qui avait remplacé la faim et la fatigue. Maintenant cet homme en noir lui proposait non seulement de vivre mais aussi de bien vivre. Il lui offrait une richesse infinie et le pouvoir associé à cette richesse. Comment pourrait-il refuser un tel cadeau alors que sa vie passée n’avait été que misère et qu’il n’avait plus droit à une vie future puisqu’il allait bientôt mourir. Il pensa aussi à Anthéa, cette jeune femme si jolie rencontrée à l’auberge. S’il devenait suffisamment riche, peut-être pourrait-il la retrouver et l’aider à quitter son sinistre amant, peut-être pourrait-il la conquérir et être aimé d’elle.

Il fit de la tête un signe d’acquiescement. L’homme en noir sortit de sa poche une bourse pleine et la mit dans la poche du blessé. Puis il remonta dans son carrosse qui repartit rapidement.

Une calèche arriva quelques instants plus tard et elle s’arrêta devant les deux corps étendus. Le cocher et les passagers descendirent de leur voiture et s’approchèrent lentement, un peu craintifs. Ils ne savaient pas si ces personnes étaient des victimes à secourir ou des leurres placés là par des brigands pour les arrêter et les dévaliser. Ils regardèrent dans les fourrés aux alentours mais ne virent rien d’inquiétant. L’un des deux hommes étendus était mort mais l’autre était encore vivant et il gémissait. Sa blessure était très grave et il perdait beaucoup de sang. Les passagers le montèrent avec précaution dans la calèche et ils repartirent en laissant le corps du mort pourrir sur place.

Dans son malheur, Matthieu avait eu de la chance car l’un des passagers de la calèche était un chirurgien réputé et talentueux. La blessure fut soigneusement recousue et pansée et, après quelques semaines d’alitement, Matthieu put se remettre debout. Il ne lui resta de cet évènement qu’une grande cicatrice blanche sur le ventre et le vague souvenir d’un homme en noir à qui, dans son délire, il avait fait une promesse bizarre. Mais était-ce vraiment une hallucination ? Il n’en était pas si sûr, car il avait trouvé dans sa poche une bourse qui ne lui appartenait pas, une bourse qu’il n’avait pas volée. Avec les pièces contenues dans la bourse, il avait payé grassement ses hôtes et le chirurgien en récompense de leurs soins attentifs et compétents. Et, comme le lui avait dit l’homme en noir, malgré les nombreuses pièces d’or qu’il avait distribuées, sa bourse était toujours aussi pleine que le premier jour. Donc c’était vrai, la bourse ne se vidait jamais. Maintenant il était riche, beaucoup plus riche que quiconque. Mais avait-il vraiment fait un pacte avec cet homme en noir ? S’était-il vraiment engagé à commettre un acte aussi barbare que de tuer sans motif un inconnu ?

Après sa complète guérison, il mena la grande vie. Il était riche, pourquoi n’en profiterait-il pas ? Il acheta un grand palais luxueusement meublé et s’y installa. Il se procura un grand équipage avec de nombreux domestiques. Il s’acheta un titre de noblesse et de belles armoiries. Il était invité à toutes les grandes fêtes organisées dans la bonne société et il s’y présentait richement habillé par les plus grands couturiers. Il pouvait enfin réaliser ses rêves les plus fous et il ne s’en privait pas. Au bout de quelques mois il avait presque complètement oublié sa vie de paysan misérable, son ami le brigand et l’homme en noir ainsi que la promesse qu’il avait été obligé de lui faire. Il était enfin riche, heureux et libre.

Seule la belle Anthéa ne fut pas oubliée par lui. Il ne connaissait d’elle que ce nom étrange et, malgré tout l’argent qu’il dépensa pour la rechercher, elle resta introuvable. Etait-elle morte ? Avait-elle quitté son amant et se cachait-elle ? Son amant l’avait-il emmenée très loin ? Elle avait disparu mais il ne perdit pas l’espoir de la retrouver un jour. Pour cela, il employait une dizaine d’enquêteurs qui étaient chargés exclusivement de cette recherche et qui sillonnaient en permanence tout le pays.

