Il s’est introduit
profondément dans la poubelle et je n’aperçois que son
derrière et ses deux jambes qui émergent. La partie
visible de son corps est immobile, comme s’il était mort. Puis
il se redresse et je distingue brièvement sa belle veste ou,
plus précisément, ce qui fut une belle veste car elle est
maintenant toute déchirée et d’une propreté
douteuse. Sans tourner la tête dans ma direction, il repart
tranquillement comme s’il venait de faire quelque chose de tout
à fait naturel. En tout cas, il n’a rien trouvé au cours
de son immersion dans la poubelle car ses mains sont vides. Que
cherchait-il ? Je n’ai pas le temps de la fouiller car il vient de voir
une nouvelle poubelle et il se précipite vers elle. Je risque de
perdre sa trace si je m’attarde à plonger dans toutes les
poubelles qu’il visite. Je dois aussi avouer que je n’ai pas
très envie de me salir en analysant leur contenu comme il le
fait. D’ailleurs, je ne sais pas ce qu’un homme aussi bien vêtu
espère trouver au milieu de ces ordures et je ne pense pas le
découvrir en m’y vautrant moi-même. A-t-il jeté,
par inadvertance, un objet précieux ou irremplaçable,
sans se rappeler dans quelle poubelle, ni à quel endroit ?
Je remarque qu’il est très sélectif dans le choix des
boîtes à ordures qu’il inspecte avec une si consciencieuse
frénésie. Il ne semble pas s’intéresser aux
corbeilles à papier, ni aux dépôts d’ordures
sauvages qui encombrent les trottoirs devant les magasins, ni aux
petites poubelles élégantes placées aux alentours
des monuments historiques, ni aux vulgaires sacs-poubelles en plastique
transparent, ni aux grandes bennes à gravats où il aurait
pourtant disposé de beaucoup d’espace pour s’ébattre,
même s’il est précisé clairement que les fouilles y
sont interdites. Non, ces containers puants où séjournent
de riches amas d’ordures ne semblent pas dignes de retenir son
attention. Ces magnifiques détritus dégoulinants,
gluants, suintants, poisseux et puants ne méritent pas un
détour, ni un bref toucher amical, ni même un coup d’œil
furtif.
Ce qui l’attire irrésistiblement, ce sont les grandes poubelles
vertes, les plus crasseuses et les plus nauséabondes, qu’il se
charge de scruter, visiter, humer, toucher, remuer avec une ferveur
proche de l’adoration. Certaines sont si débordantes de
déchets répugnants qu’il y enfonce goulûment ses
mains, ses bras et, parfois, sa tête jusqu’aux épaules.
D’autres sont presque vides et il doit s’y introduire très
profondément pour atteindre les quelques ordures qui en occupent
misérablement le fond. Il reste dans cette position
inconfortable quelques minutes et, quand il se relève, une
partie des déchets - épluchures, papiers gras et autres
pourritures - reste attachée sur sa veste et forme, en
s’agglutinant, d’épais dépôts collants et visqueux.
Malgré cette activité peu ragoûtante, je persiste
à le suivre et il ne me remarque pas. Il ne semble même
pas penser qu’on puisse le filer, comme un homme qui n’a rien à
cacher, qui ne craint personne, qui cherche une chose très
importante pour lui-même mais sans valeur pour les autres.
D’ailleurs, il ne se soucie aucunement du monde qui l’entoure. Quand il
découvre une nouvelle poubelle à son goût, il
s’arrête, fait passer sa cravate au-dessus de son épaule
pour éviter, je pense, de la souiller, et il s’enfonce sans
hésiter dans le récipient. Les passants font de grands
détours pour éviter cet individu bizarre qui bloque le
passage pour se jeter au milieu de ces immondices sales et
malodorantes. Ils le contournent en lui jetant un bref coup d’œil
méfiant, parfois en grommelant. Il a réussi à
créer autour de lui un vide assez large, les piétons
préférant marcher sur la chaussée au milieu des
voitures plutôt que de le croiser de trop près et de
risquer de le frôler. Je suis trop loin de lui pour le renifler
mais je pense que ses vêtements doivent être
imprégnés de l’odeur pestilentielle des ordures et les
passants doivent en être quelque peu incommodés.
