Les veuves.



Huguette

Moi, le mien, il est mort comme ça, brutalement. On était dans la rue, il est tombé, et c'était fini. C'est bizarre parce que, finalement, il était en bonne santé. Il avait 65 ans mais il était tout à fait valide, et la mort l'a pris d'un coup. Une crise cardiaque. Ils n'ont pas pu le réanimer. Et toi, Lucette, comment ça s'est passé pour ton mari ?

Lucette

Oh ! Le mien, il n'était pas en bonne santé… toujours fourré chez le médecin. A chaque fois, il sortait avec une ordonnance longue comme la bible. Et toute la journée, il croquait ses cachets, avalait ses gélules, brisait ses ampoules. Je ne sais pas comment il s'en sortait avec tout ça… Moi, à sa place, j'aurais tout mélangé. Et puis, finalement, ça ne lui a servi à rien de se soigner. Un jour, il traversait la rue, une voiture est arrivée, le chauffeur n'a pas pu freiner… Mon mari a été tué net, c'est ce que m'ont dit les médecins. Et toi, Josette, comment ça s'est passé ?

Josette

Bah, le mien, il aurait pu être en bonne santé… Mais… vous ne pouvez pas savoir comment il était… Un mauvais caractère… Toujours en train de râler après tout le monde… Dès qu'il ouvrait la bouche, c'était pour dire du mal de quelqu'un. Quand il s'adressait aux gens, c'était d'une façon autoritaire, comme s'il était supérieur à eux. Et avec ça, il avait le don de trouver la formule la plus blessante, ou d'aborder le sujet qu'il ne fallait surtout pas aborder avec certaines personnes. Ce n'était pas des mots qu'il prononçait, mais du venin qu'il lâchait. Je ne dis pas ça méchamment… le pauvre, paix à son âme… mais franchement, je pense que c'est mieux qu'il soit là où il est…

Lucette

Ma pauvre Josette, ça n'a pas dû être agréable tous les jours…

Josette

C'était même désagréable tous les jours… Parce que, s'il était méchant avec les autres, c'était pire avec moi. En public, il était parfois obligé de se contenir, il ne devait pas dépasser certaines limites, sinon il risquait de recevoir quelques châtaignes. Mais, avec moi, il ne se gênait pas. Et tous les jours, c'était le même problème, il fallait le supporter. Au moins, quand il travaillait, je ne l'avais sur le dos qu'une partie de la journée… mais quand il a pris sa retraite, c'est devenu l'enfer du matin au soir, et même la nuit, car il s'est mis à faire des insomnies, et quand il ne dormait pas, il m'empêchait de dormir. Et même quand il dormait, il faisait du bruit… il ronflait, et parfois il ronchonnait dans son sommeil.

Lucette

Sa mort a dû être une libération… Mais comment est-il mort ? Ce n'est pas sa méchanceté qui l'a fait mourir…

Josette

Non… Enfin… si… Presque… C'est un peu ça, finalement. Nous étions en train de manger. J'avais préparé des paupiettes de veau, je savais qu'il aimait ça, et je pensais que ça m'éviterait les habituelles récriminations concernant mes talents de cuisinière.

Et en effet, il avait l'air d'aimer. Il mangeait même un peu vite. Mais bien sûr, il ne pouvait pas s'empêcher en même temps de critiquer quelque chose… Et c'étaient les voisins qui avaient fait du bruit dans la nuit, ou un chien qui avait déposé une crotte devant la porte… Il mettait de gros morceaux dans sa bouche, il mâchait à peine, il parlait et parlait, puis il avalait. Ca a duré un moment. Et tout à coup, le silence… Les repas avec lui n'étaient jamais silencieux… Je ne m'intéressais pas à ce qu'il disait, mais j'étais obligée de rester concentrée, sinon il me reprochait de ne pas l'écouter. Donc, le silence m'a surprise… Je l'ai regardé… il avait changé de couleur. Il n'essayait plus de parler… mais de respirer. Il avait avalé un morceau de travers, certainement un gros morceau qu'il n'avait pas pris le temps de mâcher correctement.

Au début, je me suis un peu affolée, il était en train de mourir sous mes yeux. Puis… je me suis dit que, finalement, le silence était bien agréable. Bien sûr, même en étouffant, il était incapable de rester tout à fait silencieux… Ses râles étaient même assez désagréables. Mais… c'était un mauvais moment à passer… pour lui et pour moi. Il n'allait pas étouffer éternellement… D'une manière ou d'une autre, ça allait s'arrêter…

Je l'ai regardé étouffer… Que pouvais-je faire ? Lui donner une tape dans le dos ? Certains disent que c’est ce qu’il faut faire dans ce genre de situation… Mais jamais je n'aurais osé faire une telle chose… Frapper celui qui se considérait comme mon seigneur et maître… Si je l'avais sauvé comme ça… il m'aurait reproché pendant une éternité de l'avoir bousculé… Alors, quoi faire ? Appeler les secours ? Ils seraient arrivés trop tard…

J'ai continué à le regarder… et j'ai trouvé que, finalement, c'était plutôt agréable à voir… Son visage a pris diverses couleurs. Ses yeux étaient grands ouverts, alors qu'habituellement, ils étaient un peu fermés dans une sorte de plissement méchant… Là, ses yeux immenses me regardaient. Ils me suppliaient de faire quelque chose, moi l'inférieure, la ratée, la soumise. Mais je ne me suis pas laissée attendrir… Je savais que ce n'était pas son regard naturel.