Quelques mois plus tard, un domestique vint le prévenir qu’un homme souhaitait le rencontrer. Cette personne n’avait pas voulu donner son nom mais monsieur le comte (c’était le titre de noblesse de l’ancien paysan) accepta tout de même de le recevoir, en pensant que cet homme venait lui apporter des nouvelles d’Anthéa. Malheureusement, c’était l’homme en noir, le bienfaiteur qu’il aurait souhaité ne plus jamais revoir.

- Bonjour monsieur le comte, dit l’homme en noir. Je vois que vous me reconnaissez. Nous nous sommes vus dans des circonstances assez pénibles. Pénibles pour vous, bien sûr. A cette époque, vous n’étiez qu’un malfaiteur en train de perdre son sang et sa vie.
- Je me souviens très bien de vous. Et vous me rappelez des souvenirs de ma vie passée que j’aurais souhaités oublier. Que voulez-vous ?
- Vous m’avez fait une promesse, continua l’homme en noir. Et c’est d’ailleurs l’acceptation de cette promesse qui vous a permis de vivre et de mener la joyeuse vie que vous avez actuellement. Vous souvenez-vous de cette promesse ?
- Oui. Mais j’étais dans une telle situation de faiblesse que je ne pouvais faire autrement que d’accepter votre pacte. Maintenant je pense que cette promesse m’a été extorquée de force. D’autant plus que, si je me souviens bien, ce pacte était ridicule.
- Non, non, lui répondit l’homme en noir. Une promesse est une promesse. C’était un contrat verbal et un contrat est un contrat. Vous ne pouvez pas y échapper. Rappelez-vous bien toutes les conditions. Vous deviez vivre et vous vivez. Vous deviez être riche et vous êtes riche. J’ai exécuté la partie du contrat qui me concernait. Maintenant à vous d’en faire autant. Vous vous êtes engagé à tuer la personne que je vous désignerai. Je viens pour vous révéler cette victime et vous devez la tuer. C’est votre partie du contrat et vous devez l’exécuter. Vous souvenez-vous de la sanction dont je vous avais parlée si vous refusiez de faire votre devoir ? Voulez-vous retourner sur cette route, avec le ventre ouvert, avec le sang qui s’échappe à gros bouillons de vos entrailles béantes ?

Non, le comte ne voulait pas retourner sur cette route sinistre, il ne voulait pas voir à nouveau sa vie quitter lentement son corps. Le comte aurait voulu que cet homme ne vienne jamais réclamer son dû, mais que pouvait-il faire ? Il devait exécuter ce qu’il lui demandait, même s’il jugeait répugnant de commettre un crime sur commande.

- Que dois-je faire ? Qui dois-je tuer pour vous satisfaire ?
- Vendredi, donc dans trois jours, vous irez en fin d’après-midi sur la route qui part en direction du nord. Vous vous arrêterez dix milles après la sortie de la ville, à l’emplacement du premier carrefour, et vous attendrez le passage d’une calèche. Je veux que vous tuiez la passagère de cette calèche. Ne vous occupez pas de l’autre passager. Il n’y aura qu’une seule femme, vous ne pouvez pas vous tromper. Je vous laisse le choix de l’arme, pistolet, épée, poignard, corde, feu, ou toutes autres méthodes que vous jugerez bonnes. Mais j’exige que ce soit vous qui commettiez ce meurtre et pas un de vos domestiques. Je veux aussi que la passagère vous voie et que vous la voyiez. Je veux qu’elle sache qu’elle va mourir avant de mourir, qu’elle sache qui la tue avant d’être tuée, qu’elle se sente mourir au moment de mourir. Ne cherchez pas à savoir pourquoi j’ai ces exigences, c’est peut-être une de mes manies. Mais j’y tiens beaucoup et si vous ne faites pas comme je vous l’ai dit, je considérerai que votre contrat n’a pas été rempli. Et vous en connaissez la sanction, n’est-ce pas ?

