Les plaisirs du démon.


 
Il y pensait depuis longtemps, quelques années peut-être. C’était une vague idée qui revenait quand tout allait mal, quand sa vie devenait insupportable. Il n’avait jamais eu le courage d’aller jusqu’au bout mais, maintenant, sa décision était prise, cette nuit sera sa dernière nuit.

Il avait tout organisé dans sa tête. Il savait où il devait aller, ce qu’il allait faire. Il avait réfléchi aux conséquences, mais il les jugeait secondaires. Son geste excluait tout intérêt pour l’ « après ». D’ailleurs, ce ne sera qu’un évènement mineur qui ne restera dans les mémoires que très brièvement, quelques jours ou, au pire, quelques mois, pour devenir un vague souvenir, puis une ombre dans le passé, puis plus rien ou presque.

- Tu te rappelles de Thomas ?
- De qui ? Ah oui !  Ce n’était pas celui avec une moustache et un lorgnon ?
- Mais non ! Je ne l’ai jamais vu avec un lorgnon. Une moustache ? Peut-être. Je ne me souviens plus…
- Et alors ?
- Rien. Je ne sais plus pourquoi j’ai pensé à lui…

Il savait qu’une place ne restait jamais vacante, le monde se réorganisait très simplement pour combler les vides, surtout le tout petit vide qu’il allait laisser. Qui pourrait regretter un individu aussi insignifiant que lui ?

Il avait pris sa décision dans la journée. Il était seul et il avait pensé à sa vie comme un spectateur regardant une pièce de théâtre d’un œil indifférent. Il avait réfléchi aux bons moments, aux mauvais moments, surtout les mauvais. Et il n’avait pu que constater le vide de sa vie. A quarante ans, il venait de prendre conscience qu’il avait tout raté, qu’il était passé à côté de la vie telle qu’il l’avait rêvée quand il avait quinze ans. Et maintenant, il était trop tard, il ne pouvait pas revivre différemment ses vingt-cinq dernières années. Vingt-cinq années pleines de néant, un désert ni agréable, ni désagréable, sans chaleur, sans froid, sans vie, tellement vide…

Il se rappelait quand il était adolescent, plein de vie et d’espoir. Et maintenant, quand il se regardait dans un miroir, il voyait un individu bedonnant, le cheveu rare, la peau du visage couperosée. Ces vingt-cinq années n’avaient servi qu’à ça, marquer son corps, le dégrader, le rendre repoussant. Bientôt sa peau allait se flétrir, se couvrir de taches de vieillesse, ses articulations allaient devenir douloureuses, ses muscles et ses os ne soutiendraient plus son corps, son cerveau se viderait.

Quand il sortit de chez lui, la nuit était bien avancée et il n’y avait personne dans les rues. Il se dirigeait vers le canal. Il ne connaissait pas la profondeur de l’eau, mais il espérait qu’elle serait suffisante. Il était toujours aussi résolu. A quoi bon hésiter ou retarder ? Demain, après-demain, son idée fixe reviendrait, il valait mieux en finir tout de suite.

Il était au bord du canal. L’eau noire coulait à ses pieds. Il était seul, pas de passant sur la route. Il avait bien choisi son heure, il ne risquait pas d’être dérangé. Il s’assit sur le bord du quai et retira sa veste. Il grelottait de froid et de peur. Il réfléchit encore un peu, à la température de l’eau, allait-il souffrir longtemps, quelques secondes, quelques minutes ? D’autres réflexions encore plus vagues, où allait-on retrouver son corps ? Dans quel état de putréfaction ? Quel effet aura sa disparition sur les rares personnes qui le connaissaient ? Mais était-ce important ? Il ne sera plus là pour voir leurs réactions, pour entendre leurs commentaires.

Il se rapprochait de l’eau, il n’était plus maintenu que par le bout des fesses. Une petite poussée et il allait sombrer pour toujours dans le néant… Il fit un infime mouvement du corps et se laissa tomber doucement dans l’eau noire et froide…

- Allons ! Monsieur, réveillez-vous. Réveillez-vous.

Quelques claques assez violentes sur les joues. Peu à peu, il émergea de l’inconscience.

