« S’il vous plaît, monsieur, pourriez-vous nous
prendre en photo ? ».
Des touristes... et de la pire espèce... Avec leurs casquettes,
leurs bermudas, leurs appareils photo, leur teint bronzé, leur
air idiot. Et ils sont quatre... Une famille ? Des amis ? Je n’ai pas
de chance mais c’est de ma faute. J’aurais dû faire un
détour pour les éviter. Surtout aujourd’hui, j’ai plein
de choses à faire, plus importantes que de prendre en photo des
touristes moches et imbéciles comme tous les touristes.
Malheureusement, je ne peux pas refuser. Ce serait impoli et,
malgré leur stupidité due à leur statut de
touristes, ils ont l’air bien gentils. Et puis, je suis de bonne humeur
aujourd’hui. Contrairement à mon habitude qui consiste à
faire semblant de ne rien voir et ne rien entendre, je vais leur
prêter un peu de mon attention et de mon temps si précieux.
« Oui, bien sûr », je leur réponds
aimablement. Mon sourire forcé, et peut-être mon
regard glacial, aurait dû les faire fuir, mais ils ne
semblent pas le remarquer.
Je prends l’appareil photo qu’ils me tendent... même pas un
appareil numérique... c’est un vieux machin qui date de
Mathusalem. Je cadre, une petite rotation vers la droite, puis vers la
gauche. Ils ont de la chance, sans me déplacer, ils entrent tous
les quatre dans le viseur comme si l’appareil avait été
conçu pour eux. Tout est parfait, à part bien sûr
les personnages de la photo et leur air béat. Je commence
à appuyer sur le déclencheur. Il est un peu dur. J’appuie
plus fort. Clic-clac. C’est fait, ils sont dans la boîte.
J’abaisse l’appareil et je m’apprête à le leur rendre,
mais... où sont-ils ? Bizarre... ils ont disparu. Certes, ils
sont virtuellement dans la boîte, mais il n’y a aucune raison
pour qu’ils se soient volatilisés, ils devraient être
encore là, devant moi, en train d’attendre que je leur rende
leur appareil, et prêts à me remercier. Or, ils ne sont
plus là. En tout cas, ils ne sont plus là où ils
étaient, là ils devraient être encore. Je regarde
aux alentours, ils sont peut-être partis précipitamment,
parce que... heu... pour une raison quelconque : ils avaient
oublié d’éteindre le gaz, ou ils venaient de se rappeler
qu’ils allaient manquer une émission à la
télé... ou un rendez-vous urgent... ou une faim
pressante... ou une envie soudaine d’aller aux toilettes... Mais non...
je ne vois personne s’enfuir en courant. Et pourtant avec mon esprit
rationnel, je devine qu’il n’y a pas de multiples possibilités :
soit ils sont partis très vite, soit ils... se sont
volatilisés. De toute façon, le résultat est le
même : ils ont disparu... et sans laisser de trace.
Je me rappelle alors ce que j’ai pensé en prenant la photo : ils
sont dans la boîte. Et si... s’ils étaient
réellement dans la boîte, donc dans l’appareil photo ? Je
le secoue. Rien ne remue à l’intérieur... Je l’approche
de mon oreille, au cas où ils seraient en train de crier pour
réclamer du secours. Le silence... Je regarde au travers de
l’objectif, ils sont peut-être coincés entre deux
lentilles et alors, en manipulant habilement l’appareil, je pourrais
les en extraire. Je ne vois rien...
S’ils sont dans l’appareil, ils ont dû se coller bêtement
sur la pellicule et, dans ce cas, je ne sais pas comment les en
décoller. On n’apprend pas à l’école à
décoller les gens d’une pellicule photo... Si je retire la
pellicule sans précaution, ils seront brûlés par la
lumière, et je suppose que ce sera plus atroce qu’un banal coup
de soleil. Ils seront certainement irrécupérables. Il
n’est pas question non plus de rembobiner la pellicule, ils seraient
écrabouillés, leurs os seraient brisés, le peu de
cervelle dont ils étaient dotés se répandrait dans
l’appareil. Et alors comment je ferais pour retrouver mes quatre
touristes au milieu de cette bouillie infâme ?
La meilleure solution pour résoudre ce problème
consisterait à poser l’appareil par terre et à laisser
quelqu’un d’autre s’en occuper... Après tout, ce n’est pas de ma
faute, je n’ai pas demandé à les prendre en photo, je
n’ai pas voulu qu’ils entrent dans l’appareil. Je me promenais
tranquillement, je regardais le paysage, je profitais des rares rayons
de soleil. Et puis voilà que ces quatre imbéciles sont
venus me déranger. S’ils sont bloqués dans la
boîte, ce sont eux les responsables, c’était ce qu’ils
voulaient. Et puis, c’est leur appareil photo qui est bizarre, pas le
mien. Moi, je n’ai fait qu’appuyer sur le déclencheur.
