Oubli.


 
La passante

Madame !… Madame !… Votre poussette… Vous avez oublié votre poussette… et votre enfant… Oh ! Qu'est-ce qu'il est trognon, ce bambin…

La femme

Pardon ?

La passante

Je disais qu'il est mignon votre petit. Vous alliez l'oublier ici… Parfois, on est distrait… Quel âge a-t-il ?

La femme

Qui ?

La passante

Votre enfant, pardi…

La femme

Quel enfant ?

La passante

Mais… votre enfant… dans la poussette…

La femme

Je n’ai pas d’enfant… La poussette n’est pas à moi.

La passante

Hein ? Mais je vous ai vue arriver avec la poussette… il y a à peine cinq minutes…

La femme

Vous avez rêvé… Je n’ai pas d’enfant.

La passante

Je n’ai pas rêvé… Vous êtes un peu bizarre…

La femme

Et pourquoi ? Je ne vous permets pas, on ne se connaît pas…

La passante

J'essayais d'être polie. En réalité, j'avais plutôt envie de dire que vous êtes un peu folle. Une femme normale n'oublie pas son enfant dans un parc. De toute façon, on ne peut pas laisser cet enfant ici, il faut faire quelque chose.

La femme

Bah, appelez la police, faites ce que vous voulez. Moi, je m’en fiche de ce gosse.

La passante

On ne parle pas comme ça d’un enfant… Mais vous avez raison, je vais appeler la police.

La femme

Comme ça, c’est très bien. Moi, je m’en vais. Puisque vous vous intéressez tant à ce gosse, je vous laisse vous en occuper toute seule.

La passante

Mais… attendez. Vous ne pouvez pas partir…

La femme

Et pourquoi, je vous prie ?

La passante

Même si vous n’êtes pas la mère, vous êtes témoin, comme moi… D'ailleurs, je suis sûre que c'est vous qui l'avez amené. Vous devez rester… ou me laisser vos coordonnées pour l'enquête de police.

La femme

Je m’en fiche de l’enquête, je n’ai rien à déclarer à la police, je n’ai rien vu, je ne sais rien, je n’ai rien à dire à personne. Je veux qu’on me laisse tranquille.

La passante

Mais vous ne partirez pas comme ça… Même s’il faut que je me batte, je vous empêcherai de partir. Ce serait trop facile… On arrive avec un bébé dans un parc, on l'abandonne, et puis on dit qu'on s’en fiche et on s’en va, les mains dans les poches et rien dans la tête… Moi, je vous dis que vous resterez. Ou alors, vous me donnez vos coordonnées pour que la police puisse vous contacter…

La femme

Vous êtes collante… Je m’appelle… heu… je m’appelle…

La passante

Pardon ? Je n’ai pas compris… Je note…

La femme

Je m’appelle… Je…

La passante

Ça ne va pas ?

La femme

Heu… Je ne sais pas…

La passante

Vous ne savez pas si vous allez bien ?

La femme

Non, je ne sais pas, je ne sais plus…

La passante

Asseyez-vous et calmez-vous.

La femme

Je ne sais plus…

La passante

Calmez-vous et montrez-moi vos papiers d’identité. Ne vous inquiétez pas, je ne vous veux pas de mal. Je vous ai parlé un peu brutalement mais c’est à cause du petit, je ne voulais pas vous perturber. Donnez-moi vos papiers…

La femme

Je ne sais pas… Je n’ai rien…

La passante

Vous n’avez pas de papiers d’identité ?

La femme

Je ne sais pas… Non, je ne crois pas… Je n'ai pas de sac… Je n’ai rien…

La passante

Dans vos poches…

La femme

Rien…

La passante

Vous ne savez pas comment vous vous appelez ?

La femme

Non…

La passante

Vous savez où vous habitez ?

La femme

Non…

La passante

Vous vous rappelez quelque chose ? Le nom de votre mari ? D’un ami ? Une adresse ? Un numéro de téléphone ? Avant d’arriver ici, vous savez où vous étiez ?

La femme

Non… Je n’étais nulle part… Je ne suis personne…

La passante

Ne vous inquiétez pas, c’est une amnésie, on dit que c’est passager. Je vais appeler la police, ils retrouveront votre identité. J'ai vu ça à la télé, ils retrouvent toujours tout… Et vous serez soignée… Tout ira bien…

La femme

Non. Je ne suis personne… Je suis là mais… je ne sais plus rien… Je n’ai peut-être jamais existé.

La passante

Calmez-vous… Il y a au moins une chose dont je suis sûre : vous êtes venue avec cet enfant. Grâce à lui, ce sera facile de retrouver votre identité.

La femme

Mais… pourquoi ?

La passante

Pardon ?

La femme

Si je ne suis personne dans ma tête, ça ne servira à rien qu’on me dise que je suis quelqu’un et que les autres me connaissent.

La passante

Calmez-vous, j’appelle la police, tout s’arrangera… C’est un mauvais moment à passer.



Je sais comment je m’appelle, je sais où j’habite. Je suis mariée. J’ai un enfant. J’ai de la famille, des amis. C’est ce qu’on m’a dit… Je n’ai aucune raison d’en douter. Tout le monde est très gentil avec moi. Mais…

Je couche avec un mari que je n’ai jamais épousé, et qui me fait autant d’effet qu’un inconnu. J’élève un enfant que je n’ai pas porté, et qu’une autre que moi a certainement aimé. Je dis bonjour aux voisins sans les avoir jamais vus. Je rencontre des frères, des sœurs avec qui je n’ai jamais vécu. Je n’ai aucun souvenir en commun avec tous ces gens. Je m’applique à sourire sans répondre quand on me parle d’un événement que je suis censée connaître. Je suis gentille avec tout le monde… Après tout, je n'ai aucune raison de leur en vouloir à tous ces gens, ils ne me veulent que du bien. Même quand ils me blessent en faisant référence à mon passé dont je ne me souviendrai jamais, ce n'est pas méchamment. Ils voudraient que je redevienne… l'autre, celle dont j’ai pris la place. Et moi, j'essaie de jouer le mieux possible le rôle de l'autre… je fais semblant d’être ELLE… Mais… je ne suis pas ELLE… je suis sûre que je ne serai jamais ELLE.

Alors… comment leur faire comprendre que je ne veux plus qu’on me rappelle ses souvenirs à ELLE ? Je ne veux que mes souvenirs à MOI. Je viens de naître, en quelque sorte, je suis toute neuve. Je ne veux rien de ce qui appartient à l’AUTRE. Je veux me débarrasser de cette coquille qui est à l’AUTRE et qui, pour moi, est vide.

Je veux être MOI. Je veux vivre MA VIE à MOI.



Un policier

Envoyez une ambulance… Deux morts… Le père et l’enfant, d'après les voisins… La mère a disparu… Elle était bizarre, parait-il. Un peu folle…

 


Le 27 décembre 2007.

Fabrice Guyot.