- Ca va mieux ? Vous m’avez fait peur. Quelle idée de s’endormir sur le bord du canal. Si je n’avais pas été là, vous vous seriez noyé. Heureusement que je vous ai vu glisser dans l’eau. Vous avez bien de la chance que je sache nager.
- Je ne suis pas mort ?
- Non, je vous ai sorti de l’eau à temps. Vous devriez rentrer chez vous rapidement car avec vos vêtements mouillés, vous allez l’attraper la mort.

Thomas rentra chez lui très dépité. Encore une chose qu’il avait ratée, sa propre mort. Toute sa vie n’avait été qu’une suite de ratages. Il n’avait jamais rien fait d’utile, tout ce qu’il avait tenté, même les choses les plus insignifiantes, avait échoué. Pendant son enfance, il s’était imaginé une vie grandiose, il se voyait en héros défendant courageusement les faibles contre des armées d’oppresseurs. Il se voyait riche et puissant, dépensant sa fortune pour aider les miséreux, construire des hôpitaux, soutenir les vieillards abandonnés, accueillir les filles mères rejetées par la société. Il se voyait intelligent, instruit et célèbre, connu pour ses grands écrits philosophiques et ses traités scientifiques novateurs. Il se voyait célébré pour avoir été l’inspirateur de générations d’hommes d’état réputés pour leur sagesse. Et finalement, il n’était rien qu’un petit individu sans importance, crevant de faim dans un logement puant.

Le lendemain, il sortit de chez lui de très bonne heure pour se rendre dans la boutique de coutellerie où il travaillait. Ses vêtements avaient séché mais ils étaient très froissés et peu reluisants. Son patron, comme d’habitude, l’agressa dès son arrivée.

- Thomas, c’est dans cette tenue que vous osez vous présenter ce matin ! Savez-vous que vous travaillez dans un commerce respectable ? Croyez-vous que les clients oseront entrer dans ma boutique s’ils voient un vendeur déguisé en clochard et puant l’eau croupie ? Vous étiez un sot et maintenant, comme si ça ne suffisait pas, vous êtes dégoûtant. Sortez d’ici et ne vous donnez plus la peine de revenir car vous ne me servez à rien, si ce n’est à faire fuir les clients !

Thomas se préparait à partir quand un client entra dans la boutique. Son patron lui tourna le dos pour saluer obséquieusement le nouveau venu et Thomas en profita pour prendre un couteau sur un présentoir et quelques pièces dans la caisse. Son patron lui devait bien cette petite compensation après lui avoir versé, pendant toutes ces années, un salaire de misère en le traitant comme un esclave.

Avant de rentrer chez lui, Thomas dépensa les quelques pièces volées et il rangea méticuleusement son achat dans la poche droite de sa veste. Dans la poche de gauche, il avait placé le couteau volé. Quand il revint chez lui, il essaya de faire le moins de bruit possible.

- Hep, là-bas ! Monsieur Thomas, n’oubliez pas de nous payer votre loyer. Vous avez trois mois de retard et nous n’avons pas les moyens de vous loger gratuitement.
- Oui, j’y pense, je vous promets, pour la semaine prochaine.
- C’est ce que vous nous avez déjà dit la semaine dernière. Ca fait même trois mois que vous nous dites ça. Lundi prochain, si vous n’avez pas payé, nous vous jetons à la rue.
- Oui, oui… Lundi, c’est promis.
- N’oubliez pas, lundi prochain, c’est le dernier délai, sinon vous irez sous les ponts partager le logement des rats s’ils veulent bien vous faire une petite place. Vous nous raconterez si leur compagnie vous convient mieux que celle de vos voisins.

Face à la vigilance du concierge, les tentatives de Thomas pour ne pas attirer l’attention quand il rentrait chez lui étaient inutiles. Le concierge ne manquait jamais de lui rappeler les trois mois de loyer de retard. Au moins ce brave homme était optimiste, il avait encore un petit espoir d’être réglé. Thomas, lui, n’avait plus aucun espoir ; il n’avait rien aujourd’hui pour payer son loyer et il n’aura rien non plus la semaine prochaine. Il venait d’être chassé de son emploi de vendeur et il n’avait pas l’intention d’en chercher un autre.

Après être entré dans sa chambre, Thomas vida ses poches et étala ses emplettes sur son lit : le couteau volé et la fiole de poison achetée clandestinement chez l’apothicaire. Par quoi allait-il commencer ? Se tuer ici risquait de provoquer plus de désagréments pour ses voisins que la noyade qui avait si lamentablement échoué à cause de cet imbécile de sauveur. Il imagina les commentaires peu amènes de ses voisins, après sa mort.