De temps en temps, il interrompe sa quête pour se regarder dans
la vitrine d’un magasin. Il ne peut pas ignorer la saleté
répugnante de son visage, de ses mains, de ses vêtements
mais ça ne semble pas le gêner beaucoup puisqu’il repart
très vite pour achever ses visites dans toutes les poubelles du
quartier.
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Elle me suit depuis quelques heures. Pourquoi ? Je n’en ai aucune
idée. J’ai commencé à remarquer sa présence
alors que je passais devant les grands magasins. J’ai vu son reflet
dans une vitrine et nos regards se sont croisés par hasard. Je
ne pense pas qu’elle ait vu que je l’avais remarquée. J’ai
poursuivi mon chemin en prenant diverses rues pour brouiller les pistes
et, quelques minutes après, en regardant dans une autre vitrine,
j’ai vu qu’elle était toujours derrière moi. Il n’y avait
pas de doute, c’était bien moi qu’elle suivait.
Elle est jolie et bien habillée et c’est plutôt flatteur
qu’elle me suive, mais je me demande pourquoi elle fait ça. Je
déambule depuis deux heures dans les rues du quartier, avec une
belle femme à mes trousses que j’ai envie d’aborder, mais je ne
sais pas comment faire. Si j’essaie de lui parler, que vais-je lui
dire ? Ne va-t-elle pas s’effaroucher et s’enfuir si je suis
trop direct ? Ne va-t-elle pas prétendre être là
par hasard ? Me dire qu’elle est en train de faire du
shopping ? Que ce n’est pas elle qui me suit mais moi qui la
précède ?
Je ne peux pas encore lui parler, notre rencontre est trop
récente, mais je me suis déjà habitué
à elle et je ne supporterais pas qu’elle s’éloigne de moi
aussi vite sans que nous ayons eu une chance de faire connaissance. Je
veux savoir qui elle est, ce qu’elle me veut. Alors, pour l’inciter
à poursuivre sa filature, je cherche une idée qui
pourrait aiguiser sa curiosité. Je dois reconnaître que
j’ai parfois des idées un peu saugrenues et c’est justement une
de ces idées qui m’est venue tout naturellement. Je vais faire
semblant d’avoir perdu un objet mystérieux et je vais me mettre
à sa recherche. Pour augmenter la dose de mystère, je
vais rechercher cet objet dans les poubelles du quartier. Avec de la
chance, ma poursuivante ne me quittera pas tant qu’elle ne saura pas
quel est l’objet que j’ai égaré, un objet si
précieux qu’il me pousse à retourner toutes les poubelles
pour le retrouver.
Ma méthode a un inconvénient : je crains
d’être obligé de me salir en fouillant au milieu de ces
ordures puantes. C’est dommage car ce matin, j’avais
décidé de m’habiller correctement, ce qui est assez
exceptionnel. J’avais mis mon plus beau costume (qui est d’ailleurs le
seul costume que je possède), j’avais mis une belle cravate
fleurie, j’avais ciré mes chaussures, je m’étais
coiffé soigneusement après avoir coupé toutes mes
mèches rebelles, je m’étais rasé, j’avais
limé et gratté mes ongles disgracieux, je m’étais
aspergé d’eau de toilette. En sortant de chez moi, je me sentais
beau et élégant comme un jeune homme ayant un rendez-vous
avec sa petite amie. Et maintenant, pour me rendre intéressant
devant cette femme si propre, si élégante, j’ai cette
idée absurde de me salir en cherchant un faux objet
inventé par moi.