Trois jours plus tard, le comte attendait depuis une heure au carrefour. Le soleil venait de se coucher et le jour faiblissait. Il était venu seul à cheval pour respecter les conditions imposées par l’homme en noir. Il avait emporté avec lui un pistolet chargé et prêt à servir. Il pensait que c’était la façon la moins cruelle de commettre cet acte atroce. Moins cruelle pour la victime mais aussi pour lui, car il n’avait encore jamais commis de meurtre et il se voyait mal enfoncer une épée ou un poignard dans la poitrine d’une femme. Le sang éjecté violemment viendrait salir sa main et son costume. Les yeux exorbités de la victime le fixeraient longuement avant de s’éteindre. Peut-être la main de la tuée se poserait sur sa main armée en serrant fort, au début, pour le supplier de lâcher l’arme, puis en serrant moins fort au fur et à mesure que la vie lui échapperait, puis le relâchant quand la mort l’aurait définitivement emportée. Non, pas d’arme perforante, ce serait trop horrible et la mort viendrait trop lentement. Avec le pistolet ce sera plus rapide, plus doux pour lui et pour la victime.

Il vit une voiture approcher et il se tint prêt à l’arrêter en se mettant au milieu de la route. La calèche s’arrêta devant lui. Il sortit son pistolet, prêt à abattre le cocher si celui-ci tentait de se défendre.

- Que se passe-t-il ? lui demanda le cocher. C’est une attaque ? Vous êtes un bandit ?
- Ne bougez pas, je ne vous ferai aucun mal si vous vous tenez tranquille.

Il ouvrit la portière de la voiture. A l’intérieur se trouvaient deux personnes. Un homme qu’il entrevit à peine car il était en partie dans l’ombre et une femme qu’il reconnut immédiatement. C’était Anthéa, la merveilleuse femme qu’il cherchait depuis si longtemps. La femme dont le beau et triste regard l’avait tant ému dans sa précédente vie de brigand. Oui, c’était bien elle, mais un peu changée. Elle était toujours aussi belle mais elle n’avait plus le même regard doux et émouvant. Son regard était devenu dur, méchant, cruel. Un regard de femme dominatrice et ambitieuse. Quand elle parla, sa voix était forte et tranchante.

- Qui êtes-vous ? Pourquoi nous arrêtez-vous ? Nous sommes pressés. Si c‘est de l’argent que vous voulez, demandez au cocher, il vous donnera quelques écus. Laissez-nous partir, tout de suite, sinon vous en subirez les conséquences, croyez-moi.

Puis elle s’adressa à l’homme qui l’accompagnait dans la calèche :

- C’est incroyable, tout de même. Moi, être arrêtée par un vulgaire détrousseur de bourses. Un crachat de lépreux ne me serait pas plus odieux que cet affreux repoussoir. Le peuple me dégoûte autant que le crottin de mes chevaux mais cet individu me révulse tellement que je me refuse à lui donner un coup de cravache de crainte d’être souillée par ce contact. Regardez comme il est sale, sentez-vous comme il empeste. Les hommes de cette sorte devraient tous être roués à mort, pendus, écartelés, brûlés. Nous pourrions enfin circuler tranquillement sur les routes sans avoir à supporter leur laideur repoussante, leur haleine puante, leurs manières vulgaires et brutales.

Puis se tournant vers le comte, en faisant un geste dédaigneux lui intimant l’ordre de s’éloigner :

- Allez, mon ami, dégagez la route. Demandez votre pièce au cocher et laissez-nous tranquilles. Nous n’avons pas que ça à faire.

Le comte était abasourdi. Jamais il n’avait imaginé que cette femme, qu’il aimait tant, puisse dire ou penser des choses pareilles. C’était Satan déguisé en Vénus. Mais était-ce bien la femme qu’il avait connue ? Etait-ce bien Anthéa ? Elle lui ressemblait tellement que le doute n’était pas permis. Mais dans ce cas, quel rôle avait-elle joué auprès du chef de bande ? Ce n’était peut-être pas lui qui était cruel malgré son apparence sauvage. Peut-être était-ce elle la criminelle au visage d’ange. Peut-être dirigeait-elle la bande de brigands, alors que tout le monde pensait qu’elle n’était que la maîtresse du chef. Et elle continuait à clamer ses horreurs comme une folle en pleine crise de démence :

- Mais cessez de me dévisager ainsi ! Eloignez-vous ! Allez, éloignez-vous ! Vous êtes trop répugnant, j’ai l’impression d’être avilie rien que par votre regard salace. Et en plus vous êtes tenace comme la vermine qui vous ronge. Je vais être obligée de m’inonder de parfum pour me débarrasser de votre odeur, de votre crasse.