Il trépignait, il frappait la table avec ses poings. Je dois reconnaître qu'à un moment, j'ai eu un peu peur… Et s'il survivait ? S'il réussissait à recracher ce gros morceau coincé dans sa trachée ? Imaginez… le morceau éjecté… un grand râle quand le respiration reprend… un petit moment pour se remettre… et… après ? Je veux dire : après… pour moi. J'en aurais bavé… Je crois que je n'aurais pas survécu à sa survie.

Heureusement, le morceau était bien coincé, il a tenu bon jusqu'au bout… Et feu mon mari a tenu… peut-être 2 minutes, puis il est tombé par terre, il a eu encore quelques spasmes accompagnés de bruits désagréables, puis le silence… enfin le silence ! Le silence pour toujours…

Quand les secours sont arrivés, j'ai dit que je n'avais pas su quoi faire, que j’étais restée paralysée, et donc que je n'avais rien fait… jusqu’au moment où je m’étais ressaisie et que j’avais pensé à les appeler. D’ailleurs, en y réfléchissant bien, je n’ai pas vraiment menti… j’ai juste oublié de dire que la conclusion ne me déplaisait pas… mais ça ne les concernait pas. De toute façon, ils ont mis au moins 15 minutes pour venir après mon appel ; alors, même si je les avais appelés immédiatement, il aurait été trop tard…

Et voilà pourquoi vous me voyez si heureuse de vivre. Après l'enfer, la vie ordinaire ressemble au paradis…

Lucette

C'est drôle, ça…

Josette

Pourquoi, Lucette ? Ce n'est pas dramatique, mais… drôle… quand même pas…

Lucette

Je dis ça parce que… Bah, puisque Josette a été franche, je vais faire pareil… Je n'ai pas tout dit, tout à l'heure…

Huguette

Raconte-nous…

Lucette

Hé bien… le conducteur qui a renversé mon mari avec sa voiture… je le connaissais. Et l'accident… n'était pas vraiment un accident… Mon mari traversait toujours la rue au même endroit, en dehors du passage pour piétons, sans jamais regarder si des voitures arrivaient. Il disait que les voitures avaient des freins et que les conducteurs n'avaient qu'à s'en servir… Je lui avais souvent dit que c'était dangereux, mais il était têtu, et il ne voulait pas changer ses habitudes.

Alors… quand il est devenu gênant… vous voyez ce que je veux dire… j’ai pensé que ce serait bien de… Enfin, bref, j'ai demandé à mon… ami, s'il ne pouvait pas faire quelque chose. Je lui ai expliqué que, tous les jours, à la même heure, mon mari traversait la rue sans regarder… il suffisait qu'une voiture passe à ce moment… Mon ami a tout compris… il était intelligent, et je n'ai pas eu besoin de lui expliquer 36 fois.

Après l’ « accident », comme on l'avait prévu, mon ami a été un peu embêté par la police. Mais comme personne ne savait que lui et moi on se connaissait, et qu'en plus, il n'avait pas commis de faute - il ne conduisait pas trop vite, il n'avait pas bu - ça s'est très bien arrangé pour lui.

On a dû attendre quelques semaines avant de pouvoir se rencontrer normalement, sans se cacher. Et, à partir de ce moment, je suis devenue la femme la plus heureuse du monde… jusqu'à ce qu’il ait un accident de voiture. Ce deuxième accident, je vous jure que je n'en suis pas responsable, je préfère vous le dire tout de suite, au cas où vous penseriez que je suis une criminelle endurcie. Lui, je l’aimais vraiment, et nous étions liés par notre secret qui rendait notre amour plus profond… plus excitant. Je ne peux pas vous dire quel effet ça nous faisait de penser à l’ « accident » quand on se câlinait… c’était bien plus qu’excitant, c’était… électrisant… On ressentait comme une sorte de décharge à chaque fois qu’on se touchait… C’était divin… J’en frissonne encore maintenant… à mon âge. Et puis, il y a eu ce terrible accident, et j’ai perdu mon chéri. Plus de décharge pour moi… Bah… c'est la vie, on ne peut pas être heureuse éternellement.

Finalement, il n'y a que toi, Huguette, qui n'a pas de secret inavouable à avouer…

Huguette

Je n'ai peut-être pas tout dit… Et si j’avais fait prendre à mon mari un produit pour affaiblir son cœur ? Il était en si bonne santé qu'il n'allait jamais voir le médecin, et donc personne n'aurait pu savoir ce que je faisais… Et si ce produit m'avait été conseillé et fourni par un médecin… un médecin plutôt du genre… beau… et avec qui j’avais une relation très… intime ?

Un peu de ce produit, chaque jour, pendant quelques semaines, quelques mois, le cœur qui s’affaiblit peu à peu, jusqu'au moment où ça craque. C'est brutal… l'arrêt cardiaque peut arriver n'importe quand… Et lorsque ça se produit, pas d'enquête, pas d'autopsie… Pourquoi on soupçonnerait une pauvre veuve éplorée dans mon genre ? Et, après quelques semaines d'un honorable veuvage, la belle vie commence avec le gentil médecin… jusqu'au moment où celui-ci s'en va parce qu'il a trouvé mieux auprès d’une autre…

Mais je ne vous dis pas que c'est ce qui s'est passé… Mais ça se pourrait… ça se pourrait… Je n'en dirai pas plus…

Josette

Hé bien… pour fêter nos aveux, ou quasi-aveux…, si on allait au restaurant ? Je paie le champagne ! On le boira à la mémoire de nos ex-maris qui, avec notre complicité, ont eu la délicatesse de ne pas trop s’attarder sur terre.



Le 16 décembre 2007.

Fabrice Guyot.