Les poubelles.


 
Des poubelles

Il s’est introduit profondément dans la poubelle et je n’aperçois que son derrière et ses deux jambes qui émergent. La partie visible de son corps est immobile, comme s’il était mort. Puis il se redresse et je distingue brièvement sa belle veste ou, plus précisément, ce qui fut une belle veste car elle est maintenant toute déchirée et d’une propreté douteuse. Sans tourner la tête dans ma direction, il repart tranquillement comme s’il venait de faire quelque chose de tout à fait naturel. En tout cas, il n’a rien trouvé au cours de son immersion dans la poubelle car ses mains sont vides. Que cherchait-il ? Je n’ai pas le temps de la fouiller car il vient de voir une nouvelle poubelle et il se précipite vers elle. Je risque de perdre sa trace si je m’attarde à plonger dans toutes les poubelles qu’il visite. Je dois aussi avouer que je n’ai pas très envie de me salir en analysant leur contenu comme il le fait. D’ailleurs, je ne sais pas ce qu’un homme aussi bien vêtu espère trouver au milieu de ces ordures et je ne pense pas le découvrir en m’y vautrant moi-même. A-t-il jeté, par inadvertance, un objet précieux ou irremplaçable, sans se rappeler dans quelle poubelle, ni à quel endroit ?

Je remarque qu’il est très sélectif dans le choix des boîtes à ordures qu’il inspecte avec une si consciencieuse frénésie. Il ne semble pas s’intéresser aux corbeilles à papier, ni aux dépôts d’ordures sauvages qui encombrent les trottoirs devant les magasins, ni aux petites poubelles élégantes placées aux alentours des monuments historiques, ni aux vulgaires sacs-poubelles en plastique transparent, ni aux grandes bennes à gravats où il aurait pourtant disposé de beaucoup d’espace pour s’ébattre, même s’il est précisé clairement que les fouilles y sont interdites. Non, ces containers puants où séjournent de riches amas d’ordures ne semblent pas dignes de retenir son attention. Ces magnifiques détritus dégoulinants, gluants, suintants, poisseux et puants ne méritent pas un détour, ni un bref toucher amical, ni même un coup d’œil furtif.

Ce qui l’attire irrésistiblement, ce sont les grandes poubelles vertes, les plus crasseuses et les plus nauséabondes, qu’il se charge de scruter, visiter, humer, toucher, remuer avec une ferveur proche de l’adoration. Certaines sont si débordantes de déchets répugnants qu’il y enfonce goulûment ses mains, ses bras et, parfois, sa tête jusqu’aux épaules. D’autres sont presque vides et il doit s’y introduire très profondément pour atteindre les quelques ordures qui en occupent misérablement le fond. Il reste dans cette position inconfortable quelques minutes et, quand il se relève, une partie des déchets - épluchures, papiers gras et autres pourritures - reste attachée sur sa veste et forme, en s’agglutinant, d’épais dépôts collants et visqueux.

Malgré cette activité peu ragoûtante, je persiste à le suivre et il ne me remarque pas. Il ne semble même pas penser qu’on puisse le filer, comme un homme qui n’a rien à cacher, qui ne craint personne, qui cherche une chose très importante pour lui-même mais sans valeur pour les autres. D’ailleurs, il ne se soucie aucunement du monde qui l’entoure. Quand il découvre une nouvelle poubelle à son goût, il s’arrête, fait passer sa cravate au-dessus de son épaule pour éviter, je pense, de la souiller, et il s’enfonce sans hésiter dans le récipient. Les passants font de grands détours pour éviter cet individu bizarre qui bloque le passage pour se jeter au milieu de ces immondices sales et malodorantes. Ils le contournent en lui jetant un bref coup d’œil méfiant, parfois en grommelant. Il a réussi à créer autour de lui un vide assez large, les piétons préférant marcher sur la chaussée au milieu des voitures plutôt que de le croiser de trop près et de risquer de le frôler. Je suis trop loin de lui pour le renifler mais je pense que ses vêtements doivent être imprégnés de l’odeur pestilentielle des ordures et les passants doivent en être quelque peu incommodés.