Au début je fouille quelques poubelles, en évitant de
trop me salir. Je vérifie que je n’ai pas semé par erreur
ma suiveuse et, comme elle est toujours derrière moi, je
continue à jouer mon rôle de chercheur d’objet perdu. Je
saute de poubelle en poubelle, souvent un peu
dégoûté par le contact des déchets et par
les odeurs qu’ils dégagent. Mais peu à peu je me prends
au jeu et j’explore avec un plaisir sans cesse grandissant toutes ces
ordures. Le dégoût que j’éprouvais au début
a disparu et je jouis maintenant intensément en touchant toutes
ces saletés malodorantes. Je deviens peut-être fou mais
j’en arrive même à rechercher les poubelles les plus
sales. Je m’y introduis de plus en plus profondément. Je
recherche les poubelles les plus infâmes avec passion. Il y en a
des milliers qui traînent sur les trottoirs et j’ai hâte de
les visiter. Je m’y plonge avec volupté, je m’y répands,
je m’y baigne, je m’y souille. Ma belle veste commence à se
tâcher au contact des déchets et l’odeur des ordures, que
je ne sens plus, doit s’être incrustée dans mes
vêtements.
Habituellement, ce n’est pas la méthode la plus efficace pour
s’attirer les faveurs d’une femme. Mais, quand je jette un coup d’œil
rapide dans les vitrines, je vois qu’elle me suit toujours.
L’idée n’est peut-être pas si mauvaise. Jusqu’où me
suivra-t-elle ? Après quelques heures de cette quête
absurde, je me rends compte que mon but a changé. Qu’elle me
suive ou qu’elle m’abandonne n’a finalement plus d’importance pour moi.
Je ne cherche plus à lui plaire. Je vais mal et je suis en train
de me détruire.
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Pourquoi je m’acharne à le suivre ? Je ne sais pas. Je
pensais, au départ, qu’il cherchait un objet précieux
qu’il avait négligemment jeté dans une de ces poubelles,
mais maintenant je suis persuadée que son but n’est pas de
trouver quelque chose mais de chercher. Peut-être est-ce une
sorte de quête morale ou religieuse ? Peut-être est-il
un chevalier des temps modernes, à la recherche d’un saint
Graal, dont l’armure est constituée d’amas de pourritures
glanées dans les poubelles ? De quel droit pourrais-je le
juger, moi qui ne le connais pas ? Ce qu’il fait est certainement
très logique dans sa tête et c’est moi qui suis incapable
de comprendre.
C’est vrai que son comportement est si repoussant pour le commun des
mortels que je devrais abandonner ma filature. Je devrais être
écoeurée par ce personnage puant et sale. Je devrais le
laisser faire ces horreurs et repartir pour vaquer à mes
occupations habituelles plus classiques. Mais curieusement je n’ai pas
envie de le quitter, comme si un lien invisible mais solide
s’était créé entre nous. Je ne veux pas que ce
lien soit rompu, mais au contraire je souhaiterais qu’il nous
rapproche. Je veux connaître le motif de sa quête, pour
l’aider si j’en suis capable. Je voudrais devenir sa fidèle
suivante et participer à ses grandes prouesses.
Il vient de cesser ses recherches dans les poubelles. Il semble
épuisé après toutes ces heures passées
à courir et se trémousser au milieu des ordures. Il entre
dans un immeuble et je n’ose pas le suivre. J’attends devant
l’entrée. Il finira bien par en sortir et je serai là.
J’attends pendant des heures et il ne ressort pas. Il est huit heures
du soir et la nuit va bientôt tomber. Est-il sorti par une autre
porte ? Je suis déçue car je commençais
à m’attacher à lui. Il est un peu
« spécial », et même un peu fou,
mais il est si beau, si différent de tous les autres hommes.
Il est très tard et je ne peux plus l’attendre. Il a disparu et
je crois que je ne le reverrai jamais. Je cherche mon chemin pour
rentrer chez moi et je parcours de nombreuses rues qui sont maintenant
à moitié désertes. Je me retrouve devant les
vitrines des magasins et… j’y vois son reflet. Il est derrière
moi et il me suit. La vitrine me renvoie une image un peu sombre mais
il me semble qu’il a beaucoup changé, il s’est lavé, il a
mis des vêtements propres. Apparemment, je suis devenue sa proie
et lui le chasseur. Je suis heureuse qu’il soit là, mais que me
veut-il ? Je lui adresse la parole ? Non, ce n’est pas encore le
moment, je suis sûre qu’il ne le souhaite pas. Ce qu’il attend de
moi c’est que je continue le jeu. Je dois faire en sorte qu’il me
suive, je dois partir moi aussi à la recherche de quelque chose.