- Quel ennui d’être questionné par la maréchaussée, comme si on était des assassins. Il n’aurait pas pu aller se faire pendre ailleurs, ce misérable ?
- Qui va nous payer les loyers impayés ? Ce n’est pas en vendant ses guenilles sales que nous allons être remboursé.
- Comment va-t-on se débarrasser de ce corps encombrant ?

« Au moins on se souviendra de moi un peu plus longtemps » pensa Thomas.

Il effleura la lame du couteau et constata, en professionnel, qu’elle devrait suffire pour l’usage qu’il allait en faire. Il s’accroupit sur le sol, plaça la pointe sur son ventre et, d’un geste violent, essaya de se l’enfoncer dans l’abdomen. Malheureusement pour le pauvre Thomas, la lame rencontra un des boutons métalliques de sa veste et se cassa. Il n’avait qu’une petite éraflure au poignet mais le couteau était devenu inutilisable.

- Crénom d’un chien ! Quelle camelote. Il m’a exploité pendant des années, il m’a jeté à la rue, et en plus il vend des couteaux dont le métal est de si mauvaise qualité qu’on ne peut même pas se les planter tranquillement dans le ventre pour se tuer. C’est vraiment un commerçant malhonnête.

Malgré ce deuxième échec, il restait déterminé à mettre fin à ses jours. Il lui restait la fiole de poison. Son effet ne sera pas instantané et il devrait souffrir pendant des heures avant de mourir. Mais tant pis, l’essentiel était d’atteindre son but, c'est-à-dire de mourir. Il s’allongea confortablement sur le lit, il prit la fiole et il en but le contenu d’un trait, sans penser à la douleur qui allait lui tordre les entrailles. Bizarrement ce poison n’avait aucun goût et il ne ressentit rien de particulier en l’avalant. Son agonie était supposée être longue et douloureuse, mais il n’en fut rien. Quelques heures plus tard, il ne s’était toujours rien passé. Il était vivant et il n’avait pas la plus petite douleur dans le ventre. L’apothicaire lui avait certainement vendu de l’eau au prix de l’or et il avait été la victime de cet escroc.

- Décidément, tous les commerçants sont des voleurs. On ne peut même plus faire confiance aux apothicaires pour obtenir d’honnêtes poisons bien mortels. C’est scandaleux. Si je n’étais pas si pressé de mourir, j’organiserais une croisade contre tous ces malfaisants et j’exigerais que les couteaux et les poisons soient vérifiés avant d’être mis en vente.

Et il pensait avec lassitude : « La mort ne veut-elle pas de moi ou suis-je trop bête pour me tuer convenablement ? ». Mais ce troisième échec ne remettait pas en cause sa volonté de disparaître. Que lui restait-il pour se tuer ? Se jeter par la fenêtre et c’est ce qu’il fit.

- Que faites-vous là à vous rouler par terre ? lui demanda le concierge.
- Où suis-je ? Je suis encore vivant ?
- Bah ! oui. Vous avez l’air d’un imbécile mais vous êtes bien vivant.
- Je voulais me tuer…
- Mais… vous êtes au rez-de-chaussée. Vous êtes quand même bizarre. Quelle idée de se suicider en se jetant par la fenêtre du rez-de-chaussée ! Vous êtes vraiment un idiot ou vous vous moquez de nous ?
- Je veux mourir, je veux mourir…

Encore tout crotté par sa culbute dans la boue, Thomas s’éloigna rapidement pour échapper aux sarcasmes de son concierge. En traversant la rue, il était perdu dans ses tristes pensées et il ne fit pas attention à la diligence qui passait à ce moment. Les chevaux ne parvinrent pas à l’éviter, il fut renversé et piétiné, et les roues de la lourde voiture lui passèrent sur le corps en laissant des traces dégoulinantes de sang sur son ventre déchiré. Malgré lui, Thomas était parvenu à ses fins, il était mort.