De temps en temps, il interrompe sa quête pour se regarder dans la vitrine d’un magasin. Il ne peut pas ignorer la saleté répugnante de son visage, de ses mains, de ses vêtements mais ça ne semble pas le gêner beaucoup puisqu’il repart très vite pour achever ses visites dans toutes les poubelles du quartier.

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Elle me suit depuis quelques heures. Pourquoi ? Je n’en ai aucune idée. J’ai commencé à remarquer sa présence alors que je passais devant les grands magasins. J’ai vu son reflet dans une vitrine et nos regards se sont croisés par hasard. Je ne pense pas qu’elle ait vu que je l’avais remarquée. J’ai poursuivi mon chemin en prenant diverses rues pour brouiller les pistes et, quelques minutes après, en regardant dans une autre vitrine, j’ai vu qu’elle était toujours derrière moi. Il n’y avait pas de doute, c’était bien moi qu’elle suivait.

Elle est jolie et bien habillée et c’est plutôt flatteur qu’elle me suive, mais je me demande pourquoi elle fait ça. Je déambule depuis deux heures dans les rues du quartier, avec une belle femme à mes trousses que j’ai envie d’aborder, mais je ne sais pas comment faire. Si j’essaie de lui parler, que vais-je lui dire ? Ne va-t-elle pas s’effaroucher et s’enfuir si je suis trop direct ? Ne va-t-elle pas prétendre être là par hasard ? Me dire qu’elle est en train de faire du shopping ? Que ce n’est pas elle qui me suit mais moi qui la précède ?

Je ne peux pas encore lui parler, notre rencontre est trop récente, mais je me suis déjà habitué à elle et je ne supporterais pas qu’elle s’éloigne de moi aussi vite sans que nous ayons eu une chance de faire connaissance. Je veux savoir qui elle est, ce qu’elle me veut. Alors, pour l’inciter à poursuivre sa filature, je cherche une idée qui pourrait aiguiser sa curiosité. Je dois reconnaître que j’ai parfois des idées un peu saugrenues et c’est justement une de ces idées qui m’est venue tout naturellement. Je vais faire semblant d’avoir perdu un objet mystérieux et je vais me mettre à sa recherche. Pour augmenter la dose de mystère, je vais rechercher cet objet dans les poubelles du quartier. Avec de la chance, ma poursuivante ne me quittera pas tant qu’elle ne saura pas quel est l’objet que j’ai égaré, un objet si précieux qu’il me pousse à retourner toutes les poubelles pour le retrouver.

Ma méthode a un inconvénient : je crains d’être obligé de me salir en fouillant au milieu de ces ordures puantes. C’est dommage car ce matin, j’avais décidé de m’habiller correctement, ce qui est assez exceptionnel. J’avais mis mon plus beau costume (qui est d’ailleurs le seul costume que je possède), j’avais mis une belle cravate fleurie, j’avais ciré mes chaussures, je m’étais coiffé soigneusement après avoir coupé toutes mes mèches rebelles, je m’étais rasé, j’avais limé et gratté mes ongles disgracieux, je m’étais aspergé d’eau de toilette. En sortant de chez moi, je me sentais beau et élégant comme un jeune homme ayant un rendez-vous avec sa petite amie. Et maintenant, pour me rendre intéressant devant cette femme si propre, si élégante, j’ai cette idée absurde de me salir en cherchant un faux objet inventé par moi.