La seule quête qui me vienne à l’esprit est une
quête introspective. Je vais partir à la recherche de
moi-même, je vais essayer de me découvrir. Et je ne suis
pas sûre d’aimer ce que je vais trouver en moi.
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Je la suis. Elle entre dans un bar et commande une consommation. Elle
reste accoudée au comptoir et le barman lui sert un grand verre
qu’elle boit rapidement. Puis elle en commande un autre qu’elle absorbe
aussi rapidement. Après le troisième verre, elle a du mal
à se tenir debout et elle s’assoit sur un tabouret. Elle parle
beaucoup, parfois au barman, parfois à personne quand le barman
s’éloigne. Un client vient s’asseoir près d’elle et lui
adresse la parole. Elle rit et lui répond. Ils commandent
d’autres verres et boivent et parlent et commandent d’autres verres et
boivent et parlent. Puis ils se lèvent et se dirigent ensemble
vers les toilettes. Un quart d’heure après, ils sortent des
toilettes, lui sort du bar et elle se remet au comptoir. Ses cheveux
sont défaits, ses vêtements sont fripés et
tachés.
Elle commande un autre verre qu’elle boit rapidement avant d’en
recommander un. Puis elle se dirige en titubant vers une table
où deux hommes discutent. Elle s’assoit et leur parle et ils
rient et boivent et parlent et rient et boivent et parlent. Tous les
trois se lèvent, discutent avec le barman et se dirigent vers
l’arrière du bar. Elle tient à peine debout et les deux
hommes la maintiennent sous les bras. Un quart d’heure après,
ils reviennent, l’un des deux hommes la porte dans ses bras. Il la
dépose négligemment sur une banquette et les deux hommes
s’en vont. Le barman vient la secouer, elle se redresse lentement et
commande un verre mais le barman refuse. Elle vomit sur la banquette,
en grimaçant de douleur, la main pressée sur son ventre,
le barman en colère vient l’engueuler et lui montre la porte.
Elle se lève, titube, tombe sur les genoux, se redresse, se
traîne sur le sol, se retrouve sur le trottoir devant le bar,
rampe, se redresse puis retombe, rampe jusqu’au caniveau où elle
se roule et attend.
Trois hommes s’approchent d’elle et lui parlent. Elle répond
lentement, en bafouillant, et rit. L’un des hommes entre dans le bar et
parle au barman qui lui donne deux bouteilles. Il sort et rejoint ses
deux compagnons. Elle est toujours dans le caniveau, la tête
posée sur le bord du trottoir. Les trois hommes la
relèvent, en la prenant sous les aisselles, et la traînent
derrière eux, comme un sac-poubelle. Ses chaussures raclent le
trottoir et se décrochent de ses pieds. Ses pieds nus heurtent
les pavés en laissant une traînée sanglante. Ils
entrent dans un hôtel et ils parlent au réceptionniste et
ils montent l’escalier et ils la traînent toujours
derrière eux et ses genoux cognent contre les marches. Une heure
après, les trois hommes redescendent et s’en vont en faisant un
signe de connivence au réceptionniste.
Le réceptionniste passe un coup de téléphone.
Quelques minutes après, une voiture s’arrête devant
l’hôtel. Deux hommes et une femme en sortent, ils sont heureux,
un peu éméchés, ils rient et parlent fort. Ils
regardent l’hôtel pour vérifier s’ils sont au bon endroit
et ils vont chercher des bouteilles dans le coffre de la voiture. Ils
entrent dans l’hôtel avec leurs bouteilles sous les bras, ils
parlent au réceptionniste, lui donnent des billets, et montent
dans les étages. Trois heures après, les deux hommes et
la femme sortent de l’hôtel en remerciant le
réceptionniste, ils sont contents et ils rient. Ils sont
tellement saouls qu’ils ont du mal à ouvrir les portières
de leur voiture. Ils montent, en se bousculant, dans le véhicule
et s’en vont après un démarrage difficile.