Mais non… il n’était pas vraiment mort. La douleur ainsi que toute autre sensation physique avait disparu mais il était toujours conscient et il pensait. Il avait une curieuse impression de nager dans l’éther. Il ne ressentait plus rien, plus de toucher, plus d’odeur, plus de bruit. Il continuait à voir mais voyait-il par les yeux ou cette sensation venait-elle de son esprit ? Devant lui se trouvait un homme ou, du moins, son nouveau sens de la vision lui faisait croire que c’était un homme. Dès ses premiers mots, Thomas sut que ce n’était pas vraiment un homme mais… le diable. Les paroles du diable n’étaient pas formées de mots mais étaient plutôt des idées transmises directement au cerveau de Thomas (ou à ce qui remplaçait son cerveau) qui les traduisait en mots compréhensibles.

- Tu es le bienvenu dans mon royaume, Thomas. Par respect pour ma grandeur, tu dois m’appeler « seigneur et maître ». Tu viens de commettre l’acte qui t’a permis de venir directement chez moi. Pas de jugement, pas de purgatoire pour les suicidés. Sais-tu que je désespérais de te voir réussir ton suicide ? Quand j’ai vu ton incompétence notoire en ce domaine, j’ai été obligé d’intervenir en provoquant cet accident. Tu es maintenant chez moi et je ne te laisserai jamais en sortir. Mais cela ne signifie pas que tu seras malheureux. Je fais au contraire tout ce qu’il faut pour que mes sujets ne s’ennuient pas et soient heureux. Bien sûr, comme tu n’es pas au paradis, sache qu’ici ton bonheur ne dépendra que du mal que tu feras en mon nom. Mais tu es libre de faire ce que tu veux, le bien ou le mal. Tu peux aussi ne rien faire, si tu le souhaites. Mais tant que tu ne feras pas du mal, tu seras triste et désespéré. Et ce désespoir n’a rien à voir avec celui que tu as bien connu au cours de ta précédente vie. Le malheur d’ici est infiniment plus insupportable et tu ne peux pas t’en débarrasser en mettant fin à ta vie car tu es déjà mort. Donc si tu ne fais pas suffisamment de mal, tu seras énormément et éternellement malheureux.
« Mais le mal ! Ha ! Le mal, lui t’apportera le bonheur, le vrai bonheur. Pas le bonheur élémentaire de ta vie d’avant, non, le bonheur d’ici est immense, incomparablement plus puissant que le bonheur que tu aurais pu avoir au cours de ta vie passée sur terre. Imagine-toi le bonheur le plus intense que puisse éprouver un humain, la jouissance avec la personne aimée, la naissance du fruit de cet amour. Vois-tu ce que l’on éprouve dans ces circonstances exceptionnelles ? Hé bien ! Ici le bonheur est mille fois, un million de fois plus intense. Mais pour parvenir à cette extase ultime, il faut que tu fasses le mal. Pas de bonheur pour toi sans le malheur des autres. Et pour faire le mal, je te fournis tous les outils qui te sont nécessaires : je te donne des millions d’individus qui deviendront tes victimes et je t’accorde le pouvoir de les manipuler. Ces millions d’êtres t’appartiennent, fais-en ce que tu veux car je les ai sélectionnés rien pour toi ».
« Va dans la salle des jouets et choisis parmi tes marionnettes celles que tu souhaites mettre en scène. Elles sont faciles à diriger, tu peux les prendre, les déformer, les détruire, les unir, les désunir, les brûler, les ressusciter, les défigurer, les rendre bons ou méchants, les attendrir ou les durcir. Imagine-leur des histoires avec des coups de théâtre, des péripéties multiples. Joue avec eux et, quand tu les sens prêts, donne-leur le coup de grâce ultime qui te permettra d’atteindre enfin la jouissance totale et absolue. Va et sers-moi bien si tu veux être heureux ».

Dans la salle des jouets, Thomas trouva des marionnettes dont l’aspect imitait parfaitement les humains. Il y avait des hommes, des femmes, des enfants, des animaux et il apprit peu à peu à les manipuler, à leur faire jouer les intrigues compliquées ou maladroites qu’il imaginait. Il mariait les hommes et les femmes, leur donnait des enfants, puis faisait disparaître les enfants en imaginant leur enlèvement ou leur assassinat par d’autres marionnettes. Parfois, surtout au début, quand il manquait d’expérience, il maîtrisait si peu son intrigue qu’au lieu de faire du mal, il faisait du bien par inadvertance, par exemple en réconciliant bêtement des personnages séparés ou en unissant involontairement un homme et une femme qui, sans son intervention, ne se seraient jamais rencontrés et n’auraient jamais été heureux. Lorsqu’il commettait ces bévues, il sentait la tristesse et le désespoir l’assaillir et il devait rapidement corriger son intrigue en replongeant ses personnages dans une tristesse infinie afin que lui-même puisse éprouver la jouissance tant attendue. Pendant longtemps, il développa ces histoires cruelles et il ne pouvait pas s’en empêcher. Dès qu’il cessait de s’intéresser à ses marionnettes, il était envahi par une telle sensation d’angoisse qu’il devait rapidement reprendre son jeu du mal.