Au début je fouille quelques poubelles, en évitant de trop me salir. Je vérifie que je n’ai pas semé par erreur ma suiveuse et, comme elle est toujours derrière moi, je continue à jouer mon rôle de chercheur d’objet perdu. Je saute de poubelle en poubelle, souvent un peu dégoûté par le contact des déchets et par les odeurs qu’ils dégagent. Mais peu à peu je me prends au jeu et j’explore avec un plaisir sans cesse grandissant toutes ces ordures. Le dégoût que j’éprouvais au début a disparu et je jouis maintenant intensément en touchant toutes ces saletés malodorantes. Je deviens peut-être fou mais j’en arrive même à rechercher les poubelles les plus sales. Je m’y introduis de plus en plus profondément. Je recherche les poubelles les plus infâmes avec passion. Il y en a des milliers qui traînent sur les trottoirs et j’ai hâte de les visiter. Je m’y plonge avec volupté, je m’y répands, je m’y baigne, je m’y souille. Ma belle veste commence à se tâcher au contact des déchets et l’odeur des ordures, que je ne sens plus, doit s’être incrustée dans mes vêtements.

Habituellement, ce n’est pas la méthode la plus efficace pour s’attirer les faveurs d’une femme. Mais, quand je jette un coup d’œil rapide dans les vitrines, je vois qu’elle me suit toujours. L’idée n’est peut-être pas si mauvaise. Jusqu’où me suivra-t-elle ? Après quelques heures de cette quête absurde, je me rends compte que mon but a changé. Qu’elle me suive ou qu’elle m’abandonne n’a finalement plus d’importance pour moi. Je ne cherche plus à lui plaire. Je vais mal et je suis en train de me détruire.

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Pourquoi je m’acharne à le suivre ? Je ne sais pas. Je pensais, au départ, qu’il cherchait un objet précieux qu’il avait négligemment jeté dans une de ces poubelles, mais maintenant je suis persuadée que son but n’est pas de trouver quelque chose mais de chercher. Peut-être est-ce une sorte de quête morale ou religieuse ? Peut-être est-il un chevalier des temps modernes, à la recherche d’un saint Graal, dont l’armure est constituée d’amas de pourritures glanées dans les poubelles ? De quel droit pourrais-je le juger, moi qui ne le connais pas ? Ce qu’il fait est certainement très logique dans sa tête et c’est moi qui suis incapable de comprendre.

C’est vrai que son comportement est si repoussant pour le commun des mortels que je devrais abandonner ma filature. Je devrais être écoeurée par ce personnage puant et sale. Je devrais le laisser faire ces horreurs et repartir pour vaquer à mes occupations habituelles plus classiques. Mais curieusement je n’ai pas envie de le quitter, comme si un lien invisible mais solide s’était créé entre nous. Je ne veux pas que ce lien soit rompu, mais au contraire je souhaiterais qu’il nous rapproche. Je veux connaître le motif de sa quête, pour l’aider si j’en suis capable. Je voudrais devenir sa fidèle suivante et participer à ses grandes prouesses.

Il vient de cesser ses recherches dans les poubelles. Il semble épuisé après toutes ces heures passées à courir et se trémousser au milieu des ordures. Il entre dans un immeuble et je n’ose pas le suivre. J’attends devant l’entrée. Il finira bien par en sortir et je serai là. J’attends pendant des heures et il ne ressort pas. Il est huit heures du soir et la nuit va bientôt tomber. Est-il sorti par une autre porte ? Je suis déçue car je commençais à m’attacher à lui. Il est un peu « spécial », et même un peu fou, mais il est si beau, si différent de tous les autres hommes.

Il est très tard et je ne peux plus l’attendre. Il a disparu et je crois que je ne le reverrai jamais. Je cherche mon chemin pour rentrer chez moi et je parcours de nombreuses rues qui sont maintenant à moitié désertes. Je me retrouve devant les vitrines des magasins et… j’y vois son reflet. Il est derrière moi et il me suit. La vitrine me renvoie une image un peu sombre mais il me semble qu’il a beaucoup changé, il s’est lavé, il a mis des vêtements propres. Apparemment, je suis devenue sa proie et lui le chasseur. Je suis heureuse qu’il soit là, mais que me veut-il ? Je lui adresse la parole ? Non, ce n’est pas encore le moment, je suis sûre qu’il ne le souhaite pas. Ce qu’il attend de moi c’est que je continue le jeu. Je dois faire en sorte qu’il me suive, je dois partir moi aussi à la recherche de quelque chose.

