Le rideau effronté.


 
Le rideau
C'est un très beau rideau

C’était un joli rideau bleuté avec des touches d’écarlate. Il m’a tellement séduit que je l’ai acheté sans réfléchir. Je l’ai emporté chez moi et je me suis empressé de l’installer à la fenêtre de ma chambre. Il faisait un très bel effet et je ne pouvais pas m’empêcher de l’admirer. Ah ! Ce bleu magique. Ah ! Ce rouge tragique. Ah ! Cet assemblage cinétique de couleurs symboliques. Je l’ouvrais, je le fermais, je l’entrouvrais, je relevais négligemment un pan d’un côté et de l’autre. Je le tâtais, je le humais, je le caressais, je m’en frictionnais le visage, le corps. Je l’aimais, je ne pouvais plus m’en passer, je me demandais comment j’avais pu vivre jusqu’à maintenant sans ce rideau extraordinaire, exceptionnel, le summum des rideaux. L’oiseau rare des rideaux rares. Si le marchand avait été conscient de posséder un rideau aussi prodigieux, jamais il ne me l’aurait vendu, ou il l’aurait mis en vente pour une somme tellement inabordable que le commun des mortels comme moi n’aurait pu l’acquérir qu’en demandant un crédit sur un millénaire ou en vendant son âme au diable.

Je sentais confusément que le rideau commençait à me dominer en occupant toutes mes pensées, en me dictant tous mes gestes quotidiens. Il me dominait totalement, intellectuellement, psychologiquement, physiquement, moralement, et je me laissais volontiers aller à cette emprise hégémonique.

J’ai vécu avec mon rideau une idylle presque charnelle et c’est avec beaucoup de pudeur que je décris la relation qui nous a unis aussi intimement. Cet amour partagé a duré quelques mois pendant lesquels je fus l’homme le plus heureux et le plus comblé auprès de mon rideau adoré.

Jusqu’au jour où des hommes en blanc sont venus chez moi. Ils se sont imposés car jamais je les aurais autorisés à venir troubler mes rapports exclusifs avec mon bien-aimé rideau. Ils m’ont dit que je troublais le repos de mes voisins grincheux en poussant des cris stridents toute la journée et toute la nuit. Des cris stridents !!!… Bien sûr que j’en poussais des cris. Mais quand même pas des cris stridents. Peut-être un peu violents, parfois. Mais comprenez-moi ! Les relations que j’entretenais avec mon rideau n’étaient pas ordinaires. Comment aurais-je pu pousser des cris ordinaires quand nous entamions, le rideau et moi, l’une de nos magnifiques joutes amoureuses ? L’émotion était trop forte, trop intense et il m’était impossible de retenir le râle qui exprimait la puissance de notre contact. Mais heureusement pour les oreilles sensibles, le rideau n’ayant pas d’organe lui permettant d’émettre des sons, il était absolument silencieux, sinon ses hurlements auraient bouleversé la tranquillité non seulement de mes voisins mais aussi de tout le quartier.

Maintenant je suis attaché sur un lit dans une salle toute blanche. On me fait des piqûres régulièrement pour me calmer et me faire dormir. Quand l’effet des tranquillisants s’atténue et que mon cerveau se débarrasse du carcan brumeux qui le ramollit et l’empêche de penser normalement, je me souviens de mon rideau, je me demande ce qu’il est devenu, comment il peut vivre sans moi. L’a-t-on détruit, l’a-t-on vendu, l’a-t-on donné, l’a-t-on volé ? Attend-il mon retour, chez moi ou ailleurs ? J’éprouve parfois des accès de jalousie irrépressibles envers les éventuels nouveaux propriétaires de mon beau rideau. Profitent-ils comme moi de son confort, de sa douceur, de sa sécurité, de son amour ?

On me laisse presque toujours seul dans cette petite salle blanche sans rideau. Les hommes en blanc viennent me faire des piqûres, m’apporter à manger, parfois me parler. Ils veulent que j’oublie mon rideau. Ils veulent que je prenne conscience qu’aimer un rideau n’est pas normal. Mais mon rideau me manque et parfois je perds l’espoir de le retrouver un jour. Je veux m’échapper de tout ce blanc. Je veux qu’on me libère de cette prison blanche.

Alors je crois que je vais ruser. L’amour de mon rideau est un amour incompris de tous ces hommes ordinaires qui n’aiment que des choses ordinaires. Oh ! Pardonne-moi, mon joli rideau, mais je vais faire semblant de ne plus t’aimer, de te renier ou de t’avoir oublié. Ainsi, tous ces hommes en blanc penseront que je suis comme eux, ils penseront que je suis redevenu ordinaire et ils me laisseront partir. Et je pourrai enfin te rejoindre là où tu m’attends certainement. Je te retrouverai et nous reprendrons notre idylle merveilleuse et enchantée loin de ces idiots hommes en blanc qui ne connaissent que de viles passions.
 


Le 26 mai 2004.

Fabrice Guyot.