Cependant, après avoir construit une multitude d’intrigues pleines de rebondissements et parfaitement réussies, il se rendit compte que la jouissance n’était plus aussi intense. Pour obtenir le même effet qu’à ses débuts, il devait imaginer de plus en plus d’histoires toujours plus noires. Il devait inventer des coups de théâtre de plus en plus compliqués et cruels, faire miroiter à ses personnages un bel avenir radieux, puis les faire tomber brutalement dans le drame le plus sombre et le plus inattendu. Et même en compliquant à l’infini ses intrigues, le bonheur qu’il éprouvait était très atténué et il avait vaguement l’impression qu’il n’allait pas tarder à ne plus rien éprouver du tout. Etait-ce l’effet d’une accoutumance ? L’excès de bonheur ne pouvait-il qu’entraîner la disparition du bonheur ?

Il essaya souvent d’en parler avec son « seigneur et maître » mais celui-ci n’était jamais disponible pour une réunion, même rapide. Si Thomas le rencontrait par hasard dans un des nombreux couloirs de l’enfer, le « seigneur et maître » parvenait toujours à s’esquiver avant que Thomas ait pu lui poser ses questions embarrassantes.

- Mon cher Thomas, je n’ai pas beaucoup de temps à te consacrer. Comprends-moi, il faut que je m’occupe de l’univers entier qui, comme tu le sais, est très vaste. Vois avec mes adjoints qui sauront te renseigner aussi bien que moi.

Les adjoints étaient introuvables ou trop occupés ou ne voulaient pas prendre de décisions sans l’aval de leur « seigneur et maître » qui, invariablement, s’absentait quand on avait besoin de lui. Thomas essaya d’en parler avec les collègues qu’il rencontrait dans la salle des jouets, mais ceux-ci ne semblaient pas très intéressés par ces problèmes inferno-existentiels. Il n’obtenait que des réponses vagues,  sans intérêt ou hors sujet.

- Avez-vous remarqué que notre jouissance du mal s’atténue dangereusement avec le temps ? Etes-vous aussi concerné par ce phénomène curieux ?
- Vous avez raison, il fait un peu frais aujourd’hui. Je pense que le temps va se mettre à la pluie.

Thomas était, semble-t-il, le seul concerné par ces difficultés, à moins qu’il n’ait été le seul à en avoir compris tout le sens et toute la gravité. Il était persuadé que toute la stabilité politique de l’enfer dépendait des mesures qui devraient être prises pour sortir de cette impasse. Mais personne ne le comprenait, personne ne l’écoutait. Il était condamné à se débrouiller tout seul.

La dernière histoire qu’il avait imaginée mettait en présence trois personnages principaux avec quelques personnages secondaires et lui-même y apparaissait vêtu d’un grand manteau noir. L’intrigue assez compliquée avait exigé beaucoup d’idées et de préparatifs et le résultat pouvait être considéré comme le sommet de sa carrière de faiseur de mal. Il y avait tout mis, le bonheur, le drame, la passion, l’amitié, la cruauté, la fidélité, les rencontres fortuites. Et il avait terminé cette histoire dans un grand bain de sang. Anthéa, la belle qui souhaitait mourir mais qu’il condamnait à vivre éternellement, Matthieu et Jean qui voulaient vivre et qu’il faisait mourir. Pour corser son histoire, il avait donné à ses trois personnages une chance de vivre ou de mourir, selon leurs désirs, mais en fait ils étaient condamnés dès le départ car Thomas ne pouvait pas se permettre de les rendre heureux en exauçant leurs vœux (n’était-ce pas lui qui tenait les rênes de l’histoire ?). Après la conclusion de cette brillantissime histoire, il n’avait pas ressenti beaucoup de plaisir et pourtant il savait que c’était une réussite et que jamais il ne pourrait faire mieux. Jamais il ne pourrait faire plus de mal à ses personnages et pourtant jamais il n’avait été aussi peu satisfait.