La seule quête qui me vienne à l’esprit est une quête introspective. Je vais partir à la recherche de moi-même, je vais essayer de me découvrir. Et je ne suis pas sûre d’aimer ce que je vais trouver en moi.

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Je la suis. Elle entre dans un bar et commande une consommation. Elle reste accoudée au comptoir et le barman lui sert un grand verre qu’elle boit rapidement. Puis elle en commande un autre qu’elle absorbe aussi rapidement. Après le troisième verre, elle a du mal à se tenir debout et elle s’assoit sur un tabouret. Elle parle beaucoup, parfois au barman, parfois à personne quand le barman s’éloigne. Un client vient s’asseoir près d’elle et lui adresse la parole. Elle rit et lui répond. Ils commandent d’autres verres et boivent et parlent et commandent d’autres verres et boivent et parlent. Puis ils se lèvent et se dirigent ensemble vers les toilettes. Un quart d’heure après, ils sortent des toilettes, lui sort du bar et elle se remet au comptoir. Ses cheveux sont défaits, ses vêtements sont fripés et tachés.

Elle commande un autre verre qu’elle boit rapidement avant d’en recommander un. Puis elle se dirige en titubant vers une table où deux hommes discutent. Elle s’assoit et leur parle et ils rient et boivent et parlent et rient et boivent et parlent. Tous les trois se lèvent, discutent avec le barman et se dirigent vers l’arrière du bar. Elle tient à peine debout et les deux hommes la maintiennent sous les bras. Un quart d’heure après, ils reviennent, l’un des deux hommes la porte dans ses bras. Il la dépose négligemment sur une banquette et les deux hommes s’en vont. Le barman vient la secouer, elle se redresse lentement et commande un verre mais le barman refuse. Elle vomit sur la banquette, en grimaçant de douleur, la main pressée sur son ventre, le barman en colère vient l’engueuler et lui montre la porte. Elle se lève, titube, tombe sur les genoux, se redresse, se traîne sur le sol, se retrouve sur le trottoir devant le bar, rampe, se redresse puis retombe, rampe jusqu’au caniveau où elle se roule et attend.

Trois hommes s’approchent d’elle et lui parlent. Elle répond lentement, en bafouillant, et rit. L’un des hommes entre dans le bar et parle au barman qui lui donne deux bouteilles. Il sort et rejoint ses deux compagnons. Elle est toujours dans le caniveau, la tête posée sur le bord du trottoir. Les trois hommes la relèvent, en la prenant sous les aisselles, et la traînent derrière eux, comme un sac-poubelle. Ses chaussures raclent le trottoir et se décrochent de ses pieds. Ses pieds nus heurtent les pavés en laissant une traînée sanglante. Ils entrent dans un hôtel et ils parlent au réceptionniste et ils montent l’escalier et ils la traînent toujours derrière eux et ses genoux cognent contre les marches. Une heure après, les trois hommes redescendent et s’en vont en faisant un signe de connivence au réceptionniste.

Le réceptionniste passe un coup de téléphone. Quelques minutes après, une voiture s’arrête devant l’hôtel. Deux hommes et une femme en sortent, ils sont heureux, un peu éméchés, ils rient et parlent fort. Ils regardent l’hôtel pour vérifier s’ils sont au bon endroit et ils vont chercher des bouteilles dans le coffre de la voiture. Ils entrent dans l’hôtel avec leurs bouteilles sous les bras, ils parlent au réceptionniste, lui donnent des billets, et montent dans les étages. Trois heures après, les deux hommes et la femme sortent de l’hôtel en remerciant le réceptionniste, ils sont contents et ils rient. Ils sont tellement saouls qu’ils ont du mal à ouvrir les portières de leur voiture. Ils montent, en se bousculant, dans le véhicule et s’en vont après un démarrage difficile.

