Le rocher.


 

Lui

Ça sent le brûlé…

Elle

Pardon ?

Lui

Ça sent le brûlé.

Elle

C’est à moi que vous parlez ?

Lui

Bah oui ! On n’est que deux, je ne vois pas à qui d’autre je pourrais m’adresser.

Elle

Qu’est-ce qui sent le brûlé ?

Lui

Bah… comme ce n’est pas moi, et qu’il n’y a que nous deux… ça ne peut être que vous.

Elle

Pourquoi je sentirais le brûlé ?

Lui

Je ne sais pas… Vous devriez le savoir mieux que moi.

Elle

Pourquoi ?

Lui

Bah… c’est vous qui sentez le brûlé, pas moi.

Elle

Je ne comprends pas. Je ne sens rien… Vous devez être malade. J’ai entendu parler de gens qui sentaient des odeurs bizarres.

Lui

Je ne suis pas malade. Je suis sûr que vous êtes en train de brûler.

Elle

Vous êtes fou… Je suis en train de bronzer, pas de brûler. C’est une odeur de peau bronzée que vous sentez…

Lui

Non, non. C’est certain. Je ne me trompe jamais quand il s’agit des odeurs. Vous devriez vérifier…

Elle

Vérifier quoi ?

Lui

Je ne sais pas… que vous n’êtes pas en train de brûler…

Elle

Si j’étais en train de brûler, je le saurais ! On ne brûle pas sans ressentir quelque chose, une douleur…

Lui

Vérifiez quand même… Maintenant, je sens plutôt une odeur de viande grillée. Je dirais même que ça devient appétissant…

Elle

Vous êtes de plus en plus malade. Vous commencez à me faire peur. Vous ne seriez pas un peu cannibale ?

Lui

Je disais ça… comme ça… Pas vraiment par envie. D’ailleurs, je n’ai pas faim.

Elle

Vous me faites peur quand même. Quand quelqu’un se met à parler comme ça, à mon avis, c’est qu’il est devenu fou… Je préférerais que vous partiez.

Lui

Où voulez-vous que j’aille ?

Elle

Je ne sais pas… à l’autre bout du rocher…

Lui

Mais… je suis déjà à l’autre bout du rocher.

Elle

Alors, allez au troisième bout du rocher, et laissez-moi tranquille. Vous m’empêchez de me concentrer sur mon bain de soleil.

Lui

Il n’y a pas de troisième bout de rocher. Je vous rappelle, au cas où vous l’auriez oublié, que nous sommes sur un rocher de deux mètres de long sur cinquante centimètres de large.

Elle

Alors… allez au diable !

Lui

Et je vous rappelle aussi que vous êtes allongée et que, dans cette position, vous occupez les trois-quarts de l’espace disponible sur ce rocher.

Elle

C’est normal, je suis une femme, j’ai droit à certains égards. Vous voudriez peut-être vous pavaner sur mon rocher pendant que moi je serais debout ?

Lui

Heu… notre rocher… il est à nous deux. Et nous pourrions peut-être échanger nos places de temps en temps. Je commence à être fatigué.

Elle

Hé bien, tant pis pour vous. Moi, je suis bien comme ça, alors je reste allongée. Vous, vous restez debout, ou vous faites ce que vous voulez, je m’en fiche.

Lui

Je suis très fatigué, je ne vais pas tarder à tomber.

Elle

Et alors ? Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Si ça vous amuse de tomber, tombez. Comme ça, vous ne m’embêterez plus avec vos odeurs de brûlé et de viande rôtie, et en plus j’aurais le rocher pour moi toute seule.

Lui

Je ne vous dérange pas tellement… Je vous fais rarement de reproche, même quand vous vous octroyez presque tout l’espace sur l’unique rocher dont nous disposons… et puis, je ne parle pas tant que ça…

Elle

Vous parlez trop, même en parlant peu.

Lui

Je parle quand je m’ennuie. Or, là, je m’ennuie.

Elle

Contentez-vous de bronzer comme moi. C’est aussi inutile que de parler, mais au moins c’est silencieux.

Lui

Je n’ai pas beaucoup de place pour bronzer, alors je m’ennuie et je parle.

Elle

Vous ne pourriez pas parler en silence ? J’ai connu des gens qui savaient très bien faire ça.

Lui

J’ai essayé mais ça ne me plaît pas. Je suis le seul à me répondre et, comme je suis toujours d’accord avec moi-même, la conversation ne mène à rien.

Elle

Voilà une information intéressante ! Cela veut dire que, si j’étais toujours d’accord avec vous, vous vous arrêteriez de parler ?

Lui

Non, ça ne marchera pas. Il faudrait que vous m’approuviez sincèrement, et je doute que vous en soyez capable. Par exemple, si je vous répète que vous êtes en train de brûler, et si vous me répondez que c’est vrai, je ne vous croirai pas car je saurai que vous dites ça pour me faire taire.

Elle

Donc, il n’y a aucun moyen de vous rendre muet ?

Lui

Non. Enfin… si. Si vous disparaissiez, je n’aurais plus d’interlocuteur, et je serais obligé de me taire.

Elle

Et pourquoi je disparaîtrais ? Je suis bien ici, sur mon rocher… Il fait toujours beau, l’air est sain. C’est vrai qu’il n’y a pas grand-chose autour, mais le vide a un certain charme quand on sait le regarder. Alors, pourquoi je m’en irais puisque je suis heureuse ici ?