Malheureusement pour moi, je ne suis pas inhumain. Je me doute que, si
je laisse l’appareil traîner au milieu du chemin, il sera
piétiné, et mes pauvres touristes seront
déchiquetés. Ou quelqu’un de distrait lui donnera un coup
de pied, sans s’en rendre compte, et l’appareil tombera dans le
fossé où il restera pour l’éternité avec
ses quatre occupants qui n’en finiront pas de mourir. Ou un promeneur
le ramassera et, sans savoir les conséquences de ses actes, il
fera par curiosité développer la pellicule, et mes quatre
infortunés touristes seront dissous par les terribles produits
de développement, et ils s’en iront terminer leur existence dans
les égouts sous forme de molécules.
Et puis, je ne suis pas seulement doté d’une grande
humanité, je suis aussi un être responsable. Je ne peux
pas me contenter d’abandonner l’objet en mettant un petit mot du genre
: « Attention ! Cet appareil est à manier avec
précaution : des gens se sont collés malencontreusement
sur la pellicule et je ne sais pas quoi faire pour les secourir. Si
vous savez comment les sortir de cette mauvaise passe, je les confie
à vos bons soins ». D’ailleurs, les gens sont si
incrédules qu’il y a peu de chance que quelqu’un croie au
sérieux de ce message, ils s’imagineront être victimes
d’une plaisanterie idiote, et mes pauvres touristes se retrouveront
dans une poubelle, prêts à terminer leurs jours dans un
incinérateur. À mon grand regret, le problème de
ces quatre touristes est devenu mon problème puisque je suis le
seul à savoir ce qui leur est vraiment arrivé. Je DOIS
m’occuper d’eux, je DOIS les aider, les sauver peut-être...
Mais que faire ? Le fait de savoir où ils sont ne me donne pas
la solution. Si au moins je savais à quel endroit précis
de la pellicule ils se sont coincés, je pourrais découper
ce morceau et le mettre à l’abri de la lumière, de la
chaleur. Je pourrais nourrir ces malheureux, les réhydrater,
leur parler de temps en temps pour les tranquilliser. Et si un jour je
trouve un moyen de les faire sortir sans dommage, je les sauverais.
Malheureusement, je ne sais pas exactement où ils sont. Il me
semble qu’ils sont quelque part dans l’appareil... mais... ils sont
invisibles ou trop peu visibles pour que je les voie. Et en plus, ils
sont muets, donc je ne peux pas les repérer avec leurs cris...
si toutefois ils sont encore capables de crier.
Je ne vois vraiment pas ce que je pourrais faire pour eux... En
regardant l’appareil, comme s’ils étaient face à moi, je
leur parle : « Mes pauvres chéris, qu’est-ce que je
vais faire de vous ? Vous comprenez mon problème,
j’espère. Vous m’êtes tombés dessus, comme
ça, sans prévenir. Je ne vous avais rien demandé,
moi. J’étais tranquille, sans souci, la conscience aussi
innocente qu’un agneau qui vient de naître. Et puis, tout
à coup, crac, à cause de vous, une catastrophe survient
qui va certainement bouleverser ma vie. Si vous pouviez parler, vous me
diriez que c’est vous qui êtes mal en point, que votre situation
n’est guère enviable... pire que la mienne. Certes... Mais
n’imaginez pas que vous soyez les seules victimes. Finalement, vous,
vous n’avez pas vraiment de soucis, à part celui de rester en
vie. Vous n’avez pas de responsabilité à assumer puisque
vous ne pouvez rien faire, sinon attendre la mort ou... une main
secourable. Vous êtes couchés là, dans un petit
coin de pellicule bien douillet, et pendant ce temps, c’est moi qui
suis chargé de résoudre votre problème, comme s’il
était le mien, c’est moi qui éprouve un douloureux cas de
conscience... Sans l’avoir souhaité, je suis responsable de vous
et... je ne sais pas quoi faire. Si je fais une erreur, si je commets
un acte qui vous serait fatal, il ne faudrait pas m’en vouloir, il
faudrait me pardonner. Vous me pardonnerez, mes petits chéris ?
J’espère que oui, parce que moi... je ne suis pas sûr que
je me le pardonnerais ».
Mais j’ai beau retourner le problème dans ma tête de
toutes les manières possibles, au point de sentir poindre la
migraine, je ne vois qu’un moyen... Certes, c’est un peu... cruel, mais
au bout du compte, c’est plus humain.
Je rentre chez moi en marchant vite, mais sans courir pour ne pas trop
bousculer mes malheureux touristes. La maison est froide et humide.
J’allume un bon feu dans la cheminée. Je réfléchis
encore un peu, je cherche une autre solution, mais je ne trouve
toujours rien. Il n’y a pas d’autre solution.
Je prends l’appareil photo, je le regarde un instant, je murmure un
adieu, puis... je le jette dans le foyer de la cheminée. Pendant
un instant, je crois entendre des hurlements, mais c’est
peut-être mon imagination qui me joue des tours, ou le bruit de
la pellicule et du plastique qui se tordent en fondant.
Demain, je ramasserai les cendres et je les enterrerai dans mon jardin.
Et je planterai à cet emplacement quatre petites croix sur
lesquelles je graverai la date... pour me rappeler que ce
jour-là j’ai fait une bonne action.
Le
12 novembre 2006.
Fabrice Guyot.