Il est quatre heures du matin, elle redescend, elle sort, suivie par le
regard indifférent et endormi du réceptionniste. Elle
titube tellement qu’elle ne tient que quelques secondes debout avant de
s’effondrer sur le trottoir. Ses genoux meurtris sont pleins de sang,
ses pieds nus sont en sang, ses cheveux sont en broussaille. Elle est
par terre, elle rampe. Elle pleure, elle crie. Elle se relève,
chancelante. Elle est agitée de soubresauts violents et vomit.
Puis elle retombe, elle s’étend dans le caniveau, ses cheveux
ondoient dans l’eau sale. Elle se relève et vomit encore. Puis
elle retombe, elle s’allonge, elle sanglote, elle crie, elle pleure.
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Je ne sais plus où je suis, ni qui je suis. Mon crâne est
rempli d’une épaisse vapeur brumeuse et toutes mes
pensées s’échappent avant que je puisse les saisir. J’ai
l’impression que ma tête s’envole, que mon cerveau plane
au-dessus de moi. Je me sens traînée, portée,
ballottée, jetée, meurtrie. On me touche, on me
pétrit, on me presse, on m’écrase, on me gifle, on me
frappe, on me fait mal. Quand on me laisse, je pars en rampant. J’ai
mal à la tête, aux jambes, au ventre. Et je suis malade.
J’ai envie de vomir et je vomis. Je m’allonge, je pose ma tête
sur une surface dure et humide. Je suis mouillée, sale, je sens
le vomi. J’entends l’eau qui coule près de mon oreille. Je me
sens mal et j’ai mal partout et j’ai froid. Je ne bouge plus, j’ai
peur, je crie, je pleure, je veux de l’aide.
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Il est tôt, le jour va bientôt se lever. Ils sont seuls.
Ils sont assis côte à côte. Elle parle, il
écoute. Puis il parle et elle l’écoute. Leurs mains se
sont rejointes et elles ne se quittent plus. Leurs yeux sont rouges,
leurs voix murmurantes.
Elle : J’ai peur. J’ai toujours eu peur. Quand j’étais
petite, je n’aimais pas les nouvelles têtes et, quand mes parents
invitaient de nouveaux amis, j’allais me cacher dans ma chambre, je me
dissimulais sous le lit et j’attendais leur départ. Je
préférais ne pas manger que de voir des inconnus entrer
dans ma vie.
Lui : Je me souviens de l’hôpital, c’était un grand
château. Je pense qu’il était grand mais, à six
ans, tout parait immense. Il y avait un grand escalier, un grand
réfectoire, une grande cour, des grands dortoirs, tout
était immense pour moi qui étais si petit. Je ne me
rappelle pas beaucoup des détails, mais seulement de l’ensemble
ou de quelques moments par-ci par-là.
Elle : Le jour de la rentrée des classes, j’avais l’estomac
noué, j’avais peur de trouver dans ma classe des nouvelles
têtes. Je ne voulais pas y aller, je voulais arrêter le
temps, revenir en arrière, retourner au début des
vacances et les revivre éternellement.
Lui : A six ans, j’ai été séparé de ma
famille. J’étais très malade et j’ai été
enfermé dans cet hôpital pendant dix-huit mois. Dans ce
grand château, parmi des inconnus, je me suis senti
abandonné, rejeté. Je crois me rappeler le premier jour.
Je ne sais pas si c’était un cauchemar ou si j’ai inventé
ce souvenir, mais j’ai l’impression que ça s’est passé le
premier jour, quand je venais juste d’arriver. J’étais dans une
grande cour, tout était silencieux autour de moi, il n’y avait
plus personne, tout le monde était parti et on m’avait
oublié là, mes parents, les surveillants, les soignants,
ceux qui allaient devenir mes camarades mais que je ne connaissais pas
encore. C’était une sensation bizarre, se retrouver tout
à coup seul, vraiment tout seul, comme si le monde avait
disparu, s’était volatilisé, s’était dissous dans
le néant en oubliant de m’emporter avec eux.
Elle : On me disait que je n’étais pas normale, qu’à
mon âge je devrais aimer la compagnie de mes petites camarades,
que je devrais être gaie et joueuse et ne pas penser toujours au
malheur qui pourrait m’arriver avec les inconnus.