Lui

Parce que vous brûlez…

Elle

Vous m’embêtez encore avec votre histoire de brûlé ? C’est une obsession chez vous… Vous ne pourriez pas faire comme moi, profiter du peu que nous avons ? Au-dessus, le soleil avec rien autour, en dessous, rien du tout, et notre rocher au milieu qui flotte sur le néant… Vous trouvez peut-être que c’est peu, mais moi je pense que c’est mieux que rien.

Lui

Vous avez de la chance d’être parvenue à vous habituer à ce pas grand-chose. Moi, je m’ennuie. Ça fait combien de temps qu’on est là-dessus ?

Elle

Je ne sais pas… certainement longtemps. Mais comme il n’y a ni jour ni nuit, c’est difficile à dire.

Lui

On ne peut même pas calculer les heures. On n’a jamais faim, jamais soif, jamais sommeil. Vous croyez qu’on est encore vivants ? C’est peut-être ça ce qu’on appelle la mort. On est seuls au milieu de rien… Vous êtes peut-être ma voisine de cimetière…

Elle

Ne dites pas de bêtises. Je sais que je suis vivante. C’est vrai que le décor n’est pas folichon, il est même bizarre. Mais il suffit de faire un effort pour s’y habituer. On s’habitue à tout…

Lui

Et… si on quittait ce rocher ? Si nous sommes déjà morts, il ne peut rien nous arriver… On est en quelque sorte immortel quand on est mort… Après tout, ce rocher n’était peut-être qu’une étape… Nous aurions peut-être dû le quitter depuis longtemps. La vraie après-vie se trouve peut-être ailleurs, en dessous, dans le néant. Si nous sautions ?

Elle

Mais, vous êtes fou… Il n’en est pas question ! Moi, je me sens bien ici. Je n’ai envie de rien d’autre.

Lui

Mais je vous rappelle que vous sentez le brûlé. Je suis sûr que, si nous ne quittons pas le rocher rapidement, vous allez vous consumer sous mes yeux.

Elle

Non, je ne sauterai pas. Faites-le, si vous voulez, mais vous ne me forcerez pas. Après tout, à ma connaissance, on n’a aucun lien qui nous attache l’un à l’autre. Je ne sais pas pourquoi on est ensemble sur ce rocher, certainement par hasard. Mais ce n’est pas une raison pour que je vous suive. Alors, allez-y, si voulez risquer de tout perdre, je vous en prie, sautez ! Quand vous tomberez, je regarderai, ça me fera un spectacle gratuit quand je vous verrai disparaître dans un néant encore pire que ce rocher.

Lui

Je vais sauter mais… j’aimerais ne pas être seul. Nous sommes ensemble depuis longtemps… je me suis habitué à vous… J’aimerais que nous restions unis…

Elle

Non, je ne sauterai pas. Moi, je me suis habituée à mon rocher, et je le garde. Il n’est pas très beau, c’est vrai, mais il est solide et je l’aime. Ce sera plus facile de me déshabituer de vous que de le quitter… Alors ? Qu’est-ce que vous attendez encore ? Que je vous suive ? Je vous ai dit non, et quand je dis non c’est non ! Allez, ne faites pas l’empoté, si vous voulez sauter, sautez ! Et… bon débarras…

Lui

Adieu… Je ne sais même pas comment vous vous appelez… Mais c’est sans importance, je ne sais pas non plus comment je m’appelle. Adieu…

Elle

Merde ! Le con, il a sauté ! Je ne le vois plus, il a disparu trop vite. Finalement, il était parfois un peu ennuyeux mais… je vais le regretter… Ses idioties finissaient par me plaire… parfois… Mais pourquoi il me disait que je sentais le brûlé ? Il était vraiment bizarre… Moi, je ne sens rien… J’ai un peu chaud peut-être, mais c’est le soleil. De toute façon, j’ai décidé de rester là. Et si un jour, dans très longtemps, je m’ennuie… ou s’il me manque trop… je sauterai, et après... après... hé bien, après, on verra.

Elle (plus tard)

C’est fou ce qu’il fait chaud maintenant… Pourtant, le soleil n’a pas changé. Apparemment, il n’est pas plus clair, sa taille est la même. Et puis mince ! Je ne vais pas faire comme cet abruti qui vient de sauter, je ne vais pas m’inquiéter pour si peu. Mais… c’est bizarre… il me manque déjà. Pourtant, il était énervant la plupart du temps, il était ennuyeux à mourir, j’avais souvent envie de le balancer dans le néant en dessous. Mais… il me manque, il me manque vraiment.

Elle (encore plus tard)

Je vais passer l’éternité ici ? Seule ? Sur un rocher vide, totalement vide ? Mais… que vais-je faire ici ? Bronzer jusqu’à la fin des temps ? Pendant l’éternité ? Maintenant, j’ai peur… j’ai peur de rester ici, seule. Et puis… j’ai chaud, de plus en plus chaud, je me sens brûler… Il faudrait que je saute, que j’entre dans le néant… mais… je n’ai pas le courage… et il n’y a plus personne pour me forcer, il n’est plus là pour me pousser. J’ai peur de rester seule sur ce rocher… et j’ai peur de sauter. Si nous étions deux, ce serait plus facile… Mais pourquoi il est parti sans moi ? S’il avait insisté, il aurait pu me convaincre… Pourquoi il m’a quittée en me laissant seule face à tout ce vide ? Où est-il maintenant ?

Elle (beaucoup plus tard)

Je vais sauter… je vais le retrouver… peut-être… s’il y a quelque chose dans ce néant… et s’il n’est pas trop tard. J’espère qu’il n’est pas trop tard…




Le 23 août 2006.

Fabrice Guyot.