A défaut d’avoir pu obtenir les conseils avisés de son patron ou de ses collègues, Thomas dut se résoudre à régler le problème lui-même. Et il réfléchit longuement, très longuement, et il en arriva à une conclusion surprenante, extraordinaire. Il était sûr d’avoir enfin trouvé « la solution » à son problème, la solution à tous les problèmes de l’enfer. Cette solution était tellement brillante, mais si contraire aux principes de l’enfer, qu’il allait devoir la mettre en application tout seul. Mais s’il parvenait au résultat escompté, il pourrait en faire profiter tous ses collègues. Bien sûr il devra jouer un jeu très serré car son « seigneur et maître » ne serait certainement pas d’accord et il voudrait s’opposer à des idées aussi novatrices et révolutionnaires. Mais qu’importe ? S’il réussissait, Thomas acquerrait suffisamment de pouvoir pour chasser ce diable incapable et prendre sa place.

L’idée de Thomas était la suivante : s’il s’était accoutumé au bonheur de faire le mal, il pourrait peut-être s’accoutumer au malheur de faire le bien. S’il essayait souvent de faire le bien, le désespoir qu’il éprouvait ne serait-il pas de moins en moins intense ? Peut-être que finalement il ne ressentirait plus rien après de nombreuses tentatives pour répandre le bien sur ses marionnettes. Peut-être même qu’il finirait par ressentir du plaisir en faisant le bien. Il décida de commencer tout de suite son expérience, en sachant qu’il allait beaucoup souffrir au début. Mais s’il réussissait, ce dont il était sûr, il était bien décidé à utiliser son savoir pour devenir le « seigneur et maître » de l’enfer et transformer le royaume du mal en royaume du bien.

Il reprit les trois marionnettes principales qui participaient à sa dernière histoire. Où allait-il reprendre l’intrigue pour en modifier la conclusion ? A quel moment cette intrigue avait-elle entraîné les trois personnages vers une conclusion logiquement tragique ?

- L’attaque de mon carrosse, avant que Jean ne soit tué par mes domestiques. Reprenons l’histoire à cet endroit…

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Jean se mit en travers de la route pour arrêter le carrosse. Les conducteurs ne semblaient pas armés et l’attaque ne présentait pas de risque. Quand le carrosse se fut immobilisé, Matthieu ouvrit la portière pour dire la phrase habituelle dans ce genre de situation « la bourse ou la vie », mais il se rendit compte qu’il n’y avait qu’une passagère et que cette passagère comptait beaucoup plus pour lui qu’une simple bourse ou même une vie. Anthéa était là et elle le regardait avec des yeux qui n’étaient ni tristes ni suppliants. C’était de l’amour et du bonheur qu’il voyait dans ces beaux yeux verts.

- Bonjour, monsieur, lui dit-elle. Je connais bien votre visage mais j’ignore votre nom. Mais ce n’est pas grave, nous aurons, je l’espère, souvent l’occasion de nous voir et vous me direz tout de vous comme je vous dirai tout de moi. Vous semblez étonné de me rencontrer dans ce carrosse et je comprends votre surprise. Je vais tout vous expliquer et vous saurez pourquoi je suis si heureuse maintenant alors qu’au cours de nos rencontres précédentes j’étais si triste. Montez dans la voiture, ainsi que votre ami, et nous discuterons pendant que mes gens nous ramèneront chez moi.

Ils montèrent dans le beau carrosse rempli d’or, de perles et de velours. Anthéa continua :