Lui : A ce moment, j’ignorais les règles de l’hôpital
et je ne savais pas encore qu’il fallait, à l’appel, se mettre
en rang par deux pour rejoindre le réfectoire, les chambres, les
salles de classe. Je n’avais pas entendu l’appel et, comme
j’étais nouveau, personne n’avait pensé à moi et
on m’avait laissé tout seul dans cette grande cour.
J’étais si seul et si désemparé que, si j’avais
été plus grand, j’aurais peut-être
été tenté de m’enfuir. Mais, de toute
façon, c’était impossible. Si j’ai vraiment vécu
cet instant de solitude complète, c’était pire qu’un
cauchemar puisque je ne pouvais même pas m’évader en me
réveillant.
Elle : J’ai eu des crises et mes parents m’ont conduite chez un
psychiatre et j’ai pris des médicaments. Le psychiatre
m’interrogeait et me posait toujours les mêmes questions et je ne
lui disais rien. Je ne savais pas ce que je devais lui dire. J’avais
l’impression de n’avoir rien à lui dire. Et il continuait
à m’interroger et à vouloir que je lui dise des choses et
il m’énervait car il ne comprenait rien.
Lui : Mes parents venaient me voir tous les dimanches. Mais, une
fois, ils ne sont pas venus. Je pense qu’ils avaient dû me
prévenir qu’ils ne pourraient pas venir mais je ne les avais pas
écoutés ou je ne m’en rappelais plus. Et, ce
jour-là, j’ai couru dans le parc, dans le bois, et je suis
allé partout et je ne les ai trouvés nulle part. J’ai
pensé qu’ils étaient en retard et j’ai attendu devant la
grille d’entrée, toute la journée. Je voyais tous mes
camarades qui riaient, assis sur la pelouse avec leurs familles et moi
j’étais seul. Je n’ai pas vu mes parents ce dimanche, ni le
dimanche d’après, ni peut-être les suivants. J’ai cru
qu’ils ne viendraient plus jamais.
Elle : A dix ans, tout a basculé. Je ne me souviens plus de
rien. On m’a raconté que j’avais eu une crise très grave
et que j’avais été internée dans un hôpital
psychiatrique. J’y suis restée deux ans. Je n’ai aucun souvenir
de cette période comme si je ne l’avais pas vécue, comme
si c’était une autre qui avait été internée
à ma place.
Lui : Nous couchions dans des grands dortoirs dont les lits
étaient alignés en rangs serrés. Je ne sais pas
combien nous étions dans ce dortoir mais il me semble que nous
étions nombreux. Nous étions tous des enfants malades. Au
fond du dortoir, il y avait la chambre du surveillant. Il nous disait
quand il fallait nous coucher le soir, il vérifiait ensuite si
tout le monde s’était bien endormi et, le matin, il nous
réveillait et contrôlait si nous faisions nos lits au
carré.
Elle : Il parait que ma mère venait me voir tous les
dimanches à l’hôpital mais je ne m’en rappelle pas. Mon
père ne l’accompagnait jamais car il ne supportait pas mes
crises.
Lui : Le matin, avant de me lever, je savais déjà
que la journée allait être mauvaise. Le surveillant venait
me voir pour me demander si j’avais fait pipi au lit et tous mes
camarades me regardaient en ricanant. J’allais ensuite porter mes draps
mouillés à la blanchisserie et, sur mon passage, j’avais
droit aux rires moqueurs et aux sarcasmes. Même les jours
où mes draps étaient propres, on ne m’épargnait
pas les plaisanteries méchantes.
Elle : Un jour, j’ai repris conscience, un peu comme si je me
réveillais d’un très long sommeil sans rêve. Et
après, mes parents sont venus me chercher, j’ai quitté
l’hôpital psychiatrique et je suis rentrée chez moi. Et la
vie d’avant a recommencé.
Lui : Quand nous étions couchés, le surveillant
passait entre les lits. Il faisait semblant de vérifier si nous
étions bien là, il passait sa main sous les draps et il
nous palpait longtemps. Il passait de lit en lit, puis il repartait
dans sa chambre et il emmenait parfois un des enfants avec lui.