Il est quatre heures du matin, elle redescend, elle sort, suivie par le regard indifférent et endormi du réceptionniste. Elle titube tellement qu’elle ne tient que quelques secondes debout avant de s’effondrer sur le trottoir. Ses genoux meurtris sont pleins de sang, ses pieds nus sont en sang, ses cheveux sont en broussaille. Elle est par terre, elle rampe. Elle pleure, elle crie. Elle se relève, chancelante. Elle est agitée de soubresauts violents et vomit. Puis elle retombe, elle s’étend dans le caniveau, ses cheveux ondoient dans l’eau sale. Elle se relève et vomit encore. Puis elle retombe, elle s’allonge, elle sanglote, elle crie, elle pleure.

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Je ne sais plus où je suis, ni qui je suis. Mon crâne est rempli d’une épaisse vapeur brumeuse et toutes mes pensées s’échappent avant que je puisse les saisir. J’ai l’impression que ma tête s’envole, que mon cerveau plane au-dessus de moi. Je me sens traînée, portée, ballottée, jetée, meurtrie. On me touche, on me pétrit, on me presse, on m’écrase, on me gifle, on me frappe, on me fait mal. Quand on me laisse, je pars en rampant. J’ai mal à la tête, aux jambes, au ventre. Et je suis malade. J’ai envie de vomir et je vomis. Je m’allonge, je pose ma tête sur une surface dure et humide. Je suis mouillée, sale, je sens le vomi. J’entends l’eau qui coule près de mon oreille. Je me sens mal et j’ai mal partout et j’ai froid. Je ne bouge plus, j’ai peur, je crie, je pleure, je veux de l’aide.

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Il est tôt, le jour va bientôt se lever. Ils sont seuls. Ils sont assis côte à côte. Elle parle, il écoute. Puis il parle et elle l’écoute. Leurs mains se sont rejointes et elles ne se quittent plus. Leurs yeux sont rouges, leurs voix murmurantes.

Elle : J’ai peur. J’ai toujours eu peur. Quand j’étais petite, je n’aimais pas les nouvelles têtes et, quand mes parents invitaient de nouveaux amis, j’allais me cacher dans ma chambre, je me dissimulais sous le lit et j’attendais leur départ. Je préférais ne pas manger que de voir des inconnus entrer dans ma vie.

Lui : Je me souviens de l’hôpital, c’était un grand château. Je pense qu’il était grand mais, à six ans, tout parait immense. Il y avait un grand escalier, un grand réfectoire, une grande cour, des grands dortoirs, tout était immense pour moi qui étais si petit. Je ne me rappelle pas beaucoup des détails, mais seulement de l’ensemble ou de quelques moments par-ci par-là.

Elle : Le jour de la rentrée des classes, j’avais l’estomac noué, j’avais peur de trouver dans ma classe des nouvelles têtes. Je ne voulais pas y aller, je voulais arrêter le temps, revenir en arrière, retourner au début des vacances et les revivre éternellement.

Lui : A six ans, j’ai été séparé de ma famille. J’étais très malade et j’ai été enfermé dans cet hôpital pendant dix-huit mois. Dans ce grand château, parmi des inconnus, je me suis senti abandonné, rejeté. Je crois me rappeler le premier jour. Je ne sais pas si c’était un cauchemar ou si j’ai inventé ce souvenir, mais j’ai l’impression que ça s’est passé le premier jour, quand je venais juste d’arriver. J’étais dans une grande cour, tout était silencieux autour de moi, il n’y avait plus personne, tout le monde était parti et on m’avait oublié là, mes parents, les surveillants, les soignants, ceux qui allaient devenir mes camarades mais que je ne connaissais pas encore. C’était une sensation bizarre, se retrouver tout à coup seul, vraiment tout seul, comme si le monde avait disparu, s’était volatilisé, s’était dissous dans le néant en oubliant de m’emporter avec eux.

Elle : On me disait que je n’étais pas normale, qu’à mon âge je devrais aimer la compagnie de mes petites camarades, que je devrais être gaie et joueuse et ne pas penser toujours au malheur qui pourrait m’arriver avec les inconnus.

