Elle
C'était le plus beau jour de ma vie…
Lui
C'est vrai que c'était plutôt réussi…
Elle
La mairie, l'église, toutes ces fleurs, les invités si
bien habillés… et tout ça pour nous deux. Et
maintenant, on est là, dans notre lit, le silence autour de
nous, on va s’endormir dans les bras l’un de
l’autre… c’est ce qu’on appelle le confort
conjugal…
Lui
Il y avait longtemps que je te l'avais demandé…
Elle
Qu'on se marie ? Oui, mais j'hésitais… On était
quand même heureux, on était libres… On pouvait se
quitter quand on voulait sans avoir besoin de remplir de la
paperasse… et d’enrichir un avocat…
Lui
Et tu as dit oui parce que quelque chose a changé ?
Elle
Oui… je me sens plus sûre maintenant. Avant, je ne savais
pas très bien où j'allais, où on allait…
maintenant, ça va mieux, je sais, j'ai un but, et je me
sens… comment dire… plus sereine.
Lui
Je suis flatté… Ton but, c'est toute ta vie avec moi ?
Elle
Heu… oui…
Lui
J’ai l’impression que tu as hésité avant de
répondre… Tu penses déjà au divorce alors
qu'on s'est mariés ce matin ?
Elle
Non… Bien sûr que non.
Lui
Tu regrettes de t'être engagée pour longtemps ?
Elle
Oh non ! Je suis très contente. C'était une des
étapes indispensables pour atteindre le but dont je viens de te
parler.
Lui
Je sais que toute une vie ensemble, c'est bien long. On vit très
longtemps, maintenant… Mais si c’est trop long, tu pourras
demander le divorce que tu auras 70 ans…
Elle
Non, ce ne sera pas nécessaire…
Lui
Pourquoi ? Ton but, c'est de divorcer avant ?
Elle
Non, je te l'ai dit, le divorce, avec toute la paperasse et les
chamailleries que ça entraîne, ne m'attire pas
particulièrement.
Lui
Tu es bizarre, cette nuit… C'est le mariage qui te fait cet effet ? Tu
n'es pas heureuse ?
Elle
Oh si ! Je n'ai jamais été aussi heureuse. Tu ne peux pas
savoir comme je suis heureuse…
Lui
Tant que ça ?
Elle
Oui. Tu sauras pourquoi bientôt.
Lui
Tu es enceinte ? C'est ça ? Et tu attendais notre nuit de noces
pour me l'annoncer ?
Elle
Oh non ! Ce n'est pas du tout ça…
Lui
C'est dommage, j'aurais bien aimé. J'aurais fait l'amour
délicatement à la future maman de mon enfant. D'ailleurs,
on peut faire l'amour, même si tu n'es pas enceinte…
Elle
Non, attends un peu… Il est quelle heure ?
Lui
Pourquoi ? Tu veux faire l'amour à une heure précise ?
Elle
Non, je veux seulement savoir quelle heure il est.
Lui
A question précise, réponse précise : il est
exactement 2h25, et… désolé, le
radio-réveil ne donne pas les secondes.
Elle
Si j'ai bien fait tous mes calculs, dans 5 minutes, tu devrais
ressentir quelque chose.
Lui
Comment ça, quelque chose ? Tu m'as fait avaler un aphrodisiaque
?
Elle
Non, tu n'en as pas besoin, ou plus précisément, tu n'en
auras plus besoin.
Lui
Très mystérieux, tout ça… Il est 2h28. Encore 2
minutes à attendre, c'est ça ?
Elle
A quelques minutes près… Dans ce domaine, les calculs ne
sont jamais très précis. Ca dépend
d'éléments fixes, ou presque fixes, comme le poids,
l'âge, mais aussi d'éléments variables, ce que tu
as mangé avant ou après, ce que tu as bu, et
éventuellement, l’activité physique plus ou moins
intense. Tu sais, c'est très compliqué, alors j'ai
essayé de faire pour le mieux. Pardonne-moi si je me suis
trompée de quelques minutes.
Lui
Quand tu parles comme ça, j’ai l’impression de
relire les manuels de sciences du lycée… Il est 2h30
maintenant… Quels effets, je devrais ressentir ?
Elle
Quelques étourdissements, des picotements au bout des doigts. Ce
sont les premiers symptômes. Ensuite, les battements du coeur
s’accélèrent avant de devenir
désordonnés, tu auras envie de dormir ; à ce
moment, tu seras toujours à moitié conscient, mais tu ne
pourras plus bouger.
Lui
J'ai des picotements au bout des doigts… Qu'est-ce que tu m'as fait
avaler ?
Elle
Un produit…
Lui
Un produit ?
Elle
Oui, un truc. C'était la deuxième étape pour
atteindre le but dont je t’ai parlé. Maintenant que les
symptômes ont commencé, je peux être plus
précise. Il y avait trois étapes : épouser,
éliminer, hériter. Et après, bien
sûr… dépenser !
Lui
Je sens… mon coeur battre…
Elle
Ne t'inquiète pas, tu n'auras pas mal. Tu vas t'endormir
doucement, le coeur s'arrêtera, tu ne te rendras même pas
compte de ton départ pour l’au-delà.
Lui
Je… ne peux… plus… bouger… les jambes… les bras…
Elle
Bientôt, tu ne pourras plus parler. Et ne te fais pas de souci
pour moi, la substance est indétectable. On pensera à une
crise cardiaque classique. Après tout, à ton âge,
ça arrive souvent… surtout après une nuit de
noces…
Lui
…
Elle
Tu ne peux plus parler ? Tu commences à t'endormir ? C'est la
fin… pour toi. Pour moi, la vie commence. Je vais m'endormir
près de toi ; demain, je me réveillerai bien
reposée après une bonne nuit de sommeil, et je ferai
semblant de découvrir ta mort. Affolée, j'appellerai les
secours. Après quelques jours de galère à remplir
la paperasse que je déteste, à imiter les veuves
éplorées, ce sera enfin… la belle vie…
pendant très longtemps. Comme tu l’as dit, maintenant, on
vit très vieux… en général.
Lui
…
Elle
Adieu, mon chéri. Je t'aimais bien… C'est dommage, je ne
pouvais pas atteindre mon but avec toi. J'espère que là
où tu vas, si tu vas quelque part, tu ne m'en voudras pas
trop… De toute façon, je n'aurais pas été
une bonne épouse pour toi, je t'aurais rendu malheureux…
Bon… je te laisse maintenant… je vais dormir pour
être en forme demain… Tu as de la chance, toi, tu
n’as rien à faire… Mais pour moi, ça va
être une rude journée.