Elle : Deux mois plus tard, j’ai fait ma première tentative
de suicide. J’ai trouvé des somnifères dans l’armoire
à pharmacie et je les ai avalés. Je me suis
réveillée à l’hôpital, j’étais
allongée dans un lit, mon père et ma mère
étaient à mon chevet et j’ai hurlé et toutes les
infirmières sont venues me voir et elles m’ont demandé ce
que j’avais et je ne pouvais rien leur dire et je ne voulais rien leur
dire et j’ai continué à hurler et j’ai voulu partir et
les infirmières m’ont fait une piqûre et après… je
ne sais plus.
Lui : On racontait que tous les enfants du dortoir devaient passer
au moins une nuit dans la chambre du surveillant. Je ne sais pas si
c’était vrai. Quand il avait terminé, il ramenait
l’enfant dans son lit et il laissait les autres tranquilles pour le
reste de la nuit.
Elle : Je suis sortie de l’hôpital et je suis rentrée
chez moi et tout a recommencé. Deux semaines après, j’ai
cherché les somnifères et il n’y en avait plus dans
l’armoire à pharmacie et je les ai cherchés partout et je
n’ai pas pu les trouver et j’ai pris une lame de rasoir et je me suis
fait coulé un bain très chaud et je suis entrée
dans l’eau et je me suis coupé les veines des deux poignets et
ça faisait mal et j’ai attendu longtemps et l’eau est devenue
toute froide et toute rouge et j’ai perdu connaissance. Quand je suis
revenue à moi, j’étais encore à l’hôpital,
les deux poignets bandés. Mon père et ma mère
étaient encore là et j’ai hurlé et toutes les
infirmières sont venues me voir et elles m’ont demandé ce
que j’avais et je n’avais rien à leur dire et je ne voulais rien
leur dire et j’ai continué à hurler et j’ai voulu
m’enfuir et les infirmières m’ont fait une piqûre.
Lui : Quelque temps après mon entrée dans le
dortoir, le surveillant m’a emmené dans sa chambre. Il
s’était arrêté près de mon lit, il
s’était penché au-dessus de moi, il m’avait palpé
comme d’habitude puis il m’avait pris la main et il m’avait tiré
du lit. Ensuite, je ne sais pas ce qui s’est passé, j’ai
oublié. Après ça, je n’avais pas vraiment honte,
je n’avais pas compris, je savais seulement qu’il avait fait la
même chose aux autres, ça me paraissait presque normal et
j’aurais peut-être été vexé s’il m’avait
oublié.
Elle : Mes crises se produisaient seulement quand mes parents
étaient là et les médecins l’ont remarqué.
Ils m’ont interrogée et je ne savais pas quoi leur dire. Puis
ils m’ont auscultée complètement et ils ont vu que
j’avais quelque chose d’anormal et ils m’ont encore posé des
questions mais je n’ai rien dit, je ne voulais rien leur dire.
Lui : Je n’ai rien dit à personne. Aucun de nous n’a jamais
rien dit. Il a continué à faire ça avec les
nouveaux et parfois, quand il n’y avait pas de nouveau ou quand il en
avait envie, il reprenait un des anciens. Il avait aussi des
préférés qu’il choisissait souvent. Je n’en
faisais pas partie.
Elle : A ma sortie de l’hôpital, j’ai été
placée dans une famille d’accueil. J’ai appris plus tard que ma
mère et mon père avaient été
arrêtés. Je ne les ai jamais revus mais je sais qu’ils ont
été condamnés. J’ignore où ils sont
maintenant, ils sont peut-être encore en prison.
Lui : Un de nos camarades du dortoir, peut-être plus grand
ou plus mûr que nous, faisait la même chose que le
surveillant. Il nous accompagnait dans les toilettes. Lui aussi, pour
imiter le surveillant, il collectionnait les enfants du dortoir, il les
voulait tous, c’était comme un examen de passage obligatoire,
une sorte de bizutage.