Lui : A ce moment, j’ignorais les règles de l’hôpital et je ne savais pas encore qu’il fallait, à l’appel, se mettre en rang par deux pour rejoindre le réfectoire, les chambres, les salles de classe. Je n’avais pas entendu l’appel et, comme j’étais nouveau, personne n’avait pensé à moi et on m’avait laissé tout seul dans cette grande cour. J’étais si seul et si désemparé que, si j’avais été plus grand, j’aurais peut-être été tenté de m’enfuir. Mais, de toute façon, c’était impossible. Si j’ai vraiment vécu cet instant de solitude complète, c’était pire qu’un cauchemar puisque je ne pouvais même pas m’évader en me réveillant.

Elle : J’ai eu des crises et mes parents m’ont conduite chez un psychiatre et j’ai pris des médicaments. Le psychiatre m’interrogeait et me posait toujours les mêmes questions et je ne lui disais rien. Je ne savais pas ce que je devais lui dire. J’avais l’impression de n’avoir rien à lui dire. Et il continuait à m’interroger et à vouloir que je lui dise des choses et il m’énervait car il ne comprenait rien.

Lui : Mes parents venaient me voir tous les dimanches. Mais, une fois, ils ne sont pas venus. Je pense qu’ils avaient dû me prévenir qu’ils ne pourraient pas venir mais je ne les avais pas écoutés ou je ne m’en rappelais plus. Et, ce jour-là, j’ai couru dans le parc, dans le bois, et je suis allé partout et je ne les ai trouvés nulle part. J’ai pensé qu’ils étaient en retard et j’ai attendu devant la grille d’entrée, toute la journée. Je voyais tous mes camarades qui riaient, assis sur la pelouse avec leurs familles et moi j’étais seul. Je n’ai pas vu mes parents ce dimanche, ni le dimanche d’après, ni peut-être les suivants. J’ai cru qu’ils ne viendraient plus jamais.

Elle : A dix ans, tout a basculé. Je ne me souviens plus de rien. On m’a raconté que j’avais eu une crise très grave et que j’avais été internée dans un hôpital psychiatrique. J’y suis restée deux ans. Je n’ai aucun souvenir de cette période comme si je ne l’avais pas vécue, comme si c’était une autre qui avait été internée à ma place.

Lui : Nous couchions dans des grands dortoirs dont les lits étaient alignés en rangs serrés. Je ne sais pas combien nous étions dans ce dortoir mais il me semble que nous étions nombreux. Nous étions tous des enfants malades. Au fond du dortoir, il y avait la chambre du surveillant. Il nous disait quand il fallait nous coucher le soir, il vérifiait ensuite si tout le monde s’était bien endormi et, le matin, il nous réveillait et contrôlait si nous faisions nos lits au carré.

Elle : Il parait que ma mère venait me voir tous les dimanches à l’hôpital mais je ne m’en rappelle pas. Mon père ne l’accompagnait jamais car il ne supportait pas mes crises.

Lui : Le matin, avant de me lever, je savais déjà que la journée allait être mauvaise. Le surveillant venait me voir pour me demander si j’avais fait pipi au lit et tous mes camarades me regardaient en ricanant. J’allais ensuite porter mes draps mouillés à la blanchisserie et, sur mon passage, j’avais droit aux rires moqueurs et aux sarcasmes. Même les jours où mes draps étaient propres, on ne m’épargnait pas les plaisanteries méchantes.

Elle : Un jour, j’ai repris conscience, un peu comme si je me réveillais d’un très long sommeil sans rêve. Et après, mes parents sont venus me chercher, j’ai quitté l’hôpital psychiatrique et je suis rentrée chez moi. Et la vie d’avant a recommencé.

Lui : Quand nous étions couchés, le surveillant passait entre les lits. Il faisait semblant de vérifier si nous étions bien là, il passait sa main sous les draps et il nous palpait longtemps. Il passait de lit en lit, puis il repartait dans sa chambre et il emmenait parfois un des enfants avec lui.