- Je pense que vous êtes pressés de savoir ce qui m’est arrivé après ma disparition soudaine. Le chef de bande, dont j’étais la maîtresse bien malgré moi, avait prévu d’attaquer une voiture qui transportait la solde de l’armée. Nous sommes donc partis vers la ville où devait avoir lieu ce forfait.
« Le matin, mon compagnon et ses complices partirent comme prévu pour faire leur mauvais coup. Celui-ci réussit mais une partie de la bande fut tuée. Le chef et un de ses complices, qui étaient les seuls survivants, revinrent précipitamment dans notre chambre d’auberge avec le butin. Au moment du partage, il y eut une dispute pour savoir s’il fallait partager en trois, en me comptant comme membre de la bande, ou en deux seulement, puisque je n’avais pas participé à l’attaque. Inutile de vous dire que c’est mon compagnon qui souhaitait que l’on partageât en trois, car il y gagnait ma part en plus de la sienne. Cette querelle n’était pas nouvelle, après chaque vol ils discutaient longuement pour décider si je devais avoir une part et c’était toujours mon compagnon qui obtenait gain de cause car il était le plus costaud et ses complices n’osaient pas lui tenir tête. En plus, étant le chef de la bande et l’organisateur des délits, les autres jugeaient normal de lui concéder une part supplémentaire. Mais cette fois la somme était beaucoup plus considérable et nous étions peu nombreux. L’altercation entre eux fut tellement vive que mon compagnon donna à son complice un violent coup de poing qui le projeta contre le mur où son crâne fut brisé ».
« Nous partîmes de l’auberge immédiatement en emportant le cadavre, que nous avons enterré, et le butin que nous avons soigneusement caché. Quelques jours plus tard, la maréchaussée est venue arrêter mon compagnon. Vous savez qu’il avait une stature fort imposante et facilement reconnaissable même avec le visage voilé. La description faite par les témoins avait permis aux enquêteurs de retrouver sa trace sans difficulté. Comme je n’étais pas là au moment de l’arrestation et que personne ne m’avait vue en sa compagnie, la maréchaussée ne m’a pas recherchée.
« Quelques semaines après, mon compagnon a été condamné à la pendaison. Il ne m’avait pas dénoncée et il n’avait pas dit au juge où se trouvait la somme volée, ce qui aurait pourtant pu le sauver. J’ai assisté à sa pendaison, à moitié heureuse d’être enfin débarrassée de ce monstre sanguinaire et à moitié triste car il avait été fidèle et honnête envers moi avant de mourir ».
« Quelques jours plus tard, je suis allée chercher le butin caché et je possède maintenant une fortune colossale. La maréchaussée ne me soupçonne pas et ne me connaît même pas. Je suis libre d’aimer l’homme que je veux en espérant que celui-ci voudra bien de moi. Et en l’honneur de ma liberté retrouvée, j’ai repris mon ancien nom, mon vrai nom, Aude, dont je ne changerai plus jamais ».

- Aude ? demanda Jean.

Je pense que nous allons les quitter maintenant car ils ont beaucoup de choses intimes à se raconter et ce serait très indélicat de notre part d’écouter leur conversation.

Si vous êtes intéressés, vous pourrez demander plus tard à Jean, s’il se souvient de l’homme en noir. Je suis sûr qu’il vous répondra que c’est un charmant monsieur qui lui a sauvé la vie deux fois sans rien lui demander en échange.

Vous pourrez aussi demander à Aude, pour quelle raison son carrosse passait, par hasard, sur cette route où se trouvaient son amoureux et son frère. Moi, je n’en sais rien.

Pour l’instant le carrosse se dirige majestueusement vers une propriété dont la haute grille s’ouvre sur une vaste cour pleine de cailloux. Plus loin le perron donne accès à une grande maison où, dans les nombreuses pièces vides et poussiéreuses, résonnent encore des joyeux cris d’enfants insouciants.

Et que devint l’homme en noir ? Nous n’avons, bien sûr, aucun moyen de le savoir (à moins d’utiliser la même méthode que lui pour rejoindre directement l’enfer). Personne n’entendit plus jamais parler de lui. Tout ce que je peux dire, c’est que nos trois personnages sont maintenant très heureux. Et si je jette un coup d’œil indiscret très loin dans l’avenir, je peux constater que le bonheur ne les quittera jamais et que leur mort sera paisible. L’excès de malheur qu’ils avaient failli connaître s’est apparemment métamorphosé en excès de bonheur.

Mais… que vois-je, une semaine s’est écoulée depuis que nous les avons quittés et… ils ne sont plus trois mais quatre. Le quatrième vient à peine d’être conçu, mais chut… les parents ne le savent pas encore. J’ai l’impression que dans les grandes pièces silencieuses de la maison, un joyeux désordre va bientôt s’installer.
 


Le 30 juillet 2004.

Fabrice Guyot.