Elle : Maman faisait semblant de ne rien voir. Elle s’en allait
faire des courses et elle me laissait seule avec mon père. Quand
elle revenait, elle faisait comme si elle ne savait rien, comme si tout
était normal. Pendant des heures, j’avais été
seule avec lui et j’avais mal et ma maman ne parlait que de choses
banales, du prix du pain, des nouveaux voisins, de la robe qu’elle
avait achetée, des chaussures neuves qui lui faisaient mal. Moi
aussi, j’avais mal mais elle refusait de le voir. Ou bien elle ne
pouvait peut-être pas comprendre.
Lui : Et personne ne disait rien. Personne ne voyait rien. J’ai
quitté le dortoir pendant quelques temps. J’avais fait une
rechute, je crois, et j’étais sous surveillance médicale
dans un autre bâtiment. Là, c’était horrible, on me
faisait des piqûres et des prises de sang toute la journée
et ça me faisait mal. Mais, la nuit, c’était une
infirmière qui me gardait. Elle était gentille et elle me
laissait tranquille.
Elle : Ils m’ont fait du mal et je ne veux plus jamais les revoir
mais, quand j’étais petite, je les aimais tellement. Pourquoi
ils m’ont fait tant de mal ?
Lui : Puis je suis revenu dans mon ancien dortoir, dont le
surveillant n’avait pas changé, avec le grand garçon qui
nous conduisait aux toilettes. Et ça a continué comme
avant. Je suis resté dix-huit mois dans cet hôpital et,
tous les matins, mes draps étaient mouillés et je les
portais à la blanchisserie et le surveillant et mes camarades se
moquaient de moi.
Elle : J’ai toujours peur. Je n’ai jamais pu avoir des relations
normales avec les autres. On dit que quand on recherche un compagnon,
on essaie de retrouver le père qu’on a perdu. C’est
peut-être vrai. J’ai couché pour la première fois
avec un homme quand j’avais vingt-cinq ans. J’étais amoureuse et
il était gentil presque tout le temps. Mais, parfois, il avait
des crises et il devenait fou et il me frappait. Un jour, il est parti
et je ne savais pas si je devais le regretter ou être contente.
Lui : Depuis, je n’ai plus jamais voulu coucher dans un dortoir,
je ne peux pas y dormir, j’ai l’impression de sentir la main du
surveillant sur mon corps, de sentir sa main me tirer et
m’entraîner dans sa chambre. Je ne prends jamais de douche
publique, je ne vais pas dans les toilettes publiques car j’ai peur
qu’un grand garçon s’approche de moi par derrière. Je
supporte à peine qu’on me touche même pour une simple
poignée de main.
Elle : Les autres hommes que j’ai connus ont toujours
été violents. J’ai quitté le dernier, il y a un
mois, quand il m’a cassé une côte, et depuis je suis seule
et je ne veux plus vivre avec personne.
Lui : Je n’ai jamais pu vivre longtemps avec quelqu’un. Mon
expérience de vie commune la plus longue n’a duré que
deux semaines. Deux semaines pénibles, je ne me souviens que des
moments de crise, les disputes, les reproches. Il n’y a pas vraiment eu
de séparation puisqu’il n’y a jamais eu vraiment d’union. Mais
ç’a été un soulagement pour nous deux de ne plus
nous voir.
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L'aurore
Ils se regardent. Leurs yeux, leurs mains, leurs corps se rapprochent,
se rejoignent, s’unissent.
Pendant des heures, ils ont vécu ensemble un cauchemar. Ils ont
été emportés par un grand courant de folie. Mais
maintenant c’est fini, ils viennent de se réveiller et les
quelques bribes de souvenirs horrifiques qui subsistent vont s’estomper
peu à peu, puis disparaître. Dans quelques minutes, il ne
restera plus rien.
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Elle : Je veux tout oublier. Tout oublier…
Lui : Je veux tout oublier. Sauf une personne, une seule personne…
Elle : Maintenant, je vais rentrer chez moi. Je dois me laver et
me changer. Tu vas me suivre ?
Lui : Non. Je ne veux plus jamais te suivre. Je veux
t’accompagner. Si tu veux…
Elle : Tu crois que ça marcherait entre nous ? On
pourrait vivre ensemble ?
Lui : Si on essayait ?