Elle : Deux mois plus tard, j’ai fait ma première tentative de suicide. J’ai trouvé des somnifères dans l’armoire à pharmacie et je les ai avalés. Je me suis réveillée à l’hôpital, j’étais allongée dans un lit, mon père et ma mère étaient à mon chevet et j’ai hurlé et toutes les infirmières sont venues me voir et elles m’ont demandé ce que j’avais et je ne pouvais rien leur dire et je ne voulais rien leur dire et j’ai continué à hurler et j’ai voulu partir et les infirmières m’ont fait une piqûre et après… je ne sais plus.

Lui : On racontait que tous les enfants du dortoir devaient passer au moins une nuit dans la chambre du surveillant. Je ne sais pas si c’était vrai. Quand il avait terminé, il ramenait l’enfant dans son lit et il laissait les autres tranquilles pour le reste de la nuit.

Elle : Je suis sortie de l’hôpital et je suis rentrée chez moi et tout a recommencé. Deux semaines après, j’ai cherché les somnifères et il n’y en avait plus dans l’armoire à pharmacie et je les ai cherchés partout et je n’ai pas pu les trouver et j’ai pris une lame de rasoir et je me suis fait coulé un bain très chaud et je suis entrée dans l’eau et je me suis coupé les veines des deux poignets et ça faisait mal et j’ai attendu longtemps et l’eau est devenue toute froide et toute rouge et j’ai perdu connaissance. Quand je suis revenue à moi, j’étais encore à l’hôpital, les deux poignets bandés. Mon père et ma mère étaient encore là et j’ai hurlé et toutes les infirmières sont venues me voir et elles m’ont demandé ce que j’avais et je n’avais rien à leur dire et je ne voulais rien leur dire et j’ai continué à hurler et j’ai voulu m’enfuir et les infirmières m’ont fait une piqûre.

Lui : Quelque temps après mon entrée dans le dortoir, le surveillant m’a emmené dans sa chambre. Il s’était arrêté près de mon lit, il s’était penché au-dessus de moi, il m’avait palpé comme d’habitude puis il m’avait pris la main et il m’avait tiré du lit. Ensuite, je ne sais pas ce qui s’est passé, j’ai oublié. Après ça, je n’avais pas vraiment honte, je n’avais pas compris, je savais seulement qu’il avait fait la même chose aux autres, ça me paraissait presque normal et j’aurais peut-être été vexé s’il m’avait oublié.

Elle : Mes crises se produisaient seulement quand mes parents étaient là et les médecins l’ont remarqué. Ils m’ont interrogée et je ne savais pas quoi leur dire. Puis ils m’ont auscultée complètement et ils ont vu que j’avais quelque chose d’anormal et ils m’ont encore posé des questions mais je n’ai rien dit, je ne voulais rien leur dire.

Lui : Je n’ai rien dit à personne. Aucun de nous n’a jamais rien dit. Il a continué à faire ça avec les nouveaux et parfois, quand il n’y avait pas de nouveau ou quand il en avait envie, il reprenait un des anciens. Il avait aussi des préférés qu’il choisissait souvent. Je n’en faisais pas partie.

Elle : A ma sortie de l’hôpital, j’ai été placée dans une famille d’accueil. J’ai appris plus tard que ma mère et mon père avaient été arrêtés. Je ne les ai jamais revus mais je sais qu’ils ont été condamnés. J’ignore où ils sont maintenant, ils sont peut-être encore en prison.

Lui : Un de nos camarades du dortoir, peut-être plus grand ou plus mûr que nous, faisait la même chose que le surveillant. Il nous accompagnait dans les toilettes. Lui aussi, pour imiter le surveillant, il collectionnait les enfants du dortoir, il les voulait tous, c’était comme un examen de passage obligatoire, une sorte de bizutage.