Le comte sentit la colère monter en lui. Sa rage venait du fait qu’il était insulté, mais surtout que l’insulte venait d’une femme qu’il avait adorée et qu’il adorait encore, malgré lui, malgré l’horreur qu’elle lui inspirait maintenant. Il ne savait pas comment extérioriser sa colère. Les paroles qu’il pourrait lui dire ne seraient pas suffisantes pour exprimer le dégoût et l’adoration qu’il avait pour elle. La battre ? Lui cracher dessus ? La tuer ? Oui, la tuer. C’était la seule solution pour se débarrasser d’elle, comme lorsqu’on écrase entre le pouce et l’index un pou qui vient de se gorger de notre sang. Il pointa le pistolet sur la poitrine d’Anthéa et tira en direction du cœur. Elle s’effondra en répandant abondamment son sang dans la voiture.

Alors le passager qui accompagnait la femme et qui était resté silencieux jusqu’ici, se pencha pour sortir de l’ombre : c’était l’homme en noir, le commanditaire du meurtre. Et il se mit à rire doucement puis bruyamment. Il était secoué de spasmes violents provoqués par son rire hystérique, il se baignait joyeusement dans le sang qui inondait la banquette.

- Oh ! Que c’est drôle, dit-il sans arrêter son rire bruyant et ses gesticulations. Mais que c’est drôle. C’est vraiment trop drôle. Vous avez été très bon, excellent, sublime, exceptionnel. Mais qu’est-ce que je me suis amusé ! C’est bien dommage que nous ne puissions demander un bis de cette scène car elle était admirable, un vrai chef-d’oeuvre. Malheureusement cette scène ne pouvait être jouée qu’une fois puisque nous avons perdu un de nos personnages principaux. Mais ce n’est pas grave, j’en garderai un très bon souvenir. Vous aussi, j’espère ? Mais, j’y pense... Mais… Mais…

Son rire s’arrêta brutalement pour laisser place à un sourire démoniaque :

- Mais vous avez commis une erreur, une toute petite erreur. Vous avez été trop rapide. Je n’ai pas l’impression qu’elle ait eu très peur de vous. Elle n’a pas eu le temps de comprendre ce que vous alliez lui faire. Vous n’avez réussi qu’à provoquer son dégoût mais pas sa peur. Elle ne s’attendait pas du tout à ce que vous la tuiez, elle ne vous en croyait même pas capable. Et sa mort a été un peu bâclée, à mon goût. C’est dommage. Je pense que vous avez trop forcé sur l’émotion, vous auriez dû vous retenir, faire monter peu à peu la tension avant d’en arriver à ce coup de feu qui n’aurait dû être qu’une conclusion logique après le long développement. Oh ! mais vous étiez très bien quand même. J’aurais seulement souhaité qu’elle ait eu beaucoup plus peur et qu’elle meure un peu plus lentement. Enfin, tant pis. Ce n’était pas parfait, ce n’est jamais parfait. Et c’est tant pis pour moi.

Il ne riait plus, il ne souriait plus. Maintenant il semblait avoir repris son aspect naturel, car son visage n’exprimait plus que la cruauté.

- Et c’est tant pis pour vous. Vous vous rappelez mes conditions ? Je voulais qu’elle sente la mort s’approcher lentement d’elle, qu’elle ait la sensation d’être emportée par elle. Eh bien là, vous avez échoué. Vous avez raté votre examen et il n’y a pas de deuxième chance. Je suis vraiment désolé. Adieu, mon cher ami. Et pensez à souhaiter le bonjour à mes collègues quand vous serez en enfer.

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La route était totalement déserte, aucune voiture n’allait venir. Il y avait seulement deux corps étendus sur le sol. Ils étaient immobiles.

L’un des corps avait été un beau jeune homme mais tout son sang s’était échappé de son ventre ouvert. Il avait souffert très longtemps mais maintenant tout était fini, il venait enfin de mourir. Pendant son agonie, il avait dit quelques mots. Mais ils étaient tellement mêlés à ses gémissements que seule une oreille très fine aurait pu les comprendre. Ces mots, adressés au vide ou à un personnage imaginaire, ressemblaient à  « Anthéa… Anthéa… ».
 


Le 4 juillet 2004.

Fabrice Guyot.