Elle : Maman faisait semblant de ne rien voir. Elle s’en allait faire des courses et elle me laissait seule avec mon père. Quand elle revenait, elle faisait comme si elle ne savait rien, comme si tout était normal. Pendant des heures, j’avais été seule avec lui et j’avais mal et ma maman ne parlait que de choses banales, du prix du pain, des nouveaux voisins, de la robe qu’elle avait achetée, des chaussures neuves qui lui faisaient mal. Moi aussi, j’avais mal mais elle refusait de le voir. Ou bien elle ne pouvait peut-être pas comprendre.

Lui : Et personne ne disait rien. Personne ne voyait rien. J’ai quitté le dortoir pendant quelques temps. J’avais fait une rechute, je crois, et j’étais sous surveillance médicale dans un autre bâtiment. Là, c’était horrible, on me faisait des piqûres et des prises de sang toute la journée et ça me faisait mal. Mais, la nuit, c’était une infirmière qui me gardait. Elle était gentille et elle me laissait tranquille.

Elle : Ils m’ont fait du mal et je ne veux plus jamais les revoir mais, quand j’étais petite, je les aimais tellement. Pourquoi ils m’ont fait tant de mal ?

Lui : Puis je suis revenu dans mon ancien dortoir, dont le surveillant n’avait pas changé, avec le grand garçon qui nous conduisait aux toilettes. Et ça a continué comme avant. Je suis resté dix-huit mois dans cet hôpital et, tous les matins, mes draps étaient mouillés et je les portais à la blanchisserie et le surveillant et mes camarades se moquaient de moi.

Elle : J’ai toujours peur. Je n’ai jamais pu avoir des relations normales avec les autres. On dit que quand on recherche un compagnon, on essaie de retrouver le père qu’on a perdu. C’est peut-être vrai. J’ai couché pour la première fois avec un homme quand j’avais vingt-cinq ans. J’étais amoureuse et il était gentil presque tout le temps. Mais, parfois, il avait des crises et il devenait fou et il me frappait. Un jour, il est parti et je ne savais pas si je devais le regretter ou être contente.

Lui : Depuis, je n’ai plus jamais voulu coucher dans un dortoir, je ne peux pas y dormir, j’ai l’impression de sentir la main du surveillant sur mon corps, de sentir sa main me tirer et m’entraîner dans sa chambre. Je ne prends jamais de douche publique, je ne vais pas dans les toilettes publiques car j’ai peur qu’un grand garçon s’approche de moi par derrière. Je supporte à peine qu’on me touche même pour une simple poignée de main.

Elle : Les autres hommes que j’ai connus ont toujours été violents. J’ai quitté le dernier, il y a un mois, quand il m’a cassé une côte, et depuis je suis seule et je ne veux plus vivre avec personne.

Lui : Je n’ai jamais pu vivre longtemps avec quelqu’un. Mon expérience de vie commune la plus longue n’a duré que deux semaines. Deux semaines pénibles, je ne me souviens que des moments de crise, les disputes, les reproches. Il n’y a pas vraiment eu de séparation puisqu’il n’y a jamais eu vraiment d’union. Mais ç’a été un soulagement pour nous deux de ne plus nous voir.

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L'aurore
Le jour se lève

Ils se regardent. Leurs yeux, leurs mains, leurs corps se rapprochent, se rejoignent, s’unissent.

Pendant des heures, ils ont vécu ensemble un cauchemar. Ils ont été emportés par un grand courant de folie. Mais maintenant c’est fini, ils viennent de se réveiller et les quelques bribes de souvenirs horrifiques qui subsistent vont s’estomper peu à peu, puis disparaître. Dans quelques minutes, il ne restera plus rien.

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Elle : Je veux tout oublier. Tout oublier…

Lui : Je veux tout oublier. Sauf une personne, une seule personne…

Elle : Maintenant, je vais rentrer chez moi. Je dois me laver et me changer. Tu vas me suivre ?

Lui : Non. Je ne veux plus jamais te suivre. Je veux t’accompagner. Si tu veux…

Elle : Tu crois que ça marcherait entre nous ? On pourrait vivre ensemble ?

Lui : Si on essayait ?
 


Le 19 septembre 2004.

Fabrice Guyot.